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Sociologue, ancienne directrice d'études à l'EHESS, Irène Théry s'intéresse aux évolutions des rapports entre les sexes et les générations. Elle est devenue féministe en 1972, lors de son arrivée à Paris. Peu de temps après, elle décide de s'orienter vers les sciences humaines afin d'étudier la place des femmes dans la société. Elle se spécialise autour des thèmes de la famille et de la vie privée.
Pour elle, les relations entre les genres ne s'expliquent pas par une domination d'une classe sur une autre, mais plutôt par des relations sociales basées sur des règles, des habitudes, des moeurs, des significations et des valeurs. Elle souligne également un engagement désormais plus marqué des hommes pour la cause des femmes et les progrès accomplis par sa génération dans les relations entre les deux sexes.

Omniprésent dans l'actualité, le mouvement féminisme a une histoire riche et plurielle. Comment définir la complexité de ce mouvement, la diversité des messages et luttes ? Dans une nouvelle collection d'entretiens Laure Adler donne la parole à celles qui haussent la voix pour le droit des femmes.

A travers leur parcours, leurs écrits, leurs oeuvres ces personnalités engagées nous partagent leur vision du féminisme. Ovidie, écrivaine et réalisatrice, dénonce l'influence des médias et de la culture populaire dans notre perception du genre et du sexe. Michelle Perrot, historienne, nous offre un éclairage sur les racines et l'évolution du féminisme à travers les âges, nous permettant ainsi de comprendre les enjeux contemporains. Mona Chollet, écrivaine, partage ses réflexions sur les défis actuels du féminisme, elle interroge les normes sociales et les mécanismes de pouvoir en place et enfin Alice Coffin, femme politique, journaliste et militante LGBT explique comment les idéaux féministes devraient se traduire en actions concrètes dans la société.

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Transcription
00:00Générique
00:02...
00:16Merci, Irène Théry, d'avoir accepté de participer
00:18à cette série sur le féminisme.
00:20Ma première question, c'est, êtes-vous féministe ?
00:24Si je suis féministe, réponse oui.
00:26Evidemment.
00:27Depuis quand ?
00:29Je suis féministe depuis, je dirais, 1972-1973.
00:34Je ne pense pas que j'étais particulièrement féministe
00:37quand j'étais jeune, en fait.
00:39J'avais plutôt cette forme d'émancipation
00:42qui peut confiner quelquefois la haine de soi.
00:45C'est-à-dire de dire que les filles, c'est pas intéressant,
00:48les garçons, c'est plus intéressant.
00:50Je me suis rapidement débarrassée de cette façon d'être sexiste,
00:53en quelque sorte,
00:55pour me rapprocher de ceux qui étaient plus intéressants.
00:58Je suis devenue féministe quand je suis arrivée à Paris.
01:01Je suis née à Aix, j'ai fait mes études à Marseille,
01:05mais quand je suis arrivée à Paris pour entrer à Normale Sup',
01:09c'était 1972-1973,
01:10je suis immédiatement tombée dans les bras de l'extrême-gauche
01:14et du féminisme militant.
01:16Voilà la vérité.
01:17Oui, parce que ça allait ensemble, à cette époque-là.
01:20Ça allait ensemble, pas toujours facilement,
01:22mais dans la petite organisation d'extrême-gauche
01:26dans laquelle j'étais,
01:28il y avait un lien très important avec le MLAC,
01:30par exemple, une de nos...
01:32-"Mouvement de libération pour l'avortement".
01:34-"Mouvement pour l'avortement et la contraception".
01:37Et donc, c'est par le MLAC, en fait,
01:39qu'ensuite, ça s'est poursuivi pour moi,
01:42comme beaucoup de militantes de ma génération,
01:46par un engagement dans les groupes femmes,
01:49sur la question du viol,
01:51sur la question de l'égalité des sexes,
01:53du partage des tâches, etc.
01:55Donc, du MLAC, c'est-à-dire vraiment une lutte particulière
01:58qui arrive, qui aboutira à la loi Veil,
02:01à une participation plus globale au féminisme
02:03et la conscience d'un problème de rapport pas évident
02:09entre cet engagement féministe
02:11et ce qui se passait dans les groupuscules d'extrême-gauche.
02:15Moi, je n'ai pas rencontré, je dirais, de machisme particulier.
02:18Il y en avait comme un peu partout,
02:20mais disons que, dans l'ensemble,
02:24ils soutenaient la lutte des femmes.
02:26Oui, mais enfin, ils préféraient qu'on aille faire des photocopies
02:29ou qu'on leur apporte des sandwiches.
02:31Mais c'est ça, il y avait un partage
02:34qui paraissait encore très évident
02:37et auquel on était sensibles.
02:40Et c'est vrai que, par rapport à ça,
02:43il y avait un petit peu deux possibilités
02:47ou deux attitudes ou deux sentiments.
02:50Celui qui consistait à dire
02:53que le féminin, au fond, n'est pas assez reconnu.
02:55Et ça, beaucoup de féministes plutôt différentialistes
02:58voulaient valoriser les qualités féminines, etc.
03:02Et moi, c'était pas trop mon tempérament.
03:05Mon tempérament, il consistait plutôt à ressentir
03:08qu'il y avait des questions
03:11qui étaient comme des privilèges masculins.
03:13Par exemple, l'accès à la généralité.
03:15L'accès à la généralité,
03:17c'était utilisé par beaucoup de militants
03:21comme une façon d'avoir un avis sur tout.
03:25Ils avaient un avis sur tout
03:26et ils l'imposaient de façon assez autoritaire.
03:30Et moi, je me suis dit,
03:31c'est là que je me sens vraiment infériorisé
03:34parce que moi, je n'ai pas un avis sur tout
03:36et je voudrais accéder à cette généralité,
03:39mais pas sous la forme, disons, de l'aplomb machiste,
03:43que j'ai assez souvent rencontré,
03:46mais sous la forme, en fait, d'une conquête,
03:49d'une pensée générale.
03:50C'est-à-dire pas...
03:51Vous voyez, pas valoriser l'intime, le privé, le particulier.
03:58Moi, je voulais accéder à une pensée du général sur la société,
04:01mais comment y faire, sinon, par la voie longue de l'étude.
04:05Et donc, c'est pour ça qu'après,
04:08quand le mouvement féministe des années 70 s'est un peu étiolé,
04:12comme beaucoup d'autres femmes de ma génération,
04:15je me suis tournée vers les sciences humaines.
04:17Il y en a qui ont pris la philosophie, l'histoire,
04:20les sciences humaines,
04:22pour poursuivre mon engagement féministe,
04:25conscient qu'on n'avait pas l'égalité des sexes,
04:28mais par une meilleure connaissance
04:31de la place des femmes dans l'histoire, dans la société, etc.
04:34Vous vouliez rendre cohérent votre engagement féministe.
04:38Non, je dirais pas ça.
04:40J'avais perçu dans...
04:42Donc, j'étais dans le mouvement féministe,
04:44j'en voyais toutes les divisions,
04:47parce que c'est maintenant, les gens se disent,
04:49les féministes d'autrefois, c'était bien, elles étaient pas anti-hommes.
04:53Quand on était vraiment dans le mouvement, il était très divisé.
04:57D'ailleurs, les mouvements sociaux sont toujours très divisés.
05:00Il y a des tas d'écoles, etc.
05:02Il y avait, en quelque sorte, deux écoles qui avaient pignon sur rue.
05:06Ils ont un certain différentialisme
05:08incarné par Antoinette Fouque,
05:12les éditions des femmes, etc.
05:14Et puis, les féministes radicales de Christine Delphi,
05:18des questions féministes, etc.
05:20Et moi, je me reconnaissais finalement dans aucun de ces deux courants.
05:24Et je me disais, il faut que je sois capable
05:28de creuser ma propre voie, en quelque sorte.
05:31C'est ce que vous avez fait,
05:33par les études que vous avez développées sur la parentalité,
05:37la situation de la femme à l'intérieur du couple,
05:40des études extrêmement rigoureuses depuis des décennies.
05:44En fait, j'ai une conviction, depuis longtemps,
05:47peut-être depuis ce moment-là,
05:48c'est que la question des femmes ou des rapports de sexe,
05:52des rapports sociaux de sexe ou de genre,
05:54comme on veut les appeler,
05:57ça touche aux fondamentaux des sciences sociales.
06:00Et les études dites de genre,
06:04elles sont plutôt issues du militantisme
06:07et elles s'interrogent peu
06:09sur des questions fondamentales des sciences sociales.
06:12Qu'est-ce qu'on appelle une société ? C'est quoi le social ?
06:15Qu'est-ce qu'on appelle une personne ?
06:17Ce sont des questions majeures
06:19et dont je pense qu'à la fois elles peuvent éclairer
06:23notre réflexion sur les femmes et les hommes,
06:25et puis la prise en compte des rapports de genre
06:28ou des rapports sexuels éclairent aussi ces questions.
06:31Et c'est un peu ça qui fait ma particularité.
06:35Moi, j'ai tout à fait la conscience d'être assez minoritaire, je dirais.
06:40Pourquoi vous dites ça, minoritaire ?
06:42Parce que je suis minoritaire théoriquement.
06:45Non, je ne me sens pas minoritaire
06:47dans la façon dont mes enquêtes, mes travaux sont reçus.
06:51C'est un paradoxe.
06:53En fait, je peux dire qu'il n'y a pas un sujet
06:56sur lequel j'ai travaillé
06:57dans lequel je n'ai pas bénéficié d'une forme de reconnaissance.
07:00Mais vous avez même développé des problématiques
07:04avant tout le monde, qui sont devenues des enjeux de société.
07:07En tout cas, ce qui est vrai, c'est que, par exemple,
07:10quand on était féministe, travailler sur la famille,
07:13ça n'allait pas de soi du tout.
07:14Parce que la famille, c'était ce que les hommes avaient trouvé
07:18de plus malin pour dominer les femmes
07:21avec leur consentement énamouré, en gros.
07:23Et donc, les féministes disaient à bas la famille
07:26dans les années 70.
07:27Donc, s'intéresser à la famille,
07:29penser que c'était là qu'allait se jouer beaucoup de choses
07:34dans l'avenir de l'approfondissement de l'égalité,
07:37autour de changements dans la parenté, dans la famille, etc.,
07:41aujourd'hui, c'est tout à fait reconnu.
07:43Mais à l'époque, on disait,
07:45mais qu'est-ce qu'elle va faire dans ce domaine-là,
07:48qui appartient par essence à des réacs ou à des pétainistes ?
07:51Travail, famille, patrie ? Non.
07:53Il fallait montrer que la famille allait être bouleversée
07:57par la valeur d'égalité des sexes.
07:59Donc, encore une fois,
08:02avec le recul, je me dis, j'ai eu de la chance.
08:05Mon travail est reconnu.
08:08Ce que j'ai fait...
08:09A tel point, d'ailleurs, que le gouvernement,
08:12à un certain moment, vous a demandé de faire des rapports
08:15et de pouvoir faire comprendre sociétalement
08:18la profondeur de vos travaux.
08:20On pourra revenir sur le fait d'avoir fait des rapports,
08:23mais je me sens reconnue sur tout ce que j'ai fait,
08:26au sens où j'ai pu travailler sur le divorce,
08:28sur les familles recomposées, sur le mariage pour tous,
08:31sur la PMA pour toutes, etc.
08:33Sur les familles monoparentales.
08:35Et même aujourd'hui, sur MeToo.
08:37Je me sens reconnue dans ce que je dis,
08:39mais les fondements théoriques sur lesquels je m'appuie
08:43restent tout à fait minoritaires.
08:45C'est comme ça.
08:46C'est pas grave.
08:47Pourquoi ? Est-ce que le féminisme est-il une théorie, selon vous ?
08:51Il y a plusieurs... Il y a des théories du féminisme.
08:55Il y a des théories, mais on va dire que,
08:58en général, ces théories s'inscrivent
09:01dans un contexte social,
09:04celui des sociétés individualistes,
09:06dont on sait, depuis Durkheim,
09:09qu'elles ont tendance à ne pas se voir comme des sociétés.
09:13C'est-à-dire qu'avec la pensée individualiste,
09:16et ça a été développé par Durkheim, mais aussi par Mauss,
09:19par Castoriadis, etc.,
09:21avec l'individualisme, on a tendance
09:25à oublier la dimension instituée
09:28du social, de ne pas la prendre au sérieux,
09:31au sens des institutions du sens, etc.,
09:34et à se voir comme une collection d'individus,
09:37une grande population, qu'on pourrait répartir,
09:40les hommes, les femmes, les hétéros, les homos,
09:42pour prendre les sujets sur lesquels je travaille,
09:45les cisgenres, les transgenres, les noirs, les blancs.
09:48Vous voyez, on nous répartit par classes d'individus,
09:51et la plupart des pensées féministes aujourd'hui
09:56sont dans une logique ensembliste identitaire.
09:59C'est un terme de Castoriadis, c'est-à-dire essayer de tout expliquer
10:02par les similarités entre ces individus
10:05et par le principe d'une domination d'un groupe sur l'autre.
10:09Vous voulez dire que si on est une femme racisée,
10:12minoritaire, on est forcément opprimée, etc.,
10:15une forme de logique qu'empruntent certaines féministes
10:19pour...
10:20Leur explication, c'est que...
10:22...essentialiser leur situation.
10:24L'explication, c'est, derrière les apparences
10:26d'un certain changement social, quand même,
10:30du fait que les femmes ont quand même un certain pouvoir,
10:33une certaine valeur, etc.,
10:35eh bien, derrière, il y a à dévoiler
10:38la mécanique qui est toujours la même,
10:40c'est-à-dire la mécanique de la domination
10:43d'une classe d'individus sur une autre.
10:45Les blancs dominent les noirs, les hommes dominent les femmes.
10:48Les...
10:50Non, je pense pas.
10:51C'est pas réductible à cette caricature
10:55d'un groupe d'individus qui serait mu par quoi ?
10:57Par une sorte d'identité.
10:59Avant, on disait une identité biologique.
11:01Aujourd'hui, on dira une identité sociale,
11:04mais finalement, de façon complètement déterministe.
11:07Et donc, on appartient de façon déterministe
11:10à une classe de sexe, par exemple,
11:12et elle vous met en position de dominant ou de dominée.
11:16Les femmes ne sont-elles pas dominées par les hommes ?
11:18Elles le sont, mais...
11:20Mais c'est la question de comment on l'explique,
11:23comment on le décrit.
11:25J'ai lu, pas plus tard qu'hier,
11:27la quatrième de couverture d'un livre sur la domination blanche,
11:32dans lequel il était écrit que des blancs
11:35pouvaient être antiracistes s'ils étaient, je cite,
11:39traîtres à leur race.
11:41Traîtres à leur race. C'est-à-dire qu'être blanc,
11:44c'est être par essence,
11:46pas une essence biologique, mais une essence sociale, raciste,
11:50et si on est antiraciste, on est traître à sa race.
11:54Moi, je trouve que c'est effarant de penser comme ça,
11:57dans ce domaine comme dans tous les autres.
12:00Comme si les hommes qui sont féministes
12:02étaient traîtres à leur genre,
12:04comme si les hétéros, égalitaires,
12:06étaient traîtres à leur orientation sexuelle.
12:09C'est très important, ce que vous dites,
12:11d'autant plus que vous êtes une grande intellectuelle,
12:15sociologue, spécialiste
12:16de toutes les problématiques de rapport entre les sexes.
12:21Est-ce à dire que vous réprouvez un certain radicalisme
12:25à l'intérieur de certains arguments ?
12:27On va pas parler de groupe,
12:29on va parler d'argumentation intellectuelle,
12:32car le féminisme est un continent d'exploration intellectuelle.
12:37C'est ce qu'il faut souligner.
12:39Ces discours militants ont quand même certains avantages.
12:42Je ne vais pas les condamner en tant que discours militant.
12:46Je les trouve souvent injustes, mais ils soulèvent...
12:49Par rapport aux hommes ?
12:51Par exemple, ils soulèvent énormément de nouveaux problèmes,
12:54et ça, c'est pas si mal.
12:56Mais ce que je dirais,
12:58c'est qu'on peut proposer une autre analyse de la situation,
13:03pourquoi il y a des inégalités entre les hommes et les femmes,
13:06pourquoi il y a des hiérarchies, des dominations,
13:09sans passer par cette hypothèse de la grande domination
13:13d'un groupe sur l'autre.
13:14Donc en passant par les rapports sociaux...
13:17Exactement.
13:18On oublie un peu les rapports sociaux
13:20dans l'histoire du féminisme.
13:22Une société, c'est pas une population.
13:24Quand on parle d'une population,
13:26on a juste mis les individus, mais ce qu'on a enlevé,
13:29c'est les institutions, la règle du jeu.
13:31Il y a des règles qui organisent nos relations,
13:34il y a des habitudes.
13:36Le mot habitus, c'est pas Bourdieu qui l'a inventé, c'est Mousse.
13:39Il y a des habitus, il y a des mœurs.
13:42Et donc, la particularité des humains,
13:44c'est qu'il n'y a pas simplement des régularités,
13:47mais il y a des règles, des significations, des valeurs.
13:50Donc, quand des anthropologues veulent comprendre
13:53les rapports sociaux de sexe
13:55dans une société très lointaine,
13:57eh bien, ils vont pas dire
13:59que tous les hommes dominent...
14:01Ils essayent de comprendre
14:02l'organisation de cette société,
14:04quelles sont ses plus grandes valeurs,
14:06quel est son imaginaire,
14:08comment sont réparties les tâches, etc.
14:10Et c'est à partir de là
14:12que les stéréotypes se forment.
14:15Je dirais pas qu'il n'y a pas de stéréotypes,
14:17mais aujourd'hui, on fait du stéréotype la cause de tout.
14:20-"La domination du patriarcat est-ce un stéréotype à vos yeux ?"
14:24Irène Théry.
14:25D'abord, j'emploie pas le mot patriarcat
14:27pour ce qui me concerne.
14:29Vous déminez les mots qui sont employés
14:31dans le vocabulaire habituel.
14:33C'est habituel depuis pas très longtemps.
14:36Non, c'est vrai.
14:37Donc, ce que je pense, moi,
14:40c'est que si on regarde, donc,
14:44le principe d'une division par sexe,
14:46ça, c'est un terme de Marcel Mauss.
14:48La division par sexe est une division fondamentale,
14:51je cite Mauss,
14:52qui a grevé de son poids toutes les sociétés
14:55à un degré que nous ne soupçonnons pas.
14:57Nous pouvons dire à nos étudiants,
14:59et en particulier à celles et ceux,
15:01ça, c'est du Mauss,
15:03qui iraient faire des observations sur le terrain,
15:05que nous n'avons fait que la sociologie des hommes
15:07et non pas la sociologie des femmes ou des deux sexes.
15:10Féministe avant l'heure, Marcel Mauss.
15:12Très féministe.
15:13Il y a eu des magnifiques féministes dans le passé,
15:16chez les hommes.
15:17On les oublie.
15:18Il y a eu des femmes très peu féministes
15:20et qui ont été les principales ennemies du combat féministe.
15:24Donc, ce qu'il montre là, c'est très important.
15:27Il y a, dans toutes les sociétés traditionnelles,
15:30un principe de division des tâches, des rôles, des statuts, etc.,
15:34qui est considéré comme éminemment important.
15:36Donc, il dit que c'est fondamental.
15:39Et en même temps, il dit que ça grève de son poids.
15:42C'est fondamental. Pourquoi ?
15:43Tout simplement parce que la vie en commun de l'un et de l'autre sexe
15:47ne s'organise pas naturellement.
15:49Donc, elle est instituée.
15:51Comment est-ce qu'on va vivre ensemble ?
15:53Quel sens on va donner à notre condition sexuée ?
15:56Comment on va se répartir ?
15:58Et c'est vrai que, traditionnellement,
16:00la règle, c'est qu'il y a une excellence masculine,
16:03une excellence féminine.
16:04Pas dans la nature, mais dans les idéaux.
16:07Il faut cultiver une chose chez les unes,
16:10une chose chez les autres, un monde masculin, féminin, etc.
16:13-"Marcel Moe", c'était dans les années 30.
16:15Oui, mais on a reculé par rapport à ça.
16:18Si on ne passe plus par la règle du jeu, en quelque sorte,
16:22pour arriver à expliquer...
16:23Les stéréotypes, ils viennent des actions,
16:26ils viennent de la règle du jeu,
16:28et c'est à la règle du jeu qu'on est initié quand on est petit.
16:31Cette règle du jeu, pendant très longtemps,
16:34et jusqu'à...
16:36Je dirais presque jusqu'aux années 70,
16:38c'était une règle du jeu qui, justement, restait à la fois...
16:44fondée sur un principe de division des rôles,
16:46très important, quand même, et...
16:48-"La mère au foyer, le père à l'extérieur."
16:51-...par exemple, et, évidemment,
16:54ce qui restait hiérarchique.
16:56La hiérarchie, ça n'est pas l'inégalité.
16:58La hiérarchie...
17:00-"La domination, la possibilité de la domination."
17:02-...en anthropologie, c'est un mot,
17:04c'est un sens très précis, très important.
17:07Ce n'est pas l'inégalité,
17:09c'est l'englobement de la valeur contraire.
17:12L'englobement...
17:13Il y a une valeur du féminin.
17:15Dans toutes les sociétés, il y a une valeur du féminin.
17:18Il y a une valeur du masculin,
17:19mais la valeur du masculin englobe la valeur du féminin.
17:23La valeur du féminin ne s'exprime
17:25qu'en tant que la valeur supérieure du masculin l'englobe.
17:29Un peu comme Adam et Eve.
17:30Il y a...
17:32Eve, elle est différenciée par rapport à Adam.
17:36Adam englobe les deux sexes.
17:38L'homme, pour dire à la fois
17:40le mâle de cette espèce et le représentant de toute l'espèce,
17:44alors qu'on ne dira pas la femme pour toute l'espèce.
17:46Donc, englobement de la valeur contraire avec des retournements.
17:50Celle qui est englobée dans certains domaines de la vie sociale,
17:54par exemple dans l'organisation globale de la cité,
17:56là, c'est sûr que c'est la valeur masculine qui l'emporte,
18:00mais dans la vie privée, ça peut se retourner quelquefois.
18:03C'est ce qui fait que les sociétés traditionnelles
18:06ne sont pas si abjectes
18:09qu'on veut le voir aujourd'hui.
18:11Et ça me choque beaucoup
18:13qu'au nom du féminisme, on jette sur les sociétés du passé,
18:16sur les sociétés lointaines,
18:18un regard aussi arrogant et sociocentriste.
18:21Elles ne partageaient pas nos valeurs d'égalité, les sexes,
18:25comme elles ne partageaient pas nos valeurs d'égalité en général,
18:28mais ce sont des sociétés humaines qui ont des choses à nous apprendre.
18:32En tout cas, respectons-les comme des sociétés hiérarchiques
18:36et ne les transformons pas en tyrannie.
18:39Vous avez l'impression que certaines féministes
18:42profèrent des excès qui nuisent peut-être à la théorie du féminisme ?
18:46Vous avez dit...
18:47Oui, par exemple, quand Colette Guillemin,
18:50dans les années 70, dit qu'il faut dévoiler la réalité,
18:53la réalité, ça s'appelle le sexage.
18:55Elle explique, dans Question féministe,
18:58parce que, dès cette époque, j'avais critiqué cette approche
19:01dans la revue à laquelle j'ai participé,
19:03qui s'appelait La revue d'en face,
19:05une petite revue que j'ai adorée,
19:07qui est pleine d'humour, etc.
19:09Et donc, j'avais pu dire,
19:11mais à quoi ça nous avance de dire que les femmes sont des serves ?
19:15Toujours l'idée de dévoiler,
19:18et plus on ira loin, plus on manifestera
19:20l'ampleur de son féminisme.
19:22C'est comme Bourdieu, qui va, par exemple, dire,
19:24domination masculine, alors, il va en Kabylie,
19:28et il nous présente le peuple kabyle
19:30d'une façon que aucun anthropologue ne pourrait accepter,
19:34c'est-à-dire, c'est l'éternisation
19:36de la domination masculine la plus abjecte,
19:39les femmes ne sont que des choses, etc.
19:41Bien sûr, quand il est allé en Kabylie,
19:43c'est pas ce qu'il a vu, et dans ses premiers travaux,
19:46il a fait des descriptions merveilleuses, très justes,
19:49justement, de la hiérarchie dans la maison kabyle, etc.
19:52Donc, vous voulez, en fait, une sociologie,
19:55un regard sur le féminisme qui soit plus divers,
19:58qui soit plus argumenté...
20:00Qui soit plus juste.
20:01D'abord, vous incluez les hommes.
20:04D'abord, je dirais que ce qui m'importe,
20:06en tant que sociologue, et plus généralement,
20:09parce que je travaille avec des anthropologues,
20:11je pense qu'il n'y a pas de justice sans justesse.
20:14Je pense que je ne veux pas faire de la sociologie à thèse.
20:17Moi, la bonne sociologie, pour moi,
20:19c'est celle qui va le mieux décrire la réalité sociale,
20:23tout simplement.
20:24Donc, il faut les hommes.
20:25Dans la société, il y a aussi des hommes.
20:28Evidemment.
20:29Vous dites évidemment, mais il y a des féministes
20:31qui, dans leur lutte,
20:33excluent la possibilité d'inclure les hommes.
20:37Or, on voit, c'est tout petit, mais ça commence,
20:40qu'il y a de plus en plus d'hommes qui se disent
20:43ou qui veulent se dire féministes.
20:46Bien sûr, c'est un des effets du progrès
20:50de la valeur de l'égalité des sexes dans la société.
20:54Quand j'ai commencé avec Do dans les années 70,
20:57c'est vrai que les hommes nous regardaient.
20:59Il y en avait un petit peu qui essayaient
21:01de se dire plus féministes que nous,
21:03mais peu nombreux.
21:04On les moquait un peu, d'ailleurs.
21:06Pour une fois qu'on essaie de prendre la parole,
21:09on n'a pas besoin qu'ils nous donnent des leçons de féminisme.
21:12Mais je trouve que ce qui se passe
21:15ces dernières années,
21:18avec de plus en plus d'hommes qui critiquent le machisme,
21:22c'est-à-dire des façons de se comporter,
21:25des représentations dans lesquelles ils ne se reconnaissent pas,
21:28parce qu'ils participent d'une société
21:31qui a énormément changé.
21:33On est quand même la première société au monde
21:35qui veut vivre sur une valeur d'égalité des sexes
21:38et qui change la règle du jeu dans ta domaine,
21:41dans la famille, dans la socialité,
21:43dans le rapport privé-public, le travail, etc.
21:46Je ne suis pas fière de beaucoup de choses
21:49de ce qu'a fait ma génération.
21:50On va me dire qu'en matière d'écologie,
21:53en matière d'inégalité sociale,
21:56c'est pas brillant.
21:57Par contre, il y a une chose dont on peut être fière,
22:00c'est ces avancées qu'on a faites sur l'égalité
22:02entre hommes et femmes, et compréhension, d'ailleurs,
22:06qu'une certaine conception des sexes
22:08avait déshumanisé des catégories minoritaires,
22:10mais qui sont très importantes,
22:12les personnes intersexes, les personnes transgenres.
22:15Je suis très fière de ce qu'on fait là.
22:18Je sais qu'il y en a qui appellent ça la décadence occidentale.
22:21Ce sont des ennemis du féminisme.
22:23C'est des ennemis de la démocratie.
22:25Le féminisme et la démocratie, ça va ensemble.
22:28Quand Vladimir Poutine dit qu'il est parti en guerre
22:31contre l'Ukraine,
22:32parce qu'il est parti en guerre contre la décadence occidentale
22:35et que c'est représenté par la fierté LGBT
22:38et le droit d'avortement,
22:39bon, voilà, et je prends Poutine,
22:42je pourrais prendre toutes les théocraties existantes, etc.
22:45Donc, il faut faire attention,
22:47parce qu'il faut savoir, je dirais,
22:50être fier aussi de ce qu'on est capable de faire.
22:53Si vous voulez défendre, justement, l'égalité des sexes,
22:58il faut pas toujours en rajouter que ça va mal,
23:00que ça va très mal.
23:01Si on n'est plus juste, on dit aussi,
23:04regardez quel formidable progrès on a été capables.
23:06C'est insuffisant, mais on veut pas revenir en arrière.
23:10C'est mieux que les femmes aient le droit à l'avortement.
23:13C'est mieux que les gays et les lesbiennes puissent se marier.
23:17On doit être fier de ça, on doit le défendre.
23:19Plutôt que de rappeler que c'est jamais assez,
23:22je comprends les militantes
23:24qui vont ne voir qu'un aspect ou caricaturer, etc.
23:29Quelquefois, ça permet de soulever des lièvres,
23:32en quelque sorte, des nouvelles questions, etc.
23:35Il y a toujours eu des excès dans la lutte politique.
23:38La radicalité, c'est ça.
23:39C'est une façon de dénoncer,
23:41alors que moi, j'appartiens plutôt,
23:43du point de vue de ma sensibilité politique,
23:45je dirais que j'appartiens à la deuxième gauche.
23:48C'est-à-dire, ce que j'ai appris en vieillissant,
23:51par rapport à ma période révolutionnaire,
23:53c'est que la politique, c'était agir, pas juste dénoncer.
23:57C'est qu'est-ce qu'on peut faire ? Qu'est-ce qu'on peut faire ?
24:00Je me reconnais là-dedans.
24:02Ce qui est purement dénonciatoire,
24:04sans jamais dire qu'est-ce qu'on fait,
24:06dans les conditions de possibilité de maintenant,
24:08ça ne m'intéresse pas, personnellement.
24:11Mais je comprends que ça existe.
24:13Ce qui me pose problème,
24:15c'est quand ça finit par créer des affrontements dans la société
24:20qui n'ont pas lieu d'être.
24:21Pourquoi dire que tous les hommes doivent avoir honte ?
24:24Parce qu'il y a des hommes qui violent les femmes.
24:27Bon, on peut très bien expliquer la prégnance du viol
24:33à travers une compréhension, justement,
24:36de ce qu'a été la civilité sexuelle dans le passé,
24:39quelle était la règle du jeu,
24:41pourquoi les femmes étaient considérées
24:44comme a priori consentantes,
24:47sauf si elles disaient non.
24:50Il y avait une sorte de...
24:52Pourquoi, quand il y avait un rapport sexuel hors mariage,
24:56on montrait du doigt la femme et pas l'homme ?
24:59Pourquoi on divisait les femmes en deux,
25:02du point de vue des institutions sociales ?
25:05Les femmes honorables qu'on épouse, et puis...
25:08La maman et la putain.
25:09Les putains, les filles de mauvaise vie, les filles mères,
25:12sur lesquelles on peut se servir sans se poser de problème,
25:16parce que, de toute façon, elles ne valent rien.
25:19On peut expliquer sans passer
25:22par une sorte de déterminisme identitaire.
25:25C'est pas la peine.
25:26Il y a des hommes et des femmes qui comprennent ça
25:29et qui luttent contre.
25:31Et les féministes au XIXe,
25:35par exemple, celles qui ont lutté,
25:37sur quelque chose sur quoi j'ai travaillé,
25:39l'article 340 du Code civil,
25:41interdiction de recherche en paternité,
25:43qui a duré depuis la Révolution française jusqu'en 1912.
25:47C'était quand même un grand siècle.
25:49Il faut imaginer que ça voulait dire,
25:51quand une femme était enceinte,
25:53il était interdit de rechercher le père de cet enfant,
25:56le géniteur de cet enfant, de se tourner vers lui.
25:59Donc, ça a ouvert des boulevards
26:02à des carrières de dragueurs, de séducteurs
26:04et de violeurs en tout genre.
26:06De toute façon, ils avaient rien à...
26:08C'est un principe d'irresponsabilité.
26:11Elle pourra pas se retourner contre vous.
26:14Donc, quand les féministes ont dit
26:16mais c'est insensé,
26:18cette règle, c'est le coeur,
26:21justement, de l'oppression,
26:23c'est un des coeurs de l'oppression des femmes,
26:26de diviser les femmes en deux sur ce point,
26:28celles qu'on épouse et les autres.
26:30Elles ont eu des hommes avec eux
26:32et elles se sont battues contre des femmes.
26:35-"Continuons le combat".
26:37Merci, Irène Théry.
26:39Merci, Laure Adler.
26:40SOUS-TITRAGE RED BEE MEDIA
26:43Générique
26:45...

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