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00:00Bienvenue dans les récits extraordinaires de Pierre Belmar, un podcast issu des archives d'Europe 1.
00:10Autrefois il fallait être lépreux ou sorcier pour que la communauté vous rejette, pour qu'elle
00:19vous attache autour du cou une petite clochette, pour qu'elle vous abandonne une écuelle à l'entrée
00:25du village ou ordonne aux chiens de vous chasser très vite. Autrefois il fallait faire peur pour
00:34vivre au solitaire. Aujourd'hui les possibilités sont élargies. Aujourd'hui le problème au niveau
00:44du contexte de la solitude c'est une autre affaire. A la limite on le traite en ordinateur,
00:52on l'émulsionne en sondage divers et on parle tellement qu'on ne sait plus ce que c'est. On
00:58veut intégrer, insérer, réinsérer, réadapter, reconsidérer, bref, on en bafouille. On voit midi
01:05à sa porte sans se rendre compte qu'il est midi une à celle du voisin et qu'une minute de décalage
01:11est énorme, c'est une autre latitude. La solitude n'a ni âge, ni lieu, ni temps, ni raison valable
01:21quelquefois. Elle peut même se décrire en parlant d'autre chose. Vous voulez un exemple ? Oh c'est
01:29facile, dans les dossiers extraordinaires on trouve de tout. On trouve même de l'extraordinaire là où
01:37on ne le cherchait pas.
01:51M. Karl Meyerbone, 185, Königstrasse. A M. le procureur de Berlin, le 19 décembre 1937.
02:10Je m'appelle Karl Meyerbone, je suis né le 19 décembre 1856 à Varsovie et j'ai l'honneur de
02:20vous demander un entretien en particulier. Je dois faire des révélations à la justice.
02:26Un procureur reçoit presque autant de courriers qu'une star de cinéma. Un procureur comme une
02:34star de cinéma ne répond pas lui-même au courrier, il a un service pour cela. Que dis-je, un service ?
02:39Une administration. Une administration lente. On trie d'abord le courrier des affaires en cours,
02:46on trie ensuite les plaintes nouvelles, on répartit les dénonciations anonymes,
02:51on classe les témoignages écrits. Bref, tout ce qui peut être rangé quelque part trouve une place,
02:58même les corbeilles à papier sont pleines. Que faire d'une petite lettre comme celle-ci dont
03:06l'écriture appliquée et soigneuse ne révèle rien. Trois semaines d'attente.
03:137 janvier 1938. Un secrétaire répond, c'est-à-dire qu'il utilise un formulaire tout préparé.
03:21M. Hintel est prié de bien vouloir indiquer ci-dessous le motif de sa demande d'audience,
03:26référence 3532 AF etc. Le secrétaire n'a plus qu'à signer pour M. le procureur et à écrire
03:34l'adresse sur une enveloppe de l'administration. M. Karl Meyerbohn à M. le procureur de Berlin le
03:439 janvier 1938. J'ai l'honneur de préciser le motif de ma demande. J'ai des révélations
03:51affaires à la justice. Réponse, veuillez indiquer les références de votre dossier. Réponse,
03:59je m'appelle Karl Meyerbohn. Je n'ai pas de référence de mon dossier. Et pour cause,
04:06il n'y a pas de dossier. C'est un dialogue de sou. Et pourtant, il s'agit bien de deux êtres
04:14humains pareillement construits, deux yeux, deux oreilles et un cerveau chacun. Seulement l'un des
04:20deux est dans l'administration. L'autre est un très vieux monsieur de 81 ans et ils ont chacun
04:26leur logique qui les rend adversaires. Plusieurs semaines passent ainsi. Les deux adversaires
04:33s'observent. Le vieux monsieur pense que l'autre va réagir. Il attend qu'on le convoque. L'administration
04:42attend qu'on la relance. C'est normal pour une machine. C'est à l'administré de faire les
04:48efforts. C'est à lui de deviner ce que la machine ne comprend pas, pourquoi elle ne le comprend pas
04:53et d'y remédier. Dans ce cas-là, le mieux est de tout reprendre à zéro.
04:5817 février 1938
05:02M. Karl Meyerbrun à M. le procureur de Berlin.
05:06J'ai l'honneur de vous rappeler ma lettre du 19 décembre 1937 dans laquelle je vous demandais
05:12un entretien en particulier. N'ayant pas reçu de réponse, je me permets de renouveler ma demande,
05:16très respectueusement, etc. Réponse une circulaire à nouveau.
05:22M. le procureur reçoit les mardis et jeudis de 9h à 11h.
05:26L'homme aura beau faire, les machines qu'il invente ne seront jamais parfaites.
05:34La réponse n'est pas exactement conforme à la demande. Le vieux monsieur attendait
05:41un rendez-vous, pas une salle d'attente. Mais il est là. Depuis 9h du matin.
05:48Je suis sûr qu'il était là. Et tous les gens qui étaient là en même temps que lui n'ont
05:56jamais eu le temps de passer avant 11h. Alors ayant épuisé son attente, le vieux
06:03monsieur s'en va. Nouvelle lettre. Nouvelle tentative de l'administrer pour se faire
06:11comprendre. Il essaye le juge, cette fois, et il a toujours l'honneur de solliciter un
06:17entretien pour des révélations qu'il estime devoir faire à la justice de son pays.
06:21Et la réponse est encourageante. S'il s'agit d'un témoignage sur une affaire en cours,
06:28veuillez vous présenter au commissariat de votre quartier qui recevra votre déposition.
06:32S'il s'agit d'une plainte, veuillez s'écrire à M. le procureur qui transmettra.
06:38Hein, ça c'est clair. S'agit-il d'une plainte ? Non, puisque le vieux monsieur se rend au
06:45commissariat de police de son quartier et qu'il est reçu par un adjoint fort pressé. On ne peut
06:50pas s'empêcher d'imaginer la scène ainsi. C'est pourquoi je m'appelle Karl Meyerbone. Je suis né
06:56le 19 décembre 1856 à Varsovie. C'était quel sujet ? Je suis veuf. Je n'ai plus d'enfant. Mon
07:02fils unique est mort pendant la guerre en 1917. Et qu'est-ce qui vous est arrivé ? Vous voulez
07:06faire une déposition ? Mon Dieu. M. l'adjoint pressé, en réalité, ce n'est pas une déposition
07:12que voudrait faire ce vieux monsieur-là. C'est toute une histoire qu'il voudrait vous raconter,
07:16et il faudrait qu'il le fasse tranquillement pour que vous compreniez. Mais comme vous êtes pressé,
07:23il dira l'essentiel. Ma femme est morte le 3 décembre dernier, et c'est de ma faute.
07:32Comment ça, vous l'avez tuée ? En quelque sorte, M. puisqu'elle est morte à cause de moi.
07:40Enfin, l'œil du policier doit porter un brin d'intérêt aux vieillards. Ce qui revient à dire
07:49que le reste du monde veut bien écouter Karl Meyerbone pour la première fois depuis trois
07:55mois. Il répète son nom, son adresse, sa date de naissance, sa profession, retraité des chemins de
08:04fer. Et voici sa déposition. Enfin, ce que l'on appelle sa déposition. Ce ne sont pas les mots
08:12qu'il a employés, c'est la traduction administrative de ce qu'il a tenté d'expliquer. Entendons le
08:21sieur Réin qui nous déclare. J'ai provoqué la mort de mon épouse Stéphanie Meyerbone et Folstein,
08:28âgées de 78 ans, à la suite d'une discussion de ménage. Je m'estime responsable de son décès,
08:34mais je n'ai pratiqué sur elle aucun acte de violence prémédité. Cependant, je demande une
08:39enquête. L'UE approuvé persiste et signe. En annexe, il est joint à un certificat de décès
08:47en bonne et due forme qui révèle que Stéphanie Meyerbone est décédée à son domicile le 3
08:51décembre 1937, des suites d'une longue maladie. En conséquence de quoi, le permis d'inhumer a été
08:58délivré. Dommage. Dommage que l'on ne retrouve pas dans les dossiers la description de la tête
09:07du policier qui a enregistré cette déclaration. Discussion de ménage, longue maladie, si joint
09:17certificat. Cependant, je demande une enquête. Allons rentrer chez vous, grand-père. À votre
09:26âge, on a le droit de perdre la tête. Mais attention, c'est très vilain de faire perdre
09:32son temps à un officier de police dans l'exercice de ses fonctions. Je ne sais pas ce qu'il s'est
09:38dit en conclusion, mais j'imagine que le vieux monsieur a demandé « c'est tout ? » et qu'on
09:44lui a répondu avec impatience « c'est tout ? » Sinon... Sinon comment expliquer la suite ?
09:57Les récits extraordinaires de Pierre Delmar, un podcast européen.
10:03J'étais en train de vous raconter l'histoire de Karl Meyerbone, 81 ans, venu s'accuser d'être
10:09responsable de la mort de sa femme, 78 ans. C'est une sorte de petit miracle d'ailleurs que ce dossier
10:16ait été reconstitué et surtout qu'il ait franchi toutes ces années. Il a été retrouvé dans un lot
10:22d'archives de la police allemande avec d'autres bien plus importants. Mais point n'est besoin d'être
10:28important pour être extraordinaire. Il n'y a pas eu d'enquête, du moins pas comme vous l'imaginez.
10:38Après sa déposition en mars 1938, drôle de printemps, Karl Meyerbone a dû rentrer chez lui
10:47et il a dû attendre vainement qu'il se passe quelque chose. Il s'en passait des choses pourtant
10:53autour de lui, des choses qui concernaient tous les Meyerbones du pays, mais pas lui, pas le vieux
11:00monsieur coupable de 81 ans qui réclamait justice. A-t-il été dénoncé ? Faisait-il partie d'une
11:09liste établie quartier par quartier, rue par rue ? Quoi qu'il en soit, des policiers un jour se
11:18présentent au domicile de Karl Meyerbone. Ils viennent lui signifier qu'il est coupable, effectivement,
11:25coupable d'être juif. Mais le vieux monsieur n'est pas là. Il n'entendra pas ce qu'on a à lui dire
11:38de cette culpabilité-là. Autant mieux, car elle ne l'intéresse guère. L'appartement est vide, tout y est
11:48soigneusement rangé. Il n'est plus habité depuis un certain temps, la poussière en témoigne. Les
11:56policiers stupides feront leur travail malgré tout. Ils sont venus confisquer les biens de Meyerbone
12:02ils confisquent. Et les voilà qui confisquent la vie, la philosophie, les doutes et les remords de
12:11Karl Meyerbone. Les voilà qui confisquent 81 ans d'existence, le seul bien précieux qui ne soit pas
12:18monnayable. C'est un dossier. On y trouve bien rangé, épinglé par ordre de date, les doubles des
12:27lettres du vieux monsieur à l'administration, les réponses et aussi des ordonnances d'un médecin,
12:31une facture des pompes funèbres. Ce qui nous intéresse, c'est la lettre. Comme elle n'est
12:39adressée à personne, chacun d'entre vous peut la prendre pour lui. Elle commence par la litanie du
12:50début. Je m'appelle Karl Meyerbone, je suis né le 19 décembre 1856 à Varsovie et j'ai des révélations
12:55à faire. Et puis le style change. Le vieil homme parle enfin naturellement puisqu'il ne parle à
13:04personne. C'est un discours de solitude. Stéphanie, ma pauvre femme, est dans l'éternité. Je me souviens
13:18du jour où elle est tombée malade. C'est une injustice qu'il m'est dur de supporter. Elle est
13:26paralysée, son cœur est à bout de force. Je dois vivre avec elle comme avec un enfant fragile. Elle
13:34ne doit pas avoir froid ni peur. Je dois lui parler doucement et ne jamais la contrarier. Je
13:42dois la guider jusqu'à la mort que le destin aura choisi. Je dois prier pour ne pas mourir avant elle,
13:48et pour conserver ma force. Il faut maintenant que je dise mon remords, car je suis un vieillard et ma
13:59raison est sénile. Quand Stéphanie me dit qu'elle ne veut pas partir de la maison, je lui dis qu'il
14:07faut obéir. Elle ne veut pas que je l'emmène à l'hôpital. Elle dit que nous serons séparés,
14:13que j'irai en prison, qu'elle mourra seule. Moi, je dis le contraire. Je crois que l'hôpital est un
14:22bienfait. Ils ont là-bas des gens qui savent empêcher que les malades étouffent et qu'ils
14:26meurent. Stéphanie, ma femme, me dit que je suis un entêté et que je ne comprends pas la situation.
14:33Je ne sais pas de quelle situation elle parle. Je crois seulement qu'il faut que je me fâche et
14:43qu'elle écoute ce que j'ai à dire et ce que je décide. Stéphanie ne comprend pas que son mari a
14:50peur de s'endormir. J'ai peur qu'elle étouffe pendant que je dors. Si je dors, je ne peux pas
14:57surveiller. Je crie et Stéphanie crie aussi. Ma femme dit qu'elle ne peut plus respirer et
15:04qu'elle va mourir. Elle dit qu'elle va mettre son mouchoir sur sa bouche jusqu'à ce qu'elle meure.
15:08Comme ça, elle ne me quittera plus jamais. Je n'arrive pas à la calmer. Elle garde le mouchoir.
15:14Quand je l'enlève, elle ne respire plus. Ma femme est morte. C'est à cause de moi.
15:28C'est de ma faute. Je dois m'en accuser devant Dieu et devant les hommes. Ils ne veulent pas me juger.
15:45Je dois me présenter seul à mon juge. Je suis coupable.
15:51Voilà ce qu'ils ont confisqué les policiers stupides, puisqu'il n'y avait rien d'autre.
16:01Et d'autres policiers ont dû venir les jours suivants pour une enquête dérisoire et rapide.
16:08On avait trouvé le corps d'un vieillard qui s'était pendu dans la forêt.
16:15Depuis quelques jours, il était dans la morgue. Personne ne l'avait identifié.
16:21Quelqu'un a dû le faire parmi les voisins. Quelqu'un a dû dire à un policier stupide « C'est le vieux juif que vous cherchiez ».
16:32C'est ainsi qu'on a refermé un dossier tout petit avec un dernier tout petit papier, le certificat d'identification de la morgue.
16:45Ensuite il s'est passé des discours, des bombardements, des folies collectives, le monde a explosé.
16:55Jusqu'au jour où un documentaliste en cherchant autre chose est tombé sur le petit dossier et nous l'a rapporté.
17:07Il était inclassable, il ne ressemblait à aucun autre. Ni crime, ni enquête, ni juge, ni assassin, ni procès, ni témoignage, ni photo.
17:16Un simple petit paquet d'une dizaine de feuilles photocopiées par un archiviste consciencieux, sans plus.
17:23Le reste, tout le reste.
17:27Il fallait le deviner, le recoller sans connaître les visages et les détails.
17:32Une sorte de puzzle fragile, un échafaudage de fumée.
17:39J'ai essayé de le faire pour vous aujourd'hui.
17:43Il m'a semblé que je ne pouvais pas faire autrement.
18:03Vous venez d'écouter les récits extraordinaires de Pierre Bellemare.
18:09Un podcast issu des archives d'Europe 1 et produit par Europe 1 Studio.
18:14Réalisation et composition musicale, Julien Tarot.
18:18Production, Raphaël Mariat.
18:21Patrimoine sonore, Sylvaine Denis, Laetitia Casanova, Antoine Reclus.
18:26Remerciements à Roselyne Bellemare.
18:29Les récits extraordinaires sont disponibles sur le site et l'appli Europe 1.
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