"On a tous des représentations très clichés du continent africain"
BRUT BOOK. Son roman best-seller avait déjà été adapté au cinéma et au théâtre. En s'entourant d'un dessinateur et d'une scénariste, Gaël Faye donne une nouvelle vie à "Petit pays". Alors comment adapter en bande dessinée un roman aussi personnel ? Conversation avec Marzena Sowa, Sylvain Savoia et Gaël Faye.
BRUT BOOK. Son roman best-seller avait déjà été adapté au cinéma et au théâtre. En s'entourant d'un dessinateur et d'une scénariste, Gaël Faye donne une nouvelle vie à "Petit pays". Alors comment adapter en bande dessinée un roman aussi personnel ? Conversation avec Marzena Sowa, Sylvain Savoia et Gaël Faye.
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Art et designTranscription
00:00Le terrain est miné concernant l'Afrique.
00:02Lorsqu'on parle des images,
00:03on a tous des représentations très clichés,
00:06très misérabilistes du continent africain.
00:09Le côté Afrique case, animaux, sauvage, guerre, etc.
00:14Il y a toutes des représentations qui nous viennent de très loin.
00:19Et donc les discussions, elles allaient aussi autour de ça.
00:21C'est attention, comment on représente un corps noir,
00:24comment on représente des scènes de guerre,
00:27comment on met en scène une ville africaine, une famille.
00:34Ce qui est important, c'est de toujours remettre la normalité
00:41des choses et des situations.
00:43C'est-à-dire qu'on vit à Bujumbura comme on vit à Paris ou à Varsovie.
00:52On a tous les mêmes humanités,
00:54on a tous les mêmes interrogations, on aime, on a peur,
00:59on a des familles, une mère, une sœur, un père.
01:03Et voilà, c'était de retrouver quelque chose de banal.
01:09Petit pays, c'était un roman qui est sorti en 2016.
01:12Là, il y a la BD, la bande dessinée.
01:14Vous, c'est quoi les premières questions que vous vous êtes posées ?
01:16La question qui se pose, c'est de surtout pas trahir la volonté de l'auteur du départ
01:22et de rester dans son univers, de rester dans sa sensibilité.
01:27Et le tout en étant complètement décalé par rapport à cette culture,
01:33par rapport à cet univers-là.
01:34Moi, je suis français métropolitain, je ne suis pas allé au Burundi ni au Rwanda.
01:40Et au départ, je pensais que ça allait être un handicap,
01:44mais finalement, je pense que ça a été une chance
01:46et j'en ai fait une force grâce à tous les échanges que j'ai eus avec Gaël,
01:51au fait qu'il m'ait nourri avec ses documents personnels,
01:54de photos de famille, de photos d'époque aussi,
01:58de petits croquis, d'échanges qui me permettaient d'expliquer des situations.
02:02Ça m'a permis de m'extraire du côté documentaire
02:04et de rester dans quelque chose qui était beaucoup dans le ressenti.
02:07C'est ça que j'avais envie de faire passer dans la bande dessinée,
02:09être vraiment au plus près des personnages.
02:10Depuis mon plus jeune âge, je suis quand même très attiré par ce continent
02:14que je trouve absolument fascinant.
02:16J'ai retrouvé encore très récemment un de mes tout premiers livres illustrés de jeunesse
02:21qui parle de l'Afrique, qui explore tout le continent africain.
02:24Donc, ça me poursuit depuis longtemps.
02:26À quel âge ?
02:27Vers 7 ans, je pense.
02:28Ah oui ? C'est génial.
02:31Donc voilà, c'est quand même très inscrit en moi
02:34et c'est quelque chose qui continue à m'appeler en permanence
02:38et j'ai envie d'apprendre, vraiment.
02:40Il fallait juste vraiment adapter le texte de Gaël
02:42qui est très riche, très grand, très important.
02:45Ce n'était pas évident au début de se dire, voilà, ce chapitre, je le barre.
02:49Cette partie est inutile, donc ça m'a beaucoup coûté.
02:52Donc du coup, j'ai acheté un autre exemplaire du livre qui est intact
02:55et l'autre qui est complètement annoté, barré.
02:56Quand on barre un passage d'un roman, pourquoi on le barre ?
03:00En fait, le livre de Gaël est magnifique et on pourrait l'adapter tel quel en bande dessinée
03:06en faisant des ajustements qui sont plus adaptés au langage de bande dessinée.
03:11Mais ça serait une bande dessinée de 1000 pages
03:13et je pense qu'on en aurait encore pour 20 ans de dessin.
03:16Je pense qu'on pourrait éviter ça.
03:17Ça t'intéresse ou pas ?
03:20Dans une bande dessinée, comme chacun le sait, il y a des vignettes avec des dessins dedans.
03:25Mais il y a aussi tout ce qui se joue entre les vignettes.
03:27Par définition, c'est de l'ellipse, la bande dessinée.
03:30Comment on fait ça ?
03:31Comment on fait pour un roman, il y a une sorte de déroulé écrit
03:36et à quel moment on décide de représenter quelque chose dans une vignette
03:40et de ne pas représenter quelque chose et de laisser justement du vide ?
03:43La bande dessinée, c'est l'art de l'ellipse.
03:44En effet, on est obligé de choisir des instantanés, des moments clés
03:49qui vont faire comprendre le déroulement d'une action,
03:51le déroulement d'une histoire, d'émotions entre personnages.
03:54Ce qui est dit est important, ce qui n'est pas dit est tout aussi important.
03:58Et c'est assez symptomatique parce que ça m'est déjà arrivé en dédicace
04:02ou en rencontre de discuter avec des lecteurs qui me parlaient de dessins
04:07qu'ils avaient lus dans la bande dessinée mais qui n'existaient pas en fait,
04:09qui s'étaient inventés entre deux images et ça, c'est vraiment formidable
04:12parce que ça veut dire qu'on a vraiment réussi à créer quelque chose de fort
04:15et qu'ils sont rentrés complètement dans l'histoire.
04:17Il y a aussi une question, parce que là quand même vous êtes trois.
04:21Une œuvre d'art, souvent c'est un, c'est-à-dire qu'il y a un artiste derrière une œuvre d'art.
04:26Est-ce qu'on peut faire de l'art de façon collective ?
04:31Non.
04:35On est là, là.
04:36Vous voyez ce que je veux dire ?
04:37Est-ce qu'il n'y a pas le risque que le point de vue soit dilué ?
04:41Moi je ne pense pas.
04:42Enfin, il y a des exemples d'œuvres d'art fortes qui sont souvent dans le domaine du spectacle par exemple
04:50et qui peuvent être vraiment communes où ça ne dépend pas d'une personne
04:53mais même s'il y a un créateur à la base, il peut y avoir plusieurs créateurs
04:57pour donner quelque chose qui va être vraiment,
04:59qui va embarquer tout le monde dans un même mouvement, une même énergie
05:02qui sera très très forte.
05:04Je pense que c'est aussi un peu une manière de se faire des mythes,
05:08de se dire qu'il y a un personnage qui va incarner une œuvre et ils sont liés à vie
05:12et c'est quelque chose qui est extrêmement fort et considérable
05:15et qu'on ne peut pas reproduire autrement.
05:17On peut aussi bien le faire à plusieurs, je pense.
05:19Oui, moi je pense même que c'est préférable d'avoir des regards extérieurs
05:25pour avoir du recul aussi sur ce qu'on fait
05:28parce qu'on n'est pas toujours un meilleur juge de ce que l'on crée
05:33et moi je trouve que c'est fabuleux de pouvoir travailler à plusieurs comme ça
05:39parce qu'à chaque fois on est enrichi par le point de vue de l'autre.
05:45C'est une forme de créolisation, à un moment donné il y a ma sensibilité,
05:51il y a leur sensibilité et ça finit par fusionner d'une certaine façon
05:56sans qu'on se l'explique mais c'est ça qui est, c'est polyphonique.
06:01Moi je trouve que c'est ça qui est fort et qui est beau dans toutes les rencontres artistiques.
06:08Récemment, il y a plusieurs romans qui ont été adaptés en bande dessinée,
06:11je pense notamment au « Le nom de la rose » d'Uberto Eco,
06:14« La route » de Cormac McCarthy par Emmanuel Larsenet.
06:18Est-ce que selon vous on peut adapter n'importe quel roman en bande dessinée ?
06:24Je pense qu'on peut adapter la plupart des romans en bande dessinée,
06:27après ça dépend vraiment de l'intention qu'on y met.
06:29Je trouve qu'il y a effectivement beaucoup d'adaptations,
06:32il y en a un certain nombre qui sont des transcriptions du texte immédiatement en dessin
06:37et qui pour moi n'apportent pas grand-chose parce que c'est juste une autre manière de le donner à lire
06:44sans apporter un supplément d'âme, un supplément artistique,
06:48quelque chose qui va donner une notion intéressante à cette exploitation.
06:56Donc il y a beaucoup d'adaptations littéraires que je ne lis pas en bande dessinée
07:00parce que je trouve qu'il n'y a pas cette dimension-là,
07:02mais parfois ça peut donner des choses complètement formidables.
07:07Gaël, j'ai une question pour vous,
07:09est-ce que selon vous il y a une chose ou quelque chose,
07:13en tout cas dans le roman que vous avez écrit, qui est inadaptable,
07:16qui reste à l'état de ce qu'est la littérature ?
07:20Oh, c'est une très belle question, très bonne question.
07:25Alors je vais vous faire une confidence,
07:27je n'ai pas relu Petit Pays aussi pour ne pas être trop attaché à ce texte
07:35et laisser aux gens avec qui je travaille la liberté
07:41sans sacraliser ce que j'ai pu écrire avec ce roman.
07:47Mais je dirais que c'est avec la BD que je me rapproche le plus près
07:54d'un certain nombre de souvenirs.
07:57C'est ce qui m'a marqué parce qu'il y a quand même
08:03le fait que Sylvain se soit appuyé sur des documents personnels,
08:07il y a des visages, il y a des paysages, il y a des maisons que je reconnais,
08:13et donc ça c'est troublant.
08:15Alors voilà, peut-être que c'est ça, mais sinon, je ne saurais pas dire.
08:20La littérature a cette particularité d'être dans l'évocation
08:24et que c'est vraiment hyper personnel de lire un roman.
08:27Quand on est spectateur d'un film, quand on lit un album de bande dessinée,
08:31forcément, puisqu'il y a des images qui fixent beaucoup plus,
08:33on a moins cet univers hyper large de possibilités.
08:38Ça contraint la liberté ?
08:40Oui, forcément.
08:41Moi j'ai juste un exemple avec Marzy, la série autobiographique sur la Pologne,
08:45où je parle de mon enfance.
08:46C'est que maintenant, quand je repense à mon enfance,
08:49je la vois avec des dessins et pas avec mes vrais parents.
08:52Je vois plutôt des cases, je me dis c'est pas possible.
08:54Peut-être le roman n'aime pas ça, justement, parce que les images sont un peu floues.
08:59C'est un peu ce que chacun fabrique à sa façon.
09:02Et là, d'un seul coup, c'est vraiment là.
09:04Et là, je ne sais pas si ça pourrait marcher pour d'autres gens comme ça,
09:08mais pour moi, c'est un peu troublant parfois.
09:10Je me dis, ah oui, l'appartement de mes parents, à quoi ça ressemblait ?
09:13Ah oui, je vois très bien, mais en fait,
09:15pourtant, il est là, j'y retourne de temps en temps.
09:17Vraiment, c'est les dessins, maintenant.