• il y a 2 ans
BRUT PHILO. "Qu’est-ce qu’on attend en retour quand on montre ses failles, quand on les exprime plutôt que s’en occuper dans son coin ?"
Sur les réseaux, il est de plus en plus commun de se filmer en train de pleurer. Qu'est-ce que cette démarche dit de nous ? Discussion avec le philosophe Laurent de Sutter.
Transcription
00:00J'en supplie, j'en peux plus, ça fait huit mois que ça dure, tous les jours.
00:08Vous allez me sauver Madame ?
00:11Sorry.
00:11Leave me alone !
00:14Évidemment, la première chose qu'on a envie de dire ou de faire
00:18quand on voit quelqu'un se filmer en train de pleurer, c'est rigoler.
00:21C'est pas très gentil, mais il y a quelque chose d'évidemment profondément grotesque
00:26dans tout le spectacle, les images qui sont un peu moches.
00:31Et puis, évidemment, pourquoi est-ce qu'on a besoin de se filmer en train de pleurer ?
00:36Mais derrière ce premier réflexe, qui est un réflexe pas très gentil,
00:40il est possible quand même de réfléchir un petit peu et de se dire
00:45mais qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'est-ce que ça sert à afficher cette affaire ?
00:49Et par exemple, on pourrait faire l'hypothèse que ce qu'il s'agit de montrer dans ces vidéos,
00:55c'est en effet une différence, quelque chose qu'on n'est pas,
00:58c'est-à-dire quelqu'un de fort, quelqu'un de puissant, quelqu'un qui maîtrise.
01:04On essaye de montrer ou de démontrer une forme d'effondrement, de distance,
01:09de distinction, de différence par rapport à un ordre du monde
01:12qui est un ordre du monde violent, brutal, etc.
01:15Donc on pleure parce qu'on est capable de pleurer, parce qu'on n'est pas un mec viriliste,
01:19parce qu'on est sensible aux émotions, parce qu'on n'est pas que des êtres rationnels.
01:23Il y a toute une série de choses comme ça qui peuvent être exprimées à travers ces vidéos,
01:30sauf que c'est des vidéos, sauf que c'est des images,
01:33sauf que ça fonctionne sur Internet, c'est-à-dire sur un dispositif qui est un dispositif médiatique
01:39et qui est un dispositif qui, comme tous les dispositifs médiatiques,
01:42comme le livre avant, comme le journal, comme la radio, comme la télévision,
01:45est un dispositif qui cadre les paroles, qui dit ce qu'on peut dire et pas dire,
01:50qui détermine aussi les attentes qu'on peut avoir par rapport à lui, etc.
01:54Et donc, quelque part, ces pleurs, ce sont des pleurs qui sont des pleurs,
01:58c'est pas qu'ils sont malhonnêtes ou inauthentiques,
02:01c'est que ce sont des pleurs qui disent plus que des pleurs,
02:03ils disent l'inscription et l'acceptation qu'on peut avoir par rapport à ce régime médiatique,
02:09par rapport à ce système de parole et par rapport au régime très particulier de force qu'il implique.
02:14Donc, loin de se présenter comme des personnes faibles
02:17ou des personnes qui, justement, ne participent pas à l'ordre général de la force contemporaine,
02:23en réalité, ils le font quand même, ils utilisent la force des médias pour exprimer quelque chose
02:28qui, parce qu'ils sont soustraits à l'ordre de la force, fait quand même de ces gens,
02:34des gens plus forts que les forts, quelque part.
02:36En étant faibles, on joue une espèce de joker qui nous rend supérieurs, d'une certaine manière,
02:44à la manière dont la supériorité est normalement distribuée dans un espace comme Internet.
02:50Qu'est-ce qu'on attend en retour quand on montre ces failles,
02:52quand on les exprime, plutôt que s'en occuper dans son coin ?
02:55Évidemment, on réclame une reconnaissance.
02:59Si j'ai des failles, c'est pas forcément uniquement mes failles, une fois de plus,
03:02c'est des failles qui sont peut-être imputables à un ordre des choses,
03:06peut-être imputables à un système, peut-être imputables à une économie,
03:09à une politique, à une organisation sociale, bon, ok.
03:13Donc, il faut reconnaître ce truc-là et peut-être changer deux, trois trucs
03:17pour que ces failles puissent être guéries.
03:20C'est une manière de le voir, mais on peut aussi le voir d'une manière inverse.
03:26C'est qu'en réalité, la faille, c'est la base.
03:29C'est pas quelque chose qui nous arrive dans notre vie.
03:32On est tous, en fait, fracassés. On est tous déprimés, tristes, brisés par des choses.
03:38Et ça, ça fait la grande différence, je pense, entre deux attitudes.
03:40Une attitude qu'on pourrait appeler vélitaire.
03:42S'il vous plaît, reconnaissez mes blessures, applaudissez-les,
03:47mettez-moi des likes sur mes vidéos, etc.
03:49Et une attitude qui serait une attitude, je vais pas dire stoïque,
03:53parce que ça fait un peu militaire comme ça,
03:55mais une attitude qui est de se dire, bon, ce truc-là qui m'est arrivé,
03:59est-ce que je peux en faire quelque chose ou pas ?
04:02Il y a beaucoup de gens qui pleurent et qui se filment en train de pleurer.
04:05Mais il y a aussi beaucoup de gens qui critiquent les gens qui pleurent et se filment en train de pleurer.
04:09La critique, elle dit malheureusement à peu près la même chose que les vidéos elles-mêmes.
04:17C'est une danse qu'on danse à deux.
04:19D'un certain côté, on essaie de témoigner de sa faiblesse, de son état, de fragilité à un moment donné.
04:26De l'autre côté, il y a des gens qui sont pas d'accord et qui viennent critiquer.
04:31Dans les deux cas, on essaie de créer un espace au fond d'avoir raison sur quelque chose d'autre.
04:41Quand je me filme en train de pleurer, c'est pour avoir raison de montrer comme je suis fragile
04:46dans un monde qui valorise la puissance, la virilité, le courage, que sais-je.
04:51Et de l'autre côté, quand je critique, c'est pour avoir raison sur ceux qui font ça, qui pleurent.
04:59Parce qu'en réalité, ils pleurent pas vraiment pour ça.
05:01Ils pleurent pour se faire mousser, pour avoir des likes, etc.
05:05Il s'agit d'un combat pour avoir raison contre l'autre, pour avoir raison pour quelque chose d'autre encore.
05:11Un combat qui est toujours paramétré par cette idée de
05:15c'est quoi l'argument le plus fort, c'est quoi la vérité la plus forte,
05:20c'est quoi l'intelligence la plus forte, etc.
05:24Ça, c'est une maladie, vraiment une maladie mentale de notre époque.
05:28Une maladie mentale qui porte effectivement le nom de critique,
05:32qui est un nom très vieux, très ancien, qui a une histoire philosophique un peu chic,
05:36qui a un mot qui a l'air très prestigieux.
05:39On n'arrête pas de dire à l'école, développez votre esprit critique,
05:42on a besoin aujourd'hui de penser critique face à la bêtise du monde, etc.
05:47Mais qu'est-ce que ça veut dire ça ?
05:49Ça veut dire chaque fois la même chose, c'est vous, chacun d'entre vous,
05:53vous bénéficiez d'une faculté, d'une capacité, qui est une capacité super héroïque,
05:58qui est la capacité à pouvoir dire sur tout et n'importe quoi,
06:02un film, une ancienne histoire d'amour qui s'est mal terminée,
06:06le dernier discours d'Emmanuel Macron, que sais-je.
06:09Vous avez un avis, et cet avis, personne, quelque part, ne pourra vous l'enlever.
06:13Ce dont on aurait besoin, c'est de véritablement tenter de réfléchir à
06:17une manière de vivre, une manière de réfléchir,
06:19une manière d'établir des relations avec ce qui nous entoure,
06:22ce qu'on aime, ce qu'on n'aime pas, avec les êtres humains,
06:24avec les œuvres d'art, avec la vie en général,
06:27qui ne serait pas une relation basée sur le fait d'avoir raison,
06:30mais peut-être sur le fait d'avoir tort.
06:32Et si en réalité, cette personne que j'ai rencontrée
06:37pouvait me faire découvrir des choses ?
06:39Et si cette idée que j'ai lue quelque part, que j'ai vue dans une vidéo,
06:43et si cette idée, plutôt que de dire « ça me paraît nul son truc »,
06:46si cette idée, c'était quelque chose qui recelait des ressources,
06:51des ressources qu'il s'agissait de pouvoir explorer,
06:54pour pouvoir ensuite explorer autre chose ?
06:55Je ne sais pas. Je ne sais pas.
06:57Moi, c'est un peu ce qui m'anime.
07:00C'est l'idée de ressusciter une forme d'appétit
07:04par rapport à ce que je rencontre dans la vie,
07:07une forme de gourmandise,
07:09en disant « en fait, ce n'est pas moi qui compte,
07:12ce n'est pas moi qui importe tellement,
07:13c'est cette chose que je rencontre parce qu'elle,
07:15elle peut m'amener à nouveau ailleurs. »
07:21Sous-titrage Société Radio-Canada

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