Rémi Soulié, écrivain, philosophe, est l'animateur des Idées à l'endroit sur TVLibertés. Il publie "L'Enthousiame", dernier tome d'une trilogie commencée avec "Racination" et "L'Ether". Rémi Soulié nous plonge alors dans les liens entre poésie et métaphysique, deux champs à priori très différents. La poésie serait vecteur de savoir... mais que nous apprend-elle sur nous-même ? Le divin est omniprésent dans son ouvrage... mais comment l'auteur navigue-t-il entre paganisme et christianisme. Inspiré par Rilke, Augérias, Pound ou Venner, il revient sur la proximité entre les poètes et la politique et ce qu'ils peuvent nous apprendre en la matière. Un entretien de haute volée !
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00:00– Bonjour à tous, un Zoom aujourd'hui en compagnie de Rémi Soulier, bonjour Rémi.
00:10– Bonjour Pierre Bergeron.
00:12– Rémi, écrivain, philosophe et surtout pour TVL, l'animateur des idées à l'endroit,
00:18vous nous présentez aujourd'hui cet ouvrage,
00:21à retrouver comme d'habitude sur la boutique de TV Liberté,
00:25l'Enthousiasme, c'est édité aux éditions de la nouvelle librairie.
00:29Alors c'est un ouvrage qui vient clôturer une trilogie,
00:33Rémi, cet ouvrage commençait avec Racination puis l'Éther,
00:38comment l'ouvrage vient-il clôturer cette trilogie ?
00:42– Il s'agit en quelque sorte d'un aboutissement,
00:45Racination et l'Éther étaient consacrés, si je dois être synthétique,
00:51à un double enracinement, Racination était l'enracinement terrestre,
00:55l'Éther l'enracinement plutôt céleste ou célestiel,
00:59comme son nom l'indique, et l'Enthousiasme c'est littéralement,
01:02l'Enthousiasme en grec c'est la possession par le Dieu,
01:05c'est le poète qui est possédé par le Dieu,
01:08et donc l'Enthousiasme c'est la rencontre du ciel et de la terre,
01:12alors je ne les ai jamais envisagés d'une manière séparée,
01:15ni dans Racination ni dans l'Éther,
01:17j'ai fait cette présentation par commodité,
01:19par goût de la synthèse et de la rapidité,
01:23mais l'Enthousiasme vient en quelque sorte ponctuer cette rencontre
01:28entre les domaines pourrait-on dire temporels et spirituels,
01:32dans le registre de ce qui m'est cher,
01:35c'est-à-dire de la confrontation et de l'union et de l'unité
01:39de la poésie et de la métaphysique, mais aussi de l'habitation de la terre,
01:44qui pour reprendre le mot fameux de Hölderlin,
01:47habiter poétiquement la terre,
01:49c'est aussi l'habiter politiquement en quelque sorte,
01:51et c'est donc cet ensemble-là que je me suis efforcé de souligner,
01:55de faire tenir, de vertébrer,
01:59cette verticalité d'ailleurs itinérante à l'ordre même des choses,
02:03c'est ce que j'ai essayé de montrer,
02:05donc la ponctuation c'est ça,
02:06c'est cette rencontre effective du Dieu dans le poète
02:11et à travers le chant du poète bien entendu,
02:15ce que signifie littéralement l'Enthousiasme.
02:17– Mais puisque l'Enthousiasme communément admis
02:22se référait plutôt à une attitude positive,
02:25vous avez une définition un peu différente là ?
02:27– Oui, c'est-à-dire que l'Enthousiasme effectivement
02:29dans l'acception du terme aujourd'hui,
02:32comme l'acception de bien d'autres termes est assez galvaudée,
02:36assez banalisée et elle perd en substance et en sens,
02:41l'Enthousiasme aujourd'hui c'est souvent fin,
02:46c'est aussi dans ces variantes les plus dégénérées,
02:50une espèce de volonté de, entre guillemets, de positiver comme l'on dit,
02:55enfin c'est-à-dire d'avoir une attitude affirmative
02:58à l'endroit de l'existence,
02:59à des fins de développement personnel ou que sais-je,
03:02ceci entrant dans une logique de marché d'ailleurs générale, globale,
03:06ce n'est pas du tout dans cette perspective-là que je me situe,
03:10la possession par le Dieu dont il est question,
03:12c'est une possession qui est celle la même de l'inspiration,
03:16c'est-à-dire que le poète et les saillistes en l'occurrence
03:20sont en quelque sorte ouverts à des influences supérieures,
03:25c'est Stanislas Breton qui dans un ouvrage consacré à la poésie
03:28parlait de la fonction méta, méta c'est ce qui est au-dessus,
03:31c'est ce qui est au-delà et c'est cette ouverture à l'au-delà
03:34qui fonde l'Enthousiasme,
03:36on est aux antipodes évidemment de toute espèce de vision édulcorée,
03:43faussement ravi, faussement naïvement idéaliste en quelque sorte de l'existence,
03:51cette possession-là est une affaire sérieuse
03:54parce qu'elle met en jeu précisément le chant et la gratitude
03:58que le poète manifeste à l'endroit de l'existence
04:01et c'est cette gratitude de fond qui est l'objet de l'Enthousiasme même,
04:06d'une forme de félicité et de joie,
04:08c'est-à-dire qu'au-delà des déconvenus, au-delà des deuils, des douleurs
04:12puisque la vie est aussi tragique et bien entendu nous ne le savons que trop,
04:17il y a de mon point de vue, c'est le point de vue que je défends,
04:20il y a cette puissance de l'être qui est un socle, qui est stabilisatrice
04:26et qui l'emporte très largement sur cette vision douloureuse de l'existence
04:34que l'on n'est que trop enclin à développer, à avoir aujourd'hui
04:38puisque nous sommes dans une ère profondément nihiliste, profondément négative
04:42mais je crois qu'il faut le prendre en pleine face,
04:45il faut prendre cette négativité-là en pleine face
04:48mais ne pas cesser de porter les yeux sur ce qui vient la dépasser,
04:53sur ce qui vient la transcender,
04:54c'est pour ça que l'Enthousiasme, de mon point de vue,
04:57sans naïveté encore une fois, l'emporte.
05:00– Alors Rémi, souliez-vous,
05:01vous établissez un lien entre la poésie et la métaphysique,
05:06deux champs a priori assez différents,
05:09comment vous les réunissez dans votre ouvrage ?
05:11– Justement, je crois qu'il ne faut pas…
05:12– Et qu'est-ce que c'est la métaphysique au fond déjà ?
05:14– Oui, la métaphysique c'est un terme qui a plusieurs exceptions,
05:17on peut la voir comme discipline scolaire, académique,
05:20comme étant l'une des branches en quelque sorte d'enseignement philosophique,
05:24avec l'ontologie qui s'intéresse à l'être, donc à la question de l'être,
05:28littéralement la métaphysique c'est donc ce qui est au-delà ou bien à côté
05:32ou bien presque, pourrait-on dire, avec la fusisse,
05:36c'est-à-dire la nature, ce qui se situe a priori,
05:39ou on pourrait en donner une définition encore plus juste,
05:41qui est celle que Claudel, Paul Claudel donnait à Berlanos,
05:45c'est la nature portée à son degré le plus intense, le plus…
05:50et vous voyez ce n'est pas un hasard si c'est un poète qui,
05:52encore une fois de mon point de vue, mais c'est ce que je valorise,
05:55c'est ce qui me paraît le plus singulier
05:57et ce qui me paraît devoir être mis en avant,
05:59ce n'est pas un hasard si à mes yeux c'est un poète
06:02qui donne la définition la plus juste, la plus exacte de la métaphysique,
06:05cette nature portée à son degré d'intensité.
06:08– C'est-à-dire une divinisation de la nature ?
06:11– C'est ça, divinisation, c'est-à-dire qu'il s'agit de voir
06:14ce que la nature effectivement comporte de plus glorieux, de plus éclatant.
06:20Vous savez, Héraclite disait les Grecs sont ceux qui ont vu les dieux face à face,
06:23voir les dieux face à face, cela signifie voir la portion du monde
06:27dans laquelle nous sommes, un peu comme les soldats de Xénophon
06:30qui procèdent à l'ascension d'une dune et qui se retrouvent face à la mer
06:35et qui ne peuvent que dire simplement Thalassa, Thalassa, la mer.
06:39Mais quand ils disent Thalassa, ils disent Poséidon, c'est le dieu qu'ils voient.
06:43C'est-à-dire qu'ils voient cette portion du réel
06:45dans toute sa gloire et dans tout son éclat.
06:47Eh bien voilà le lien qu'il y a entre poésie et métaphysique.
06:54La physique, la physique, la nature, vue dans son acme, dans son paroxysme,
06:59dans sa gloire, dans son éclat, c'est l'être même
07:03ou une portion de l'être même vue dans la même gloire et dans le même éclat.
07:08Et cela, les poètes, vous voyez Claudel, les poètes le perçoivent
07:12quelle que soit d'ailleurs leur perspective religieuse ou spirituelle.
07:18Claudel est évidemment un grand poète catholique, pour aller vite,
07:21mais c'est aussi un grand poète du cosmos, il y a une cosmologie claudélienne.
07:26Et lorsque Claudel donne cette formule-là, il la donne à Bernanos.
07:29C'est très étrange la correspondance entre Claudel et Bernanos
07:32pour le féliciter d'avoir du personnage du maquignon, c'est-à-dire du diable,
07:37dans le Soleil de Satan 1, le premier roman de Bernanos.
07:40Donc vous voyez comment la poésie et la métaphysique,
07:43dans cette perspective-là, s'articulent.
07:45Nul besoin de vocabulaire technique,
07:47enfin si bien sûr dans le registre universitaire, scientifique,
07:53ça va de soi, il y a un langage métaphysique.
07:56Dans le domaine qui m'intéresse et qui est le domaine littéraire,
07:59poétique et métaphysique, mais en un sens beaucoup plus vaste,
08:02la distinction entre les deux ne vaut pas.
08:06J'évoquais Claudel, prenez René Charr par exemple,
08:09nous avons là aussi un poète qui est un poète métaphysicien,
08:13René Charr étant lui-même un grand lecteur des prêts socratiques.
08:16Donc c'est dans cette école de pensée,
08:18qui n'est pas liée à quelque confession que ce soit,
08:21que je vois la concrétisation de la captation de la beauté du monde,
08:30et donc de l'être, dans son intensité.
08:33– Cette poésie que vous décrivez comme un vecteur de savoir,
08:37qu'est-ce qu'elle nous enseigne sur nous-mêmes, sur l'homme ?
08:40– Alors elle nous enseigne,
08:42précisément cet enseignement est d'une grande profondeur.
08:46Je crois qu'elle nous enseigne, non pas à nous défier de la raison,
08:49mais à laisser la raison à la place qui doit être la sienne.
08:53Pascal disait, deux excès, exclure la raison, n'admettre que la raison.
08:59Le poète est celui qui va dépasser la raison par le haut.
09:01Il y a deux manières de dépasser les choses en général,
09:03soit par le haut, soit par le bas.
09:05Si on dépasse la raison par le haut,
09:08nous nous situons dans ce que j'appelle le domaine métaphysique.
09:11Si on la dépasse par le bas,
09:13nous nous situons dans le registre que Freud appelle la psychose,
09:16c'est-à-dire la folie au sens pathologique du terme.
09:18Eh bien, je crois que le poème nous apprend intuitivement,
09:24donc en faisant l'économie du raisonnement discursif de la raison,
09:28on passe de A à C, à partir de B, etc.
09:32Donc d'une manière très ordonnée, très discursive, ça a sa raison d'être.
09:36Et cette raison d'être est très efficace d'un point de vue technique.
09:38Mais elle ne nous dit rien de ce que nous sommes.
09:41Et ce que nous sommes, nous le percevons dans un au-delà de la raison.
09:45Pas un en-dessous, mais un au-delà.
09:47Et le vert poétique, le vert du poème,
09:50c'est celui qui, avec une fulgurance inouïe,
09:53va nous éclater au visage en quelque sorte.
09:56– La fulgurance rimbaldienne.
09:58– La fulgurance rimbaldienne par excellence, bien entendu.
10:00Et c'est là que nous allons avoir,
10:04que nous serons en adéquation véritablement avec nous-mêmes et avec le monde,
10:08que l'on cessera de se penser séparés en quelque sorte.
10:12On ne va pas multiplier les barrières et les séparations,
10:15mais on va percevoir les choses d'une manière unitive.
10:18– Le divin est partout dans votre ouvrage, Rémi.
10:21Pourquoi cette récurrence ?
10:23– Parce que je crois que la poésie au XXe siècle est le dernier réceptacle du sacré.
10:28Alors le sacré ou le saint, les deux choses sont différentes
10:32et je ne vais pas entrer dans le détail.
10:36En tout cas, ce n'est pas ma perspective non plus.
10:37Mais enfin, on peut prendre acte de ce que le sacré n'est pas le saint
10:40si on est dans une perspective très radicalement monothéiste d'un côté
10:44ou plus cosmologique de l'autre, peu importe.
10:48Le poète est celui, me semble-t-il, qui dans l'époque nihiliste
10:53dont nous parlons, que l'on a évoqué, ne cède rien sur le sacré.
10:58Vous voyez Hölderlin, il prend acte de ce qu'il appelle la volte des dieux,
11:01c'est-à-dire le fait que les dieux se soient détournés.
11:04Et Hölderlin prend acte aussi de l'ascension du Christ
11:06et il comprend l'ascension du Christ comme étant aussi un départ,
11:10un départ de la Terre, indépendamment de la question des sacrements, etc.
11:14On excède, là encore une fois, le registre purement confessionnel.
11:18Mais le poète va garder, va conserver, lui, le sens des dieux enfouis ou détournés
11:25et il va voir dans ce cosmos, dans cette Thalassa que j'évoquais,
11:29dans cette mer de Xenophane, de Colophon,
11:31il ne cessera pas de voir cet éclat et cet éclat est le sacré lui-même.
11:37Le poète ne renonce pas au sacré, malgré la laideur,
11:40malgré l'avilissement, malgré l'enlaidissement permanent,
11:45on a ça sous les yeux, en permanence.
11:47Malgré ce fait-là, le poète est celui qui va percevoir une dimension
11:53dans ce qui apparaît qui n'y est pas réductible,
11:57qui n'est pas réductible à pure sensation.
12:00– Baudelaire lui-même reconnaissait que toute sa poésie lui venait de Dieu.
12:04– Oui, par exemple, mais bien entendu.
12:06– Il était un vecteur seulement de cet art.
12:08– Oui, c'est-à-dire que Baudelaire s'inscrit dans cette tradition-là
12:12qui est celle de l'inspiration.
12:13Alors l'inspiration, aujourd'hui ça fait rire,
12:16c'est une notion voisine de l'enthousiasme d'ailleurs,
12:19l'inspiration ça suppose le souffle,
12:21mais ce souffle-là qui est intérieur au poète et qui est immanent au poète
12:25est également donné, même à Paul Valéry
12:28qui est évidemment quelqu'un d'extraordinairement intelligent,
12:31de supérieurement intelligent au sens de la rationalité,
12:34donc il va construire ses poèmes, les élaborer rationnellement,
12:38lui-même lit le premier vers, ou en tout cas un vers d'un poème
12:41qui sera premier, central, terminal, peu importe,
12:45le premier vers est donné, même à Paul Valéry.
12:48Eh bien c'est ça, ce sur quoi moi je ne cède pas
12:51et ce sur quoi je n'abdique pas, c'est ce souffle initial,
12:54c'est cette âme initiale.
12:56Si on renonce à l'âme, on finit par renoncer au corps lui-même
13:02et le corps lui-même finit par s'effacer,
13:03ce à quoi nous assistons aujourd'hui.
13:05– Plusieurs poètes arrivent dans votre ouvrage,
13:09on peut citer Rainer Maria Rilke, François Augérias,
13:13Benjamin Fonda, nous-mêmes Ezra Pound avec un destin tout à fait particulier
13:20et même Dominique Wehner qui n'était a priori pas forcément un poète,
13:24qu'est-ce qui vous inspire cela ?
13:26– C'est très intéressant que vous fassiez cette remarque-là
13:27parce que je ne crois pas jusqu'ici dans notre conversation
13:31avoir cité l'un de ces poètes, c'est très curieux,
13:34alors qu'il se trouve en effet dans le livre, c'est très révélateur
13:37et je crois que c'est assez éloquent de ce qui se passe dans le poème
13:42indépendamment des poètes que j'ai choisi de mettre en exergue
13:48ou en tout cas dont il m'a paru important de parler pour des raisons précises certes
13:52mais on retrouve ce discours-là partout, chez Claudel, chez Valéry,
13:56c'est une trame, alors en ce qui concerne ces poètes oui,
13:59à des titres divers, ce sont tous des poètes
14:03qui ont été confrontés de manière directe à la philosophie,
14:06c'est le cas de Benjamin Fondane, c'est le cas d'Ezra Pound
14:09qui était un grand lecteur des néoplatoniciens,
14:12Plotin par exemple, philosophe néoplatonicien,
14:14occupe une place non négligeable dans les cantos,
14:18donc l'accès, c'est le cas de Lucien Blagat également,
14:21grand poète roumain à qui je consacre un chapitre,
14:25poète, philosophe, métaphysicien, essayiste,
14:27donc l'union en quelque sorte de la poésie et de la métaphysique,
14:32chez eux, est assez directe.
14:35Et Dominique Wehner, vous avez tout à fait raison d'être étonné,
14:39il se trouve que j'ai relu Dominique Wehner
14:40d'une manière un peu cursive, un peu systématique
14:42pour travailler à une étude sur son œuvre,
14:47et je me suis aperçu, même s'il n'était pas poète à proprement parler,
14:50il se définissait lui-même, on le sait, comme historien méditatif,
14:53je me suis aperçu dans son Dictionnaire amoureux de la chasse en particulier,
14:56qui est un de ses grands livres, c'est-à-dire un de ceux
14:58dans lesquels il va donner un panorama assez vaste de ses perceptions,
15:04de ses sensations et de ses réflexions,
15:05je me suis aperçu à quel point la relation qu'il entretenait avec la nature,
15:10avec le monde animal, avec les grottes, avec les cavernes,
15:12avec le sous-sol, avec les arbres, avec les forêts,
15:16à quel point ce rapport ressortit de la poésie également,
15:20même si c'était un prosateur bien entendu, comme François Augérat d'ailleurs,
15:25qui n'a jamais écrit à proprement parler de poèmes,
15:27mais dont la prose est très poétique.
15:29Mais la perception de cette fameuse nature perçue à son degré le plus élevé,
15:36dans la perspective de Dominique Wehner, est tout aussi palpable.
15:40– Ces poètes qu'on voit habituellement assez loin de la politique,
15:45qu'est-ce qu'ils peuvent nous apprendre en la matière ?
15:48– Je crois justement qu'ils peuvent nous apprendre
15:51à habiter le monde dans toutes ses dimensions,
15:53ils peuvent nous apprendre à rejeter les tentations ténébreuses
15:59de ce fameux nihilisme, même si eux-mêmes ont pu connaître,
16:05comme dirait Berlanos, la tentation du désespoir.
16:08– Baudelaire le premier, il rejetait le progrès et qu'il vivait dans une…
16:15il souffrait de la maladie et puis même mentalement il était très troublé.
16:19– Oui, bien entendu, bien entendu, mais il empêche que ces poèmes
16:21soient d'une clarté, d'une limpidité et d'une élévation,
16:24pour reprendre le titre d'un de ses poèmes, qui sont tout à fait admirables.
16:28Donc les poètes nous apprennent à percevoir cette nature
16:32dans son degré le plus élevé, à lutter contre le nihilisme
16:35et à ne pas perdre la moindre des dimensions
16:39de ce qui constitue notre humanité en lien avec ce qui la dépasse,
16:44qui est le monde, pourrait-on dire, divin ou angélique.
16:46Autrement dit, les poètes sont ceux qui…
16:49Vous savez, dans l'anthropologie traditionnelle,
16:51l'homme est toujours trine en quelque sorte,
16:54il a un corps, il a une âme, il a un esprit.
16:57Eh bien, c'est valable chez saint Paul,
16:59c'est valable dans toutes les traditions, quelles qu'elles soient.
17:01Eh bien, les poètes sont ceux qui n'abdiquent rien,
17:04ni du corps, ni de l'âme, ni de l'esprit.
17:07Ils sont si mutilés, si blessés soient-ils,
17:11leur chant fait d'eux des hommes intégraux.
17:15– Vous naviguez beaucoup, Rémy Soulier,
17:18entre paganisme, christianisme, polythéisme et monothéisme.
17:26Où est-ce que vous vous situez exactement ?
17:29– Alors, l'horizon le plus simplement,
17:34celui que l'on pourra pointer de la manière la plus simple et la plus évidente,
17:38c'est l'horizon, précisément, je reviens sur ce thème,
17:41métaphysique, au sens où l'entend René Guénon.
17:43C'est-à-dire que, de mon point de vue,
17:46il n'y a strictement aucune contradiction,
17:49pour reprendre les termes d'une vieille dialectique grecque,
17:53entre l'un et le multiple,
17:55qu'il est vain d'opposer de manière radicale l'un et le multiple,
18:00mais qu'il y a au contraire une union, une unité des deux,
18:06et que l'on peut percevoir, le drame d'une unité, d'un un,
18:11donc qui serait perçue de manière radicalement transcendante,
18:14c'est qu'il finit par s'éloigner et qu'on finit par le perdre de vue.
18:17Un multiple qui ne reposerait sur aucune unité est impensable,
18:25parce que le multiple c'est toujours l'addition d'une unité à une autre unité,
18:30enfin c'est plus un, plus un, plus un.
18:32Donc les deux doivent être tenus ensemble
18:37conformément au degré d'être auquel nous nous appartenons,
18:41c'est-à-dire que nous sommes multiples par notre corps,
18:44par ses pulsions, par ses instincts, par ses désirs, par ses aspirations,
18:48et nous sommes un également par notre esprit,
18:51qui essaie de… vous savez c'est l'attelage ailé de Platon,
18:53avec les deux chevaux, mais avec le pilote, le conducteur du char,
18:57et c'est cette unité qu'il faut s'efforcer de faire en nous,
18:59mais sans rejeter la multiplicité.
19:02– La crinité trois en un, vous êtes un chrétien qui s'ignore, Louis Soulier.
19:05– Qui s'ignore pas, je m'inscris, vous savez, depuis mon baptême,
19:11dans une tradition religieuse,
19:14que j'ai fini par entendre d'une manière sans doute qui n'est pas très orthodoxe,
19:19qui est même à certains égards très hétérodoxe,
19:22mais enfin le discours que je tiens n'aurait pas horrifié un maître Eckhart,
19:25par exemple, je ne pense pas.
19:27Et là nous avons un grand théologien et un grand mystique européen.
19:31– Alors vous classez Platon parmi les poètes,
19:34alors qu'il est réputé avoir justement chassé ses poètes avec sa république,
19:39c'est quoi les limites de la poésie en fait ?
19:43– Ben justement, dans la perspective qui est la mienne,
19:45ses limites sont toujours, on peut toujours les repousser,
19:48un platonisme scolaire ou paresseux en effet nous explique qu'avec raison,
19:52il y a des propos dans la République de Platon très explicites,
19:56où il chasse les poètes, nul n'entre ici s'il n'est géomètre,
20:00c'est un moment de la réflexion de Platon,
20:02mais l'autre moment que l'on oublie toujours,
20:05ce sont les moments marqués par un certain nombre de dialogues,
20:08le Ion, le Phèdre, le Banquet, peu importe,
20:11le poète est au contraire extraordinairement valorisé
20:14en ceci qu'il est précisément enthousiaste,
20:16c'est-à-dire qu'il est possédé par le Dieu, la divine mania, la divine folie,
20:20et ça Platon le reconnaît lui-même,
20:22et lui-même d'ailleurs Platon a commencé par écrire des vers.
20:24Je lis les dialogues de Platon,
20:26l'ensemble des dialogues de Platon comme en effet un grand poème.
20:30Dès lors que nous avons affaire à l'itinéraire d'une âme
20:33qui ne se limite pas à la pure rationalité, à la raison ratiocinante,
20:41dès lors que l'on a affaire à une pensée
20:43pour laquelle l'environnement cosmologique de l'homme est tout à fait fondamental,
20:49même si Platon voit également au-delà du cosmos,
20:52ce qu'il appelle le monde hyper-ouranien,
20:54au-delà d'Ouranos, au-delà du ciel,
20:58cet ancrage-là, cet ancrage profondément grec,
21:00cette manière très grecque d'aborder l'existence
21:04me paraît éminemment poétique et méditerranéenne en quelque sorte.
21:10– On a un style avec vous Rémi Soulier très elliptique, très allusif,
21:14on est dans l'évocation,
21:15est-ce que vous n'avez pas peur de perdre vos lecteurs un peu ?
21:19– C'est un risque, c'est-à-dire que la manière dont j'écris
21:24est délibérément synthétique et elliptique,
21:26j'aime aller vite, j'aime les raccourcis, j'aime la vitesse,
21:30j'aime beaucoup la phrase de Picasso,
21:32vous savez qu'il disait, je ne cherche pas, je trouve.
21:35On peut prendre cette phrase-là dans un sens complètement,
21:38dans un contresens qui consisterait à dire,
21:39mais quel orgueil Picasso, il peut se le permettre, il a du génie,
21:45mais en fait non, c'est une grande marque d'ouverture à ce qui descend sur soi,
21:50et cette idée d'acceptation, d'ouverture,
21:55cette idée donc, la recherche, même si elle est nécessaire,
22:00c'est tout le grand thème de la quête du Graal,
22:02bien sûr que je cherche le Graal moi aussi,
22:04mais il m'arrive de trouver,
22:07et cette trouvaille est tout entière incluse dans une phrase,
22:11dans un mot, parfois même dans une lettre,
22:14d'où le goût également, qui est le mien, des jeux,
22:17mais le jeu est une activité très sérieuse,
22:18nous dit Héraclite et Nietzsche, le sérieux de l'enfant qui joue,
22:22et la contrepartie effectivement,
22:24c'est quelque chose qui peut paraître un peu déroutant,
22:27mais si l'on a la volonté d'aller au-delà d'un certain nombre d'obstacles,
22:32je crois qu'on peut parfaitement saisir l'esprit de ce dont il est question,
22:37vous savez, Aragon disait qu'il avait lu Dostoyevski
22:39quand il avait 11 ou 12 ans à peu près,
22:41et il disait, je ne comprenais pas tout naturellement,
22:44mais de Dostoyevski à 11 ans, 12 ans, il me sont restées des images,
22:49et bien je crois que si l'on peut garder des images,
22:51si l'on peut garder simplement des mots même,
22:53des mots même à la limite, si on doit aller dans le dictionnaire,
22:56on n'est pas obligé d'y aller dans le dictionnaire,
22:57mais si l'on garde des sons, et bien on garde cet esprit-là,
23:00et c'est ça qui me paraît de très loin l'essentiel.
23:02– Le sens.
23:03– C'est le sens et c'est le son,
23:05et c'est le sens tel qui s'exprime à partir du son.
23:09– Après l'enthousiasme, Rémi Soulier,
23:13qu'est-ce qui va vous intéresser vers quelle écriture allez-vous aller ?
23:17– Alors je prends toujours beaucoup de notes,
23:19c'est-à-dire que chez moi l'activité de lecture est inséparable
23:22de l'activité d'écriture et donc de la prise de notes.
23:25J'ai plusieurs projets, peut-être un projet plus immédiatement accessible,
23:30plus traditionnel qui serait de l'ordre du récit,
23:33qui serait le récit, un récit assez autobiographique
23:37et un récit lié à ma ville natale, c'est une possibilité,
23:41mais toujours pareil chez moi avec des ouvertures bien plus vastes,
23:46donc c'est un projet, je prends des notes en ce sens.
23:50– Une ville du sud à entendre votre accent, Rémi.
23:53– Une ville rouergate, effectivement,
23:55je fais chaque fois que je le peux le chantre du rouergue,
23:58c'est-à-dire de l'actuel département de l'Aveyron qui est cher à mon cœur, oui.
24:02– L'enthousiasme, c'est votre ouvrage,
24:05à retrouver sur la boutique de TV Liberté, merci à vous Rémi.
24:08– Merci à vous.