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"Ce n'est pas l'histoire d'une puissance coloniale qui rend, c'est d'abord l'histoire d'un continent entier qui a été pillé" : à l'occasion de la sortie de son film "Dahomey", la réalisatrice Mati Diop nous parle du difficile retour des œuvres pillées sur le continent africain pendant les colonisations.

Dahomey, actuellement en salle.
Transcription
00:00Pourquoi est-ce qu'on entendrait tout le temps parler de la restitution
00:02depuis celui qui a la noblesse de rendre aujourd'hui ?
00:06Ce n'est pas seulement l'histoire de Macron, de la France,
00:08d'une ancienne puissance coloniale qui rend.
00:10C'est d'abord l'histoire d'un continent entier qui a été pillé.
00:15Dahomé, c'est un film qui raconte le retour, le rapatriement par la France
00:19de 26 trésors royaux du Dahomé devenus le Bénin.
00:23L'idée, c'était de raconter ce retour, ce rapatriement
00:27par les œuvres elles-mêmes, du point de vue des œuvres qui ont été pillées,
00:31pour qu'elles puissent elles-mêmes raconter l'histoire de leur pillage.
00:41Jusqu'à 2017, la question de la restitution n'est pas un sujet
00:46qui me travaille plus que ça.
00:49Et c'est suite à l'annonce de Macron en 2017 à Ouagadougou.
00:53Je veux que d'ici cinq ans, les conditions soient réunies
00:57pour des restitutions temporaires ou définitives
01:00du patrimoine africain en Afrique.
01:03L'effet que ça produit en moi à ce moment-là,
01:05c'est l'effet de l'effondrement d'un tabou.
01:08À un niveau collectif, mais en l'occurrence à un niveau individuel,
01:12je ressens à quel point cette question est restée, en fait,
01:17éteinte et en sommeil chez moi.
01:19Je repense à ces sorties scolaires que j'ai faites enfant,
01:22que ce soit au Musée de l'Homme ou plus tard au Quai Branly,
01:24où je découvre avec effroi l'ampleur de ce patrimoine africain
01:30stocké dans ces musées exposés,
01:33sans que ne soit exposée la violence du contexte colonial de l'époque.
01:40On sait très bien que ces œuvres n'ont rien à faire là,
01:43que rien n'est à sa place.
01:44Et pourtant, dans cette mise en scène extrêmement ingénieuse,
01:50le message qu'on reçoit, c'est que finalement,
01:52la trace matérielle de nos ancêtres,
01:57ce patrimoine, ces biens culturels, ces œuvres magnifiques, puissantes,
02:01qu'il vaut mieux qu'elles soient gardées, préservées ici.
02:16Mais alors, qu'est-ce qu'on se raconte, enfants,
02:18sur l'idée qu'elles n'ont rien à faire sur le continent ?
02:21On se raconte que quoi ?
02:22Que les Africains ne sont pas en mesure d'en prendre soin,
02:26qu'ils déconsidèrent eux-mêmes leur culture,
02:29qu'ils dénigrent eux-mêmes leur culture.
02:30Donc en fait, ça renvoie à un sentiment de honte, d'infériorité.
02:35Ça renvoie à un sentiment très invalidant.
02:40Et ça, c'est l'imaginaire qui se crée dans l'esprit des enfants,
02:44dans l'esprit des adolescents.
02:46Et je pense que c'était très, très important de se saisir
02:51de cette restitution en particulier,
02:55pour justement venir interroger les stigmates, en fait,
03:01de cette histoire coloniale au sein de la jeunesse africaine,
03:05qui, on s'en rend compte dans le débat,
03:07est absolument lucide et plus du tout dupe
03:11des enjeux diplomatiques, en fait, que soulève cette question.
03:15Ils savent très bien ce que gagne la France.
03:17Macron a restitué ses 26 œuvres, strictement.
03:20J'ai grandi dans l'ignorance de ce que mon patrimoine,
03:24ma culture, mon éducation, ma vie, mon âme
03:26est restée à l'extérieur pendant des siècles.
03:30Jamais on n'a entendu cette jeune âge s'exprimer sur la question.
03:33Et pour moi, c'était une urgence de l'interpeller, de l'entendre,
03:40et surtout que le sujet de la restitution soit abordé,
03:44soit réfléchi, soit suscité du point de vue du pays qui a été pillé.
03:50Pourquoi est-ce qu'on entendrait tout le temps parler de la restitution
03:53depuis celui qui a la noblesse de rendre aujourd'hui ?
03:56Ce n'est pas seulement l'histoire de Macron, de la France,
03:59d'une ancienne puissance coloniale qui rend.
04:01C'est d'abord l'histoire d'un continent entier qui a été pillé
04:04et qui réclame son patrimoine depuis les années 60,
04:07depuis les indépendances.
04:09Et il y a une très longue histoire de demandes,
04:12de réclamations, de luttes pour le retour de ce patrimoine.
04:17C'est très important que le cinéma, justement, entre autres,
04:21en tout cas que l'art en général, notamment le médium du cinéma,
04:25se saisisse de l'actualité pour ne pas réduire nos questions
04:31à des sujets d'actualité, mais pour les inscrire dans la matière,
04:36les inscrire dans l'histoire.
04:37Et pour moi, faire ce film, c'était une façon
04:39de participer à l'écriture de cette histoire.
04:42Ce qui a été pillé il y a plus d'un siècle,
04:46c'est l'âme des peuples.
04:48Il y avait vraiment quelque chose de très important à la fois à archiver.
04:53En tant que cinéaste afrodescendante,
04:57c'était fondamental pour moi l'idée de créer nos propres archives.
05:04Certains spectateurs s'attendaient à un film plus didactique
05:09dans la façon dont les faits historiques et politiques sont présentés,
05:13plus didactiquement militant.
05:17Ce n'est pas ce parti pris là.
05:20Je pense que j'ai le sentiment que parfois,
05:23on s'imagine que l'Afrique,
05:27en tout cas que le cinéma produit par le continent africain
05:31ou alors par un cinéaste français d'origine africaine,
05:37qu'on n'aurait pas le luxe de proposer des imaginaires fantastiques,
05:43poétiques, qui empruntent vraiment à un imaginaire beaucoup plus libre
05:48que la dimension très terre-à-terre du militantisme,
05:53qui est très importante aussi.
05:55Mais pour moi, il n'y a pas à renoncer à la dimension fantastique,
05:58poétique, lyrique et flamboyante même.
06:03Il n'y a pas à renoncer à cette dimension.
06:06Surtout quand on vient d'Afrique, puisque c'est quand même la question...
06:10Enfin, le rapport à l'invisible, le rapport à l'occulte,
06:15la dimension sacrée aussi de l'art,
06:19fait quand même partie de notre culture à l'origine.
06:24C'est justement fondamentalement politique
06:27de se donner la liberté d'inventer nos propres imaginaires
06:30et de ne surtout pas se limiter à la dimension purement militante,
06:34mais de se rappeler que c'est presque encore plus militant
06:38de s'autoriser à être politique en passant par des formes absolument libres.
06:44Il faut s'en donner la liberté, il faut s'en donner l'audace
06:48et il ne faut surtout pas se sentir contraint
06:52au registre de témoignages misérabilistes
06:55et résister aux formes dominantes narratives.
07:01C'est politique justement de réinventer la manière de se raconter,
07:06de raconter nos histoires, de raconter cet héritage colonial.
07:09Pourquoi raconter cette histoire avec finalement les outils
07:14d'un langage imposé par une norme ?
07:17Il n'est jamais question de ce dont on parle,
07:28il est question de comment on en parle, à travers quelle langue,
07:34à travers quel langage et d'ailleurs à propos de la langue,
07:37c'était fondamental pour moi que ces œuvres,
07:40que ces 26 trésors royaux et que toute la communauté d'âmes,
07:43que ces œuvres en tant que véhicule portent en elles,
07:48parlent en fond ancien la langue dans laquelle parlaient
07:52lorsque ces œuvres ont été pillées par les troupes coloniales françaises
07:55et se réapproprier, rechoisir cette langue,
07:59restituer cette langue à ces œuvres,
08:03contrairement à ces étudiants qui se sentent emprisonnés
08:06dans la langue française,
08:07qui est la langue imposée par l'administration en Afrique,
08:10la langue de l'enseignement, la langue de l'administration,
08:15et dont ils expriment une certaine frustration, une certaine lassitude,
08:20cette jeune fille qui dit j'aimerais m'exprimer en fond
08:23mais je suis quelque part enfermée dans une langue qui m'a été imposée.
08:28Une ancienne puissance coloniale comme la France,
08:31elle a le devoir selon moi de rapatrier,
08:36mais elle n'a pas le pouvoir de restituer.
08:40Restituer c'est beaucoup plus profond comme démarche.
08:44Le cinéma peut restituer.
08:46Ce débat entre jeunes étudiants peut restituer cette question
08:50puisque en débattant ils se réapproprient
08:52et quelque part ils se restituent à eux-mêmes ce débat.
08:55Cette restitution des 26 trésors royaux,
08:57elle était absolument inattendue, inespérée.
09:00Elle s'est produite en 2021.
09:02Aujourd'hui, parmi les trois lois-cadre
09:05que l'ancienne ministre de la Culture, Imab Dulmalak, a proposé,
09:09seulement deux ont été adoptées,
09:11celles sur l'espoliation antisémite et celles sur les restes humains.
09:15La question de la restitution du patrimoine africain,
09:19c'est la seule des trois lois qui n'a pas été adoptée encore.
09:23Donc c'est une question qui demeure encore très incertaine.
09:29Et vu la régression du paysage politique français,
09:34vu le score du RN aux Européennes,
09:36vu le déni démocratique qu'on observe,
09:39c'est une question qui risque,
09:41la question de la restitution du patrimoine africain,
09:43qui risque d'être à nouveau extrêmement marginalisée.
09:49La politique coloniale française est encore très opérante aujourd'hui.
09:54Nouvelle-Calédonie, Réunion, Mayotte, Guadeloupe, Martinique,
09:59la politique coloniale française est encore très opérante.
10:05Mais ce film permettait de parler du spectre colonial sur nos imaginaires,
10:12de la façon dont les stigmates du colonialisme
10:17imbibent encore très fortement nos esprits.
10:35Sous-titrage Société Radio-Canada

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