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Interview de Robert Badinter, ancien ministre, ancien président du Conseil constitutionnel, réalisée le jeudi 29 septembre 2022 pour La Nuit du Droit.

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00:00 [SILENCE]
00:18 — Bonsoir, Robert Bannainter. — Bonsoir.
00:20 — Une nuit ne suffira sans doute pas à régler toutes les questions qui se posent autour de la guerre et de la justice.
00:27 D'ailleurs, pour commencer, ce terme de justice, de guerre, le droit et la guerre,
00:31 est-ce qu'on n'est pas là face à l'un des plus beaux oxymores de la langue française ?
00:36 — Pas seulement de la langue française, mais il est vrai que la guerre est le moment où les formes traditionnelles,
00:51 je dirais le droit applicable, cessent d'être appliquées et cèdent la place à la violence.
01:00 Je tiens d'ailleurs à dire, avant toute chose, que je suis tout à fait sensible aux efforts des juristes ukrainiens,
01:17 que la guerre d'agression menée par les Russes contre le peuple ukrainien rencontre le courage
01:26 et ce qu'on aurait appelé en latin la « virtu » des Ukrainiens, selon les.
01:33 Mais le sentiment que viendra l'heure du droit et qu'on jugera les criminels de guerre ou contre l'humanité,
01:50 c'est très très important que les juristes ukrainiens, et plus généralement les juristes internationaux, s'en préoccupent maintenant.
02:03 Très important. Et donc je tiens à rendre hommage et à saluer aussi les efforts qui sont conduits pour collecter des preuves.
02:12 Parce que vous savez, sans preuves, pas de poursuite.
02:20 — Tous les participants qui sont là ce soir seront sensibles à ces mots Robert Van Ater.
02:24 S'agissant donc de cette guerre menée par les Russes en Ukraine, il y a une question, finalement, que tout le monde se pose.
02:30 Vladimir Poutine sera-t-il jugé un jour ? Qu'est-ce que vous en pensez ?
02:36 — Écoutez, vous avez les leçons de l'histoire qui sont là. On juge les dictateurs une fois qu'ils sont tombés.
02:49 Staline, maître à penser, au Kremlin, jadis, mais inspirateur de toute une doctrine, Staline disait toujours
03:02 en ricanant derrière ses moustaches « L'histoire est écrite par les vainqueurs ». Ça n'est pas faux.
03:10 — Mais pour autant, elle est nécessaire, cette justice.
03:13 — Et dans le cas de Poutine, je pense que ce n'est pas sur l'histoire qu'il faut compter. Mais l'histoire, elle, nous enseigne
03:28 que les dictateurs en fonction, les dictateurs au pouvoir, ne sont pas jugés. Il faut qu'ils tombent, d'abord,
03:37 ou que leurs folles entreprises criminelles souvent connaissent un échec, qu'ils soient renversés ou que la guerre
03:50 qu'ils ont lancée se retourne contre le pays même qui a suivi le dictateur pour que celui-ci soit jugé.
04:02 — Ça veut dire quoi ? — On ne juge pas les vainqueurs.
04:05 — Ça veut dire qu'il y a une forme d'impuissance de la justice internationale qui ne peut intervenir qu'après l'écarnage ?
04:11 — Regardez les leçons de l'histoire. Nuremberg intervient quand ? La décision est prise quand ? Au moment où la victoire est certaine.
04:22 Et l'organisation de Nuremberg, elle remonte à août 45. C'est le moment où on met en place le système de jugement
04:33 qui sera d'ailleurs satisfaisant. — Utile. — Mais c'est après, une fois que les armes se sont eues.
04:43 Tant que les dictateurs sont au pouvoir, il faut pas espérer les juger. Au mieux, on peut espérer que les leurs les trahiront
04:51 et les livreront, comme ça a été le cas pour Milosevic. — Mais pour autant, Robert Bannater,
04:58 est-ce qu'il sera important qu'il soit jugé même après qu'il sera tombé ? — Ce qui est essentiel, et ça n'est pas seulement
05:08 le cas de Poutine – après, on parlera du cas de Poutine –, ce qui est essentiel, c'est qu'il y ait l'épreuve rassemblée.
05:16 Et c'est pourquoi je reviens à l'hommage de tout à l'heure. Il est très très important que le procureur général, la CPI ou en Ukraine,
05:30 aujourd'hui, assemblent et réunissent l'épreuve qui serviront à confondre après. Une fois que les armes se seront, à mon avis,
05:43 tues par avant, après, sereinement, ceux qui seront responsables de ces crimes. C'est très important, ce qui est fait en ce moment
05:54 par les procureurs des pays. — Il y a Poutine, mais il n'y a pas que Poutine. — Non. Je continue un instant sur Poutine.
06:04 Le dictateur croit toujours qu'il demeurera au pouvoir, et dans l'humbris qui le saisit, que la victoire sera de son côté.
06:14 Ce n'est pas ainsi que l'histoire se passe. Et je rappelle l'exemple type Milosevic. Moi, j'en ai parlé un jour directement à Milosevic,
06:29 bien avant que la guerre n'éclate dans toute l'ex-Yougoslavie. Et là, je lui ai dit : « Vous finirez un jour devant les tribunaux,
06:39 aux pénaux internationaux ». Bon. Il se croyait immune. Il se croyait tout-puissant. On a vu comment ça a fini.
06:49 — Il a été jugé... — Ne l'oubliez pas. Emprisonné à l'AE. — Il est mort en prison. Et de son procès, on retient surtout
06:56 la longueur et l'ennui. Comment corriger cela ? — Ah non. Ça, c'est autre chose. C'est la technique judiciaire. C'est vrai que les débats
07:08 menés selon toutes les règles de l'État de droit, selon la procédure anglo-saxonne, qui n'est pas rapide... Le système interrogatoire,
07:23 le contre-interrogatoire n'en finit plus. Et j'en parle, me souvenant très bien du procès Eichmann. Je l'ai vu à Jérusalem jugé.
07:36 Ils étions là au cœur même du génocide des Juifs par Hitler et les nazis à Jérusalem. Vous ne pouvez pas vous imaginer
07:50 l'ennui qui pesait à cet instant au moment du procès Eichmann à cause de la procédure qui pesait dans la salle d'audience.
08:02 — Ça veut dire qu'il faut réfléchir à de nouvelles procédures pour la justice internationale ? — Non. Je veux dire qu'il faut savoir
08:07 que la justice est lente, parce qu'elle doit être prudente et qu'elle doit laisser toute sa place aux droits. Donc elle est complexe.
08:17 En effet, elles sont complexes. C'est ainsi. — Revenons à Poutine et à ses complices. Qui devra les juger ?
08:25 Est-ce que c'est la Cour pénale internationale, selon vous ? Est-ce que c'est une cour spéciale, comme le souhaite
08:31 le président ukrainien Volodymyr Zelensky ? Qui devra juger Poutine et les siens ?
08:36 — La Cour pénale internationale est faite pour juger de tels criminels. Mais je rappelle que la Russie, comme les États-Unis d'ailleurs...
08:50 — N'en est pas membre, pas signataire. — ...n'ont pas ratifié le traité de Rome. Ça n'est pas sans raison, parce que les opérations spéciales,
09:02 le chef en est toujours, selon la Constitution, le président. Donc il y a là une sorte de manque de la part de ceux qui ont au dernier moment
09:22 signé le traité. Mais encore une fois, j'ai cru remarquer que s'agissant de la Cour pénale internationale, dont j'ai été en mon temps
09:43 un des pères fondateurs, avec beaucoup beaucoup de difficultés de la part de certains États, et notamment des États-Unis, eh bien
09:54 s'agissant de la Cour pénale internationale, vous avez un type de procédure qui devrait être repensée. Alors nous n'en sommes pas là.
10:09 Pour l'instant, elle, je pense qu'elle se déclarerait compétente. Mais je rappelle que la Russie ou les États-Unis ne sont pas signataires
10:24 du traité fondateur de la Cour pénale internationale. — Et pourquoi pas donc une cour spéciale pour l'Ukraine ?
10:32 Est-ce que ça, ça serait une bonne idée ou pas ? — Je préférerais que la Cour pénale internationale s'en saisisse, et puis que le moyen
10:46 d'incompétence soit soulevé. Vous savez, le droit est un puissant exercice d'imagination. Et je vois très bien comment est-ce que l'on pourrait,
10:57 pour les crimes contre l'humanité ou les crimes d'agression commis par un État, élargir la compétence de la Cour pénale internationale.
11:08 Mais encore une fois, l'idée de créer une Cour pénale internationale pour des crimes commis alors que la Cour pénale existe, ça ne me satisfait pas.
11:25 Vous savez, cette multiplicité ou cette diversité de juridictions qui seraient créées selon les lieux, selon les régimes,
11:38 ça n'est pas satisfaisant pour la justice internationale. Je préfère la Cour pénale internationale. — Donc vous dites, si j'ai bien compris,
11:44 on a un outil qu'il faut peut-être un peu toileter, qu'il faut peut-être retravailler, mais on a l'outil qui convient.
11:49 — Oui, on a un outil. Mais ce qu'on n'a pas, ce qu'on aura difficilement, c'est Poutine. On dit Poutine, Poutine, Poutine.
12:00 Ce n'est pas la même chose concernant les complices, concernant les généraux, concernant les oligarques, concernant tous ceux
12:10 qui contribuent à la commission de ces crimes. C'est pas la même chose. Mais s'agissant de Poutine... Voyons, réfléchissez.
12:20 Un dictateur au pouvoir comme Poutine, qui va aller le chercher dans le Kremlin ? On va délivrer Manzaraï. Et alors ? Vous comprenez ?
12:35 Bon, ça veut dire en clair qu'aussi longtemps que Poutine est au pouvoir, il ne sera pas jugé. Alors vous me direz, ensuite...
12:46 — Mais est-ce qu'il faut... — Ensuite... Attention, attention. Ensuite, si Poutine ne connaît pas la victoire, si militairement,
13:00 il est tenu en échec, si... Et vous voyez que ça fait beaucoup de si. Si, à l'intérieur de l'oligarchie, on trouve que...
13:10 Ben... On l'imagine aisément s'enfuyant. Il n'est pas son protecteur. Je rappelle que le Conseil de sécurité est inutilisable dans ce cas-là
13:23 pour une raison simple. Le droit de veto, non seulement des Russes mais des Chinois. Par conséquent, c'est pas du côté des Nations unies
13:31 qu'il faut espérer quoi que ce soit. Donc créer une juridiction pénale internationale pour ce qui advient en ce moment en Ukraine,
13:46 je ne crois pas que ce soit ce que les Ukrainiens veulent. Ils ont compétence, eux, s'agissant des criminels qui commettent ces crimes en Ukraine.
13:56 Pas besoin de créer une cour pénale internationale. Les juridictions nationales de l'Ukraine peuvent parfaitement assumer ça.
14:05 Alors, je reviens à Poutine. Qu'est-ce qui se passerait ? Ou Poutine sera tué ? S'il est défait parce qu'à l'intérieur de son équipe,
14:16 il y aura une permanente tentation de s'en débarrasser ? Ou bien il s'enfuira et dans ce cas-là, il ira en Chine ? Ou il ira en Syrie ?
14:30 Ou il ira dans les États de l'ancienne Urs en Asie mie ?
14:36 — Et le monde devra s'y résoudre ? — Le monde... C'est l'impresceptibilité du crime contre l'humanité. Les Ukrainiens sont là à réclamer Poutine.
14:50 Nous verrons ce qui s'adviendra. Mais encore une fois, tant qu'il est au pouvoir, ne comptez pas qu'il soit déféré devant une juridiction internationale.
15:02 — Alors lui, vous le dites, on ne peut pas aller le chercher au Kremlin. On comprend bien pourquoi. En revanche, est-ce qu'il faut aller chercher les oligarques ?
15:09 Est-ce qu'il faut aller chercher les généraux dès maintenant ? — Absolument. Absolument. Je dirais même que c'est très bien que les preuves soient réunies,
15:17 mais qu'il faut déclencher les poursuites, y compris pour les officiers qui commandent en ce moment ces opérations militaires mais aussi criminelles
15:32 à l'intérieur de l'Ukraine. Il faut pas attendre. Il faut montrer une volonté très forte politique et internationale de punir ces criminels.
15:45 — Vous le disiez, vous êtes un des pères fondateurs de la Cour pénale internationale. Pourquoi, malgré toutes les réserves qu'on peut entendre ou émettre,
15:53 il reste fondamental que les bourreaux soient jugés un jour ou l'autre ? Pourquoi ? Pour l'histoire, pour eux, pourquoi ?
16:01 — Parce qu'il y a un besoin, je dirais, de vengeance qui doit être transcendée sous la forme de justice, parce que ceux qui déclenchent de telles opérations,
16:16 et Poutine notamment, créent tellement de malheurs, causent tellement de victimes, suscitent tellement de douleurs que la conscience,
16:31 la conscience des humains, ce qu'on appellerait d'un grand mot la conscience universelle, ne doit pas le supporter.
16:40 Simplement, il faut veiller à ce que ceux qui sont ainsi des auteurs de crimes, quelle que soit leur qualité, ce sont des criminels,
16:52 eh bien qu'ils soient jugés, comme ça a été le cas à Nuremberg, selon toutes les règles protectrices de la justice et du droit. C'est capital.
17:04 Si Nuremberg a survécu, si aujourd'hui encore on peut utiliser les matériaux de Nuremberg pour rappeler les crimes contre l'humanité commis par les nazis,
17:17 c'est parce qu'il y a eu ces garanties juridiques. Et c'est là où est pour moi – et je pense d'une façon très commune – l'essentiel.
17:29 Il faut que ce soit non pas le règlement de compte de celui qui l'a emporté à l'encontre de celui qui a été vaincu.
17:38 Il faut que ce soit la justice avec une majuscule, sur le plan international aussi. Les peuples y aspirent, les victimes y aspirent. Et l'avenir le commande.
17:53 Merci.

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