ABDEL_LIT_FERNANDO_PESSOA_2010

  • il y a 5 mois
Abdel lit Abdel Fellah dans son jardin à Châlons-sur-Saône.
Transcription
00:00Entre la vie et moi, une vitre mince. J'ai beau voir et comprendre la vie très nettement,
00:07je ne peux la toucher. Mes rêves sont un refuge stupide, comme un parapluie pour se
00:13protéger de la foudre. Je suis si inerte, si pitoyable, si diminue de gestes et d'actions.
00:19Si loin que je m'enfonce en moi-même, tous les sentiers du rêve me ramènent au clair
00:24dans l'angoisse. Même moi qui rêve tellement, je connais des intermittences où le rêve
00:30me fuit. Alors les choses m'apparaissent avec netteté, la brume dont je m'enveloppe
00:36s'évanouit. Et toutes les arêtes visibles laissent lâcher dans mon âme toutes les
00:40duretés d'être regardé et me blessent par la connaissance que j'ai de leur dureté.
00:44Tout le poids visible des objets pèse au-dedans de mon âme. Ma vie entière se passe comme
00:51si on m'en roulait deux coups.
00:58J'ai toujours évité, avec horreur, d'être compris. Être compris, c'est se prostituer.
01:10J'aime mieux être sérieusement pour ce que je ne suis pas, et être ignoré humainement
01:17avec décence, avec naturel. Rien ne provoquerait autant mon indignation que de voir mes collègues
01:24de bureau me trouver différent. Je veux savourer à part moi cette ironie de ne pas être,
01:30pour eux, différent. Je veux endurer ce silice de les voir me juger semblable à eux et subir
01:37cette crucifixion de ne pas être distingué. Il y a ces martyrs plus subtils que ceux des
01:42saints et des ermites. Il y a des supplices de l'intelligence comme il y a ceux du secours
01:48et du désir. Et l'on connaît dans ce supplice, comme dans les autres, une certaine volupté.
01:54De quoi pourrais-je bien m'enorgueillir puisque je ne suis pas mon propre créateur ? Et même
02:12s'il y avait en moi de quoi tirer vanité, il y aurait aussi, et bien plus encore, de
02:17quoi n'en tirer aucune. Je gis ma vie. Et même en songe, je suis incapable d'esquisser
02:24le geste de me lever, tant je suis dépouillé jusqu'à l'âme de savoir seulement faire
02:30un effort. Les faiseurs de systèmes métaphysiques, les fabricants d'explications psychologiques
02:37connaissent une souffrance bien pire. Systématiser, expliquer, qu'est-ce que d'autre que bâtir
02:45encore ? Et tout cela arranger, disposer, organiser. Qu'est-ce que d'autre qu'un
02:51effort qui se réalise, c'est-à-dire de façon consternante de la vie ? Pessimiste ? Non,
02:58je ne le suis pas. Bien sereux ceux qui réussissent à traduire leur souffrance dans l'universel.
03:05En ce qui me concerne, j'y liens, si le monde est bon ou mauvais, l'islam est tout à fait égal,
03:11car la douleur des autres m'est indifférente autant qu'importune. Dès lors, qu'ils s'abstiennent
03:20de pleurer ou de gémir, ce qui m'irrite et me gêne, je n'ai pas même un ossement d'épaule
03:26pour leur souffrance, si lourd au fond de moi pèse mon mépris pour eux. Mais je suis de ceux
03:33qui croient que la vie est mi-ombre, mi-lumière. Je ne suis pas pessimiste. Je ne me plains pas
03:41que la vie soit horrible. Je me plains que la mienne le soit. Le seul fait important à mes
03:49yeux est le fait que j'existe, que je souffre, et que je ne puisse même pas rêver totalement
03:54à l'extérieur de ma sensation de souffrir. Les rêveurs heureux sont les pessimistes. Ils
04:01modèlent le monde à leur image et parviennent ainsi à se sentir toujours chez eux. Ce qui me
04:08fait le plus souffrir, c'est le fossé qui sépare le bruit et la gaieté du monde de ma tristesse,
04:14de mon silence chargé d'ennui. La vie, avec toutes ses douleurs, ses appréhensions, ses chaos,
04:24comme d'être agréable et joyeuse, tout comme peut être une vieille diligence pour le voyageur
04:32qui se trouve en bonne compagnie. Je ne peux même pas voir dans ma souffrance un signe de grandeur.
04:39Je le sais, s'il en est un, mais je souffre pour des choses si mesquines. Je suis blessé par des
04:45choses si banales que je préfère l'insulte de cette hypothèse à cette autre hypothèse,
04:51celle de mon génie. L'aspendant d'un beau soleil couchant avec toute sa beauté, ma triste,
04:58devant ce spectacle, je me dis souvent, quel plaisir ce doit être de la contempler pour un
05:04homme heureux. Et tout ce livre est une longue plainte. Une fois ce livre écrit, les poèmes de
05:12Seul ne seront plus le livre le plus triste du Portugal. A côté de cette souffrance,
05:19toutes les autres me paraissent fausses ou dérisoires. Ce sont des souffrances de gens
05:26heureux ou bien de gens qui vivent et qui se plaignent. Les miennes sont celles d'un emprisonné
05:33de la vie, d'un être à part entre la vie et moi. De sorte, tout ce qui angoisse, je le vois. Et tout
05:44ce qui réjouit, je ne ressens rien. J'ai remarqué en outre que la douleur en vue davantage qu'elle
05:52n'est ressentie.

Recommandations