À l’occasion de la 71ᵉ élection de Miss Monde, plateau spécial "Questionner la beauté, son évolution dans l’Histoire" avec Georges Vigarello, historien spécialiste de la représentation du corps et Elisabeth Azoulay, anthropologue spécialiste des pratiques de transformation du corps humain. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20/l-invite-de-8h20-du-week-end-du-dimanche-10-mars-2024-5324927
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00:00 C'était la nuit dernière, 71ème concours de Miss Monde.
00:04 L'heureuse élue de cette édition 2024 est tchèque et pour tout vous dire, elle s'appelle
00:09 Christina Piskova.
00:10 L'occasion de nous interroger ce matin sur la beauté.
00:14 Qu'est-ce que la beauté ? Qu'est-ce qui est beau ? Pourquoi ? Comment le définir ?
00:18 Et comment se fait-il qu'elle puisse faire l'objet d'une compétition ? Un grand entretien
00:24 ce dimanche matin en compagnie de Marion Lourds.
00:27 Nous avons le bonheur de recevoir deux grands spécialistes de cette question, de l'histoire
00:32 des cordes, l'histoire de la beauté également.
00:35 Elisabeth Azoulay et Georges Vigarello.
00:37 Bonjour à tous les deux.
00:38 Bonjour.
00:39 Et bienvenue.
00:40 On va longuement parler avec vous de cette question à partir de cet événement ou en
00:46 tout cas de ce spectacle qui a lieu chaque année.
00:50 J'invite les auditeurs qui nous écoutent à intervenir au 01 45 24 7000 pour échanger
00:55 avec vous, vous poser toutes les questions qui leur viennent à l'esprit sur le beau
01:01 justement et sur l'histoire éventuellement du beau, du lait, puisqu'ils sont peut-être
01:06 inséparables.
01:07 Ils peuvent aussi vous écrire sur l'application France Inter.
01:11 Elisabeth Azoulay, vous êtes anthropologue, directrice d'un ouvrage collectif « 100 000
01:17 ans de beauté » publié chez Gallimard et qui a été adapté en plusieurs épisodes
01:22 pour France Télévisions.
01:23 C'est diffusé tous les vendredis.
01:25 Georges Vigarello, bienvenue.
01:27 C'est un bonheur de vous revoir.
01:29 Vous êtes un grand spécialiste de l'histoire des corps, auteur d'un livre qui avait fait
01:34 date sur la question de la beauté.
01:36 Vous avez publié une histoire de la beauté.
01:38 Vous allez nous dire comment on peut faire justement l'histoire de ce qui apparemment
01:43 est pour beaucoup un idéal.
01:45 Directeur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, co-directeur
01:49 du Centre Edgar Morin Monde.
01:51 On va partir donc de l'élection de Miss Monde.
01:55 C'était donc hier soir.
01:57 Je vous vois sourire.
01:58 On parle d'un concours de beauté.
02:00 Même question à tous les deux pour commencer.
02:02 Qu'est-ce que ça veut dire de constater que la beauté soit un objet de compétition
02:09 ou puisse être un objet de compétition ?
02:11 Elisabeth Azoulay.
02:12 Oui, c'est en effet une drôle d'idée parce qu'en fait on est tous incapables
02:17 de définir ce qu'est la beauté.
02:19 Si on était capables de la définir, on ne serait pas capables de penser la diversité,
02:24 on ne serait pas capables de voir que la beauté change tout le temps dans l'histoire.
02:28 Et donc on est incapables de la définir.
02:30 Alors faire un concours sur ces bases-là, ça suppose qu'il y a un entre-soi.
02:33 Ça veut dire que très souvent, il y a eu dans toute l'histoire humaine des sortes
02:39 de compétitions, des rituels où il fallait être la plus belle du village, etc.
02:44 Mais on était entre-soi.
02:47 Même question, Georges Vigarello.
02:49 Qu'est-ce qui fait que la beauté puisse être un objet de compétition ?
02:52 Georges Vigarello.
02:53 C'est très difficile.
02:54 Je pense que le sport joue un rôle.
02:55 Le sport joue un rôle à mon avis dans la manière dont il organise les concours, dont
03:00 il sélectionne les personnes, dont il essaie de passer des systèmes régionaux aux systèmes
03:06 nationaux.
03:07 Or il se trouve que les concours de beauté, c'est la même chose.
03:09 Il se trouve que les concours de beauté en France et en Amérique sont nés dans les
03:12 années 1920.
03:13 Autrement dit, ils sont quasiment contemporains du sport.
03:16 Ils sont contemporains de la compétition.
03:19 Et surtout, ce qui est très intéressant, c'est le problème du concours.
03:22 Autrement dit, tout le monde est mis au même niveau a priori.
03:24 Et ensuite, ce sont les talents, les qualités, le travail, que sais-je, qui jouent un rôle.
03:29 Ce qui renvoie d'ailleurs à un idéal démocratique.
03:32 Ça, il ne faut pas l'oublier.
03:34 Ça renvoie à l'idéal démocratique ?
03:35 Ou à ce que ça veut dire qu'il y a un idéal de beauté universelle ?
03:38 Le concours de Miss Monde, c'est 112 femmes en compétition qui viennent de partout de
03:42 la planète.
03:43 Elles ont déjà été élues dans leurs pays respectifs.
03:45 Il existerait donc quelque chose comme une beauté qui mettrait tout le monde d'accord ?
03:49 Non, je crois que ça renvoie à une croyance.
03:52 Ça renvoie quasiment à ce qu'on pourrait appeler un compte de fées.
03:55 Autrement dit, ça renvoie à un idéal.
03:57 Évidemment, cet idéal n'est jamais véritablement précisé.
04:00 Mais la compétition, en revanche, peut parfaitement exister.
04:04 C'est-à-dire qu'on peut établir des lieux de comparaison et finalement des lieux de
04:08 sélection et des lieux, je dirais, d'excellence.
04:11 Ça, cet idéal est là.
04:12 Alors en revanche, la question qui me paraît beaucoup plus importante est la suivante.
04:15 Vendredi, il y a eu la journée des femmes.
04:19 Samedi, il y a eu cette élection.
04:23 Or, cette élection, elle n'est pas si simple.
04:26 Parce qu'elle risque de renvoyer la femme à la seule qualité, à savoir la beauté.
04:33 Alors que quand on fait un tout petit peu d'histoire, on se rend compte au contraire
04:37 que la femme a gagné immensément de qualités au-delà de la beauté.
04:40 C'est quand même ce paradoxe qui mérite d'être soulevé.
04:43 - Elizabeth Azoulay, vous vouliez ajouter quelque chose ?
04:46 - Oui, d'ailleurs les concours l'ont intégré.
04:48 C'est-à-dire qu'on s'aperçoit qu'ils demandent aux candidates de dire pour quelle
04:52 cause elles s'engagent, de témoigner d'un certain niveau de culture générale.
04:57 Enfin, à la fin, on ne sait plus très bien ce qui est jugé.
04:59 Parce que, en dehors du défilé en maillot de main et en robe du soir, ou en costume
05:04 local ou national, on leur demande de faire la preuve de d'autres qualités qui montrent
05:11 bien la complexité de ce jugement.
05:12 - Mais si on revient à cette compétition, je ne sais pas si on peut appeler ça comme
05:16 ça, il y a quand même des choses récurrentes.
05:18 On s'aperçoit que les femmes vénézuéliennes sont très souvent couronnées, il y en a
05:22 eu six.
05:23 En revanche, les françaises, depuis 1953, il n'y en a pas eu.
05:25 La dernière s'appelle Denise Perrier.
05:27 Qu'est-ce que ça veut dire ? Est-ce que ça veut dire quand même que, par exemple,
05:31 en ce qui concerne les françaises, elles ne collent pas avec un espèce de critère
05:34 malgré tout universel ?
05:35 - Il ne faut pas croire que ce concours soit totalement impartial.
05:38 Pourquoi est-ce qu'il ne faut pas le croire ? Parce que d'abord, quand on voit l'endroit
05:43 où ce concours est organisé, on s'aperçoit qu'il y a des lieux qui sont extrêmement
05:47 récurrents.
05:48 C'est un concours d'origine britannique, ça s'est tenu une cinquantaine de fois en
05:51 Grande-Bretagne sur toute la Dune.
05:53 - C'est les américains surtout qui ont commencé.
05:54 - Il y a eu plusieurs concours.
05:57 - La dernière française avait été sacrée à Londres en tout cas.
05:59 - Oui, oui.
06:00 Et puis, encore une fois, il y a un photographe qui fait un travail super intéressant qui
06:06 s'appelle Béatre Strolli.
06:07 Il s'amuse à photographier une rue dans les grandes villes.
06:11 Et dans cette rue dans les grandes villes, quand on regarde la photo, on est incapable
06:14 de dire qui est où.
06:16 C'est-à-dire qu'on s'aperçoit qu'au cœur de nos villes, les gens se ressemblent
06:20 tous.
06:21 Et on s'aperçoit par exemple que certains candidats d'un pays, en fait, quand on pense
06:26 à des candidats sur la Belgique, etc., n'ont absolument pas ce qu'on pourrait imaginer
06:34 être la beauté en Belgique ou une personne en Belgique.
06:36 Vous voyez ce que je veux dire ? C'est-à-dire que ces concours, déjà les candidats, sont
06:40 marqués par une très grande diversité.
06:42 Et les pays qui les présentent ne se réfèrent pas à un archétype national.
06:47 Vous voyez ce que je veux dire ?
06:48 - Donc, Georges Vigarello, pas de critères universels.
06:51 C'est ce qu'on comprend dans ce que vous dites, Elisabeth Azoulay.
06:53 Ça veut dire que les critères varient avec les lieux, avec le temps aussi.
06:58 Par exemple, je pense à ces tableaux du 19e où on voit des femmes très rondes, très
07:02 en chair.
07:03 Et puis aujourd'hui, on est plus dans la minceur.
07:04 - Écoutez, c'est quand même cette question qui est la plus passionnante.
07:07 À savoir que d'une part, les critères évoluent avec le temps.
07:10 Et ces critères, ce ne sont pas seulement ceux de l'anatomie.
07:14 Ce sont aussi ceux de la façon dont la femme porte finalement l'habit.
07:18 Et ce qui est très intéressant à l'histoire, par exemple, c'est de montrer que l'habit,
07:21 pendant très longtemps, a été contraignant.
07:23 Et aujourd'hui, c'est la morphologie qui l'emporte sur l'habit.
07:26 - Ni le corset.
07:27 - Voilà, le corset a disparu.
07:29 Et le corset a disparu grâce au féminisme, pas forcément grâce à l'invention de certains
07:33 tailleurs.
07:34 Donc il y a un travail là, si vous voulez.
07:36 Mais ce qui me paraît vraiment le plus intéressant, c'est d'une part effectivement la diversité.
07:41 C'est le fait que, comme le disait Elisabeth, les concours intègrent l'histoire et demandent
07:46 aux participantes de parler, d'intervenir, d'avoir des projets.
07:49 La beauté of the purpose, vous voyez, un projet, etc.
07:53 Ils intègrent finalement l'histoire.
07:54 Et en même temps, moi, effectivement, la conclusion, c'est deux choses.
07:58 Un, diversité considérable.
08:00 Et deux, ne nous laissons pas en portée.
08:02 C'est un mythe.
08:03 Et finalement, comme un conte de fées, ça n'a pas beaucoup d'importance.
08:06 Ce qui est important, c'est une forme de mettre en jeu un idéal, vous voyez, et pas
08:09 nécessairement des critères absolus.
08:11 - Vous parliez de ce photographe parce qu'il y a une dimension qui est absolument essentielle
08:15 quand on pense à la beauté, c'est le travail des artistes.
08:18 La dimension esthétique.
08:19 Et vous avez écrit, Georges Vigarillo par exemple, sur les canons de la beauté grecque
08:24 dans la sculpture.
08:25 - Bien sûr.
08:26 - Et toute l'histoire qui aboutit donc à un photographe comme Beate Strolli, qui est
08:31 suisse et qui en l'occurrence va dans la rue, vous le disiez, et il cherche l'instant décisif
08:37 où la beauté apparaît comme un événement extraordinaire.
08:41 Elle apparaît comme un événement extraordinaire dans la grande ville, dans l'anonymat de
08:47 la grande ville.
08:48 C'est très frappant ça, Georges Vigarillo.
08:50 - Ah oui, totalement.
08:51 - Est-ce que la beauté doit toujours être une surprise, comme une apparition, pour reprendre
08:54 l'émo de Flaubert ?
08:55 - Si on prend les choses sur le mode complètement immédiat et sur le mode sensible, c'est une
09:00 effraction.
09:01 - Une effraction ?
09:02 - C'est une effraction.
09:03 Le poème de Baudelaire sur la femme qui se déplace, qui bouge, qui joue sur son feston,
09:10 etc.
09:11 On le voit très bien.
09:12 C'est une sorte de surprise.
09:13 Mais en revanche, voyez, ce qu'il ne faut jamais oublier, c'est qu'au-delà de ces dimensions
09:18 un peu idéalisées, ces contes de fût, etc., il y a des changements très forts, qui sont
09:22 très importants et qui renvoient à des déplacements de civilisation.
09:26 Je prends un exemple.
09:27 Pendant très longtemps, c'est le visage qui l'a emporté.
09:29 - Oui.
09:30 - Regarde le visage, les yeux, comme si l'âme sortait.
09:33 Aujourd'hui, qu'est-ce qui l'emporte ?
09:34 C'est l'ensemble de la silhouette.
09:36 Et ça veut dire quoi ? Ça veut dire que la silhouette doit être de plus en plus active,
09:40 de plus en plus mobile, de plus en plus disponible dans un monde qui est un monde technique,
09:45 dans un monde qui est un monde de la vitesse, dans un monde qui est un monde du changement.
09:48 Donc l'apparence traduit une exigence immédiate de ce qu'est la société d'aujourd'hui.
09:54 - Et d'où l'importance de l'histoire et de pouvoir faire l'histoire de ce qui pourrait
09:59 pourtant apparaître comme un idéal ? Beaucoup de questions au standard.
10:02 Bonjour Marc.
10:03 - Ah oui, bonjour.
10:04 - Et bienvenue sur Inter.
10:06 Vous nous appelez du Bas-de-Calais ?
10:07 - Absolument, oui, oui.
10:08 Loin de la Grèce antique dont je voudrais parler, parce que je trouve qu'il y a une
10:12 expression des Grecs qui me paraît très très judicieuse, c'est le "Kallos kagatos
10:16 aner", le bon et bel homme.
10:19 - Merci pour la traduction.
10:21 - Et je voulais simplement dire que ça me paraissait absolument essentiel d'allier
10:28 les deux et qu'inversement, je prends l'exemple de Mozart, on ne peut pas dire que c'était
10:35 un bel homme, mais paraît-il qu'il avait un regard absolument flamboyant qui laissait
10:39 entendre qu'il était d'une beauté intérieure extraordinaire.
10:42 Et inversement, un homme ou une femme peut être un radissant ou une radissante idiote.
10:46 - Alors comment expliquer, merci Marc pour votre question, Elisabeth Azoulay, que les
10:51 Grecs aient pu associer cinq siècles avant la naissance de Jésus-Christ la beauté et
10:56 la bonté ?
10:57 - Oui, d'abord avec cet exemple, on voit que ce n'est pas le privilège des femmes
11:01 que d'être jugées sur leur beauté et qu'on a tort de penser que c'est uniquement
11:06 un tribunal masculin qui juge, c'est un jugement la beauté, qui juge des femmes.
11:11 On a plein plein plein d'exemples, et la Grèce est un excellent exemple, de ces concours
11:16 qui concernaient principalement les hommes.
11:19 Et effectivement, c'est ce qu'on dit depuis tout à l'heure, dans tous ces concours,
11:23 on a bien du mal à savoir ce qu'est la beauté, et très souvent, les enjeux d'une
11:28 civilisation se traduisent dans le physique.
11:30 On juge bien des tendances de la société, des rêves, des fantasmes sociétaux.
11:37 - Une contribution à notre débat à Georges Vigarello, la question sera pour vous.
11:41 Bonjour Khaled.
11:42 - Bonjour.
11:43 - Bonjour Khaled, vous êtes en ligne sur France Inter, merci de participer à notre
11:48 débat de ce dimanche matin.
11:51 - Je peux vous poser une question ?
11:54 - Oui.
11:55 - Évidemment.
11:56 - Moi je voulais savoir, est-ce que vous ne pensez pas que la beauté est le plus beau
12:01 des mensonges ? Je ne veux pas développer pendant une heure, mais on est toujours attiré
12:06 par la beauté, en pensant que c'est quelque chose de bon et de positif, et ce n'est pas
12:12 souvent le cas.
12:13 - Merci, c'est une excellente question.
12:16 - Magnifique question, c'est le fameux roman de Prévost.
12:20 Manon Lescaut, où Manon Lescaut trahit une personnalité compliquée en ayant une apparence
12:28 absolument magnifique.
12:30 Bien sûr, c'est traditionnel, mais je voudrais revenir sur la question qui me paraît fondamentale
12:34 aujourd'hui.
12:35 Hommes et femmes se rapprochent, et ils se rapprochent sur quoi ? Ils se rapprochent
12:39 sur l'élancement de la silhouette.
12:41 Il y a des raisons sociales et culturelles.
12:43 L'élancement de la silhouette, la rapidité, la disponibilité, qui en vaut totalement
12:48 un phénomène de civilisation.
12:50 Ce que le concours de beauté ne renvoie pas nécessairement.
12:53 Autrement dit, il y a un concours de beauté avec cette image totalement magnifique de
12:58 fées, etc. et il y a une réalité qui, elle, est au cœur de notre civilisation.
13:03 - L'élancement de la silhouette, il y a la question du naturel aussi, Elisabeth Azoulay,
13:07 parce que le discours ambiant valorise beaucoup le naturel, et même un maquillage réussi
13:11 c'est souvent un maquillage où on a l'impression de quelque chose de naturel.
13:14 Mais est-ce qu'un physique considéré comme beau, ce n'est pas finalement le contraire
13:19 d'un physique naturel, un physique qui est transformé, qui est travaillé ? On pense
13:22 aux Olmecs, à la civilisation Olmec où ils allongeaient les têtes de façon...
13:27 - Cité dans le livre d'Elisabeth.
13:29 - Voilà, oui.
13:30 Ils font un dispositif pour allonger les têtes des gens parce que c'est ça qui est considéré
13:32 comme beau.
13:33 Un physique beau, c'est naturel ? Ou au contraire c'est travaillé ?
13:37 - En fait, il faut toujours se méfier de ce mot nature.
13:39 Parce que nous avons un imaginaire, des idées, etc. et que même lorsqu'on parle de nature,
13:47 il y a une construction derrière.
13:49 - On est toujours dans la culture.
13:50 - Surtout que là, on sort d'un spectacle qui est quand même l'univers du kitsch.
13:53 Et tous ces concours sont le fait de très grands groupes de presse ou de groupes de
14:02 médias avec des sponsors.
14:04 C'est toute une machine où toute l'évolution des médias y participe.
14:08 On est dans une mise en scène qui est très très loin de la peau de bête et de l'eau
14:15 fraîche.
14:16 Vous voyez ce que je veux dire ? On n'est pas du tout là-dedans.
14:18 Et effectivement, une des variantes de la beauté, c'est de flirter avec cette idée
14:24 naturelle.
14:25 Et dans ce flirt, il y a des gestes invisibles, ce qui ne veut pas dire que les gestes n'existent
14:30 pas.
14:31 - Pour revenir à votre question, je crois que le grand texte qui inaugure en quelque
14:35 sorte la modernité, c'est le texte de Baudelaire sur le maquillage.
14:38 Et Baudelaire est le premier à dire, non seulement il y a une légitimité à se maquiller
14:43 et à se construire, mais en plus on ne peut pas exister sans se construire.
14:47 Et se construire, c'est la conquête de l'individualisation, c'est la conquête
14:50 d'une réalisation de soi.
14:51 Et ça, je trouve que c'est un texte absolument fondamental, qui est magnifique, qui date
14:55 de 1859 et qui introduit notre période d'aujourd'hui.
14:58 - Et qui est un éloge du maquillage.
14:59 - La mise en scène, elle est partout aujourd'hui avec les réseaux sociaux.
15:02 - Elle est partout, oui, vraiment.
15:03 - Et donc du coup, est-ce que la place de la beauté a changé ?
15:06 - Alors avec un danger.
15:08 Avec un danger qui est magnifiquement montré dans le livre de Vanina Rechman, "Beauté
15:13 fatale".
15:14 Ce danger, c'est le suivant.
15:15 L'enstagram vous permet de mettre en scène votre propre silhouette, personne, etc.
15:21 Et la tentation permanente, puisque vous la mettez en scène, puisque vous voulez la
15:25 corriger d'un clic, la tentation permanente, c'est de la corriger.
15:28 Et donc à ce moment-là, vous entrez dans une mécanique qui est évidemment sulfureuse.
15:34 - Maintenant, on indique sans retouche, par exemple, comme si c'était extraordinaire.
15:38 - Et même sur le corps lui-même, il y a la métaphore de Photoshop, en fait.
15:41 - Mais vous, vous avez mené un travail encyclopédique, Elisabeth Azoulay, puisque c'est
15:45 cinq tomes qui couvrent cent mille ans d'histoire des hommes, des femmes et de la beauté, de
15:50 leur rapport à la beauté.
15:52 Il y a quelque chose qui était passionnant à lire dans le journal "Le Monde", daté
15:57 d'aujourd'hui.
15:58 C'est qu'on regarde la France, on regarde le salon de l'agriculture.
16:02 Miss France 2024 arrive et c'est une foule qui se précipite vers elle, partout où elle
16:09 va, lorsqu'elle sillonne le pays.
16:11 C'est la rencontre d'une femme et d'un peuple.
16:14 C'est comme ça que c'est raconté et c'est même plus fort comme relation que la relation
16:19 qu'on peut entretenir avec les politiques.
16:20 Et c'est neuf millions de téléspectateurs chaque année.
16:24 La beauté, elle est comme une forme d'élection.
16:27 C'est une élue de la République, d'ailleurs, elle a une écharpe.
16:30 Je vais un peu trop loin dans la spéculation, Elisabeth Azoulay.
16:34 - Non, c'est tout à fait vrai.
16:35 C'est à la fois une princesse et une élue.
16:36 - Pour un an.
16:38 - Pour un an.
16:39 - Son règne dure un an.
16:40 - Son règne dure un an.
16:41 - C'est ce qu'on a vu avec les politiques dans Xavier Bertrand dans les allées du Centre
16:44 de l'agriculture.
16:45 - Vous avez lu l'article et Xavier Bertrand est éclipsé par la pandémie de France.
16:49 - Absolument, il est éclipsé par Evgile.
16:50 Mais je veux dire deux choses.
16:51 Ce qui est quand même très surprenant concernant Evgile, c'est qu'il y a une centration sur
16:55 le fait qu'elle a les cheveux plus courts.
16:57 Ça correspond parfaitement aux exigences d'aujourd'hui, si vous voulez.
17:00 Je répète, légèreté, facilité, etc.
17:02 - Mais elle est harcelée pour ça sur les réseaux sociaux.
17:04 - Et la deuxième chose qui est très intéressante, c'est effectivement qu'elle apparaît comme
17:08 une sorte de princesse parce que je crois que ça renvoie à une idéale qui est portée
17:14 par chacun, qui porte sur quelque chose de la perfection inatteignable.
17:18 Et ceux qui sont les porteurs de cela sont vraiment des êtres privilégiés.
17:22 - Il faut malgré tout, pour être élue Miss France, faire au minimum 1m70.
17:27 Il faut pouvoir porter la même robe avec le moins de retouches possible.
17:31 Il y a des canons de la beauté.
17:33 - Bien sûr.
17:34 - Évidemment.
17:35 - Évidemment.
17:36 - La question c'est qui les détermine.
17:37 - Bien sûr.
17:38 - C'est les bandes de jurés.
17:39 - Les bandes de jurés ou c'est...
17:40 - Les bandes de jurés qui reflètent fidèlement des fantasmes collectifs.
17:43 - Exact, oui.
17:44 - Georges Vigarello, vous êtes aussi un historien du sport et on voulait vous interroger sur
17:47 les Jeux Olympiques de 2024, les Jeux Olympiques de Paris qui font aujourd'hui la une du journal
17:55 le Parisien en France.
17:57 Pourquoi est-ce que les JO sont si peu l'objet d'enthousiasme en France alors qu'ils sont
18:05 normalement la grande fête du sport et le spectacle le plus mondialisé à la télévision
18:09 ?
18:10 - Oui, vous avez absolument raison.
18:11 Je pense qu'il y a une raison qui est assez obscure et qui porte sur la crainte de l'encombrement,
18:16 la crainte d'être assailli en quelque sorte par une présence étrangère excessive.
18:22 Non pas que l'étranger soit condamné mais c'est plutôt la quantité en l'occurrence
18:25 qui est inquiétante.
18:26 Quand vous discutez avec les chauffeurs de taxi, ils disent "ah non, moi je ne peux pas
18:29 continuer pendant les JO etc."
18:30 Vous voyez, il y a cette crainte-là.
18:32 En revanche, nous ne l'oublions jamais, revenons à la question de la perfection, les JO séduisent
18:36 aussi précisément parce qu'ils sont porteurs de quelque chose qui est, lors d'une perfection
18:41 quasi inatteignable.
18:43 Et à ce moment-là, ils sont évidemment exemplaires.
18:45 - Elisabeth Azoulay, sur cette question de la perfection, est-ce que les critères de
18:49 beauté ne sont pas, c'est peut-être une bonne nouvelle pour nous, en train de s'assouplir ?
18:53 On a l'impression en tout cas que dans les magazines féminins, et pas seulement, il
18:56 y a la mode des cheveux gris, les peaux noires qui sont montrées plus souvent, la vague
19:01 body positive qui valorise des corps XXL.
19:03 On est sorti justement des canons de beauté classiques, même si Eve Gilles se fait harceler
19:08 sur les réseaux parce qu'elle a les cheveux courts.
19:09 - Oui, il y a encore du boulot à faire, mais c'est vrai.
19:12 C'est-à-dire que tous ces concours de beauté ont passé leur temps à se réformer.
19:16 Se réformer pour accepter des femmes qui étaient mariées, qui avaient eu des enfants,
19:22 qui avaient des tatouages, etc.
19:26 Donc ça montre bien qu'ils voudraient bien fixer une fois pour toutes une sorte d'idéal
19:31 qui leur permettrait d'avoir une routine, mais ce n'est pas possible, puisqu'ils sont
19:35 rappelés par la société à chaque fois.
19:36 - Georges Viguerre et Lou D'Amont ?
19:37 - Vous voyez, ça renvoie vraiment aux questions d'aujourd'hui.
19:41 Autrement dit, la beauté est intéressante parce qu'elle reflète les exigences d'aujourd'hui.
19:45 Or, qu'est-ce qui est reflété dans ce qui vient d'être dit par Elisabeth ? C'est
19:49 la diversité et l'individualisation.
19:50 Des sociétés qui favorisent l'individualisme, favorisent la diversité.
19:55 Et il y a aussi un prix de la beauté qui est reflété par ces concours.
19:59 Elisabeth Azoulay, les concours de beauté sont aussi du business.
20:03 Donald Trump, par exemple, a possédé une franchise.
20:06 C'est aussi le cas du mogul Rupert Murdoch.
20:10 Et dans l'un de vos livres sur les 100 000 ans de la beauté, il y a un texte écrit
20:13 par un anthropologue américain sur la foire au Miss où il évoque l'un des plus grands
20:18 économistes John Maynard Keynes.
20:21 Pourquoi ? Parce qu'on est comme à la bourse.
20:24 Je trouve ça très intéressant.
20:25 C'est qu'en fait, les gens, quand ils sont jurés d'un concours comme celui-ci,
20:28 ne cherchent pas forcément la personne qui leur plaît, mais celle qui a le plus de chances
20:31 d'être élue et de gagner le concours suivant.
20:34 Et donc, en fait, c'est comme les spéculateurs, on choisit la valeur montante.
20:38 Comme à la corbeille.
20:39 Absolument.
20:40 C'était passionnant.
20:41 Merci infiniment à tous les deux d'avoir été les invités du grand entretien d'Inter
20:44 ce matin.
20:45 Elisabeth Azoulay, je rappelle donc les 5 tomes de ces 100 000 ans de beauté que vous
20:50 publiez chez Gallimard, adapté pour France Télé, c'est diffusé tous les vendredis.
20:55 Georges Vigarello, on vous trouve dans toutes les bonnes librairies, avec des études passionnantes
21:00 sur le corps, la beauté et tant d'autres choses, notamment la fatigue.
21:05 Donc, bon repos et bon dimanche.
21:08 A suivre la Rebuttage.