• il y a 5 mois
MeToo, retraites, Gaza, Ukraine,... : les remises de prix sont
régulièrement le théâtre de polémiques. La politique a-t-elle sa place
dans les festivals ? Où est passée la magie du cinéma ?

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Transcription
00:00 Vous me donnez la parole et je ne peux me contenter d'évoquer la joie que je ressens.
00:05 Cette année, le pays a été traversé par une contestation historique, extrêmement puissante,
00:11 unanime, de la réforme des retraites.
00:28 Serait-il possible que nous puissions regarder la vérité en face ?
00:32 Prendre nos responsabilités ?
00:34 Être les acteurs, les actrices d'un univers qui se remet en question ?
00:42 Depuis quelques temps, je parle, je parle, mais je ne vous entends pas.
00:47 Nous sommes en retard, nous sommes en retard.
00:49 La protestation palestinienne a fermé l'Oscar ce soir.
00:52 L'humanité gagne.
00:54 Nous nous trouvons ici comme des hommes qui refusent leur jouissance
00:57 et le holocauste qui est été hijacké par une occupation qui a mené à un conflit pour tellement d'innocents.
01:02 Et malgré les blagues et le glamour des occasions comme celle-ci,
01:07 nous sommes avec les gens.
01:09 Just before Vietnam is about to be liberated,
01:13 I will now read a short wire that I have been asked to read by the Vietnamese people.
01:21 Nous sommes au bord d'un projet d'austérité qui est conduit par des idées que nous appelons néolibérales
01:29 qui risquent de nous amener à la catastrophe, avec une petite minorité qui s'enrichit de manière honteuse.
01:37 Ça y est, les beaux jours reviennent.
01:39 Enfin, normalement, on sait plus trop.
01:41 Mais s'il y a bien une chose que le dérèglement climatique ne nous prendra pas,
01:44 c'est le Festival de Cannes.
01:46 Enfin, jusqu'à ce que la croisette soit sous les eaux.
01:52 L'indéboulonnable Festival de Cannes, emblème du cinéma français mais aussi du cinéma tout court,
02:04 en est quand même à sa 77e édition,
02:06 même si en réalité c'est ses 85 bougies cette année pour des raisons sur lesquelles on va revenir.
02:11 Alors cette année, qui va provoquer un esclandre ?
02:14 Qui va profiter de son discours pour balancer une harangue au vitriol ?
02:18 Bref, ça va être quoi les polémiques ?
02:20 Et surtout, en conséquence, qui va encore se plaindre en 2024 que c'est une honte,
02:25 que ça n'a pas sa place, que le cinéma ça ne devrait pas être politique ?
02:29 Parce que ce vieux débat encrouté ne concerne pas que les demi-habiles sur Twitter
02:34 ou des youtubeurs cinés dont le modèle économique repose sur l'idée
02:37 qu'un personnage pas blanc ou hétérosexuel, c'est déjà de la propagande.
02:41 Non, ça dépasse largement ce problème, car en soi, on peut facilement défendre
02:45 que les films eux-mêmes sont politiques, pour leur contenu, les sujets qu'ils abordent
02:50 et comment ils les abordent, pour leur aspect formel aussi,
02:53 qui soulève tout un tas de discussions politico-esthétiques
02:56 depuis à peu près que le 7e art existe.
02:58 7e art, certes, qui est aussi une industrie, avec tous les enjeux que ça comporte.
03:03 Alors récemment, on a de plus en plus vu ces débats se porter
03:06 sur l'aspect politique des événements autour du cinéma.
03:09 Lorsqu'entre deux petites coupettes de champagne,
03:12 un artiste se permet depuis le prestigieux podium de donner son avis sur des trucs,
03:16 irrévédiablement, ça fait jaser.
03:19 Et si on écoute certains, le problème ne serait pas vraiment ce qu'ils disent,
03:22 c'est qu'ils le disent.
03:24 Vous avez choisi le mot "estomaqué" sur Twitter,
03:27 un mot assez peu employé par les femmes et les hommes politiques.
03:29 Pourquoi "estomaqué", pourquoi ce mot ?
03:31 J'ai senti ça, le souffle coupé et une douleur à l'estomac.
03:37 C'est le mot qui m'est venu.
03:39 Ça ne serait ni le lieu, ni le moment.
03:41 Est-ce vraiment de bon ton de carjaquer ainsi une cérémonie
03:45 à la gloire d'un art au-dessus de tout ?
03:47 Vous pouvez faire des films politiques, des films engagés même,
03:51 ça, on aime bien, ça peut même vous rapporter des petites statuettes,
03:54 mais là, on est là pour le cinéma, pas faire de la politique.
03:58 Alors, puisqu'on peut s'attendre à ce que cette semaine soit le théâtre de nouvelles polémiques,
04:02 on s'est dit que ça serait pas mal de parler de Cannes,
04:04 des festivals et de toute cette pression.
04:06 Je pense que mon discours n'était pas là pour aller dans le sens des décisions actuelles,
04:13 donc c'est vrai que je m'attendais évidemment à ça.
04:26 Aujourd'hui, des festivals de cinoche, il y en a 13 à la douzaine.
04:29 Il y en a par zone géographique, par langue, par genre,
04:32 indé, institutionnel, de patrimoine, commerciaux.
04:35 Ils ont tous un peu leur identité et leurs pattes.
04:38 On s'attend tous à ce qu'on ne prime pas exactement les mêmes films
04:40 à Sundance, à Berlin ou aux MTV Movie Awards.
04:43 Mais quel meilleur exemple que Cannes ?
04:46 Cannes, c'est un peu le festival, avec une légitimité à toute épreuve,
04:50 boxant dans la même catégorie que les Oscars,
04:52 tout en ayant une image moins bassement hollywoodienne.
04:55 Légitimité soutenue par une longue histoire,
04:58 et désolé, c'est pas moi qui décide, une longue histoire politique.
05:02 C'est même le moins qu'on puisse dire, et ça, jour 1.
05:06 On a un peu tendance à l'oublier derrière l'image paillette,
05:09 tapis rouge, cocktail au Martinez, l'hôtel, pas le syndicaliste,
05:13 mais à la base, c'est même carrément un festival antifasciste.
05:17 Donc déjà, on va revenir un peu sur cette origin story,
05:20 parce que quand même, si vous le saviez pas, c'est quelque chose.
05:23 Faut garder en tête que le cinéma, c'est relativement jeune comme art,
05:26 et encore plus dans les années 30.
05:28 Pour vous dire, quand on envisage le 1er festival de Cannes,
05:31 il doit être parrainé par un des Frères Lumière,
05:33 qui sont toujours debout, toujours vivants.
05:35 Lorsqu'en 1894-95, après avoir réalisé le cinématographe Lumière,
05:42 je tournais mes premiers films, "La sortie de l'usine",
05:45 "L'arrivée d'un train en guerre",
05:48 et le timide petit essai de film comique,
05:51 j'étais loin, je pensais, de prévoir le développement considérable
05:56 que devait prendre par la suite l'industrie cinématographique.
05:59 Et c'est même pas le 1er festival consacré au cinéma.
06:02 A ce moment-là, y'en a un seul, dans un pays qui l'a certes pas inventé,
06:06 mais en a développé une industrie florissante.
06:08 Un festival qui servira ensuite de modèle à tous les autres,
06:11 la Mostra de Venise, créée en 1932.
06:13 Italie, années 30, vous sentez venir un peu le contexte,
06:17 y'a eu une coupe Mussolini et tout,
06:19 pas la coupe de cheveux, c'est des prix de cinéma remis à la Mostra.
06:22 Et alors en 38, une récompense est remise à "La grande illusion" de Jean Renoir.
06:26 Très grand film, le monde entier parle de Jean Gabin,
06:29 mais Renoir, compagnon de route du PCF,
06:32 il a carrément fait des films produits par le parti,
06:34 mais aussi par la CGT,
06:36 puis plus généralement qui accompagnait le Front populaire.
06:39 Bon, déjà.
06:40 Mais pour en rajouter une couche,
06:41 "La grande illusion", c'est un film pacifiste sur 14-18.
06:44 Mussolini et Hitler, ils l'ont un peu mauvaise,
06:49 donc ils se disent qu'il va falloir mettre un peu leur gros doigt de facho là-dedans.
06:52 "Légende extrême droite" étant réputée pour leur subtilité,
06:55 l'édition suivante, la Mostra prime un film sans intérêt,
06:59 produit par le neveu de Benito,
07:00 et tant qu'à faire, "Les dieux du stade", pas le calendrier,
07:03 un gros film de propagande nazi par Leni Riefenstahl,
07:06 la cinéaste du régime,
07:08 alors que c'est même pas vraiment une fiction,
07:10 mais bon, autant y aller franco.
07:11 En fait, on a l'impression que c'est complètement débile,
07:15 parce que c'est tellement grossier,
07:17 tellement...
07:18 vraiment de la propagande et tout.
07:20 En fait, à l'époque, Leni Riefenstahl,
07:21 il faut quand même se mettre en tête que
07:23 c'était quand même considéré vraiment comme du cinéma.
07:25 Et genre, elle était invitée à des trucs et tout,
07:27 c'était normal en fait d'inviter des cinéastes de propagande nazi
07:30 à des trucs de festival, ce qui est assez fou.
07:32 Mais Disney, il a reçu chez lui Leni Riefenstahl.
07:35 Ouais, le Disney, hein.
07:35 Donc il l'a invitée pour dire,
07:37 "Écoutez, moi aussi, je suis antisémite,
07:39 laissez le béphime être exploité dans votre pays et tout."
07:43 Et en fait, "Les dieux du stade",
07:44 maintenant, c'est pas trop un film que tu vas projeter en festival et tout,
07:47 mais ça a eu une vraie influence dans l'histoire du cinéma.
07:50 Par exemple, dans "Star Wars",
07:51 Lucas, il prend beaucoup de plans au film de Leni Riefenstahl,
07:54 notamment pour le côté "L'Empire",
07:56 parce que du coup, ça rappelle l'esthétique nazie.
07:58 Logique.
07:59 Mais ce qui est ouf, c'est qu'en fait,
08:00 il y a aussi des plans de "Star Wars"
08:01 qui sont inspirés par les films de Riefenstahl,
08:03 où c'est pas du tout "L'Empire".
08:04 Genre, notamment la scène où les rebelles,
08:07 ils donnent la médaille à la fin du premier film aux gens et tout,
08:10 c'est complètement inspiré des films de propagande nazi.
08:12 Et sauf que bon, voilà, faut pas trop trop le dire
08:14 parce que c'est pas une super bonne référence,
08:16 mais c'est quand même considéré
08:18 comme des films importants de l'histoire du cinéma.
08:21 Mais quand même, Riefenstahl, "Les dieux du stade" et tout,
08:23 c'est vraiment...
08:24 Tu peux pas faire plus de propagande, quoi.
08:26 Là, il y a quand même 2-3 délégations
08:28 qui trouvent que ça commence à puer,
08:29 et puis pas que pour le 7e art,
08:31 en particulier les Français,
08:33 comme l'écrivain Philippe Erlanger,
08:34 qui soumet l'idée d'un contre-festival
08:36 au ministre de l'Intérieur, Albert Sarrot,
08:38 et un autre mec vachement stylé qui s'appelle Jean Zé.
08:42 Jean Zé, c'est un radical.
08:43 Et alors, attention, à l'époque,
08:45 ça veut pas dire qu'il est super vénère,
08:46 c'est même le contraire.
08:47 C'est plutôt le centre-centre-gauche.
08:49 Et lui, il a été très actif
08:51 dans le gouvernement du Front Populaire,
08:52 sur l'éducation, où il a fait plein de trucs
08:54 dont on bénéficie encore aujourd'hui,
08:56 de moins en moins, mais c'est pas le sujet,
08:58 et dans la culture.
09:00 Les Anglais sont chauds,
09:01 Hollywood y sont chauds,
09:02 les Soviétiques sont chauds.
09:04 En fait, à ce moment-là,
09:05 Cannes, ça doit être littéralement
09:07 les alliés avant l'heure,
09:08 face à l'axe de la Mostra.
09:09 Moi, j'ai pris le train le soir-même,
09:11 j'ai pas pu dormir,
09:12 il y avait beaucoup d'événements
09:13 qui m'empêchaient de trouver le sommeil.
09:15 Et c'est alors qu'il m'est venu l'idée
09:18 que la place était maintenant libre
09:20 pour un autre festival
09:22 qui aurait été, à l'époque,
09:23 comme ça on va dire en 1938,
09:25 le Festival du Monde Libre.
09:27 Voilà un festival que les Allemands auront pas,
09:29 comme disent les vieux par chez moi.
09:31 Je vous rassure, quand même,
09:32 la Mostra, ça existe toujours,
09:33 mais c'est plus du tout comme ça,
09:35 même si sait-on jamais
09:36 ce que l'avenir nous réserve.
09:37 Par contre, il faut pas croire,
09:38 ce nouveau festival,
09:39 ça fait pas du tout consensus en France.
09:42 Et ouais, à ce moment-là,
09:42 il y a pas mal de gens,
09:43 leur idée, c'est
09:44 "faut pas énerver Hitler,
09:46 et puis peut-être Mussolini sera de notre côté,
09:48 après tout, faut discuter avec tout le monde,
09:50 et puis, si c'est que les Sudètes,
09:52 bla bla bla, ils ont eu le nez creux,
09:53 comme chacun sait.
09:54 Donc, il a fallu se battre politiquement
09:57 pour créer ce fichu festival,
09:58 et finalement, il doit avoir lieu en 39.
10:01 Tout est prêt, sélection internationale,
10:03 il y a le magicien d'Oz qui est un gros événement,
10:06 les stars arrivent à l'hôtel,
10:07 on met le shampoo frais,
10:09 et puis boum, le premier jour,
10:11 les troupes allemandes envahissent la Croisette.
10:13 Non, évidemment, elles envahissent la Pologne,
10:16 et vous connaissez la suite.
10:17 Finalement, si le festival est effectivement créé en 39,
10:20 la première édition n'a lieu qu'après la guerre, en 46.
10:23 Et si vous voulez savoir une chose vraiment triste,
10:26 c'est que Jean Zé n'a jamais vu son festival.
10:28 Parce qu'il s'est fait assassiner par la milice.
10:31 Pas par les Allemands, par la milice française.
10:34 Rassurez-vous, Madame Bourdel, c'est français,
10:36 c'est la police française.
10:38 Enfin, Armand, le général de Gaulle n'a-t-il pas dit
10:40 que toute la France avait été résistante ?
10:41 En effet, il l'a dit.
10:42 Il l'a dit.
10:47 Eh oui.
10:49 Tout ça pour dire, les appels à laisser à tout prix la politique
10:53 en dehors de ces grandes fêtes du cinéma.
10:56 Désolé de gâcher le goût des petits fours,
10:57 mais il y a une histoire à assumer à un moment.
11:00 En fait, si au moindre truc, on a l'impression
11:02 que tout est politisé, polarisé,
11:05 c'est pas vraiment que ça l'est devenu.
11:06 C'est peut-être au contraire qu'entre-temps,
11:08 tout ça a été largement aseptisé, dépolitisé.
11:11 Évidemment, Alain n'est pas venu,
11:13 mais il nous a envoyé un petit mot.
11:15 Comme tu le sais, après avoir été longtemps
11:18 contre l'immigration toute ma vie,
11:20 je me retrouve maintenant dans une position d'immigré moi-même.
11:22 Allô Zann, mon gars.
11:24 Tenez, prenez deux mouvements sociaux.
11:26 2023, mouvement des retraites.
11:28 Pas un petit mouvement donc.
11:30 À Cannes, dispositif policier,
11:32 angoisse totale que des trublions viennent mettre
11:34 leur godasse pleine de boue sur le tapis rouge.
11:37 Le festival de Cannes nous appartient.
11:39 C'est un endroit où les gens travaillent.
11:40 Il n'appartient pas aux marques de luxe
11:42 qui veulent se l'approprier.
11:43 Les travailleurs, c'est à l'écran,
11:45 dans des films sociaux bouleversants,
11:47 mais pas dans la salle à s'exprimer pour eux-mêmes.
11:49 Il est tout à fait légitime que pendant cette période,
11:52 des travailleurs et des travailleuses puissent se faire entendre
11:55 parce que sans eux, il n'y aurait pas de festival.
11:57 D'autant plus au festival de Cannes qui, rappelons-le,
12:00 a été créé aussi sous l'impulsion des militantes et des militants syndicaux.
12:04 Maintenant, comparé avec l'édition d'Anthologie de 68.
12:07 On souhaite que le festival s'arrête.
12:10 Non !
12:13 Il s'agit de manifester avec un retard d'une semaine et demie.
12:17 La solidarité du cinéma sur les mouvements étudiants et ouvriers
12:22 qui se passent en France.
12:23 Là, ce n'est même pas des syndicalistes
12:24 et trois Gilets jaunes toujours d'éther.
12:26 C'est les cinéastes eux-mêmes qui foutent le boxon.
12:29 Jean-Luc Godard, François Truffaut, Claude Béry,
12:31 Masha Merrill et Claude Lelouch prennent la tête de la fronde.
12:34 Ils veulent faire annuler le festival.
12:36 Les salles de projection se transforment en agora
12:38 où l'on s'engueule copieusement.
12:39 Et Godard lance au réticent...
12:41 Je vous parle de solidarité avec les étudiants et les ouvriers
12:45 et vous me parlez de travel et de gros plans !
12:48 Vous êtes en dehors de Godard !
12:50 Ils font arrêter le festival avant la fin.
12:52 Il y en a qui ont retiré leurs films,
12:54 des jurés qui se sont barrés,
12:56 pas de lauréats cette année-là.
12:57 Tout ça pour soutenir le mouvement social.
12:59 Ah ça c'est d'un autre calibre, c'est sûr.
13:01 Il y a eu plein d'autres moments politiques
13:02 tout au long de l'histoire de ce festival et des autres.
13:05 Ceci dit, il y a une chose qui se comprend.
13:07 Le cinéma, l'art en général,
13:09 ça a un côté un peu sacré et fédérateur,
13:11 au-dessus de la mêlée.
13:12 Quelque chose qu'on tient en haute estime.
13:14 Alors forcément, on n'aime pas trop
13:16 que ça soit rattrapé par de basses réalités matérielles
13:18 et que la grande famille du cinéma
13:20 se mette à s'engueuler comme un repas de Noël.
13:22 J'entends, j'entends.
13:24 Seulement, au bout du bout,
13:25 est-ce qu'un cinéma qui refuserait
13:27 de mettre les mains dans le cambouis,
13:29 qui n'aurait pas le courage de prendre parti,
13:31 y compris en dehors des films eux-mêmes,
13:33 bref, un art qui fâche personne,
13:35 est-ce qu'il mériterait qu'on le tienne en si haute estime ?
13:38 Est-ce que ça ne serait pas réduire l'art
13:40 à son aspect divertissement,
13:42 au sens littéral ?
13:43 Toutes nos choix ont été faits pour nous réfléter
13:45 et nous confronter au présent,
13:47 et pas pour dire "regardez ce qu'ils ont fait avant",
13:49 mais plutôt "regardez ce que nous faisons maintenant".
13:51 Surtout, est-ce qu'il n'y a pas quelque chose de plus insidieux,
13:53 de plus dangereux même, dans ces injonctions ?
13:56 Les gens qui disent que tout ça n'a pas sa place
13:58 dans ces événements,
13:59 que la politique au sens large,
14:01 les idées, les causes, les valeurs,
14:03 n'a pas sa place dans le cinéma,
14:05 c'est marrant, j'ai l'impression que c'est,
14:07 comme par hasard,
14:08 toujours quand quelqu'un dit quelque chose
14:09 qu'il ne leur plaît pas.
14:10 Ah mais non, c'est pas parce qu'ils ne sont pas d'accord,
14:12 ça c'est une coïncidence.
14:14 Non, c'est le principe,
14:15 vraiment ça ne se fait pas.
14:17 Les premiers Césars après la guerre en Ukraine,
14:32 dans les discours de présentation des Césars,
14:35 il y avait tout un truc de "la guerre, c'est terrible",
14:39 "c'est affreux, mais show must go on",
14:42 "le cinéma", tu prends les derniers Césars,
14:44 tous les mecs qui ont fait des interventions sur Gaza,
14:47 déjà ils se sont fait défoncer,
14:48 ce qu'ils ont retransmis après sur les réseaux sociaux,
14:51 il n'y avait pas ces discours-là.
14:51 Tu peux dire "la guerre en Ukraine, c'est super grave"
14:55 dans le discours écrit, public, officiel du truc,
14:58 par contre, il y a deux, trois personnes
15:00 qui quand ils montent sur le plateau disent
15:03 "ouais au fait, Gaza, c'est chaud",
15:05 ou là "non, pas de politique dans les Césars,
15:08 surtout pas, donc voilà, deux poids, deux mesures".
15:10 Et allez, il y a même pire que ça.
15:12 Plus tard dans une interview,
15:13 vous qualifiez son discours de "ingrat et injuste".
15:16 Et ce mot "ingrat" a dérangé,
15:18 parce qu'on pourrait y comprendre
15:20 que Justine Trier ne serait pas assez reconnaissante
15:22 envers le gouvernement,
15:23 comme si le gouvernement avait aidé à produire son film
15:26 et qu'elle avait accepté son aide pour ensuite le critiquer.
15:29 Ce n'est pas le cas,
15:29 mais c'est ce que beaucoup de gens peuvent comprendre
15:31 et c'est là que la polémique a démarré.
15:33 Le monde du cinéma ne devrait pas critiquer le pouvoir
15:36 parce que le cinéma est subventionné,
15:38 parce qu'il y a des commissions qui donnent des feux verts,
15:40 qui ouvrent des portes,
15:42 parce qu'on a des ministres qui s'occupent de vous, bande d'ingrats.
15:44 Vous ne voudriez pas fâcher les ministères quand même ?
15:46 Crachez dans la soupe !
15:48 - Moi, ça ne devrait même pas être un coup d'écart.
15:50 - Ecoute-moi bien, moi je ne crache pas dans la main qui me nourrit.
15:51 Je ne sais pas vous,
15:52 mais je trouve qu'il pue un peu pour l'avenir du cinéma ce discours.
15:56 Et là encore, pas que pour lui.
15:58 Revenons à Cannes, sur le contexte de sa création.
16:00 En grattant sous les couches de strass accumulées au fil des années,
16:03 et je sais que cette phrase va vous faire tiquer un peu peut-être,
16:06 mais le festival de Cannes, c'est un genre d'acquis social.
16:09 Oui, évidemment, ce n'est pas la retraite ou la sécu,
16:11 mais c'est un peu la phase culturelle de tout ça.
16:14 Non seulement il est issu de la lutte contre le fascisme avant-guerre,
16:17 mais c'est carrément un fruit de la libération.
16:19 C'est dans la foulée des institutions de 46
16:22 et du Conseil National de la Résistance.
16:24 Le CNC aussi,
16:26 et tout ce qui sous-tend concrètement au cinéma français.
16:28 Oui, ça fait presque bizarre de le rappeler
16:31 quand on voit la gueule de certains trucs dans cette industrie.
16:33 C'est pas pour défendre les petits privilèges d'une bourgeoisie culturelle
16:37 qu'on entend vachement plus pour défendre leurs potes prédateurs
16:40 que quand il s'agit de soutenir le mouvement social.
16:42 Je ne m'inquiète pas pour leur sort,
16:43 et puis de toute façon, on s'en contrefiche.
16:45 Et puis aussi si ça pouvait s'arranger
16:47 pour que les jeunes qui n'ont pas de combine
16:48 puissent faire du cinéma quand même,
16:50 eh bien peut-être qu'on serait tous un peu plus contents
16:53 de cette profession, si on combine quand même un peu le cinéma.
16:57 Bon, eh bien c'est très beau.
16:59 Mais justement, si on veut dépoussiérer un cinéma en bourgeoisie,
17:03 ça serait peut-être pas mal de revenir aux bases.
17:05 Si le cinéma français, par bien des aspects,
17:07 c'est un acquis social, un conquis même, comme on dit, il est à nous.
17:11 La marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend
17:15 est en train de casser l'exception culturelle française.
17:17 [Applaudissements]
17:20 Cette même exception culturelle
17:21 sans laquelle je ne serais pas là aujourd'hui devant vous.
17:24 Pas plus qu'on devrait remercier le gouvernement
17:26 pour l'assurance chômage, la sécu, les retraites,
17:29 ou les autres biens communs qui nous restent,
17:30 les institutions publiques n'appartiennent pas à la Macronie,
17:34 elles n'appartiennent pas au gouvernement,
17:35 elles n'appartiennent pas au pouvoir,
17:37 ni à celui d'avant, ni au prochain.
17:39 Elles nous appartiennent,
17:41 et elles appartiennent à celles et ceux qui les font.
17:43 Alors si on veut s'en servir pour gueuler, c'est notre droit.
17:46 C'est eux qui les détournent via des mécanismes transformés
17:50 en moyens de pression à leur fin politique.
17:53 Je prends par exemple le tweet du député macroniste
17:55 Guillaume Casbarion, et se demande s'il n'est pas temps
17:58 d'arrêter de distribuer autant d'aides
18:00 à ceux qui n'ont aucune conscience de ce qu'ils coûtent aux contribuables.
18:03 Là dedans il y a deux problèmes.
18:04 Déjà l'idée qu'un artiste qui recevrait des fonds du gouvernement
18:07 n'aurait pas le droit de critiquer le gouvernement.
18:09 Or non, vous savez mieux que moi,
18:11 le financement de ces films comme tous les films
18:13 provient de plein de sources différentes,
18:15 et notamment du CNC qui dépend du ministère de la Culture
18:17 mais qui est autofinancé, c'est ça la clé.
18:20 Tout ce discours sur l'art qui devrait rester neutre
18:22 ou je sais pas quoi, d'accord.
18:24 Ça peut être sincère.
18:25 C'est important aussi que ça aille au-delà des clivages du moment,
18:28 qu'on puisse parfois penser au cinéma et pas à autre chose.
18:31 En revanche, quand ça devient une injonction,
18:34 à qui elle sert ?
18:35 Cette contestation a été niée et réprimée de façon choquante.
18:42 Et ce schéma de pouvoir dominateur de plus en plus décomplexé
18:46 éclate dans plusieurs domaines.
18:48 Évidemment socialement c'est là où c'est le plus choquant,
18:50 mais on peut aussi voir ça dans toutes les autres sphères de la société,
18:54 et le cinéma n'y échappe pas.
18:55 Vouloir évacuer l'expression politique des artistes,
18:58 mais aussi de toutes les travailleuses et les travailleurs de la culture
19:01 de manière générale,
19:02 affirmer qu'ils devraient s'interdire toute critique publique,
19:06 sans quoi on serait en droit de les priver de financement,
19:08 de ne plus valider leurs projets,
19:10 de les déclarer "persona non grata" à ces mêmes événements.
19:13 J'imagine que ça, c'est pas la fameuse "cancel culture"
19:16 que certains ont constamment à la bouche.
19:17 Non, je dois pas avoir bien compris le concept,
19:19 mais c'est pas grave, parce que ça ressemble à un autre truc,
19:22 qui lui a une longue histoire et une assez bonne définition.
19:25 Ça ressemble à de la censure.
19:27 Pas encore totalement directe, pour l'instant,
19:30 mais par la pression sociale, par le portefeuille,
19:32 par le carnet d'adresses, par les médias.
19:34 Bon après, si ce qui importe c'est de ne pas briser la magie du champagne,
19:39 de l'entre-soi et des discours qui fâchent personne,
19:41 admettons, mais qu'on vienne pas prétendre que c'est ça la magie du cinéma.
19:46 Érigée comme un acte de résistance,
19:48 cette manifestation internationale
19:50 qui refuse toute idée de censure et de propagande
19:53 doit nous rappeler aujourd'hui encore que la liberté d'oser,
19:56 d'imaginer, de créer, de critiquer,
19:59 est la plus fragile des conquêtes.
20:01 [Musique entraînante diminuant jusqu'au silence]
20:03 [Générique]

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