Film hommage à Jacques Delors diffusé le mercredi 22 mai 2024 lors du CNC (conseil national confédéral) de la CFDT avant une table ronde "Jacques Delors, la CFDT et l’Europe"
Plus d'infos : https://archives.memoires.cfdt.fr/Actualites/p540/Jacques-Delors-une-vie-d-engagement
Droits images (©️CFDT / agence et ©️Christian Avril)
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00:00 [Musique]
00:06 Bonjour Mathieu Fulat.
00:07 Bonjour.
00:08 Vous êtes historien, enseignant et chercheur à Sciences Po Paris.
00:12 Vos travaux portent notamment sur l'histoire des gauches.
00:16 Merci à vous d'avoir accepté de retracer avec nous
00:19 "La vie et le parcours" de Jacques Delors.
00:21 Alors pour commencer, pouvez-vous nous parler de ses origines
00:24 géographiques, familiales, sociales,
00:27 mais aussi de son parcours professionnel ?
00:29 Oui, merci pour votre invitation.
00:32 Jacques Delors, c'est quelqu'un qui est issu d'un milieu
00:35 assez populaire, parisien et catholique.
00:39 Son père était employé à la Banque de France.
00:42 Sa mère avait abandonné son travail de secrétaire pour l'élever.
00:46 Et c'est quelqu'un qui fait des études jusqu'au baccalauréat,
00:50 ce qui à l'époque est assez rare,
00:52 mais qui ensuite travaille en suivant les traces de son père
00:55 à la Banque de France.
00:57 À la Banque de France, il est très bon, il est autodidacte,
01:01 il va réussir à s'élever très rapidement, mais il s'ennuie.
01:05 Il s'ennuie un peu dans ce travail et il mène en parallèle
01:08 une activité intense de militantisme dans des associations catholiques
01:12 et dans le syndicalisme. Je pense qu'on y reviendra.
01:16 En 1962, c'est un expert syndical très reconnu.
01:20 Ses travaux attirent l'attention notamment du commissaire général
01:23 au plan, qui s'appelle Pierre Massé, qui apprécie beaucoup
01:26 les travaux de Jacques Delors, sa conception des problèmes économiques
01:29 et sociaux et qui lui demande de venir travailler avec lui.
01:33 Jacques Delors accepte, il va diriger la division sociale du plan.
01:38 Le plan à l'époque est très important, c'est une instance de concertation
01:42 de toutes les forces économiques de la nation, syndicales, patronales
01:46 et les hauts fonctionnaires pour déterminer la politique économique
01:49 de la France. Et Delors, il passe les plus belles années de sa vie.
01:53 A la fin des années 60, il fait un choix politique assez radical.
01:57 Il travaille pour le Premier ministre de droite, gaulliste,
02:01 alors qu'il a la réputation d'un homme de gauche qui s'appelle
02:03 Jacques Chaban Delmas. Il va être un des inspirateurs du discours
02:06 de Nouvelle Société. Ce projet de Chaban Delmas va échouer.
02:10 Jacques Delors va se retirer pendant deux ans dans la recherche.
02:14 Il est professeur d'université à Dauphine. Il travaille beaucoup
02:18 sur les questions de travail, de société. Et à partir de là,
02:23 il va se lancer, après 1974, en politique. Il va entrer au PS,
02:28 se rallier à François Mitterrand et occuper des fonctions
02:31 très importantes au niveau national, ministre des Finances et européen.
02:35 – Alors, vous l'avez évoqué, la carrière de Jacques Delors
02:39 est aussi marquée par ses liens avec le syndicalisme
02:41 et plus particulièrement la CFDT. Je vous propose de regarder
02:45 une archive de 1988 tournée lors d'une table ronde
02:49 au congrès de Strasbourg où il partage ce compagnonnage
02:52 avec la CFDT.
02:53 – J'ai cotisé à la CFDT, je calculais tout à l'heure
02:58 pendant 22 ans, de 1944 à 1962. J'ai participé à la minorité…
03:07 – Ça fait pas 22 ans ça ! – Ah non, mais attendez !
03:10 [Rires]
03:11 Je vais pas vous raconter ma vie. Je vais vous dire simplement
03:14 que j'ai participé à la minorité reconstruction,
03:16 c'est là que j'ai connu Edmond Maire, travaillé pour le BREC,
03:19 j'ai représenté la CFTC devenue CFDT au Conseil économique et social
03:25 et figurez-vous qu'en 1962, la condition qu'ont mis
03:28 les autres syndicats pour que je crée un service d'affaires sociales
03:32 au plan, c'est que j'abandonne la CFDT. J'ai retrouvé ma liberté
03:36 en 1974 quand j'ai été professeur d'université, j'ai adhéré
03:39 au SGEN. En 1981, ministre des Finances, ça m'était difficile
03:42 d'être à un syndicat.
03:44 [Rires et applaudissements]
03:51 Le deuxième sentiment, c'est que je ne vous n'ai pas laissé passer
03:54 ces dernières journées qu'Edmond Maire va passer à la CFDT
03:58 sans apporter le modeste témoignage de mon estime et de mon admiration
04:02 pour ce qu'il a apporté au mouvement syndical.
04:05 Et je voulais le faire comme ça, en venant à la séance.
04:08 J'aurais même préféré ne pas parler, mais on m'a fait une blague ce matin,
04:11 on m'avait dit qu'il parlait à 11h, il est parti à 8h du matin,
04:14 ce qui fait que je n'ai entendu que ses réponses aux questions.
04:17 - Toujours très inattendu, Maire. - Oui, oui, toujours.
04:20 [Rires et applaudissements]
04:25 Il a une très grande pédagogie du contre-pied.
04:28 [Rires et applaudissements]
04:32 Et la troisième raison, c'est que ce matin, j'ai pris une leçon de démocratie.
04:35 Parce qu'on parle souvent du parler vrai, mais ce matin,
04:38 j'ai entendu des discussions sur cinq amendements.
04:41 Et figurez-vous que pour une fois, j'ai tout compris.
04:44 Et c'est rare quand ça m'arrive dans mon parti, par exemple.
04:47 [Rires et applaudissements]
04:50 On note le brin d'humour de Jacques Delors.
04:54 Alors, nous le voyons ici, sur une photographie,
04:59 avec Jean Caspard et Edmond Maire.
05:02 Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur son lien avec la CFDT ?
05:06 L'archive qu'on vient de voir est extrêmement intéressante.
05:09 Et Jacques Delors en dit beaucoup sur sa relation au syndicat.
05:12 C'est une relation très forte, avec beaucoup d'affinités sur l'idéologie,
05:17 sur la manière dont doit fonctionner la société,
05:20 sur l'approche réformiste des problèmes économiques et sociaux,
05:24 avec cette idée qu'une bonne politique sociale doit être rigoureuse au plan économique.
05:29 Jacques Delors, il ne commence pas à la CFDT.
05:32 Il est d'abord adhérent.
05:34 Il s'intéresse de très près même aux travaux de l'aile gauche de la CFTC,
05:37 qui s'appelle "Reconstruction",
05:39 qui est vraiment un pôle syndical, intellectuel et ouvrier très actif,
05:44 après la Seconde Guerre mondiale,
05:46 qui va participer à la reconstruction de la gauche non-communiste,
05:50 à une époque où c'est le Parti communiste qui domine la vie politique à gauche.
05:55 Ensuite, Jacques Delors, dans les années 70,
05:58 il a une relation toujours proche avec la CFDT,
06:01 toujours ses affinités,
06:02 mais on voit qu'il fait une petite pique à l'égard de Michel Rocard,
06:06 qui était son grand rival dans l'EPS,
06:08 puisqu'ils avaient à peu près les mêmes idées,
06:10 mais ils n'étaient pas sur la même ligne politique.
06:12 Delors avait choisi Mitterrand.
06:14 Et donc il y a eu une pique.
06:15 Rocard se vantait toujours d'être l'homme du parler vrai.
06:18 Delors ne comprenait pas pourquoi Rocard personnifiait autant
06:21 ce que la CFDT appelle à l'époque la deuxième gauche,
06:24 c'est-à-dire une gauche moins étatiste, plus girondine,
06:28 plus décentralisatrice, plus autogestionnaire.
06:31 Et donc le rapport de Delors à la CFDT a toujours été très important,
06:36 mais à partir des années 70,
06:38 ce n'est pas lui qui est un peu la traduction de la ligne de la CFDT
06:43 dans le champ politique.
06:45 C'est plus Rocard que Delors.
06:46 – Mais son rapport à la CFDT a effectivement été très important,
06:50 et il faut le souligner, son rapport s'est aussi maintenu dans le temps.
06:55 Et je vous propose donc un nouveau bond en arrière,
06:58 avec cet archive de 2005 tourné à la mutualité,
07:01 à l'occasion d'un meeting pour le oui à la constitution européenne.
07:05 – Parce que c'est un syndicat qui se bat pour le monde du travail,
07:10 pour les salariés, qui n'hésite pas à prendre ses listes,
07:13 j'en suis membre d'ailleurs, et par conséquent,
07:16 je pense qu'aujourd'hui, il fallait manifester la solidarité.
07:21 On m'a mis au premier rang, j'aurais été aussi bien au dernier pour ça,
07:25 mais c'est un syndicat pour lequel j'ai de l'estime,
07:28 parce qu'il ne se paye pas de mots,
07:31 il ne raconte pas des lendemains qui chantent sans savoir comment,
07:34 il fait progresser les choses,
07:36 et quand j'étais à la présidence de la commission,
07:40 tous les syndicats m'ont toujours aidé pour favoriser le dialogue social
07:44 et défendre le monde du travail.
07:46 – Je ne sais pas si ça vous paraît un peu le temps,
07:48 le fait que la CEDD ait fait cette position aujourd'hui,
07:50 alors qu'en France, la CGT, quand vous voyez,
07:52 vous vous demandez pourquoi je ne l'ai pas,
07:55 la France a 200 fromages, elle a 6 ou 8 syndicats,
07:58 c'est comme ça, je n'y peux rien,
08:01 je ne vois que moins de ces risques aujourd'hui,
08:03 c'est pas le bon moment de se lever.
08:06 – Jacques Delors évoque à nouveau avec humour
08:10 la diversité des syndicats en France,
08:13 quelle est sa vision des organisations syndicales en général
08:16 et plus particulièrement à l'échelle européenne ?
08:19 – Alors il l'évoque avec humour mais aussi avec un certain fatalisme
08:22 pour la situation française,
08:24 parce que Jacques Delors est quand même aussi un très grand admirateur
08:27 du modèle nordique, avec un syndicat ouvrier puissant, unique,
08:32 qui a des liens très forts avec le parti social-démocrate
08:36 et qui crée un vrai mouvement social
08:38 qui est capable par une politique du contrat et du rapport de force
08:42 avec le patronat, de gagner des avancées sociales,
08:46 de promouvoir le progrès social.
08:48 Alors c'est vrai ce qu'il dit sur le fait que
08:51 quand il est président de la Commission européenne,
08:53 il a beaucoup œuvré pour la relance du dialogue social
08:56 qui était bloqué au début des années 80.
08:58 Il a obligé le patronat et la Confédération européenne des syndicats
09:03 à se mettre autour de la même table.
09:05 Il avait un intermédiaire précieux qui était Jean Lapert,
09:08 qui était secrétaire général adjoint de la Confédération européenne des syndicats,
09:12 qui l'a aidé dans cette tâche et c'est peut-être le président
09:15 de la Commission européenne qui a le plus œuvré
09:17 pour la relance du dialogue social au niveau européen.
09:20 En revanche, il y a quand même un décalage entre ce à quoi Delors aspirait
09:25 en tant que président de la Commission
09:27 et la réalité de ce dialogue social européen qui,
09:30 et il le reconnaît lui-même dans des discussions privées
09:32 à la fin de son mandat, est assez largement bloqué
09:36 parce que les cultures du dialogue entre syndicats
09:40 des différents États membres sont très différentes.
09:43 Oui, alors cette dimension du dialogue social,
09:45 cette dimension sociale, Jacques Delors la décrit d'ailleurs
09:48 dans plusieurs interventions et je vous propose d'ailleurs
09:52 de découvrir un extrait de son discours en tant que commissaire européen
09:56 lors du congrès de Paris en 1992.
09:59 Mais au moins que si l'Europe est considérée par vous
10:02 comme une aventure collective, que cette aventure collective
10:05 ne soit pas simplement subie, regardée, consommée,
10:09 mais qu'elle soit aussi une aventure du plus grand nombre possible de gens.
10:13 Et là le syndicalisme peut jouer un rôle irremplaçable
10:16 par sa diffusion dans l'ensemble de la société
10:19 et chez l'ensemble des travailleurs.
10:21 C'est pourquoi, et j'en terminerai par là,
10:24 de vastes perspectives s'ouvrent à mon avis à l'action syndicale.
10:28 Et ce dans trois directions essentielles,
10:31 et je n'épuiserai pas le sujet.
10:33 Maîtriser l'interdépendance croissante des économies,
10:36 conserver les acquis du mouvement ouvrier,
10:39 et jeter les bases d'un nouveau modèle de développement.
10:42 Oui, pour cela, nous avons besoin du syndicalisme.
10:45 Et pour ne pas y revenir, et puisque vous avez réfléchi,
10:49 mieux et plus longtemps que moi,
10:51 aux obstacles que rencontre le mouvement syndical en France,
10:54 je pense que l'action européenne du syndicalisme français
10:58 n'est pas un substitut, n'est pas une solution
11:01 aux problèmes que vous rencontrez dans les entreprises,
11:04 dans le nouveau contexte social, sur un marché du travail
11:07 où le rapport de force ne vous est pas favorable.
11:10 Tout ça, je le sais.
11:12 Mais l'Europe vous offre un espace pour votre action,
11:16 pour défendre vos idéaux,
11:18 pour conquérir ou consolider des droits
11:20 que vous ne devez pas négliger.
11:22 Et pour lesquels l'action ensemble est difficile.
11:25 Je sais, et vous, responsable, mieux que moi,
11:28 qu'à l'intérieur de la Confédération européenne des syndicats,
11:31 il y a de la diversité, il n'y a pas les mêmes traditions
11:34 en ce qui concerne la négociation,
11:36 la conception du rôle du syndicat dans l'entreprise.
11:39 Mais qu'importe, cette diversité, notre richesse,
11:42 il faut la maintenir.
11:44 En 1992, Jacques Delors évoque ainsi
11:47 plusieurs perspectives pour l'Europe
11:49 et pour l'action syndicale.
11:51 Alors la question que j'ai envie de vous poser,
11:54 c'est que reste-t-il aujourd'hui de l'Europe de Jacques Delors ?
11:58 Alors il n'en reste pas grand-chose,
12:00 mais avant de venir sur ce point,
12:02 on a encore une fois vu une archive extrêmement intéressante
12:05 dans le sens où elle nous montre bien
12:07 que le milieu dans lequel Delors se sent le plus à l'aise,
12:10 c'est le milieu syndical.
12:12 Et c'est aussi pour ça que les syndicats le comprenaient bien,
12:15 parce qu'il avait des mots qui sonnaient très justes à leurs oreilles.
12:18 Ils sentaient de quoi Delors voulait parler
12:20 quand il évoquait l'aménagement du temps de travail,
12:23 quand il évoquait la politique d'égalité hommes-femmes,
12:28 quand il évoquait la politique contractuelle.
12:31 Tout ça, c'était des choses qui sonnaient très justes.
12:34 Mais il y a quand même un décalage entre les ambitions de Delors et la réalité.
12:38 Quand Delors exprime, on est en 1992,
12:41 la trajectoire prise par l'Europe et avec le traité de Maastricht,
12:45 que Delors n'a jamais reconnue comme étant de sa paternité.
12:48 Il était très fier de l'acte unique de 1986
12:51 qui a institué les quatre libertés de circulation
12:53 et qui avait permis de relancer l'Europe par le marché,
12:56 mais pas du tout Maastricht,
12:58 qui lui avait été en quelque sorte imposé par les États membres.
13:01 Delors a une espérance, on va dire.
13:04 C'est de rééquilibrer cette Europe du marché par des politiques sociales.
13:08 Alors oui, pendant ses mandats de président, il fait des choses.
13:11 Il a doublé les fonds structurels,
13:14 il a essayé de faire adopter un certain nombre de directives,
13:18 une charte des droits fondamentaux a été adoptée en 1989,
13:21 un protocole social a été annexé au traité de Maastricht,
13:24 mais ça reste assez mince par rapport à cette dynamique
13:29 de la construction européenne qui s'oriente très largement
13:32 vers la libéralisation, vers des politiques favorables au marché,
13:36 beaucoup plus qu'au dialogue social.
13:38 Alors nous arrivons maintenant au terme de notre échange
13:42 et j'aimerais vous laisser le mot de la fin.
13:45 Si vous deviez décrire Jacques Delors en trois mots, quels seraient-ils ?
13:50 Alors il y a un premier mot qui est très simple, c'est "européen".
13:53 Il a toujours œuvré, y compris pour l'élargissement de l'Europe
13:58 au pays anciennement communiste d'Europe centrale-orientale.
14:02 Un deuxième mot, c'est "expert et pédagogue".
14:04 C'est quelqu'un qui connaissait très bien ses dossiers,
14:06 mais qui était aussi capable de se faire comprendre,
14:08 y compris dans les milieux les plus populaires.
14:11 Et le troisième mot, c'est "un rapport tourmenté au pouvoir"
14:14 qui lui a parfois empêché de mettre en œuvre le projet d'Europe économique et sociale
14:21 qu'il avait en tête lorsqu'il était à la présidence de la Commission.
14:25 Eh bien merci à vous Mathieu Fulat d'avoir accepté de livrer vos éclairages
14:30 sur le parcours de Jacques Delors.
14:32 Merci à vous.
14:34 [Musique]