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00:00– Nous sommes de retour dans votre émission Angle de vue,
00:06l'émission de la presse locale et nous recevons aujourd'hui Marie-Josée Hally.
00:11Nous allons maintenant nous intéresser à votre casquette d'écrivaine.
00:15– Oui Marie-Josée Hally, car pour préparer cette émission,
00:18moi j'ai bookiné, vous l'avez dit, vous avez dû arrêter un moment
00:23votre carrière de journaliste pour vous consacrer à l'écriture,
00:26vous avez plusieurs ouvrages à votre actif,
00:29mais aujourd'hui on va s'intéresser au tout dernier,
00:32votre toute dernière production littéraire,
00:35ce petit ouvrage paru en avril dernier chez K-édition,
00:38il s'intitule Palais Poutande, tout ce qui fait que nous sommes nous.
00:43Je prends quelques instants pour replanter le contexte,
00:46parce que Palais Poutande, avant d'être devenu ce livre,
00:49s'est-elle intitulée d'un cycle de rencontres
00:51que vous avez tenté d'initier en Martinique en 2023 ?
00:55L'ambition était la suivante, et là je vous cite page 72
00:59« Une conversation ouverte, commune après commune,
01:02entre descendants de colons et descendants d'esclaves,
01:06pour mettre les urinaux clairs et museler le silence. »
01:10Fin de citation.
01:11Alors, mettre les urinaux clairs, c'est-à-dire ?
01:14C'est-à-dire avoir une lecture à la fois décomplexée,
01:20limpide et dynamique de ce que nous sommes réellement.
01:24Ça fait 170 ans, l'abolition de l'esclavage
01:28et tout ce qui est 170 ans,
01:30qu'entre descendants, au pluriel,
01:33nous ne sommes jamais parlé des vraies questions,
01:36c'est-à-dire la question fondamentale.
01:38Que sont devenues toutes les idées
01:42avec lesquelles nous avons vécu pendant toutes ces années
01:46le commerce triangulaire, l'esclavage, les plantations ?
01:50Derrière l'abolition, après l'abolition,
01:52il y a eu toute une période où on était effectivement considéré,
01:56on était sous un régime colonial,
01:57dont on ne sait pas très bien pourquoi il était colonial,
02:00puisque colonial, ça veut dire quelqu'un qui rentre chez l'autre
02:03et puis qui est un colon par rapport à un peuple premier.
02:07Il n'y a pas de peuple premier ici.
02:09On est tous arrivés en même temps.
02:10Il y en a qui étaient sur le pont,
02:11il y en a d'autres qui étaient dans la cale.
02:13Les esclaves et puis les colons.
02:15Mais parce que la couleur de peau, parce que quoi ?
02:18Parce qu'anciens esclaves, parce qu'on est des colonisés.
02:22Le statut de colonisé n'est pas le même que celui de colon.
02:26Donc tout ça, il y a quand même des choses à nettoyer
02:31pour qu'on arrive à se considérer et non pas à tout le temps
02:36fonctionner dans le déni de notre propre histoire,
02:39dans le déni de ce que nous avons vécu, dans le déni relationnel.
02:43Au final, il y a des haines qui s'enquistent.
02:46Il y a des boucs émissaires qui se mettent en place.
02:50Et ce qui me gêne, c'est qu'il y ait des guerres qui s'incrusent et tout.
02:55De toute façon, moi, je suis une pacifiste.
02:57Mais ce qui me gêne, c'est que ça nous empêche d'avancer.
03:00Ça nous empêche d'avancer.
03:01– En tout cas, c'est votre postulat,
03:03cette situation nous empêche d'avancer.
03:05C'est une blessure, c'est un mal, c'est une gangrène.
03:07– Voilà, c'est créer une conversation décomplexée
03:10où on parle, où on pose des questions,
03:12où on est assis côte à côte.
03:14Les béquets, puisqu'il faut dire, il faut appeler un chat un chat,
03:18un béquet, un béquet, les béquets.
03:20Et nous autres, les mélangés, les descendants d'esclaves, etc.
03:24Et pouvoir, dans le même espace, qui est un espace populaire,
03:29qui n'est pas un espace sanctuarisé, une salle de conférence,
03:34l'université, tout ça, non, c'est les mairies.
03:37– Ça devait se passer dans les communes.
03:39Je dis ça, ça devait, parce que cette conversation,
03:41finalement, n'a pas pu avoir lieu.
03:43Vous aviez l'accord de 32 des 34 communes de Martigny
03:47pour accueillir cette fameuse conversation.
03:49C'était un itinéraire qui devait débuter le 3 mai 2023.
03:54Et puis ces rencontres, je l'ai dit, n'ont pas eu lieu.
03:57Vous avez annulé l'ensemble de la tournée après avoir reçu,
04:00et on va en parler, des menaces et des insultes.
04:03Et un an après, dans cet ouvrage…
04:06– Je tiens à dire, ce n'est pas des menaces et des insultes
04:08qui m'ont conduit à l'annulation.
04:10C'est-à-dire que je me suis dit,
04:11on est en train, j'attaque le truc sur le mauvais angle.
04:15On va faire les choses différemment.
04:18Parce que j'ai entendu la colère, mais je me suis fait triper.
04:21– On en parlera, justement.
04:22J'ai des petites questions à vous poser dessus.
04:25En tout cas, ça nous ramène à l'ouvrage qui vient un an après.
04:28Et vous revenez sur cet épisode qui a été douloureux pour vous.
04:33Vous nous racontez le projet, les causes supposées de son échec.
04:37Et puis vous questionnez aussi, en filigrane, sans phare,
04:40ce pays, ses mots éternels et son devenir.
04:44Et vous assumez vos positions et vos points de vue sur la question.
04:49Alors, on va d'abord revenir sur l'initiative elle-même.
04:52Vous en avez un peu parlé à l'instant.
04:54Ouvrir le débat sur une possible réconciliation entre,
04:58pour le dire de manière prosaïque, Béké et Nègre.
05:01– Je ne parle même pas de réconciliation possible.
05:02Je dis simplement déjà…
05:04– Vous en parlez au moment où vous utilisez ce mot dans le livre.
05:07– Oui, mais je dis, on se parle d'abord.
05:08Et puis on voit s'il y a réconciliation,
05:10ou bien s'il y a… on se retrouve dos à dos.
05:12Mais au moins, on se parle pour savoir de quoi…
05:14– Alors, vous n'êtes pas la première à avoir voulu initier ce dialogue,
05:18cette conversation entre ces communautés qui sont les nôtres,
05:24les descendants de colons, les descendants d'esclaves.
05:28On pense au cours baril qui avait été planté, l'arbre de la fraternité,
05:32planté par Aimé Césaire à l'habitation Clément, il y a 23 ans.
05:36L'association Tous Créoles, c'est aussi un petit peu son leitmotiv.
05:40Elle est née en 2007.
05:41Vous, avec Palais-Poutane, quelle approche nouvelle ou différente
05:45vous entendiez apporter ?
05:47Pourquoi, vous, Marie-José Ali, prendre ce combat-là ?
05:51– Parce que je pense que c'est un combat qui doit être pris par la société civile, d'abord.
05:54S'il est pris par les politiques et les élus,
05:56c'est un combat qui va prendre une tournure politique.
06:00Un élu, qui est majoritaire dans sa commune, qui a été élu,
06:03va proposer un truc, ça va devenir l'objet de son mandat.
06:10Et toute l'opposition, qui existe et qui est démocratiquement responsable de ses propos,
06:16va dire non, nous n'avons pas cassé le monsieur.
06:19Pour moi, il fallait vraiment que ça vienne de la société civile.
06:23Ça m'est apparu comme une sorte d'inspiration.
06:28Il fallait que ça vienne de la société civile.
06:30Et ce que j'apporte de différent, peut-être,
06:34par rapport à ce qu'a pu faire Tous Créoles,
06:36Tous Créoles a révélé qu'il y a un espace pour pouvoir faire entendre une parole
06:44qui soit une parole qu'on soit capable de partager.
06:47Y compris de s'insulter avec élégance.
06:51On peut s'insulter avec élégance.
06:53On n'est pas obligé de se onir avec haine.
06:58Et moi, c'était ça.
06:59Mais dans Tous Créoles, finalement, j'ai discuté avec des gens,
07:03avec des pêcheurs,
07:04puisque moi, je suis du diamant,
07:06j'aime le diamant,
07:06je connais les gens du diamant.
07:07Je discutais avec eux un peu et ils me disaient
07:09mais le truc qui est intéressant dans ta proposition,
07:13c'est qu'on va se retrouver,
07:14moi, non pas que je vienne en conférence,
07:17dans une pièce fermée,
07:19au PLM Batelier,
07:21enfin, je m'excuse, je cite un espace
07:24ou dans un endroit où je ne serais pas à l'aise.
07:27Par contre, l'homme et les mots, c'est à moi.
07:30Donc, je vais venir.
07:31Et c'est la première fois que je vais me retrouver assis à côté
07:34ou assise à côté d'un béquet pour parler.
07:36Parce qu'en plus, ce découpage,
07:39l'intérêt de ce découpage,
07:40c'est qu'il interpellait les gens de l'endroit.
07:45Les béquets qui habitent le nord
07:48ne sont pas ceux qui habitent le sud.
07:50Et la relation qu'ils ont avec la population,
07:53celui de Grand-Rivière ou de Basse-Pointe
07:55ou du prêcheur avec celui de Saint-Anne ou du François,
07:59ce n'est pas la même chose.
08:00Il y a des histoires.
08:01J'avais envie de rentrer dans cette dimension
08:04de rencontres et de dialogues
08:06à travers les histoires particulières,
08:09les histoires personnelles, les rencontres.
08:11Mais on découvrirait des choses extravagantes.
08:14Il ne faut pas se faire d'illusions.
08:15Même, il y aurait des révélations sur qui est la famille de qui,
08:19comment, et puis, qui est finalement le...
08:22Mais ça, est-ce que ce n'est pas votre fantasme parce que...
08:25Non, parce que c'est en discutant avec les mairies.
08:28– Alors, finalement, ça devait démarrer et vous évoquez
08:32dans le livre ce 3 mai, Médiatheque du Lamantin,
08:35vous arrivez et vous trouvez un groupe...
08:37– Non, je n'arrive pas, c'est-à-dire que ce qui s'est passé,
08:39c'est que deux jours avant,
08:40on a commencé à avoir des tracts qui partaient
08:42pour dire Baguette à la Pacaifette.
08:44– Alors, justement, sur l'hostilité déclenchée par votre initiative
08:48et tous les messages que vous avez reçus
08:50et puis ces mobilisations qu'il y a eues,
08:52notamment devant la Médiatheque du Lamantin,
08:55vous dites, page 37, je cite,
08:57« Ma première réaction est la stupéfaction, j'avoue.
09:00Je me suis focalisée sur la réticence des béquets,
09:03pas sur celle des non-béquets,
09:05tellement persuadés qu'on avait tous à gagner, à vider notre sac.
09:09Je n'avais pressenti ni l'interprétation qu'on ferait de ces rendez-vous,
09:13ni le réveil de la haine et le refus bloqué
09:16que cette interprétation entraînerait. »
09:18Fin de citation.
09:19Mais à vrai dire, Marie-Josée Halif, votre surprise me surprend.
09:23Comment, en 2023, à l'aune de tous les événements
09:26qui ont secoué notre territoire, ne serait-ce que ces dernières années,
09:30non lieu dans le scandale du chlordécone, mobilisation des RVN,
09:33statut déboulonné, habitation vandalisée, crise du pouvoir d'achat,
09:37comment vous pouviez penser que la tenue de ces conversations
09:42entre descendants de colons et descendants d'esclaves
09:44puisse se dérouler sans tension, sans crispation,
09:47que tout le monde serait là au calme à échanger ?
09:50– Non, je n'ai jamais pensé qu'on serait là au calme.
09:52– Vous êtes partie dans le combat sans bâton ?
09:54– Non, pas du tout.
09:55Je suis partie avec l'idée simplement qu'on est en train de rentrer
09:59dans un combat, justement, sans avoir préparé la guerre.
10:04C'est-à-dire qu'on n'a pas, à aucun moment, osé parler.
10:08Moi, je crois en l'échange, je crois en la parole.
10:11À aucun moment, on n'a parlé entre personnes.
10:14On est sur un tout petit territoire.
10:16On est sur une île qui fait 80 km sur 30 et qui a le bonheur
10:20et l'enrichissement extraordinaire d'accueillir
10:22à peu près toutes les ethnies de la planète.
10:25On est dans un espace contraint où on a été finalement condamnés
10:30à continuer à vivre ensemble sans avoir jamais parlé
10:34de ce qui nous est arrivé les uns avec les autres.
10:37Je parle du fond du problème.
10:39– Donc tout le travail de mémoire qui est engagé…
10:42– Tout le travail de mémoire n'est pas engagé sur ce que…
10:47Moi, le travail de mémoire, c'est un truc que je respecte, évidemment.
10:50– Il participe de cette conversation, de l'histoire.
10:53Moi, ce qui m'intéresse, c'est la conversation sur la façon
10:57dont chacun se définit dans ce qu'on est aujourd'hui, qu'on s'écoute.
11:02Après, on peut se détester, mais on saura pourquoi on se déteste.
11:05On ne se détestera pas sur des fantasmes,
11:07on ne se détestera pas sur des idées préconçues,
11:11on ne se détestera pas sur des blocages qui ont été établis
11:14et qui finalement masquent une partie de la réalité
11:18et révèlent des choses qui sont en nous
11:22et qui ont besoin de s'exprimer.
11:23Non, je dis simplement que ce n'est pas normal pour des gens adultes
11:30que 170 ans après, on ne se soit pas parlé,
11:33on nous a laissés partout ailleurs quand il y a eu ces problèmes-là,
11:36que ce soit l'Afrique du Sud, que ce soit…
11:38Il y a eu des espaces de parole qui se sont mis en place pour que la parole…
11:41Je parle du Rwanda, où il n'y a même pas de question d'ethnie.
11:45Au Rwanda, c'est 3 millions de personnes qui ont été assassinées.
11:50Et dans la foulée, il a fallu continuer à vivre ensemble.
11:53Nous, on a continué à vivre ensemble après l'horreur de l'esclavage et de l'exploitation,
11:59sans jamais avoir parlé des choses.
12:01Ça veut dire qu'on s'est embarqués,
12:03on a continué à vivre dos à dos en faisant semblant de se parler au quotidien.
12:10Passe-moi le beurre, passe-moi le sel, négociations salariales, machin.
12:13Oui, je viens à l'enterrement, mais on ne s'est jamais assis là en disant
12:17« Attends, qu'est-ce que tu penses ? »
12:19Je suis en train de casser le décor, c'est vachement bien.
12:21« Qu'est-ce que tu penses de ce qui s'est passé ? »
12:23Comment tu vis ?
12:25C'est quoi tes ancêtres à toi, toi Béké ?
12:27Comment tu vis la relation avec tes ancêtres ?
12:30Comment tu vis la relation avec nous aujourd'hui ?
12:32Moi, nègre, comment je vis la relation avec toi ?
12:34Sur quoi ça…
12:36Ah, ça chope sur l'économique, sur le truc.
12:39Tu tiens les règles économiques.
12:40Mais pourquoi vous faites communauté ?
12:42Pourquoi nous, on se sent…
12:45C'est des questions…
12:47Je n'ai pas toutes les questions.
12:48Moi, j'attendais que la population pose les questions.
12:51Mais Marie-Joséaline, vous avez été traitée de tous les noms,
12:54vous avez été soldée à la solde des Békés en pleine pandémie.
13:00Comment vous avez vécu tout cela ?
13:01Vous avez aussi pris position pour la vaccination
13:04puisqu'on était en pleine pandémie de Covid.
13:06Comment vous avez vécu ces attaques ?
13:08J'en ai eu beaucoup dans ma vie, des attaques.
13:11C'était quand même particulièrement virulente.
13:12Oui, c'était virulent.
13:14Mais si vous voulez, ce qui m'a frappée dans ces attaques,
13:17c'est que pour moi, ça a mis en lumière une vraie souffrance.
13:22Je n'ai jamais considéré, et je dis toujours…
13:24Mais dont vous n'aviez pas conscience jusque-là ?
13:27Ah si, mais je l'avais, là, en face de moi.
13:31Quand on vous vocifère sale chienne, suceuse de Béké,
13:37et que moi, je le reçois, je le prends,
13:40et que je ne vois que dans cette bouche ouverte qui m'insulte,
13:44je ne vois que de la souffrance,
13:46je sais de quoi je parle, après.
13:48Je sais de quoi je parle.
13:49Ça n'a jamais réveillé aucune haine et aucune envie.
13:52Bon, moi, je ne suis pas non plus Mère Thérésa.
13:55J'ai eu envie de foutre des baffes et puis de les clouer au mur
13:57et puis de leur dire, respectez-moi, c'est bon,
14:00ou pourquoi tu es cassé, tu en es, comme on disait en Gamoune.
14:04OK, mais ça, c'est des relations normales, je veux dire.
14:06Mais ce qui m'a percuté,
14:10c'est qu'il y a une souffrance globale, ici, dans ce pays,
14:13qui mélange toutes les douleurs.
14:16Le chlordécone, et puis on a de quoi faire, franchement,
14:20entre le chlordécone, la vie chère, la façon dont le Covid
14:25a interpellé nos vies d'une manière qu'on n'a même pas su expliquer.
14:32C'est pour ça que je fais un long passage
14:34sur tout ce que le Covid a arraché de nous
14:37et la façon dont il nous a mis à nu de nous-mêmes
14:40et qui nous a empêchés de vivre notre relation au monde,
14:44qui est composée de choses qui se déroulent tout au long de l'année.
14:47Je dis tout ça.
14:48C'est pour ça, ce livre, en fait, il raconte cette histoire.
14:52Mais cette histoire a été un déclic pour moi.
14:55J'ai eu enfin envie de parler de mon pays.
14:57J'ai accepté l'idée que je pouvais parler de mon pays
15:00et partir en dissidence, prendre des chemins de traverse
15:03pour raconter comment je le vivais, comment je le sentais,
15:05comment je vivais mon amour pour ce pays.
15:08– C'est vrai qu'on le ressent et dans cet ouvrage,
15:10vous nous racontez aussi la jeunesse de Palais-Pouton,
15:14toutes ces personnes que vous avez rencontrées,
15:15vous avez parlé des pêcheurs du diamant,
15:17vous êtes allé aussi dans les mairies,
15:19vous dites, j'ai appelé aux standards pour expliquer ce que je voulais faire
15:22et vous avez souvent entendu de la bouche de ces personnes,
15:26il est temps, vous le dites, il est temps de le faire.
15:28– Alors ça, clairement.
15:29– Vous dites que vous avez rencontré Garcès Malsa
15:31qui, lui, vous a plutôt dit, non, ne le faites pas.
15:33Il a dit, je ne crois pas en la capacité de dialogue des béquets,
15:39mais il ne m'a jamais dit de ne pas le faire.
15:40– Alors, moi j'ai une question parce que dans le livre,
15:43vous ne parlez pas des béquets que vous avez peut-être ou pas rencontrés,
15:48c'est ma question, vous parlez d'Emmanuel de Reynal,
15:50lui qui a accepté, donc membre de Tous Créoles,
15:52et qui avait accepté de participer à ces 32 tables rondes
15:57prévues dans les 32 communes de Martinique,
16:01lui avait accepté de participer, vous lui rendez hommage d'ailleurs,
16:06c'est quelqu'un qui est proche de vous, c'est un ami.
16:09– Disons que ce n'est pas ça, j'ai de l'admiration pour lui
16:13parce que le combat qu'il a engagé, c'est un combat qui n'est pas facile,
16:17même au niveau de sa propre communauté.
16:18– Il y va, il est peut-être d'ailleurs le seul, c'est d'où ma question,
16:20est-ce que vous avez rencontré, de même que vous avez rencontré tous les maires,
16:23est-ce que vous avez rencontré d'autres représentants de la communauté béquée
16:26qui est Emmanuel Derenal, est-ce que vous avez rencontré par exemple Bernard Ayode
16:29qui est une des figures emblématiques, qu'est-ce qu'ils vous ont dit ?
16:32Est-ce que vous, ils vous ont dit aussi, il est temps, il est temps de faire ce genre de dialogue,
16:37est-ce qu'ils étaient prêts à venir aussi à la table dans les communes ?
16:40Quel béquet était prêt à se déplacer ?
16:42– Ce que j'ai réalisé quand je les ai rencontrés,
16:45parce que j'ai rencontré Bernard Ayode, je suis venu avec Delucy et tout ça,
16:48j'ai réalisé qu'ils n'avaient pas du tout conscience
16:51du désamour dans lequel ils étaient, de la population.
16:54– Ils n'en avaient pas conscience.
16:55– Ils n'en avaient pas conscience parce qu'ils sont…
16:57Non mais je ne sais pas, je ne sais pas, donc ils ont pris conscience de ça,
17:04parce que dans ma discussion, j'ai mis le doigt dessus,
17:08mais je ne sais même pas s'ils n'en avaient pas conscience,
17:10d'une certaine façon ils passaient au-dessus de tout ça,
17:14et puis c'est un peu des guerriers là qui vivent dans leur territoire
17:18et puis qui défendent leur truc.
17:20– Est-ce qu'ils passent au-dessus selon vous
17:22ou est-ce que ça n'est pas un sujet de préoccupation pour eux ?
17:24– Ce n'est pas vrai, j'ai vu des choses étranges,
17:29j'ai vu un mec comme Éric Delucy pleurer devant un sarcelle,
17:33devant le mur des noms qui a été fait, des esclaves en fait,
17:36des noms d'esclaves et tout, il y a des prises de conscience aussi
17:40qui se sont faites de leur côté j'imagine,
17:43et c'est ça que j'avais envie d'entendre,
17:44de savoir jusqu'où allaient ces prises de conscience
17:47et ce qu'on pouvait en faire, parce qu'il ne faut pas croire,
17:49ce n'est pas un truc qui vient spontanément à tout le monde
17:53de décider qu'on est la partie négative de la société,
17:57qu'on est la partie diabolique de la société,
18:00qu'on n'a pas fait ce qu'il fallait,
18:02qu'on est descendant de gens dont on ne peut même pas parler
18:04parce qu'ils sont des esclavagistes etc.
18:06J'imagine que pour eux c'est ça le truc, c'est compliqué.
18:09Nous, vous, je vous regarde toutes les trois,
18:12on est avec tous les mélanges que nous avons,
18:15nous sommes, nous portons en nous la chaîne et le fouet.
18:18Il ne faut pas se faire d'illusions, il ne faut pas se raconter
18:20et je dis très franchement que ma part africaine,
18:23ça a été tellement facile pour moi de la porter,
18:26parce que le tambour bat le rythme de mon sang,
18:30mais c'est inévident.
18:33Par contre, la partie qui n'est pas africaine de moi,
18:37il faut que j'apprenne à l'aimer.
18:38Vous êtes une mulatresse, vous êtes un mélange.
18:43Il n'y a personne qui est africain pure souche là.
18:46Donc, il faut accepter, il faut arriver à aimer cette part de...
18:51Moi, je ne sais pas pour vous, moi, je ne sais pas pour moi,
18:53cette part de moi-même,
18:55je me suis prise par la main pour arriver à l'aimer,
18:59pour arriver à la personne que je suis aujourd'hui dans son entièreté.
19:04Donc, c'est votre démarche ou est-ce que c'est une démarche
19:06que vous faites au nom aussi du peuple,
19:10d'une certaine partie de la Martinique ?
19:12Alors, ma démarche, je n'ai pas de démarche.
19:14Sans avoir de mandat, parce que des gens se donnent parfois des mandats.
19:18C'est ça qu'il faut essayer de comprendre.
19:21Ce n'est pas pour moi non plus.
19:22C'est juste que la seule chose, la seule démarche que j'ai,
19:26c'est de provoquer le déclic de se parler.
19:29« Ziblé pa kabri le zineg ».
19:30Ce n'est pas vrai.
19:32Donc, il faut se parler.
19:33Et parce que je crois que de l'échange, de la parole et du dialogue,
19:38il y a quelque chose d'autre.
19:40Il y a le troisième personnage qui est celui qui est créé par la rencontre.
19:44– Et pourquoi vous n'êtes pas allée jusqu'au bout, Marie-José Ali ?
19:46Parce qu'il y a eu quelques insultes de mairie.
19:49– Il n'y a pas eu, non.
19:50– Les mémoires ont annulé beaucoup.
19:51– Il n'y a pas eu plus que…
19:52– Mais il y en a qui étaient d'accord pour quand même y aller.
19:54Pourquoi vous avez décidé d'annuler ?
19:55– Non, mais c'était parce que je ne suis qu'un être humain
19:56et que c'était très compliqué pour moi de me réveiller tous les matins
20:00et de ne pas savoir si oui ou non ça allait avoir lieu,
20:02parce que je n'étais pas seule, parce qu'il y avait une sociologue,
20:06il y avait une psychologue, il y avait Emmanuel Dorenal,
20:09il y avait les maires qui étaient là, qui avaient préparé leur truc,
20:12qui avaient sorti des archives, on avait préparé des images
20:15pour raconter la traite, pour raconter l'esclavage.
20:18Il ne s'agit pas de gommer des choses, il ne s'agit pas pour moi,
20:21ce n'est pas au rase gratis et puis on s'embrasse sur la bouche.
20:23Ce n'était pas ça du tout.
20:25On sait pourquoi on ne s'embrasse pas sur la bouche, parce qu'on aura parlé.
20:28On sait pourquoi on va s'embrasser sur la bouche, parce qu'on aura parlé.
20:32– Mais cet échec, ça veut dire quoi ?
20:33Ça veut dire qu'on n'est pas prêts pour ça ?
20:34– Parce que ce n'est pas un échec.
20:36– Cette non-tenue déconversation à ce moment-là…
20:38– Cette non-tenue déconversation à ce moment-là,
20:40c'est par respect pour les maires, parce qu'elles étaient enthousiastes,
20:43elles avaient mis tout leur truc et que je n'avais absolument pas envie
20:47qu'elles se retournent dans la situation où elles sont crispées et tout.
20:49Moi, je ne suis pas une politique, je n'ai pas fait de politique,
20:52je ne suis pas une élue, mais je sais ce que les élus vivent.
20:54Surtout aujourd'hui, et je n'avais pas envie de participer à quelque chose
20:58qui les rend encore plus mal à l'aise et mal dans leur espace
21:02que ce qu'ils vivent déjà.
21:03Bon, ça, c'est une première chose et de toute façon, je ne pense pas une seconde…
21:10Ça a été révélateur d'un truc extrêmement important.
21:13Il y a quoi ? Il y a un groupe de gens, 15 personnes, 20 personnes,
21:17qui bloquent une manifestation, qui disent on ne fait pas.
21:20– Les revers ? – Non, mais je n'en ai personne, je dis.
21:23– Dans la vie, vous dites qu'ils vendaient des truches vertébrales.
21:27– Oui, oui, c'était vraiment les extrêmes.
21:3015 personnes qui bloquent un truc, qu'est-ce que dit la République ?
21:34La République française dit, on fait évacuer ces gens-là avec les gendarmes.
21:39Et moi, j'ai dit non, ce n'est pas possible dans notre pays, c'est une lecture.
21:44On ne peut pas avoir de notre système, de notre schéma de fonctionnement
21:49et de notre possible, on ne peut pas avoir la grille de lecture occidentale.
21:53Ce n'est pas possible.
21:54On n'a pas ces outils-là parce qu'on a une histoire qui est la nôtre
21:57et que la matraque du gendarme, pour installer un espace de conversation,
22:02c'est antinomique par rapport à nous.
22:04Ça veut dire qu'il nous reste quoi ?
22:05– Vous leur avez proposé de venir discuter, j'imagine.
22:08– Bien sûr. – Et ils ne voulaient pas ?
22:09– Non, ils ne voulaient pas parce qu'ils étaient déjà…
22:12Ils m'ont dit, ouais, que j'aurais dû venir les voir avant
22:15pour savoir s'ils m'autorisaient à faire ce truc-là.
22:19Moi, personne ne m'autorisait à rien faire.
22:20Je fais ce que j'ai à faire, toute ma vie a été comme ça.
22:23Brusquement, il y a un groupe de gens, que ce soit les béquets,
22:26les non-béquets, l'État ou tout ça,
22:29il n'y a personne qui m'interdit de faire quoi que ce soit.
22:31– Ce n'est que partie remise, Marie-Josée Ali,
22:33c'était juste une question de contexte.
22:35– Mais ce livre-là, c'est quoi ?
22:36C'est la possibilité, avec ce livre-là,
22:38d'aller dans toutes les communes pour faire la même chose ?
22:41– À travers l'ouvrage.
22:42– À travers l'ouvrage ?
22:43– Donc on reprend les conversations, mais langue d'attaque est différente.
22:46– On reprend les conversations, langue d'attaque est différente.
22:47Je n'ai plus la prétention de vouloir…
22:49C'était tellement sympa, c'était tellement génial, les 32 communes,
22:52et puis l'une après l'autre.
22:56– Ça s'est heurté à la réalité, finalement, puisque ça a pas pu avoir le cessaire.
23:03– Ça a été heurté à une partie de notre réalité.
23:05Par contre, ça s'est noyé dans la grande théorie du silence.
23:11– Voilà, parce que vous insistez beaucoup.
23:13– Nous sommes dans un pays où, quand je discute avec les gens,
23:16j'écoute téléphone, j'en ai eu un d'écoute téléphone,
23:18mais oui, il n'y a qu'un, il faut qu'on…
23:19Ok, mais que dites-vous ?
23:22Si vous n'êtes pas d'accord avec ce qui se passe, il faut le dire,
23:24parce que la seule arme que nous ayons, c'est nous-mêmes,
23:27puisqu'on ne peut pas appeler les gendarmes,
23:28parce que c'est hors de question de faire ça à mes propres soeurs.
23:30– Donc, qui vous désignez par ces personnes trop silencieuses ?
23:32– La majorité de la population qui attend, qui a parfois…
23:37J'aime les gens, je les aime, mais c'est pas Roland Garros, la vie en Martinique,
23:42c'est pas un coup là, un coup là, un coup là, un coup là,
23:44je regarde ce qui se passe, je regarde…
23:46Non, on est investi.
23:48– C'est peut-être parce qu'ils ont d'autres préoccupations, tout simplement.
23:49– Je ne parle pas de ceux qui ont la préoccupation de remplir leur assiette de main.
23:53Je parle de ceux qui ont pris le temps de m'appeler pour me dire
23:56« Mais pourquoi tu as fait ça ? Pourquoi tu aurais dû… »
23:58Je dis « Mais alors, écrivez, faites quelque chose, dites ! »
24:00– C'était des intellectuels, des politiques…
24:02– De tout, de tout, mais j'ai conscience d'un truc,
24:05c'est qu'il y a une force de silence, et c'est ça.
24:09– Vous parlez de la rumeur, tout le monde parle, sous le manteau,
24:12mais il faut y aller.
24:13– Là, il y a une force de silence dans notre pays, et il faut casser le silence.
24:18Et c'est ça que ça fait, ça casse ce silence-là.
24:20Ça arrange tout le monde, le silence.
24:22Ça permet à chacun de s'abriter derrière des…
24:25Ça n'est pas une partie…
24:27Et pourtant, il y a tellement de gens courageux,
24:30il y a tellement de gens courageux dans leur quotidien.
24:32Et si on ne va pas chercher, si on ne va pas dessouquer,
24:36chercher les choses à la racine pour les sortir, on n'y arrivera pas,
24:40on n'a pas de futur.
24:41– Alors Marie-Josalie, on ne va certainement pas vous réduire au silence,
24:44mais on va remarquer une courte pause
24:46avant de se retrouver pour la dernière partie de l'émission.
24:49Sous-titrage Société Radio-Canada