La BD culte "La Route", "Blast" et même "Le Combat ordinaire", c’est LUI !

  • il y a 2 mois
La BD culte "La Route", "Blast" et même "Le Combat ordinaire", c’est LUI ! Manu Larcenet, auteur et dessinateur de BD, nous raconte la folle histoire de la BD "La Route" et comment il a réussi à donner vie à ses planches
Transcription
00:00Souvent, les dessinateurs réalistes font crier dans des trucs un peu hollywoodiens.
00:05Et surtout, je voulais pas faire ça parce que ça marche pas dans ce récit.
00:07Lui, c'est Manu Larcenet, un auteur-dessinateur de BD que vous connaissez sans doute pour ça, ça ou encore ça.
00:13Son dernier ouvrage, La Route, est un véritable succès critique et commercial.
00:17Il nous raconte comment il a réussi à donner vie à ses planches.
00:19C'est un des graphistes de chez Dargaud qui m'a donné La Route.
00:23Je l'ai lu à l'hôtel et il y avait beaucoup de choses que j'aimais dedans.
00:25Vraiment, le fait qu'il n'y ait pas d'arc narratif, le fait que ce soit une histoire un peu impressionniste,
00:30un petit peu faite de petites scènes nettes comme ça.
00:32Le fait aussi que c'est absolument désespéré.
00:34Et puis la cendre, la cendre pour un graphiste, pour un dessinateur, la cendre.
00:37C'est rare de pouvoir faire un album entièrement sous la cendre.
00:40Donc, c'était graphiquement quelque chose que j'avais jamais fait et qui faisait très envie.
00:43Donc, une fois que j'ai lu le livre et que je l'ai trouvé vachement bien,
00:46je l'ai relu une deuxième fois pour me dire est-ce que je peux le faire ou pas,
00:49est-ce que je peux trouver un vocabulaire graphique qui irait avec ça.
00:52Et puis, j'ai commencé direct et après, j'ai embrayé et finalement, j'ai fait comme je sentais.
00:56Et puis, après, je corrige les choses au fur et à mesure quand je me plante.
01:00C'était, ouais, il y a deux ans, deux ans et demi avant la sortie.
01:02Ça a été des recherches particulièrement compliquées parce que j'ai commencé par rechercher des ruines.
01:07Donc, j'ai vu des centaines de photos sur les bombardements de la fin de la guerre,
01:10sur les bombardements d'Angleterre, en Allemagne, à Brest.
01:13J'ai essayé de comprendre comment ça faissait les maisons, comment tombaient les bâtiments.
01:17Est-ce qu'on voyait les charpentes ? Est-ce que les charpentes étaient au-dessus ?
01:19Est-ce qu'elles étaient enlevées ?
01:21Voilà, donc je me suis fait mon petit vocabulaire, mais le plus dur, ça a été les charniers.
01:24Il y avait deux, trois scènes avec des charniers dedans et je ne savais pas comment faire.
01:27J'essayais. Au début, j'avais un peu peur de chercher des photos.
01:30Donc, du coup, j'essayais comme ça.
01:31Ça, c'est ridicule. On aurait dit un tas de schtroumpfs.
01:33Ça ne marchait pas du tout. C'était ridicule.
01:35Et donc, je me suis, pendant plusieurs semaines,
01:37j'ai cherché des photos des camps de concentration avec des tas de morts.
01:41Ça m'a plongé dans une sorte d'état second de regarder ça tous les jours, tous les jours.
01:44Et je suis parti de ça pour faire les charniers dans la route.
01:47Ça n'a pas été simple. Ce n'était pas la meilleure période du livre.
01:50Je ne suis vraiment pas un dessinateur réaliste, donc j'ai toujours des problèmes avec ça.
01:53Dans Blast, par exemple, j'avais laissé un gros nez au personnage
01:56qui mettait le lecteur dans une sorte d'entre-deux.
01:59On ne sait pas si c'est de l'humour, si ce n'est pas de l'humour.
02:01Qu'est-ce que c'est que ce code de la bande dessinée d'humour qui arrive dans un truc sordide ?
02:04Ça mettait les lecteurs un peu en porte-à-faux.
02:06Et là, j'ai essayé. Ça ne fonctionnait pas.
02:07Ça faisait ridicule. Ça faisait clown un peu.
02:10Donc, je me suis dit, il n'y a pas le choix.
02:11Je vais le faire absolument en réaliste, avec des traits réalistes.
02:14J'ai dû racheter des livres d'anatomie, parce que j'avais un peu oublié comment ça se passait.
02:18J'ai trouvé un livre extraordinaire où il y a 1500 expressions faciales.
02:23Parce que j'avais besoin. Je ne connais pas bien.
02:25Donc, du coup, je me suis entraîné pendant 2-3 mois à dessiner des regards,
02:28à dessiner des pincements de lèvres, à dessiner des trucs très légers,
02:32pour ne pas tomber justement dans la caricature.
02:34Souvent, les dessinateurs réalistes font crier dans des trucs un peu hollywoodiens.
02:39Et surtout, je ne voulais pas faire ça, parce que ça ne marche pas dans ce récit.
02:41Ça ne fonctionne pas.
02:42Il fallait toujours rester sur le fil dans cet album.
02:44Je ne pouvais pas tomber sur la caricature, que ce soit une caricature sordide ou au contraire, comique.
02:48Chaque case a été un échelon vers la suivante.
02:51C'est la première fois de ma vie entière où je ne travaille pas par planche.
02:54Parce que je voulais que les gens puissent se perdre dans chaque case.
02:57Je voulais utiliser un dessin à la limite de l'illisibilité.
03:01Et donc, je regardais comment faisaient Durer, les graveurs, Doré et compagnie.
03:05Et je voyais quelles étaient leurs techniques, mais eux, c'était sur des illustrations.
03:07Sauf que là, comme j'ai traité chaque case comme un dessin en entier,
03:10j'ai fait 4000 dessins, je crois, j'avais vaguement calculé.
03:12Ça a été épuisant.
03:13Mais en même temps, le résultat fait que je n'ai jamais vu des gens tourner les pages comme ça.
03:18J'ai toujours peur quand il y a très peu de texte, que les gens lisent trop vite.
03:20J'ai vu beaucoup de gens qui ne s'intéressent pas plus que ça au dessin
03:23et qui survolent là où il n'y a pas de texte.
03:25J'avais très peur de ça, parce que si les gens font ça, ça ne marchera pas.
03:28Le bouquin ne fonctionne pas.
03:29Donc du coup, il a fallu complexifier le dessin.
03:31Ne pas s'arrêter juste quand c'est lisible, aller un peu plus loin pour que l'œil travaille.
03:35Il y a une scène avec la mort du père où ils sont sous une tente
03:38et j'ai multiplié à l'envie les plis de toutes les tentures,
03:41de toutes les salles couvertures du vet qu'ils ont.
03:43De sorte que l'œil passe tout autour avant d'arriver presque surpris
03:47vers une sorte de visage ou des choses comme ça.
03:49C'était plein de petites techniques comme ça.
03:50En général, je commence par ce que j'appelle construire la case.
03:53C'était un mètre trois traits pour avoir les horizontales, les verticales,
03:56pour avoir un repère structurel dedans.
03:58Et après, j'y vais au feeling, ça marche, ça ne marche pas.
04:00J'essaye un bout de tissu dans un coin, ça ne fonctionne pas, je l'enlève.
04:03C'est vraiment du coup par coup.
04:05Je n'arrive pas à conceptualiser avant ce qu'il y aura dans la case
04:08plus que la construction.
04:09Et puis parfois, il suffit de feuilleter un bouquin pour se dire
04:11« Ah bah ouais, je pourrais mettre un baril ici. »
04:13Mais alors, ça vient d'un état où quand je commence un livre,
04:16je suis attentif à tout dans la vie, à tout ce que je vais voir.
04:20Ça nourrit ce que je vais faire dans la journée ou des choses comme ça.
04:23L'autre fois, j'avais vu un amoncellement de pierres.
04:24Il y avait des travaux pas loin de chez moi
04:27et les pelleteuses avaient remonté des grosses pierres et les avaient posées comme ça.
04:30Et je me dis « Ah ouais, c'est bien ça ! »
04:31Je n'aurais jamais eu l'idée de les poser comme ça.
04:34Et ce n'est que des choses comme ça.
04:36Tous les jours, tous les jours, que ce soit en regardant la télé
04:38ou en regardant des films ou en allant me balader,
04:41il y a des choses qu'on peut transposer.
04:43Et il y en a tellement que finalement, il y a sous la main une bibliothèque
04:46d'objets, de choses à dessiner.
04:49Quand on m'a donné le bouquin et qu'on m'a dit que ça a été fait en film,
04:52je me dis « Ah bon, je ne l'ai pas vu. »
04:53Et en fait, je l'avais vu.
04:54C'est-à-dire que j'aime beaucoup Viggo Mortensen depuis Indian Runner.
04:57Moi, dans Indian Runner, j'ai adoré ce film.
05:00Et j'avais vu le film, mais il ne m'avait pas laissé.
05:02C'était un bon film.
05:03Je me souviens avoir passé un bon moment, mais je ne me souviens pas
05:06de plus que ça.
05:07C'est après avoir fini, j'ai regardé la série Last of Us
05:10et je me suis dit « J'ai été bien con. »
05:12Si j'avais regardé ça avant, il y a tous les décors là-dedans.
05:14J'aurais pu pomper ça comme de rien et je l'ai vu après.
05:18Donc voilà, c'est ça.
05:19Ça a été difficile tout le temps.
05:20C'est rare d'ailleurs, les choses qui se simplifient en avançant.
05:24C'est plutôt au début, c'est plus simple
05:25parce que je me pose moins de problèmes.
05:27« J'y vais, je suis content, ça démarre, il faut y aller à fond. »
05:30Et puis au milieu du livre, en général, je me dis « Arrête. »
05:32Et donc là, ça n'a pas échappé.
05:34J'ai refait une vingtaine de pages du début quand je suis arrivé au milieu
05:37parce qu'elles ne collaient plus.
05:38En fait, ce n'est jamais plus facile.
05:39C'est ce que c'est.
05:40C'est plaisant à faire parce que c'est ce que j'aime.
05:42Mais en même temps, c'est compliqué.
05:44C'est compliqué parce que c'est un style qui n'est pas naturel.
05:46J'ai toujours plus de facilité à montrer des choses dures
05:48qu'à montrer des choses légères.
05:50En bande dessinée, je trouve que ça passe mieux.
05:51La dureté, la noirceur, c'est des choses que je connais,
05:54que j'aime bien rendre et surtout que je sais rendre.
05:56Sur Thérapie de groupe, j'étais parti sur l'idée de ne pas faire de récits,
05:59d'arriver à l'atelier le matin, de faire ma page
06:02sans exactement savoir ce qu'elle allait se trouver après
06:04parce que c'est comme ça que je fonctionne dans mon esprit.
06:06Et je voulais rendre ça.
06:08Alors, des fois, c'est réussi, des fois, c'est raté.
06:10La route, c'est un récit.
06:11Alors, ce n'est pas le fameux arc narratif ou les conneries comme ça,
06:14mais c'est un récit.
06:15On va d'un point A à un point B.
06:17Ce n'est pas un exposé comme j'avais fait dans Thérapie de groupe.
06:20Mais je suis Baudorque, si je n'avais pas fait Thérapie de groupe,
06:22il est bien possible que je n'aurais pas fait la route derrière.
06:24Parce que j'aime bien, moi, quand un projet s'arrête,
06:27embrayer directement le lendemain sur autre chose.
06:29Et en général, pas la même chose, pas des choses approchantes.
06:32Donc, je ne suis pas sûr que si je n'avais pas fait Thérapie de groupe,
06:34j'aurais eu envie de faire un truc aussi réaliste que ça.
06:37Je ne suis pas sûr.
06:37Je ne me vois pas le refaire dans l'instant, non, non, non.
06:40Mais par contre, ça m'a plu d'être d'une intensité égale pour chaque case.
06:44Alors que quand je travaillais sur les planches,
06:45des fois, on a tendance à dire, bon, ce dessin n'est pas si bien que ça,
06:49mais ce n'est pas grave, la suite n'est pas mal.
06:51Là, j'avais un dessin à faire et il fallait le faire.
06:54Donc, ça, je pense que je le referais.
06:55Des fois, j'ai eu des albums qui ont eu du succès comme ça.
06:57Mais alors, rien comparé à ça, c'est-à-dire que je n'ai eu que des retours positifs,
07:01que ce soit des lecteurs, que ce soit des journalistes,
07:03que ce soit des éditeurs, des collègues, des machins.
07:06Je n'ai eu que des bons retours.
07:07C'est gratifiant parce que ça justifie ces deux années,
07:10la tête, la première et sans bouger et sans prendre de vacances et sans rien du tout.
07:15C'est un peu un truc monastique.
07:17C'est tous les matins, faire le sillon toute la journée, tout le temps, tout le temps, tout le temps.
07:23C'est intense et c'est épuisant.
07:25Et le fait que les gens voient ce que j'ai voulu faire, c'est une récompense incroyable.
07:30J'ai du mal encore à analyser le truc.
07:32Je ne sais pas, mais quel plaisir.

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