Pour cette adaptation cinématographique du roman de Nicolas Mathieu (Goncourt 2018), les frères Boukherma ont choisi une intrigue resserrée géographiquement, dans une vallée de l'Est. "On s'est défait des passages qui pouvaient sortir de la ville pour rester à l'intérieur d'Hayange, pour donner un sentiment d'enfermement, puisqu'il est question de reproduction de classe. On partait peu en vacances quand on était petits, on entendait nos potes nous raconter où ils étaient allés, mais on ne voyait jamais ces endroits", raconte Ludovic Boukherma.
Retrouvez les entretiens de 7h50 sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50
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00:00Sonia Devillers, vos invités sont réalisateurs, ils adaptent au cinéma leurs enfants après eux.
00:05Le roman de Nicolas Mathieu.
00:07Prix Goncourt en son temps.
00:08Chronique sociale étalée sur quatre étés des adolescents, laminés par la désolation
00:13d'une mozelle ouvrière en perdition.
00:15Des destins tout tracés.
00:16Aux enfants de prolo, les flirts, les bitures, les petits boulots.
00:19Aux enfants de bourgeois, la possibilité de se tirer et de s'en tirer.
00:23Ça pourrait être très âpre, ça l'est parfois, c'est très tendre aussi.
00:27Ludovic et Zoran Boukherma, bonjour à tous les deux, les jeunes frères jumeaux du cinéma
00:34français.
00:35Et si vous vous demandez s'ils se ressemblent, eh bien oui, ils se ressemblent comme deux
00:39gouttes d'eau.
00:40Vos enfants après eux ? Vos enfants après eux, oui, voilà, j'avais un doute sur les
00:45liaisons.
00:46C'est l'histoire d'une vallée dont on ne s'échappe jamais.
00:49Vous avez volontairement resserré l'intrigue géographique pour créer une unité de lieu
00:54à laquelle on revient inlassablement chaque été.
00:58Oui, c'est vrai qu'on s'est défait des passages du livre qui pouvaient sortir de
01:02la ville pour vraiment rester à l'intérieur de la ville d'Eyanges, peut-être pour donner
01:08un sentiment un peu d'enfermement puisqu'il est question de reproduction de classe.
01:12C'est un sentiment qu'on avait quand on était gamins avec Zoran, on partait assez
01:15peu en vacances, quand on était petits en tout cas, et on entendait nos potes nous
01:19raconter où ils étaient allés et on voyait jamais ces endroits.
01:22Vous, vous avez grandi tous les deux à l'autre bout de la France, c'est la diagonale
01:26dans le Lot-et-Garonne, c'est très loin de chez Nicolas Mathieu, c'est très loin
01:29des Hauts-Fourneaux, et pourtant il y a autant de votre enfance dans ce film que de la sienne
01:33dans son roman.
01:34Oui, parce qu'on a grandi dans une France qui était très populaire, qui est la même
01:38France que celle du personnage d'Anthony, donc ce qu'il vit, lui, on l'a vécu, ce
01:41sentiment peut-être d'absence de perspective quand on grandit et d'enfermement, oui.
01:46Et comment, ça c'est ma question, comment on filme l'ennui en 1992, en 1994, en 1996,
01:53en 1998, comment on filme l'ennui sans être ennuyeux ?
01:56Je pense que ça passe peut-être par la chaleur, bizarrement, à l'image, on voulait que l'image
02:01ait un côté chaud et caniculaire, un peu comme si la chaleur pesait sur les personnages.
02:06Après, on voulait aussi jouer sur les silences, c'est vrai que le film est peut-être de
02:12moins en moins dialogué à mesure qu'il avance.
02:14Alors la musique prend beaucoup de place, a contrario, mais peut-être que les dialogues
02:19des personnages se font de plus en plus rares à mesure que l'intrigue avance.
02:23Et puis il y a la moto, la moto du père d'Anthony, qu'Anthony n'avait pas le droit de prendre
02:27et qui sera volée par Assine, autre adolescent, l'espèce de double contraire et en même
02:33temps fraternel d'Anthony.
02:35Assine qui aurait rêvé de pouvoir s'en offrir une.
02:37Il y a d'autres motos aussi dans le film qui sont convoitées, d'autres motos qui
02:41sont volées.
02:42Qu'est-ce qu'elles symbolisent ces motos ?
02:43En fait, c'est quand même l'histoire de...
02:44On est du côté des jeunes dans cette histoire, donc même s'il y a une histoire de déterminisme
02:47social et de reproduction de classe, c'est quand même des jeunes qui essayent de s'arracher
02:51un petit peu à ce lieu par tous les moyens, la vitesse en ayant, la moto, il y a l'amour,
02:55il y a le sexe, il y a plein de choses, mais on est quand même du côté de la jeunesse
02:58et de la vie dans cette histoire-là.
02:59Et puis on est du côté des années 90.
03:02Nicolas Mathieu, il avait 46 ans, enfin il a 46 ans aujourd'hui, donc il avait l'âge
03:07réel de ses personnages en 1992 que commence cette histoire.
03:11Vous, en 1992, vous naissez.
03:13Tout à fait.
03:14C'est ça.
03:15Ça représente quoi pour vous les années 90 ?
03:17Je crois que ce qui est intéressant dans le film, dans le roman, c'est que c'est quand
03:21même le moment qui est juste après les années 80, l'abandon de l'idée de la lutte des classes
03:27par la gauche et donc c'est un peu l'émergence de la France dans laquelle on est, dans laquelle
03:30la classe populaire est scindée en deux entre les fils d'immigrés et les autres.
03:33Et je pense que le choix de situer l'intrigue du film dans les années 90, c'est cette raison-là
03:39à la base.
03:40Alors, on va y revenir, il faut les représenter aussi ces années 90, c'est pas tomber dans
03:44des clichés qu'on enfile comme des perles.
03:46Mais justement, je reviens sur ce que vous venez de dire Zoran, c'est frappant, c'est-à-dire
03:50que vous dressez le portrait d'une France où la fracture entre les ouvriers et les
03:53bourgeois, elle est plus que prégnante, c'est-à-dire qu'on sent qu'elle est irrémédiable,
03:57on sent qu'elle est désespérante.
03:58Et pourtant, le film ne parle ni de politique, ni de religion.
04:05Je me suis demandé si, si on tournait cette histoire aujourd'hui, c'est-à-dire 30 ans
04:09après, si cette pauvreté, cette colère, cette même merde partout, comme dit le personnage
04:14de Hassin, elle n'aurait pas engendré et la radicalité religieuse et la radicalité
04:19politique.
04:20C'est vrai que le fait que le film se passe à cette époque-là, c'est une façon de
04:25poser peut-être les bases de ce qu'on vit aujourd'hui, c'est le début de peut-être
04:31la division qu'on connaît aujourd'hui.
04:34Personne n'est travaillé par l'extrême droite, personne n'est travaillé par l'islam radical.
04:35Ça, c'est des choses qui sont absentes du film.
04:37Parce qu'on incarne ces choses-là peut-être par des conflits de personnages.
04:40Je sais que le film ne parle pas de politique directement, mais je crois que c'est comme
04:43par exemple l'idée d'avoir l'image des hauts fourneaux, et c'est un truc qui est très
04:46présent dans le film, dans le bouquin, Nicolas Mathieu fait de très belles analyses sociologiques.
04:50Je crois que pour nous, le fait d'avoir les hauts fourneaux à l'image, c'est déjà
04:53un truc qui raconte un monde disparu et qui dit tout en fait par une image simple.
04:58Peut-être que ce que vous dites sur la politique, ça peut se raconter en toile de fond, mais
05:04on reste dans des conflits de personnages.
05:05Et le conflit principal de cette histoire, c'est Anthony qui s'oppose à Hassine avant
05:10de peut-être réaliser en grandissant qu'en fait, ils appartiennent à un même monde
05:13quand même.
05:14Qui sont condamnés à la même merde.
05:15Et il poursuit Steph qui elle est un peu mieux née que lui, entre guillemets, qui va peut-être
05:19partir faire des études.
05:20Et en grandissant, il va se rendre compte peut-être que cette fille-là est inaccessible
05:24parce qu'elle n'est pas dans la même classe que lui en fait.
05:26Et cette Coupe du Monde 98, ce Black Blamber de l'époque, cette célébration que vous
05:32filmez, c'est une forme de dernière communion ?
05:35Oui, c'est-à-dire que c'est un moment où les deux personnages qui s'opposaient
05:38très violemment tout au long du film, en fait, sont réconciliés ou en tout cas se
05:42comprennent.
05:43Peut-être que c'est qu'une illusion, c'est momentané, en tout cas c'est là-dessus
05:46qu'on clôt l'histoire et on les laisse à un endroit où on a l'impression qu'ils
05:49sont réconciliés.
05:50C'est un peu l'ambiance de la Coupe du Monde de 98, l'idée Black Blamber, ce que
05:54vous disiez.
05:55On sait qu'après, quatre ans plus tard, il y avait Le Pen qui était au second tour.
05:57Donc voilà, on sait que c'est momentané, en tout cas on laisse le film sur quelque
06:00chose de positif.
06:01De la même manière qu'on laisse en fait ces adolescents à 20 ans, quand le déterminisme
06:06social n'opère pas encore pleinement sur eux parce qu'ils ont encore des choses
06:10à vivre, ils sont jeunes.
06:11Donc il y a encore un peu d'espoir dans tout ça.
06:13Alors vous, vous avez vous-même grandi dans une famille modeste, vous aviez un père ouvrier,
06:19enfin vous avez un père ouvrier, qui n'est pas ouvrier mais employé, un frigoriste,
06:24qui lui a connu cette classe populaire qui sombre, qui est condamnée au chômage, qui
06:34n'a plus de perspective, ou ça ce n'est pas votre histoire ?
06:36C'est pas exactement notre histoire parce que nous on a quand même des parents qui
06:39nous ont toujours encouragés à faire des choses artistiques, à faire du théâtre.
06:44Donc c'était peut-être pas aussi sombre que la France d'Anthony.
06:51C'est ça, il n'empêche que votre histoire à vous, c'est que le cinéma vous emmène
06:56en dehors de la vallée d'une certaine manière.
06:57C'est en ça qu'on ressent peut-être aux jeunes de l'histoire, c'est qu'il y a des
07:00jeunes qui ont la tête pleine de rêves d'ailleurs et nous aussi on avait un peu des envies de
07:04partir, nous on s'est réfugiés dans l'écriture et le fait de vouloir faire des films comme
07:09une fuite.
07:10Je pense que nous on parle de personnages qui eux vont plutôt se réconcilier avec l'endroit
07:14où ils habitent parce que c'est un peu le paradoxe de cette histoire-là, c'est qu'il
07:18y a le déterminisme social, c'est quelque chose d'assez dur, mais en même temps on
07:21le fait aussi d'appartenir à un endroit, il y a quelque chose de doux amer là-dedans
07:24parce que ce n'est pas totalement sombre aussi, on sait que l'idée de connaître chacun
07:29des virages de la route et de se dire que cette vallée c'est la mienne et c'est le
07:34cas d'Assine, c'est le cas d'Anthony, il y a un paradoxe là-dedans parce que c'est
07:39aussi doux d'avoir des racines.
07:42Le cinéma est plein de frères réalisateurs, les Larieux, les Taviani, les Cohen, les Dardenne
07:48pour ne citer que les plus connus, qu'est-ce que ça apporte d'être une fratrie au cinéma ?
07:53Je crois que ça simplifie quand même le travail, je ne sais pas si un jour on est
07:56un peu down et qu'on n'écrit pas par exemple, il y a un truc où ça permet d'avancer
08:00constamment même quand on n'avance pas.
08:01Et qu'est-ce que ça apporte la gémellité au cinéma ?
08:03Je crois qu'on se comprend, en fait on a grandi avec les mêmes références côte
08:07à côte, donc on a vu les mêmes films au même âge etc.
08:09Ça veut dire que vous êtes un seul réalisateur à deux têtes ?
08:11Est-ce qu'on est une moitié de réalisateur chacun ?
08:12A peu près !
08:14Ludovic et Zoran Boukherma, merci à tous les deux, Leurs Enfants Après Eux sort mercredi
08:214 décembre, c'est la semaine prochaine et c'est un film France Inter.
08:24Merci à tous les deux.
08:25Merci.
08:26Et merci Sonia, 7h58.