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00:00L'homme que vous entendez pleurer, c'est Wael Al-Dardou.
00:12Nous sommes le 25 octobre 2023 à Gaza et ce journaliste apprend en plein direct que
00:18sa femme et ses deux enfants ont été tués par une frappe israélienne.
00:22Quelques mois plus tard, c'est son fils, également journaliste, qui perd la vie dans
00:26des circonstances similaires.
00:28Tous deux, travaillés pour le média Al Jazeera.
00:31Lancé en novembre 1996, cette chaîne est aujourd'hui la plus regardée dans le monde
00:35arabe.
00:36Mais c'est aussi, grâce à ses correspondants sur place, l'un des médias à suivre de
00:40plus près le conflit à Gaza, qui subit un blocus journalistique de la part d'Israël.
00:45Pour arrêt sur image, Loris Guémart, tu t'es demandé comment Al Jazeera couvre la
00:49guerre dans la bande de Gaza.
00:53Alors avant de commencer, est-ce que tu peux nous donner un rapide aperçu de ce qu'est
00:56la chaîne Al Jazeera ?
00:57Donc c'est une chaîne qui est possédée par l'état du Qatar et son émir.
01:03Elle était destinée à l'origine à concurrencer en réalité CNN et les grandes chaînes d'information
01:10états-uniennes qui dominaient le paysage mondial de l'information en continu on va
01:15dire.
01:16De ce que moi j'en ai vu, on en est effectivement extrêmement proche.
01:18Comme en plus c'est Al Jazeera, c'est-à-dire qu'elle est bien accueillie par les pays
01:22arabes.
01:23Elle a des correspondants absolument partout, à une exception près qui est Israël, puisque
01:28la chaîne et ses journalistes ont été complètement expulsés du pays.
01:32Les deux grandes éditions qui sont connues d'Al Jazeera sont les éditions en arabe
01:36et les éditions en anglais, qui est considérée comme moins à droite que l'édition en
01:42arabe, et elle destinée au reste du monde.
01:44En octobre dernier, tu avais regardé Al Jazeera juste après les attaques du 7 octobre, et
01:49près d'un an plus tard, tu as renouvelé cette expérience, mais sur une période de
01:53dix jours, à partir du 27 septembre.
01:55Quels sont les principaux constats que tu as pu établir par rapport à ton premier
01:59visionnage ?
02:00Alors il y a deux choses qui m'ont marqué depuis mon premier visionnage, il y a plusieurs
02:03mois maintenant.
02:04La première, c'est le niveau de destruction.
02:06C'est-à-dire qu'on a vraiment l'impression qu'aujourd'hui Gaza est un champ de ruines.
02:10Les correspondants, par exemple, se concentraient sur la dénonciation des bombardements des
02:15écoles, des orphelinats, et en fait les écoles et les orphelinats ne sont plus des écoles
02:18et des orphelinats.
02:19Ils sont tous des centres d'hébergement pour des gens qui n'ont déjà plus de maison.
02:23Et moi, l'autre chose qui m'a marqué, et qui est aussi une différence par rapport
02:26au dernier visionnage, c'est qu'il n'est pas rare dans les yeux des correspondants
02:30d'Al Jazeera que les regards sont un peu vides.
02:32Le sentiment que j'en ai tiré, c'est qu'aujourd'hui les journalistes d'Al Jazeera qui sont présents
02:36à Gaza, ils ne sont pas moins traumatisés que le reste de la population civile.
02:40Il y a une forme de désespoir dans la manière dont ils rappellent qu'une fois de plus depuis
02:45un an il y a eu 50 morts, qu'une fois de plus il y a des blessés graves, qu'une fois
02:49de plus on n'a pas pu les sauver à l'hôpital, qu'une fois de plus il y a des funérailles.
02:52Et vraiment, parfois ces regards vides semblent témoigner de quelque chose qui dépasse l'entendement.
03:15En fait, ce qui ressort le plus de ces séquences, en réalité, c'est la litanie des morts.
03:24Les premiers jours, on est à 7 morts, 10 morts, 12 morts par jour.
03:28Et puis progressivement, avec l'accentuation du conflit au Liban, ça se produit aussi
03:34à Gaza, et là on passe à 30, 40, 50 morts par jour.
03:37Et en effet, la majorité de la couverture des journalistes d'Al Jazeera à Gaza consiste
03:43à montrer l'arrivée des blessés, les morts, beaucoup de morts, les morts qui sont renvoyés
03:49par Israël dans des containers, les morts qu'on enterre, les morts qu'on pleure, les
03:55morts qui sont soignées.
03:58C'est quelque chose qui est vraiment très très flagrant.
04:01Ils disent aussi de manière très explicite quand il y a eu des familles entières qui
04:04ont été tuées.
04:05Ça arrive assez régulièrement parce qu'en fait, les familles, avec les destructions
04:09de bâtiments, les familles sont souvent réunies.
04:11Et il y a des séquences où on voit soit en plateau, soit le correspondant ou la correspondante
04:15dire oui, et on a 12 membres d'une même famille qui ont été tués par ce bombardement.
04:19On a 7 membres d'une même famille qui ont été tués par ce bombardement.
04:23Donc c'est quelque chose de très marquant, ça humanise évidemment, et on peut supposer
04:27que l'intention des journalistes d'Al Jazeera à travers ça, c'est de montrer que les opérations
04:32israéliennes sont très loin d'être des seules opérations à but exclusivement militaire,
04:37ou qu'en tout cas ces opérations n'ont que peu de soucis des civils.
04:41C'est-à-dire qu'il arrive régulièrement qu'il y a 50 morts et qu'il y a 12 enfants
04:45morts, et on nous les montre, ces enfants.
04:53Alors moi, la séquence qui m'a le plus marqué de ces jours de visionnage, c'est
04:57le moment où un journaliste d'Al Jazeera va prendre son duplex devant l'hôpital.
05:01Et en fait, au moment où il va prendre son duplex, il y a un bombardement à proximité,
05:07à quelques dizaines ou centaines de mètres.
05:11Et en fait, on le voit se baisser subitement, on voit derrière lui les gens qui, qui ont
05:18leurs occupations se retourner, tout s'arrête, sauf un gazaoui qui passait derrière en vélo
05:23et qui se contente de ralentir et de chercher du regard l'explosion, et on entend ce bruit
05:28du vélo.
05:32Juste après l'explosion, c'est très perturbant.
05:35Et tu évoques par ailleurs une certaine subjectivité éditoriale qui transparaît à certains moments.
05:39Comment est-ce qu'elle se manifeste ?
05:41Alors, Al Jazeera a plusieurs parties prises éditoriaux.
05:44Le premier d'entre eux, c'est que, en ce qui concerne Gaza, c'est un génocide.
05:50C'est un terme qui est répété à l'antenne à de très nombreuses reprises.
05:53Un autre parti pris clair et net, il est pour un cessez-le-feu immédiat concernant le conflit
05:57au Liban.
05:58C'est-à-dire qu'il y a un conflit au Liban, il y a un conflit au Liban, c'est-à-dire
06:01qu'il est pour un cessez-le-feu immédiat concernant le conflit au Liban concernant le
06:04conflit au Liban.
06:05C'est quelque chose qui est assez évident.
06:07Et il y a un parti pris éditorial qui est contre la politique israélienne, qui se manifeste
06:11par exemple lorsqu'on voit Benjamin Netanyahou, le premier ministre israélien, s'exprimer
06:15à l'ONU pour dire qu'Israël n'est la cause de rien, il ne censure pas sa parole.
06:21Mais il oppose juste à côté des images qui le titrent « dévastation israélienne
06:26à Gaza » ou « dévastation israélienne au Liban », ce qui est extrêmement clair.
06:30l'inverse, on peut observer que quand c'est le ministre des affaires étrangères russe Sergueï
06:34Lavrov qui s'exprime à la même tribune de l'ONU pour défendre les Gazaouis, mais aussi pour dire
06:41que la Russie est un pays formidable et pacifique, à aucun moment on ne retrouve ce type d'interventionnisme
06:47éditorial pour dire que Sergueï Lavrov bombarde aussi tous les jours l'Ukraine et les Ukrainiens
06:53et les Ukrainiennes. Un autre écueil éditorial d'Al Jazeera qui est que la chaîne ne fait
06:58jamais part de critiques envers le Hamas et il y a quelques semaines elle a été prise à
07:05auto-censurer une de ses propres séquences où un témoin à Gaza exprimait sa colère envers le
07:10Hamas. Et la chaîne, par ailleurs, de ce que j'en ai vu, quand elle évoque le Qatar, le fait toujours de
07:17manière extrêmement flatteuse pour les mires et ne précise jamais à l'antenne, bien que ce soit
07:21un fait connu, mais elle ne précise pas qu'elle est possédée par l'état du Qatar. Et puis il y a
07:27cet affrontement ouvert entre Al Jazeera et Israël. Ces journalistes sont très régulièrement
07:32ciblés, en particulier dans la bande de Gaza. La chaîne a vu fermer ses bureaux à Jérusalem puis
07:37en Cisjordanie. Elle est interdite de diffusion en Israël et ces journalistes n'ont même pas le
07:42droit d'être présents sur le territoire. Comment est-ce que cette tension s'exprime à l'antenne ?
07:46Alors Al Jazeera évoque régulièrement le fait qu'Israël ne souhaite pas que la chaîne opère
07:53dans le pays. Elle le fait quand sa correspondante chargée des affaires israéliennes parle, puisqu'elle
07:58le fait d'Aman, qui est la capitale de la Jordanie. Et régulièrement, en plateau, le présentateur ou la
08:03présentatrice dit « et on rappelle que vous le faites d'Aman parce que vous n'avez pas le droit
08:06d'être en Israël et que nos bureaux ont été fermés ». La chaîne diffuse également à intervalles très
08:12réguliers, plusieurs fois par jour, des clips qui sont assez différents de ces séquences d'information
08:16puisque là on parle de vraies publicités, c'est-à-dire il y a de la musique de fond, c'est très monté.
08:23Et enfin, comment les médias français perçoivent-ils Al Jazeera ? Quel regard portent-ils sur la chaîne ?
08:40Alors c'est très simple, les médias français ne portent pas de regard sur Al Jazeera. Ça relève
08:45plus d'un état d'ignorance, j'ai l'impression, que d'une volonté de la faire taire ou de ne pas
08:51en parler. Dans l'ensemble, les médias français ne reprennent, par exemple, jamais ces images
08:54concernant Gaza. Il y a des heures et des heures, chaque semaine, d'images extrêmement marquantes
09:00qui viennent d'Al Jazeera. Les médias peuvent tout à fait se racheter des images les uns envers les
09:05autres ou même se protéger derrière le droit de citation pour en tirer quelques secondes et
09:11montrer ce qu'il se passe, malgré le fait que la chaîne soit bien, et je le répète, la seule télé
09:16de cette envergure-là, internationale, à avoir encore des journalistes directement dans la zone
09:23de Gaza depuis un an. Pour moi, la conclusion de cet article, c'est qu'en réalité, le blocus
09:27journalistique imposé par Israël et accepté par l'Égypte, qui a aussi une frontière avec Gaza,
09:31je le rappelle, fonctionne très bien, fonctionne trop bien, puisque, on l'a bien vu avec le conflit
09:37au Liban, les chaînes françaises savent tout à fait envoyer des journalistes. Leurs envoyés
09:40spéciaux savent tout à fait entrer en empathie et transmettre cette empathie aux téléspectateurs
09:45et aux téléspectatrices. Mon sentiment, c'est que les journalistes dans les rédactions françaises
09:48sont tout à fait conscients de ce que fait le blocus informationnel imposé par Israël à Gaza,
09:55mais que leur direction et leur hiérarchie ne sont pas prêts à s'engager dans le même sens.
10:01Vous venez d'écouter Déruche, le podcast de la rédaction d'Arrêt sur image, et cette semaine,
10:08nous avons déruché l'article Al Jazeera, et pendant ce temps-là, à Gaza, signé Loris Guémard,
10:14à retrouver en intégralité sur arrêt sur image.net.

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