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00:00Bienvenue au Coeur du Crime, un podcast ici des Archives d'Europe 1.
00:08Savez-vous que plus d'un tiers des crimes et délits commis en France sont traités par la gendarmerie nationale ?
00:18Je m'appelle Jan Kermadek, je suis commandant de gendarmerie.
00:27Je dirige une section de recherche dont la mission essentielle est une mission de police judiciaire.
00:42L'histoire que je vais vous raconter est une histoire vraie.
00:46Tous les faits sont réels et se sont déroulés en France.
00:50Seuls les noms des personnes et des lieux ont été changés.
00:56Sandstone, le vrai nom d'un vrai bled, un trou perdu du Middle-West.
01:06D'ailleurs, tout dans cette agglomération est aussi rocailleux et terne que le nom lui-même.
01:12En apercevant le poteau indicateur, mon ancien vague à lames déborde et me noie de tristesse.
01:19Je me secoue et essaie de me remonter le moral en me disant que c'est la dernière fois, la dernière fois, la dernière fois que je suis obligé de voir l'oncle Jack.
01:29Il vient de faire la seule chose au monde qui puisse me ramener, moi son neveu, à Sandstone.
01:35Il vient de mourir.
01:37Je n'ai pas encore de détails, je sais qu'il a eu un accident quelques semaines auparavant et puis hier, l'appel de Tanjan.
01:47Pauvre gentil Tanjan, si incapable, qui n'a pu, comme moi, s'évader de Sandstone et d'oncle Jack.
01:55Sans doute est-ce pour cela qu'elle a tiré un rideau impénétrable et doux entre la vie et elle,
02:02et qu'elle va à la rencontre des ombres qui se déploient sur ce rideau, un bon sourire aux lèvres, à la main une tasse de thé qu'elle ne manque jamais de leur offrir.
02:12Elle a dû être belle autrefois, cette jeune sœur de mon père disparue, et je n'ai jamais compris pourquoi elle avait épousé Jack Tanner.
02:21Peut-être lui aussi a-t-il été attirant à une certaine époque, et pourtant, même à ces rarissimes moments de générosité,
02:30je n'ai jamais pu imaginer une expression jeune ou avenante sur ce visage de tyron coléreux, intolérant et égoïste.
02:38Aussi me faut-il faire un certain effort pour briser le cours de mes pensées et ressentir à son égard un semblant de gratitude.
02:48Après tout, il a quand même permis à Tangean de me recueillir à la mort accidentelle de mes parents, n'est-ce pas ?
02:56Malheureusement, je ne me souviens que de son consentement irrité et gregnon quand Tangean, ma seule parente, avait décidé de m'élever.
03:08Il y avait aussi sa manière avare de me donner parcimonieusement mon maigre héritage.
03:15Tu sais que je ne portais que des vêtements bon marché, faits à la maison, et mon enfance n'a connu ni bicyclette ni patin à roulettes, encore moins le cinéma.
03:26Quant à ma majorité, j'ai reçu comme héritage la moitié seulement de ce qui m'était octroyé et j'ai refusé toute comptabilité qui se serait immanquablement transformée en sordide compte d'apothicaire.
03:38Je ne demandais qu'une seule chose, m'enfuir.
03:42C'est ainsi que le jour de mon dix-huitième anniversaire, le lendemain de Noël, il y a cinq ans, je suis parti pour ne plus revenir.
03:52Jusqu'à aujourd'hui.
03:55En quittant cette partie sordide du centre de la ville, je tourne dans la rue qui ne semble pas avoir changé en cinq ans.
04:02Sandstone, immuable comme la pierre.
04:07Cependant, en m'approchant de la maison de Tan-Chan, je constate un changement.
04:13Oui, la maison voisine a brûlé et seule une petite partie est restée intacte.
04:21On a cloué des planches du côté carbonisé et elle paraît habitée.
04:27Je regarde la grande allée qui descend à pic en formant une longue boucle devant la partie en ruine pour remonter jusqu'à la rue.
04:36J'essaie de me rappeler qui vivait là.
04:40Quelqu'un qui avait plusieurs enfants en bas âge, me semble-t-il, parce que l'oncle Jack était furieux lorsqu'il venait sur la pelouse ou qu'il lançait des balles dans notre direction.
04:52J'emprunte l'allée de Tan-Chan, arrête mon moteur et considère la maison qui me semble moins sinistre que dans mon souvenir.
05:00Une maison soignée, au bardeau fraîchement repeint, agrémentée d'une vaste pelouse.
05:07La porte d'entrée s'ouvre tandis que je reste assis au volant.
05:12Tante Jeanne apparaît.
05:14Mon cœur fait un bond dans ma poitrine.
05:17Je reconnais immédiatement son regard myope et indécis et je lui fais signe.
05:22Elle vient à moi lentement, souriante à sa manière gracieuse et mystérieuse, et j'imagine presque qu'elle tient une tasse de thé en main.
05:30Je cours vers elle et les larmes me montent aux yeux tandis qu'elle me serre dans ses bras.
05:35Puis, avec une vivacité nouvelle, elle me pousse dans la maison où deux femmes aux visages vaguement familiers s'affairent.
05:43Nous nous asseyons sur le sofa au ton fané.
05:46Elle me sourit timidement en me prenant la main, non point pour y chercher du réconfort mais, me semble-t-il, pour me souhaiter la bienvenue.
05:55Je n'ai pas très envie de parler d'Oncle Jack, mais je me sens obligé de le faire.
06:01Dis-moi, Tanjane, comment est-ce arrivé ?
06:05Elle paraît tout d'abord surprise, comme si sa pensée était fixée sur des sujets plus gais.
06:11La moise afférée des deux femmes nous apporte du thé et, tandis que nous le dégustons, Tanjane me raconte ce qui s'était passé.
06:21Ton oncle Jack était en train de tondre le gazon.
06:24Moi, j'étais en train de coudre, mercé par le ronflement de la tondeuse.
06:30Il m'a fallu un certain temps pour m'apercevoir que le bruit du moteur était devenu très aigu et provenait du même endroit.
06:40Alors je sors jeter un coup d'œil et je vois tout d'abord la tondeuse renversée sur le côté et l'éclair de la lame tournant à vide dans le soleil de midi.
06:53Ton oncle Jack était étendu à côté avec le voisin de la maison brûlée penché sur lui.
07:01Le temps d'arriver, il avait éteint le moteur et prenait Jack dans ses bras pour le porter à la maison.
07:09Il était encore vivant.
07:11Le docteur est arrivé immédiatement, lui a administré les premiers soins en attendant l'ambulance.
07:18— Mais où était-il blessé ? dis-je malgré moi.
07:23— Sa main.
07:25Il avait perdu sa main droite.
07:28J'ai attendu des heures dans le hall de l'hôpital avant d'apprendre qu'il était complètement paralysé et privé de la parole.
07:36Tu sais, concle Jack était déjà en traitement pour sa tension.
07:41Le docteur a conclu que le choc lui avait donné une attaque cérébrale ou quelque chose dans ce genre-là, je ne sais plus.
07:50Avant de mourir, il a essayé plusieurs fois de me dire quelque chose, mais le pauvre ne parvenait qu'à bégayer.
07:58— Ja... Ja... Ja... Ja... Ja...
08:02À moins que ce ne soit autre chose, je ne sais plus.
08:06De l'avis du médecin, cette frustration, comme on dit, qu'il éprouvait à ne plus savoir parler, a été la cause de la dernière congestion qui l'emporta.
08:18— Ah ! dis-je ne trouvant absolument rien d'autre à dire.
08:25— Il est l'heure d'aller lui rendre nos derniers devoirs, ajoute Townshend en regardant sa montre.
08:34En allant à la chambre ardente, je ne peux m'empêcher de penser qu'il a sans doute maltraité sa tondeuse pour qu'elle se venge de la sorte.
08:45Et dans une certaine mesure, je ne suis pas tellement loin de la vérité comme vous le verrez dans quelques instants.
09:04La première chose que j'ai faite à dix-huit ans a été de quitter Sandstone où m'avaient élevé Tanjan et oncle Jack.
09:13Oncle Jack, ce pingre, cet égoïste, ce grigou, ce violent, pour tout dire, un type infecte.
09:20Mais voilà que le diable a repris son âme en lui causant un stupide accident de tondeuse à gazon.
09:28Et me voici allant lui rendre mes derniers devoirs.
09:37Nous montons dans ma voiture et nous nous rendons à l'église où se déroulent les funérailles.
09:43Les bancs sont tous occupés.
09:46Non pas, pensais-je, par respect pour l'oncle Jack, mais parce qu'à Sandstone, la coutume veut que tout le monde aille à tous les enterrements.
09:57Tandis qu'on nous conduit avec déférence vers les premiers bancs qui nous sont réservés à quelques pas seulement du cercueil d'un gris acier,
10:05je vois des visages que j'avais complètement oubliés, des gens auxquels je n'avais plus pensé depuis cinq ans et j'échange avec eux un salut grave.
10:16Soudain, un visage attire mon attention l'espace d'une seconde.
10:22Le visage d'un homme grand et squelettique aux yeux creux emprunt d'une tristesse sincère.
10:31Je me demande comment ils puissent trouver quelqu'un pour regretter l'oncle Jack.
10:39Après un interminable office, tout le monde se lève pour défiler lentement devant le cercueil.
10:46Mon esprit vient de vagabonder tellement loin de tout ceci que j'ai oublié cette dernière obligation.
10:52J'ai, je l'avoue, un mouvement d'horreur et me tiens à l'écart un peu en arrière.
10:56Malheureusement, Tante Jeanne se tient à mon bras avec une affectueuse ténacité,
11:02tandis qu'un jeune homme au costume sombre me pousse en avant.
11:06Il m'est tout à fait impossible, tout à fait impossible de ne pas passer devant le cercueil ouvert
11:13et de voir une dernière fois cet oncle dont je m'efforce d'oublier le visage depuis cinq ans.
11:21Nous nous arrêtons et j'essaie toute mes forces de ne pas fermer les yeux.
11:25Le visage crispé de dégoût par égard pour Tante Jeanne pendu à mon bras.
11:31Malgré toute l'habileté des crocs morts, il a conservé un air d'arrogance et de cruauté dans le pli de la bouche,
11:40à tel point que je crois voir son regard égoïste et dur me fixer derrière ses paupières closes.
11:48Je me détourne de son visage pour considérer ses mains jointes, enfin, sa main.
11:55Seule la gauche est visible, bien entendu, ne cachant pas entièrement l'extrémité vide de la manche droite de son veston.
12:02Tante Jeanne surprend mon regard, mais ne dit mot.
12:07Une fois dehors, je respire une grande goulée d'air glacé jusqu'à ressentir un léger picotement dans les narines.
12:15Tante Jeanne me serre le bras et me murmure sur un ton emprunt d'un certain étonnement.
12:22« C'est bizarre, vois-tu, mais on n'a jamais pu retrouver sa main. Remarque, on l'a cherchée partout et à plusieurs reprises. »
12:32« Et alors ? »
12:34« Fais-je mal à l'aise ? »
12:36« Je suppose que la tondeuse l'a pulvérisée. »
12:41Elle respire péniblement et met sa main devant la bouche comme une enfant gênée.
12:47Je remarque avec satisfaction qu'elle n'a pas versé une seule larme et, surtout, ne paraît en éprouver aucune envie.
12:56Elle est trop simple et trop honnête, Tante Jeanne, pour simuler un chagrin qu'elle ne ressent pas, et je suis très fier d'elle.
13:05Seule une poignée de gens nous suivent jusqu'au petit cimetière où s'arrête le corbillard.
13:10Les formalités simples sont vite terminées et je remarque le geste presque distrait de Tante Jeanne lorsqu'elle se détourne, sitôt la rituelle poignée de terre jetée.
13:21Le moins qu'on puisse dire est que ma tante s'en remettra.
13:25Alors que nous nous dirigeons vers l'auto, je me heurte contre quelqu'un. Levant la tête, je croise le regard profond et torturé qui m'avait tant surpris alors que nous entrions à l'église.
13:38Tante Jeanne met sa main sur le bras de l'homme auquel elle sourit amicalement.
13:42« Tu te souviens de Jason Trent, n'est-ce pas, mon chéri ? C'est notre voisin, celui qui a trouvé Jack au moment de l'accident et l'a transporté à la maison. »
13:54Je serre la main de Jason Trent et lui souris, essayant de concilier ce visage ravagé avec celui que j'avais connu autrefois.
14:05Tandis que Tante Jeanne le remercie pour sa visite, je me souviens brusquement de ma dernière journée à Sandstone, mais cet homme est trop vieux, trop fatigué pour être ce type qui vint ce matin-là.
14:19« Il n'y a pas de quoi, madame, dit-il à Tante Jeanne. Vous pourriez tout aussi bien ne pas avoir de voisin s'il ne vous donne pas un petit coup de main quand vous en avez besoin, n'est-ce pas ? »
14:32Il lui touche le bras comme pour s'excuser et part, ses maigres épaules courbées sous le poids d'un inexplicable chagrin.
14:43« C'est en entendant parler que je me souviens de lui, comme si c'était hier. En fait, c'était il y a cinq ans, précisément le jour où je suis parti, et Jason Trent est bien l'homme qui sonna à notre porte.
14:57J'étais dans le hall d'entrée près de ma valise bouclée et j'attendais oncle Jack qui devait me conduire à la gare. J'avais dû revoir à Tante Jeanne qui s'était aussitôt réfugiée dans la cuisine pour ne pas opportuner son mari de ses larmes.
15:11Soudain on sonne à la porte et j'ouvre à Jason Trent qui se confond en excuses et hésite à demander à parler à Jack. C'est à ce moment que ce cher oncle Jack apparaît tout en mettant son pas dessus et en grumelant Dieu sait quoi.
15:27La batterie de la voiture de Trent est à plat à cause du gel et il demande avec mille et une excuses à oncle Jack de l'aider à pousser son véhicule. En effet, il doit être à son travail une demi-heure plus tard et il n'a guère le temps de téléphoner à une dépanneuse. Il n'aime pas déranger ainsi ses voisins, mais il serait très reconnaissant à oncle Jack d'un petit coup de main.
15:51Mon oncle lui coupe la parole en criant d'un air couroussé. Il le traite de fainéant, de bon à rien, dont le seul mérite est d'élever une flopée de petits morveux indisciplinés qui troublent le sommeil de ceux qui, eux, travaillent dur. Je me souviens que le visage de Trent a blanchi, mais qu'il se retira droit et dit d'une voix glaciale contenue,
16:13« Monsieur Tanner, nous sommes voisins depuis plusieurs mois et je pensais que vous demandez un service, c'était une chose naturelle, je me suis trompé, mais permettez-moi de vous dire que les voisins sont censés s'entraider. »
16:28Une fois dans la voiture, je demande à tante Jeanne pourquoi Jason Trent semblait si triste à l'enterrement.
16:36« Oh, mon dieu, le pauvre, tu ne sais pas ce qui lui est arrivé. »
16:41« Ben non, que veux-tu dire ? »
16:45Tante Jeanne regarde Jason Trent s'éloigner au loin.
16:49« Ça s'est passé le jour même de ton départ, mon petit. Tu te rappelles, il avait sonné pour demander de l'aide à ton oncle Jack parce qu'il ne savait pas démarrer sa voiture. Elle était garée au bout de leur longue allée si abrupte.
17:05On dit qu'il débraya pour essayer de la pousser pour la faire partir. Il avait laissé la portière ouverte pour sauter à l'intérieur aussitôt que le moteur tournerait. Malheureusement, il a glissé sur la glace et il est tombé sous la roue arrière.
17:22L'auto lui est passée sur la jambe et elle est descendue à fond de train, s'écrasée dans la maison en fracassant la vitre du living. Il y avait un foyer à pétrole, l'arbre de Noël et, je crois… »
17:38« N'avait-il pas plusieurs enfants en bas âge ? »
17:41« Oui, mon petit. Hélas, trois. Et leur maman. Le feu s'est propagé si rapidement qu'ils restèrent tous pris dans l'incendie. Et le pauvre Jason qui essayait de ramper avec sa jambe écrasée. En les entendant crier, crier, mon Dieu ! »
18:05« Il était trop tard quand les pompiers sont intervenus. »
18:10« Et il continue à vivre là-bas ? »
18:15« Oh, il n'est de retour que depuis un mois. Laisse-lui le temps de se retourner. »
18:21« Ah bon, de… de retour ? De retour d'où, Tanjan ? »
18:26« Eh bien, de l'asile d'aliénés, mon petit. Vois-tu, quand les pompiers sont arrivés, Jason Trent était déjà complètement fou. Ces cris qu'il avait entendus, alors qu'il était impuissant, comprends-tu ? »
18:43« Et maintenant ? »
18:46« Maintenant, il semble remis. Il a fait arranger une partie de la maison, en attendant le moment où il pourra la faire reconstruire et la revendre. Il a arraché toutes les mauvaises herbes qui envahissaient la cour. En fait, il était en train de s'arcler avec son coutelas le jour où Jack a eu son accident. »
19:11« Oh non ! »
19:13« C'est… c'est… »
19:16« Je viens soudain de me rappeler ce que Jason avait ajouté avant de prendre congé de oncle Jack cinq ans auparavant, le jour de mon départ. C'était… »
19:27« Attendez donc un peu, monsieur Tanner. Vous aurez peut-être un jour besoin d'une main pour vous secourir. »
19:42Vous venez d'écouter Au cœur du crime, un podcast issu des archives d'Europe 1.
19:47Réalisation, Julien Tharaud.
19:49Production, Raphaël Mariat.
19:51Patrimoine sonore, Sylvaine Denis, Laetitia Casanova et Antoine Reclus.
19:56Promotion, Marie Corpet.
19:59Au cœur du crime est disponible sur le site et l'appli Europe 1.
20:03Écoutez aussi l'épisode suivant en vous abonnant gratuitement sur votre plateforme d'écoute.

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