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00:00:00 Bonsoir, merci beaucoup d'être là pour cette 11e édition de Télérama Dialogue.
00:00:09 On va laisser les gens continuer d'arriver et s'installer tranquillement.
00:00:14 Mais on va peut-être débuter tout de suite.
00:00:17 Vous allez assister à une rencontre animée par Nathalie Crôme,
00:00:20 qui est chef du service Livre de Télérama,
00:00:22 et qui a choisi d'inviter l'autrice de l'un des livres les plus forts de cette rentrée littéraire,
00:00:28 si ce n'est sans doute pour nous le livre le plus fort,
00:00:31 qui faisait l'ouverture de notre dossier consacré à la rentrée littéraire dans Télérama au mois d'août dernier.
00:00:39 Le livre s'intitule "Triste tigre" et l'autrice qui nous fait l'honneur et le plaisir d'être là avec nous, Neige Sinaud.
00:00:47 Merci beaucoup.
00:00:49 Merci Valérie.
00:00:57 Merci à vous d'être ici et merci à vous Neige.
00:01:00 Merci infiniment d'avoir accepté cette invitation.
00:01:03 Valérie le disait, c'est vrai que c'est le livre, vraiment,
00:01:09 s'il y avait un livre qu'on avait envie de défendre à Télérama en cette rentrée littéraire,
00:01:14 c'était le vôtre, "Triste tigre", par UOS Éditions POL.
00:01:17 Vous avez retardé votre retour au Mexique où vous vivez pour être avec nous ce soir.
00:01:24 Merci aussi vivement de cela.
00:01:26 Comment parler de votre livre ? Je ne sais pas si beaucoup parmi les personnes qui sont dans le public l'ont lu.
00:01:35 C'est donc un livre dans lequel vous revenez sur votre enfance et les viols répétés que vous avez subis, enfants, de la part de votre beau père.
00:01:47 C'est un récit, mais ce n'est pas qu'un récit.
00:01:49 Disons qu'il y a du récit dans le livre, mais c'est aussi, il me semble-t-il, un livre qui interroge,
00:01:56 un livre qui pose beaucoup de questions, un livre qui déconstruit beaucoup.
00:01:59 C'est vraiment typiquement un livre qui pense et c'est aussi pour cela que c'est vraiment un livre important.
00:02:05 Vous avez accepté de commencer par lire un passage pour entrer dans cette rencontre.
00:02:15 Merci.
00:02:17 Bonsoir.
00:02:19 Je vais lire un passage du début.
00:02:22 Il a aussi des bons côtés.
00:02:25 Je me souviens de cette phrase que prononçait ma mère pour répondre à nos récriminations.
00:02:30 Quand il partait travailler sur un chantier, quand il était absent quelques jours, parfois plusieurs semaines, nous étions si heureux.
00:02:38 Nous parlions de lui, essayons de décortiquer ses humeurs, de trouver le moment de rupture qui conduisait à l'explosion,
00:02:45 afin de pouvoir la prévoir et l'éviter.
00:02:48 Nous faisions des plans pour que ça se passe mieux quand il rentre.
00:02:52 Nous faisions le ménage obsessivement pour qu'il trouve la maison propre en arrivant.
00:02:56 Je n'ai jamais dit un mot sur les abus sexuels, mais je critiquais furieusement tout le reste.
00:03:02 Ses manies, les interdictions arbitraires qu'il nous imposait à tous, ses accès de colère, son insatisfaction.
00:03:09 Ma mère répondait que nous ne pouvions rien faire pour le changer.
00:03:13 Il ne changerait pas, c'était donc à nous de faire en sorte qu'il soit content et il nous laisserait tranquille.
00:03:20 Comme un minotaure tout puissant, il fallait le nourrir, le cajoler, le combler, et on pouvait alors espérer que sa rage ne se déverse pas sur nous.
00:03:30 Il faut regarder ses bons côtés, disait ma mère.
00:03:34 C'est ce que les témoins qui sont venus parler en sa faveur ont dit au procès.
00:03:38 Ils ne pouvaient pas soutenir qu'il était impossible qu'un tel homme viole un enfant puisqu'il l'avait déjà avoué.
00:03:45 Sans cela, il l'aurait certainement dit.
00:03:47 Il l'avait donc fait, mais en dehors de ça, il était super.
00:03:51 La face cachée de la lune est une abstraction.
00:03:55 On a beau nous dire qu'elle existe, nous expliquer de manière rationnelle pourquoi on ne la voit jamais, cela reste difficile à croire.
00:04:03 Car l'explication recèle une certaine logique et en même temps elle est parfaitement invraisemblable.
00:04:10 La lune tourne autour de la terre, exactement au même rythme qu'elle tourne sur elle-même,
00:04:16 ce qui fait qu'elle présente toujours la même face à notre regard scrutateur.
00:04:21 Cela semble un peu bizarre tout de même.
00:04:24 Pourquoi elle ferait ça ?
00:04:27 Sur la face visible de la lune, les êtres humains se sont projetés depuis toujours.
00:04:32 Au Mexique, ils voient un lapin, on le voit parfaitement.
00:04:36 Comme on ne peut jamais la regarder, on pense que la face cachée est dans l'obscurité.
00:04:41 Or, les scientifiques démontrent facilement cette interprétation.
00:04:45 Les rayons solaires atteignent l'autre face de la même manière.
00:04:49 Elle est éclairée elle aussi.
00:04:52 On nous dit qu'elle est très différente de celle qu'on voit depuis la terre.
00:04:56 La face visible est plane, composée de roches plates, lisses.
00:05:00 L'invisible est plein de cratères, de montagnes, de volumes tourmentés.
00:05:04 Pourtant, elle reste obscure pour la plupart des gens.
00:05:08 L'obscurité n'est pas une question d'éclairage.
00:05:12 L'explication ne suffit pas. Le discours ne suffit pas.
00:05:17 Tant qu'on ne l'aura pas vue, on n'arrivera pas à y croire.
00:05:21 Merci beaucoup.
00:05:25 - Les faits que vous racontez dans ce livre,
00:05:32 et sur lesquels vous réfléchissez longuement,
00:05:36 sont des faits qui se sont produits quand vous étiez enfant,
00:05:40 entre vos 7 ans et vos 14 ans à peu près.
00:05:44 Ce livre, vous l'avez porté depuis longtemps.
00:05:49 Vous dites à plusieurs reprises que vous n'aviez pas vraiment envie de l'écrire.
00:05:56 Vous faites même une liste des raisons pour lesquelles il ne fallait pas l'écrire.
00:06:01 Qu'est-ce qui l'a fallu ?
00:06:05 Qu'est-ce qui a déclenché l'écriture de ce livre ?
00:06:09 - C'est assez curieux. Je ne voulais pas écrire à la première personne.
00:06:13 Je ne me suis jamais interdite d'écrire sur la maltraitance,
00:06:16 sur les violences faites aux enfants, sur ma propre expérience.
00:06:20 Mais je ne voulais pas porter ça comme mon histoire,
00:06:23 et raconter mon histoire, raconter ma vie,
00:06:25 ça me dégoûtait, ça ne me plaisait pas du tout, cette idée.
00:06:28 Et à un moment donné, j'ai commencé à écrire ce texte,
00:06:34 sans vraiment me rendre compte que j'écrivais à la première personne.
00:06:38 Mais par contre, j'ai compris tout de suite que ce que j'étais en train de faire,
00:06:42 ce n'était pas raconter mon histoire.
00:06:44 C'était raconter ce qui se passe dans ma tête,
00:06:47 ce qui se passe dans la tête d'une personne qui a été victime dans son enfance,
00:06:50 qui aujourd'hui est adulte, et qui analyse, qui essaye de penser ce qui lui est arrivé.
00:06:55 Et quand j'ai compris que j'allais faire ça, je me suis rendue compte que ça allait être possible.
00:07:00 Et là, le livre, tout d'un coup, s'est mis à exister.
00:07:04 - Quand je vous avais rencontré au mois de juin,
00:07:08 quelques temps avant l'apparution du livre,
00:07:13 vous me disiez qu'en fait, ce livre, il n'y avait pas eu un travail de reconstruction,
00:07:20 qu'il était quasiment dans votre tête, comme on peut le lire aujourd'hui,
00:07:26 enfin, une fois publié.
00:07:29 - Oui, disons que j'avais une idée très précise de ce que je voulais.
00:07:32 J'avais une idée rythmique de ce que je voulais.
00:07:36 Et ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas eu une construction.
00:07:40 J'ai beaucoup corrigé, mais je n'ai pas voulu faire un plan,
00:07:44 parce que je voulais avant tout une grande fluidité dans la lecture.
00:07:48 Je voulais qu'on me suive jusqu'au bout.
00:07:51 J'avais cette idée que, comme c'était des idées complexes,
00:07:54 et des idées qui doivent être abordées depuis plusieurs points de vue différents,
00:07:58 je ne voulais pas qu'on abandonne la lecture en plein milieu.
00:08:01 Et donc, effectivement, j'avais l'idée d'un moment de pensée dans ma tête.
00:08:08 Et après, à partir du moment où je me suis mise à l'écrire,
00:08:11 je savais aussi que j'avais plein de choses à porter de main.
00:08:15 Puisque, comme vous dites, je l'ai porté, c'est-à-dire que j'ai toutes ces choses
00:08:18 qui sont là dans le texte, ce ne sont pas des références que j'ai trouvées au fur et à mesure,
00:08:22 c'est des façons que j'ai de réfléchir à ce sujet.
00:08:26 Des fois, j'ai des souvenirs, donc je fais ça de façon narrative,
00:08:30 en pensant à mon histoire.
00:08:32 Mais des fois, je fais appel à des philosophes.
00:08:35 Des fois, j'ai besoin de m'écarter de tout ça, de faire appel à des archives,
00:08:39 à des écrivains, à des histoires, le truc de la Lune, toutes ces choses-là.
00:08:44 C'est des outils que j'avais à m'apporter et que je savais que j'allais les utiliser.
00:08:50 Donc, d'un côté, effectivement, je ne voulais pas qu'on perçoive une construction linéaire.
00:08:56 Je voulais qu'on ait l'impression d'une espèce de magma.
00:08:59 Et même au départ, je n'avais pas mis de sous-titres.
00:09:01 Je voulais vraiment qu'on soit pris dans un magma de pensée.
00:09:04 Ensuite, j'ai voulu introduire un peu des respirations.
00:09:07 Et la construction est venue à ce moment-là en me disant,
00:09:10 "D'accord, ça ne va pas être complètement linéaire,
00:09:12 mais il va y avoir comme une spirale dans le texte."
00:09:16 - C'est exactement ça.
00:09:18 C'est même plus que cyclique.
00:09:20 On a l'impression d'une spirale qui fait que certains motifs reviennent,
00:09:25 certaines interrogations reviennent, formulées différemment,
00:09:29 éventuellement avec d'autres mots.
00:09:31 Mais il y a effectivement cette construction que vous n'avez pas été...
00:09:36 Enfin, que vous n'avez donc pas voulu ordonner,
00:09:38 parce que ce n'est pas non plus un essai.
00:09:40 Même si moi, comme lectrice, il m'a semblé que c'était davantage
00:09:44 peut-être un essai qu'un récit, néanmoins, un essai littéraire.
00:09:48 Mais vous avez quand même tenu à ne pas lisser la forme, en fait.
00:09:53 Comme vous dites, à ne pas la tirer, mais à l'enrouler.
00:09:57 - Je comprends que vous le perceviez comme un essai,
00:10:00 parce que moi-même, j'ai voulu faire un travail de pensée.
00:10:04 C'est une pensée en mouvement.
00:10:06 J'ai voulu rendre compte d'une pensée, ou en tout cas,
00:10:10 d'une façon de réfléchir qui inclut du récit,
00:10:14 mais qui est avant tout un mouvement intérieur.
00:10:17 C'est comme un espèce de monologue intérieur,
00:10:19 ou d'une adresse à quelqu'un,
00:10:21 mais qui est construit comme une pensée avant d'être une histoire.
00:10:26 Et en ce sens-là, ça se rapproche quand même beaucoup de l'essai,
00:10:30 mais je ne voulais pas que ce soit un essai universitaire.
00:10:33 Je ne voulais pas non plus qu'il y ait, alors, petit temps de l'histoire,
00:10:36 petit de l'analyse.
00:10:39 J'ai écrit des sous-titres pour donner aux lecteurs et à la lectrice
00:10:45 une possibilité de trouver des repères dans mon texte,
00:10:51 mais je n'ai pas voulu faire des séparations et aller jusqu'au bout d'un thème.
00:10:56 Le silence, par exemple, on peut dire, non ?
00:10:58 Le silence de l'enfant abusé, le silence de l'entourage,
00:11:04 le silence de la famille, le silence qui revient quand on raconte son histoire,
00:11:08 le silence qui est aussi un refuge, toutes ces sortes de silences,
00:11:13 je n'ai pas voulu faire un chapitre sur le silence,
00:11:15 mais ça revient et ça me paraissait aussi une façon assez juste
00:11:19 de rendre compte de comment ça se passe
00:11:22 quand on a une expérience comme ça, qu'on sait qu'on ne va pas la comprendre
00:11:28 et qu'elle revient quand même obsessionnellement encore et encore
00:11:31 de toutes sortes de façons possibles.
00:11:34 - Mais quand vous dites qu'une expérience dont on sait qu'on ne va pas la comprendre,
00:11:38 quand vous entreprenez ce travail d'écriture,
00:11:42 vous savez qu'il y a quelque chose qui va résister,
00:11:45 ce travail de pensée que vous entreprenez,
00:11:47 il y a quelque chose qui va résister à votre compréhension.
00:11:51 - Mais oui, puisque c'est l'expérience de toute ma vie.
00:11:53 J'ai 46 ans, j'ai été abusée au début, j'avais 6 ans,
00:11:56 donc on va dire il y a 40 ans.
00:11:58 Et donc toute ma vie, j'ai eu ce désir de comprendre
00:12:01 et cette impossibilité de comprendre,
00:12:03 et c'était vraiment une clé pour moi pour créer l'énergie du texte.
00:12:07 C'est une question existentielle qui se répète dans le discours des victimes
00:12:13 et des gens qui se questionnent sur le sujet,
00:12:16 cette nécessité de comprendre,
00:12:19 tout en sachant que c'est un peu absurde,
00:12:21 puisque les prédateurs eux-mêmes ne comprennent pas vraiment leurs actes,
00:12:25 mais on ne peut pas s'empêcher d'avoir envie de comprendre,
00:12:28 tout en sachant qu'on ne fera que faire le tour de quelque chose.
00:12:34 Mais en même temps, ce désir, c'est un désir qui porte l'écriture.
00:12:39 Et je le dis au tout début, je dis que je ne comprends toujours pas,
00:12:42 c'est comme une conclusion de ma première page,
00:12:45 mais évidemment, on sait que ce n'est pas en écrivant le livre que je vais comprendre
00:12:50 et que le lecteur ou la lectrice va comprendre non plus.
00:12:54 - Mais il faut l'écrire quand même.
00:12:56 - Il faut l'écrire quand même.
00:12:57 Tout le livre est écrit complètement dans un paradoxe
00:13:00 qui est contenu dans ce "quand même".
00:13:03 - Il y a beaucoup d'interrogations dans le livre même sur la forme et le genre.
00:13:09 C'est vrai qu'on est amené, en vous parlant, à parler du genre de ce texte,
00:13:14 parce que c'est aussi une question que vous vous posez de façon récurrente.
00:13:19 C'est un livre qui ressasse, sans que ce soit du tout lourd,
00:13:23 mais c'est vrai que c'est un livre qui, quand une question n'est pas bouclée, aime y revenir.
00:13:29 Et donc, la question du genre du texte,
00:13:34 vous revendiquez à plusieurs moments dans le livre le mot "témoignage"
00:13:39 et vous dites des choses très justes et très déstabilisantes sur le témoignage
00:13:43 que vous trouvez trop minoré et auquel vous vous attachez.
00:13:53 - Ça a évolué au fil du livre.
00:13:55 Au début, à un moment donné, je me dis que c'est un témoignage,
00:13:59 c'est une injonction pour ne pas écrire dans une langue trop correcte.
00:14:05 Mais c'est aussi une façon de déprécier mon propre travail
00:14:09 en disant que ce n'est pas un texte trop littéraire,
00:14:11 que ce n'est pas la peine de faire attention aux répétitions,
00:14:13 je vais les mettre, puisque le genre dans lequel je m'inscris,
00:14:16 puisque je suis en train de raconter mon histoire, c'est un peu un sous-genre.
00:14:20 Et c'est quelque chose qui travaille tout le texte et qui change au fur et à mesure.
00:14:26 Je pense que ma propre perspective a changé au fur et à mesure du texte.
00:14:33 Et cette communication, cette interrogation qui est partagée avec le lecteur et la lectrice,
00:14:38 c'est quoi ce texte, vous l'appelleriez comment ?
00:14:41 Il évolue au fur et à mesure et il arrive à la fin à cette question
00:14:46 de pourquoi est-ce que je ne veux pas appeler ça un témoignage ?
00:14:49 Pourquoi ça ne serait pas un témoignage ?
00:14:52 Qu'est-ce qu'il y a d'inférieur, qu'est-ce qu'il y a d'humiliant
00:14:55 dans l'idée d'écrire un témoignage ?
00:14:59 Alors que témoigner, ce n'est pas quelque chose de honteux,
00:15:02 ce n'est pas quelque chose d'humiliant,
00:15:04 c'est quelque chose qui peut avoir un...
00:15:08 Ça demande du courage, mais pas seulement du courage, ça demande
00:15:13 de faire appel à toutes sortes d'outils, à toutes sortes de talents, à toutes sortes d'énergie
00:15:18 pour arriver à sortir du rien et du silence sidéral qui se trouve au milieu
00:15:25 de cette expérience indicible, ça demande... c'est pas rien.
00:15:30 Et donc du coup, je le revendique un peu à la fin,
00:15:33 cette posture de quelqu'un qui a vu quelque chose,
00:15:36 un témoin c'est quelqu'un qui a vu, c'est quelqu'un qui est allé quelque part
00:15:41 où d'autres personnes ne veulent pas ou ne peuvent pas aller
00:15:46 et qui essaie de faire venir au jour ce qu'il a vu.
00:15:52 Et vu comme ça, c'est plus d'apprécier mon travail, c'est l'inverse,
00:15:56 c'est me donner une mission qui est même impossible,
00:16:01 mais là évidemment j'ai envie d'aller là, si je l'aborde de ce côté-là.
00:16:06 - Et témoigner c'est aussi, souvent, au-delà de son propre cas,
00:16:13 parler pour d'autres, c'est pas forcément ne parler que de soi,
00:16:19 ou en tout cas c'est essayer de dire quelque chose
00:16:22 à un groupe de personnes, mais de dire aussi quelque chose de collectif,
00:16:29 une expérience qui arrive à d'autres.
00:16:31 Il y a ça aussi dans votre texte ?
00:16:33 - C'était compliqué.
00:16:36 Parce que si je...
00:16:39 Je sais que je ne peux pas parler à la place des autres,
00:16:43 et j'en suis très consciente,
00:16:46 c'est vraiment un écueil qui me guettait tout le temps dans l'écriture.
00:16:52 Je veux pas me donner un exemple,
00:16:55 je veux pas me faire l'illusion que mon cas représente tous les cas,
00:17:02 et que je sais tout sur le sujet, c'est absolument impossible,
00:17:04 ça serait injuste, et ça serait comme gâcher cette quête que j'ai.
00:17:14 Donc c'est un écueil, mais d'un autre côté, si je me dis
00:17:19 "je ne parle que de mon expérience, je ne parle que de moi,
00:17:23 je ne peux ramener mon histoire à rien d'autre que cette histoire",
00:17:29 ça m'enferme dedans, et là je me retrouve
00:17:34 à faire ce que je voulais absolument pas faire,
00:17:36 qui est la chose la plus douloureuse,
00:17:38 de raconter mon atroce histoire personnelle à tout le monde.
00:17:43 Et donc là aussi j'essaie de me situer à la frontière,
00:17:47 le fait que j'ai eu des lectures, que je me sois projetée dans d'autres textes,
00:17:53 que je sois au courant, comme nous tous, des chiffres
00:17:57 des violences sexuelles faites aux enfants,
00:17:59 je sais que mon histoire est pas unique,
00:18:01 elle est unique, elle est singulière,
00:18:03 mais d'un autre côté, il y en a tellement des histoires comme ça.
00:18:06 Donc ce cheminement de pensée, il m'amène à dire
00:18:09 "je ne veux pas parler à la place des autres,
00:18:12 mais je suis aussi un individu dans un collectif,
00:18:16 et nous sommes nombreuses, nous sommes nombreux,
00:18:19 et je peux, au fur et à mesure du texte,
00:18:22 approcher un peu cette parole
00:18:26 qui représente un peu le vécu d'autres gens".
00:18:31 C'est un livre, on le sent en vous écoutant parler,
00:18:36 on le sent aussi en lisant votre livre, "Nashino",
00:18:41 une sorte de grand souci, de grand scrupule,
00:18:45 de grand souci de l'autre, de souci de justesse aussi.
00:18:49 Est-ce que le scrupule, c'est un sentiment,
00:18:53 je ne sais pas si c'est un sentiment le scrupule,
00:18:55 est-ce que c'est un état dans lequel vous vous reconnaissez ?
00:18:58 Je ne sais pas si je l'ai vu vraiment comme ça,
00:19:00 parce que comme j'avais cette idée d'une vitesse de lecture,
00:19:02 et d'un rythme puissant,
00:19:04 je voulais qu'on soit en portée dans cette lecture,
00:19:06 donc je ne pouvais pas avoir trop de scrupule.
00:19:08 Mais par contre, quand je vois que je me dirige vers un écueil,
00:19:11 quand je vois que je me dirige vers quelque chose
00:19:13 que je ne souhaite pas, je retourne en arrière.
00:19:16 Donc dans ce sens-là, oui, il y a beaucoup...
00:19:18 J'essaye de ne pas aller là où je ne veux pas aller.
00:19:21 Et si j'y vais un peu, je retourne en arrière
00:19:23 et je rends compte dans mon texte de l'autocritique,
00:19:26 de "attention là, je m'emballe",
00:19:28 ou "attention là, je vais trop loin",
00:19:31 ou "je ne vais pas assez loin",
00:19:33 ou toutes ces choses-là,
00:19:35 je suis dans un dialogue avec cette...
00:19:38 je ne sais pas comment l'appeler, cette quête...
00:19:41 Parce que je ne sais même pas exactement
00:19:43 quel est le but que je me suis fixée,
00:19:45 et je me suis fixée...
00:19:47 Comment dire ?
00:19:49 Un principe d'honnêteté,
00:19:52 presque un truc moral,
00:19:54 un contrat vis-à-vis de moi-même
00:19:57 et vis-à-vis de mon lecteur, ma lectrice,
00:20:00 qui m'engage
00:20:04 à pratiquer constamment cette autocritique.
00:20:07 Donc cette sensation de scrupule,
00:20:09 je pense qu'elle vient de là,
00:20:11 et aussi du fait que je ne veux pas agresser.
00:20:14 Je trouvais ça dommage
00:20:18 d'avoir tous ces outils à ma disposition
00:20:23 et de placer le lecteur et la lectrice
00:20:27 dans une position de sidération.
00:20:29 Je voulais que mon lecteur et ma lectrice
00:20:31 soient comme moi,
00:20:33 et qu'ils aient une possibilité de penser.
00:20:35 Et quand on est sous la sidération,
00:20:37 on ne peut pas penser.
00:20:39 Donc il fallait que je protège un peu.
00:20:41 Ça ne veut pas dire que j'élude
00:20:43 ou que je ne veux pas
00:20:45 aller vers la violence.
00:20:47 Des fois, il y a des moments de violence.
00:20:49 Mais je pense que si j'avais été
00:20:51 dans cette perspective
00:20:53 de ne pas retenir l'agression,
00:20:56 je n'aurais pas été dans ce sens-là
00:21:00 de la penser.
00:21:02 - À un moment donné,
00:21:04 vous employez le mot "enquête" également.
00:21:06 Vous dites que ce livre
00:21:08 est aussi une enquête,
00:21:10 qui serait une enquête
00:21:12 non pas sur des faits,
00:21:14 mais peut-être une enquête
00:21:16 plus...
00:21:18 comment on va dire...
00:21:20 éthique, métaphysique.
00:21:22 Une enquête...
00:21:24 Quel type de quête ?
00:21:26 - J'ai voulu employer beaucoup de termes
00:21:28 pour parler,
00:21:30 aborder différents genres littéraires.
00:21:32 L'enquête, le reportage,
00:21:34 c'est aussi des genres littéraires.
00:21:36 C'est aussi des genres littéraires
00:21:38 qui ont leur beauté,
00:21:40 qui ont leurs principes conducteurs,
00:21:42 qui ont certaines énergies.
00:21:44 Et mon texte
00:21:46 est à la frontière de tout ça.
00:21:48 Ça n'est pas une enquête.
00:21:50 Ça n'est pas
00:21:52 une confession.
00:21:54 Ça n'est pas un essai.
00:21:56 Tout ça, ça ne l'est pas.
00:21:58 Mais d'un autre côté,
00:22:00 je me permets
00:22:02 de m'intéresser
00:22:04 à tout ce qui est possible.
00:22:06 Et l'enquête, je trouve ça fabuleux.
00:22:08 Je suis très fan
00:22:10 de Roberto Bolaño
00:22:12 qui perçoit un peu
00:22:14 les écrivains, les lecteurs
00:22:16 comme des détectives.
00:22:18 C'est-à-dire comme des...
00:22:20 des gens
00:22:22 qui sont animés
00:22:24 par une quête de vérité.
00:22:26 Un détective, c'est quelqu'un
00:22:28 qui cherche au-delà des apparences,
00:22:30 qui essaie de
00:22:32 amener à lui
00:22:34 des informations et de les analyser,
00:22:36 d'en faire une synthèse.
00:22:38 Je trouve que c'est un personnage intéressant
00:22:40 et c'est un personnage un peu pop aussi
00:22:42 qui dédramatise
00:22:44 cette question de la vérité.
00:22:48 Cette question de la vérité, elle est très sombre,
00:22:50 elle nous habite et on sait qu'on ne va pas y arriver.
00:22:52 Et il y a aussi un peu un côté...
00:22:54 Faire une enquête, c'est un jeu.
00:22:56 C'est un jeu de pistes.
00:22:58 Tout ça, ça m'intéressait beaucoup
00:23:00 et ça me plaisait
00:23:02 de pouvoir
00:23:04 utiliser cette liberté très grande
00:23:06 que donne la non-fiction.
00:23:08 Parce que si il y a un genre
00:23:10 auquel on peut
00:23:12 éventuellement se rattacher
00:23:14 dans un texte comme ça, c'est de la non-fiction.
00:23:16 Après, tout de la non-fiction, ça veut dire tout et n'importe quoi.
00:23:18 Mais en tout cas, c'est un genre où il y a beaucoup, beaucoup
00:23:20 de liberté et ça,
00:23:22 ça m'a semblé...
00:23:24 ça m'a porté pendant toute l'écriture.
00:23:26 - Et justement, est-ce que
00:23:28 le climat,
00:23:30 si je puis dire, ambiant
00:23:32 de la création littéraire aujourd'hui
00:23:34 où l'on voit qu'effectivement
00:23:36 les livres
00:23:38 les plus... peut-être les plus forts,
00:23:40 les livres qui, en tant que lecteur,
00:23:42 souvent nous
00:23:44 attachent le plus aujourd'hui,
00:23:46 sont peut-être, effectivement,
00:23:48 plus du côté de la non-fiction
00:23:50 et des formes hybrides que du côté
00:23:52 classique du roman
00:23:54 ou du récit.
00:23:56 Effectivement, la vivacité
00:23:58 de la littérature
00:24:00 aujourd'hui
00:24:02 se situe du côté
00:24:04 de cette hybridation,
00:24:06 de ce mélange des genres.
00:24:08 - Je ne sais pas trop pour moi.
00:24:10 Je suis une lectrice de fiction
00:24:12 et je ne vais pas arrêter
00:24:14 d'être une lectrice de fiction.
00:24:18 La non-fiction, c'est quelque chose
00:24:20 d'assez récent, que je suis en train de découvrir
00:24:22 même encore maintenant, comme si j'étais
00:24:24 encore en train d'écrire le livre.
00:24:26 Je suis en train de lire le texte de Anne Boyer,
00:24:28 "Celle qui ne meurt pas", par exemple,
00:24:30 qui est une poétesse qui a écrit
00:24:32 un texte de non-fiction
00:24:34 qui raconte une expérience personnelle
00:24:36 d'un cancer du sein.
00:24:38 [Toussotement]
00:24:40 - Mais...
00:24:54 - On a le temps, tout va bien.
00:24:56 [Toussotement]
00:24:58 - Mais les lectures
00:25:06 qui m'ont marquée ces dernières années,
00:25:08 ça reste quand même des non-fictions.
00:25:10 Mais je pense que c'est parce que j'avais
00:25:14 cet intérêt dans l'écriture
00:25:16 que je me suis
00:25:18 approchée de ces textes-là.
00:25:20 Mais j'ai une passion pour les formes.
00:25:26 C'est pour ça que je me suis approchée
00:25:28 de ça aussi, parce que j'aime expérimenter
00:25:30 les formes.
00:25:32 Je trouve ça fabuleux, par exemple,
00:25:34 tous ces livres qui s'écrivent en verre libre
00:25:36 en ce moment. Donc, c'est pas
00:25:38 seulement la non-fiction, il y a de la créativité
00:25:40 dans toutes sortes
00:25:42 d'approches différentes de la forme.
00:25:44 Et il y a de la créativité dans le roman traditionnel
00:25:46 et dans la nouvelle.
00:25:48 Et je crois pas
00:25:50 qu'on peut
00:25:52 faire des séparations comme ça.
00:25:54 Moi, je serais ravie
00:25:56 de retourner vers le roman, mais je ne sais pas
00:25:58 ce qui va m'arriver. Mais en tout cas,
00:26:00 je lis toujours des romans avec...
00:26:02 Je suis enrichie
00:26:04 par la non-fiction que je lis.
00:26:06 Par exemple,
00:26:08 ce texte de Anne Boyer, je sais qu'il va
00:26:10 enrichir la lecture des fictions
00:26:12 dont elle parle.
00:26:14 Je vais lire les textes dont elle parle sur le cancer du sein
00:26:16 à partir de son regard,
00:26:18 qui est un regard hybride de quelqu'un
00:26:20 qui raconte une expérience autobiographique
00:26:22 et qui fait une enquête.
00:26:24 Donc, je crois qu'on tous s'enrichit mutuellement.
00:26:26 - Parmi les...
00:26:28 les questions
00:26:30 que vous soulevez,
00:26:32 pour en rester encore sur
00:26:34 la forme, il y a aussi
00:26:36 celle
00:26:38 de la beauté.
00:26:40 Tout à l'heure, j'ai presque
00:26:42 hésité à
00:26:44 employer le mot "littérature" parce que,
00:26:46 pour moi, "Triste tigre" est
00:26:48 évidemment de la littérature. Mais je ne sais pas si vous...
00:26:50 Voilà. Si vous
00:26:52 acceptez ce terme ou vous le revendiquez.
00:26:54 En tout cas, sur la beauté,
00:26:56 vous écrivez ceci.
00:26:58 "Il me semble que se servir du malheur,
00:27:00 de la torture, de l'abjecte, pour produire
00:27:02 un objet esthétiquement valable
00:27:04 a quelque chose de moralement
00:27:06 assez laid, surtout si l'on
00:27:08 n'invente pas, si on se sert d'une souffrance
00:27:10 réellement vécue par des êtres de chair.
00:27:12 Faire de la beauté avec
00:27:14 l'horreur, est-ce que ce n'est pas
00:27:16 tout simplement faire de l'horreur ?"
00:27:18 - C'est des questions que je me pose
00:27:20 à moi-même.
00:27:22 En me disant...
00:27:26 Voilà ça. Si je fais
00:27:28 de mon histoire un objet
00:27:30 esthétiquement valable,
00:27:32 si je fais accéder
00:27:34 à quelqu'un, un lecteur, une lectrice,
00:27:36 à une expérience esthétique
00:27:38 qui est fondée
00:27:40 sur l'atroce,
00:27:42 qui est fondée sur l'indicible de ce que j'ai vécu,
00:27:44 est-ce que je ne vais pas le regretter ?
00:27:48 Est-ce que ça ne va pas me sembler
00:27:50 une faute artistique ?
00:27:52 Donc, je n'ai pas de conclusion
00:27:54 là-dessus. Ce sont vraiment des questionnements
00:27:56 que je me suis posé au fur et à mesure.
00:27:58 Après la question de la littérature, ce qui m'a semblé
00:28:02 intéressant
00:28:04 de questionner là, c'est
00:28:06 est-ce qu'on sait
00:28:08 a priori ce que c'est la littérature ?
00:28:10 Est-ce qu'on peut faire une liste de critères
00:28:12 avant de lire un livre ?
00:28:14 S'il est comme ci, comme ça, comme ça, s'il est bien écrit ?
00:28:16 S'il parle d'un sujet intéressant ?
00:28:18 Je ne sais pas.
00:28:20 Est-ce que ça existe vraiment ?
00:28:22 En réalité, la littérature,
00:28:24 pour moi, elle se définit a posteriori.
00:28:26 Elle se définit dans une expérience
00:28:28 de lecture. Quand je lis
00:28:30 un texte
00:28:32 qui a une certaine puissance,
00:28:34 même si je le trouve
00:28:36 dans un lieu
00:28:38 qui n'est pas
00:28:40 nécessairement un lieu
00:28:42 de littérature,
00:28:44 c'est ça pour moi la littérature.
00:28:46 C'est un texte
00:28:50 qui fait quelque chose
00:28:52 de plus que le texte,
00:28:54 qui dit ce qu'il ne dit pas,
00:28:56 qui me fait
00:28:58 vivre quelque chose.
00:29:00 Et ça suffit pour moi, ça, comme définition.
00:29:02 Du coup, je ne peux pas
00:29:04 le définir a priori.
00:29:06 Un texte qui ne me fait rien, peut-être qu'il est
00:29:08 de la littérature pour quelqu'un d'autre, mais moi,
00:29:10 il ne rentrera pas dans ma liste.
00:29:18 Il y a évidemment un thème
00:29:20 qui, moi,
00:29:22 m'a semblé
00:29:24 centrale.
00:29:26 Évidemment, dans ce texte,
00:29:30 la question du mal est plus exactement
00:29:32 la question de la frontière,
00:29:34 la question de la limite
00:29:38 entre le bien et le mal,
00:29:42 la question de ce qui sépare
00:29:44 la victime et le bourreau,
00:29:46 un peu ce
00:29:48 qu'évoque votre titre,
00:29:50 pour les personnes qui ont lu
00:29:52 le livre "Tristes tigres",
00:29:54 c'est un fragment
00:29:56 d'un poème autour
00:29:58 de cette thématique-là.
00:30:00 Est-ce que c'est central aussi,
00:30:04 pour vous, en fait,
00:30:06 quand vous êtes en train d'écrire,
00:30:08 est-ce que pour vous aussi, cette question,
00:30:10 elle est quelque part latente en permanence
00:30:12 et exprimée de différentes manières
00:30:14 et prenant différents motifs ?
00:30:16 Oui, bien sûr. Au début,
00:30:20 quand je dis "je ne comprends toujours pas",
00:30:22 je ne me réfère pas
00:30:24 à mon histoire personnelle, en fait.
00:30:26 Je me réfère à ça,
00:30:30 à ce mystère
00:30:32 de "qu'est-ce qui se passe
00:30:36 quand quelqu'un
00:30:40 peut commettre un acte
00:30:42 qui est le mal radical".
00:30:44 C'est effectivement
00:30:48 ce que je ne comprends pas. Ce n'est pas que je ne comprends pas
00:30:50 les tenants et les aboutissants
00:30:52 de ce qui s'est passé dans la tête
00:30:54 de mon beau-père
00:30:56 quand il abusait de moi. Ce que je ne comprends pas
00:30:58 et ce qui me questionne
00:31:00 jusqu'à la fin du livre
00:31:02 et qui me questionne au-delà du livre,
00:31:04 c'est ça, c'est le mal.
00:31:06 Évidemment que
00:31:10 je ne vais pas comprendre ça,
00:31:12 mais j'ai des clés.
00:31:14 Puisque j'ai vécu
00:31:16 une expérience d'un mal extrême,
00:31:18 de quelque chose de très obscur,
00:31:20 je peux essayer d'aller là
00:31:26 et de rester
00:31:28 le plus près possible
00:31:30 de ce questionnement fondamental.
00:31:32 Des fois, je m'en éloigne un peu,
00:31:34 justement, comme on disait tout à l'heure,
00:31:36 par des choses qui sont
00:31:38 des respirations ou une construction formelle,
00:31:40 mais le livre entier,
00:31:42 il est porté par cette interrogation,
00:31:44 ça c'est sûr.
00:31:46 - Sur la victime et sur le bourreau,
00:31:48 quand je vous avais rencontré
00:31:52 et interviewé au mois de juin,
00:31:54 vous me disiez
00:31:56 que peut-être que le principal rôle positif
00:32:00 qu'a eu le procès,
00:32:02 puisque votre beau-père, vous l'avez dénoncé,
00:32:04 quand vous aviez une vingtaine d'années,
00:32:06 il a été jugé, il a été en prison,
00:32:08 c'était donc le procès
00:32:10 qui ne vous a pas sauvé,
00:32:12 qui ne vous a pas guéri,
00:32:14 qui, évidemment,
00:32:16 a eu un effet limité.
00:32:18 Il avait quand même, sur vous,
00:32:20 eu cet effet-là
00:32:22 de faire que vous avez bien compris
00:32:24 que vous étiez la victime.
00:32:26 Je schématise un peu, sans doute.
00:32:28 Est-ce que c'est à peu près ça ?
00:32:30 - Oui, il y a plein de choses qui se passent dans un procès.
00:32:38 Ça me semble une...
00:32:40 j'allais dire une institution,
00:32:44 mais ce n'est pas vraiment la question de l'institution.
00:32:46 C'est la possibilité d'être...
00:32:50 de mettre à plat tout ce qui s'est passé,
00:32:56 de donner plusieurs versions d'une même histoire,
00:32:58 et d'être tous ensemble,
00:33:02 les avocats, le jury,
00:33:06 qui est composé dans un procès d'assises,
00:33:08 c'est un jury populaire,
00:33:10 il y a, je ne me rappelle plus combien, mais une dizaine de personnes,
00:33:12 les juristes,
00:33:14 l'avocat de la défense,
00:33:16 tous ces gens qui sont là
00:33:18 à se poser la question de
00:33:20 quelle va être la version acceptable
00:33:22 de cette histoire.
00:33:24 C'est très important.
00:33:26 Ça a été pour moi, en tout cas,
00:33:28 à ce moment-là, très important.
00:33:30 Et que cette version-là
00:33:32 mette le coupable à sa place,
00:33:34 évidemment, pour moi,
00:33:36 ça m'a permis d'avancer.
00:33:38 Après, il y a des procès où, malheureusement,
00:33:40 le coupable n'est pas mis à sa place.
00:33:42 Donc je ne sais pas si on peut considérer
00:33:44 que le procès en lui-même
00:33:46 est ce qui permet ça.
00:33:48 Dans un cas particulier comme le mien,
00:33:50 où mon beau-père a avoué,
00:33:52 et où il n'y a pas eu de question
00:33:54 de qui était la victime
00:33:56 parmi les deux,
00:33:58 puisqu'on n'a pas questionné,
00:34:00 on n'a pas imaginé que je pouvais mentir.
00:34:02 Dans ce cas-là, pour moi,
00:34:04 ça a permis de valider une histoire
00:34:06 qui restait dans un magma,
00:34:08 dans une obscurité mentale,
00:34:10 que tout d'un coup, ça sorte de moi
00:34:12 et que ça soit reconnu par les autres
00:34:14 comme étant
00:34:16 une vérité possible.
00:34:18 Donc oui, effectivement,
00:34:20 le fait d'avoir été
00:34:22 reconnu comme victime,
00:34:24 et lui reconnu comme agresseur,
00:34:26 et tout le monde autour
00:34:28 reconnu comme des gens
00:34:30 qui n'avaient rien vu,
00:34:32 toutes ces choses-là que je percevais
00:34:34 à l'intérieur de moi, dans ma colère,
00:34:36 dans ma solitude,
00:34:38 le fait que ça soit mis à plat,
00:34:40 reconnu et validé d'une certaine façon
00:34:42 par un tribunal, par la justice,
00:34:44 ça a été très important.
00:34:46 Après, évidemment, ça ne fait pas tout.
00:34:50 - Pour rester sur cette question
00:34:52 de la victime
00:34:54 et du bourreau, et du bien,
00:34:56 du mal et de la frontière,
00:34:58 il y a une scène
00:35:00 qui a marqué, je pense,
00:35:02 toutes les personnes qui ont lu
00:35:04 le livre,
00:35:06 qui est une scène où vous êtes
00:35:08 avec votre petite-fille
00:35:10 et vous êtes toutes les deux,
00:35:12 elle va se coucher,
00:35:16 ou quelque chose comme ça,
00:35:18 vous la caressez, vous lui caressez le dos
00:35:20 pour l'apaiser, elle est fatiguée,
00:35:22 elle est nerveuse,
00:35:24 et c'est un moment extrêmement fort,
00:35:26 assez difficile
00:35:28 à décrire si on n'a pas lu le livre,
00:35:30 où on a l'impression qu'effectivement
00:35:32 vous poussez
00:35:34 très très loin
00:35:36 la question, l'interrogation
00:35:38 sur la limite,
00:35:40 et en même temps, du coup,
00:35:42 on la voit très bien où elle est, la limite
00:35:44 entre le bien et
00:35:46 le mal, entre la décision de basculer
00:35:48 ou non du côté des bourreaux.
00:35:50 - Oui, ça me semblait important
00:35:54 de raconter,
00:35:56 j'avais plusieurs options,
00:35:58 j'ai choisi cette scène,
00:36:00 de raconter une scène
00:36:02 quelconque
00:36:04 d'une vie de famille, parce qu'il y en a tellement
00:36:06 quand on est parent, quand on est responsable
00:36:08 d'un enfant, même quand on est prof,
00:36:10 quand on est instinct,
00:36:12 quand on est entraîneur dans un club,
00:36:14 tous ces moments
00:36:16 où l'enfant est dans une vulnérabilité absolue,
00:36:18 il ne le sait pas,
00:36:20 et nous on est adultes,
00:36:22 et on sait qu'on pourrait abuser de cet enfant.
00:36:24 Et donc,
00:36:26 là c'est construit presque comme une scène de fiction,
00:36:28 pourtant c'est quelque chose que j'ai
00:36:30 vécu vraiment, j'ai pas mis du tout
00:36:32 de scènes inventées dans ce texte,
00:36:34 mais pourquoi je dis ça,
00:36:36 que je l'ai construit comme une scène de fiction,
00:36:38 parce que j'ai mis beaucoup de détails,
00:36:40 et là je voulais qu'on y soit,
00:36:42 je voulais que le lecteur, la lectrice soient avec moi,
00:36:44 dans cette chambre avec ma fille,
00:36:46 où elle est en train de s'endormir, je lui caresse le dos,
00:36:48 et je me dis,
00:36:50 si je voulais
00:36:52 faire des attouchements sur elle,
00:36:54 elle ne réagirait pas,
00:36:56 si elle réagissait, je pourrais lui faire du chantage,
00:36:58 là j'ai la possibilité,
00:37:02 comme mille fois dans ma vie,
00:37:04 avec ma fille,
00:37:06 de commettre cet acte
00:37:10 atroce,
00:37:12 et je me pose plein d'autres questions,
00:37:14 est-ce que j'ai en moi de commettre cet acte atroce,
00:37:16 est-ce que c'est si atroce que ça si personne s'en rend compte,
00:37:20 est-ce que
00:37:26 c'est pas quelque chose
00:37:30 qui me rendrait surpuissante,
00:37:32 est-ce que si je faisais ça,
00:37:34 je passerais pas d'un autre côté,
00:37:36 et en passant de cet autre côté,
00:37:38 je deviendrais une autre personne,
00:37:40 enfin toutes ces questions là,
00:37:42 qui sont horribles,
00:37:44 et que souvent on n'ose même pas
00:37:46 s'avouer à soi-même qu'on les pense,
00:37:48 j'ai une amie qui m'a écrit,
00:37:50 après avoir lu cette scène,
00:37:52 elle a lu le livre entier,
00:37:54 avant qu'il soit publié,
00:37:56 et elle m'a téléphoné pour me parler seulement de ça,
00:37:58 pour me remercier d'avoir mis des mots
00:38:02 sur quelque chose qu'elle vivait en permanence,
00:38:04 et qu'elle n'osait pas s'avouer,
00:38:06 et voilà,
00:38:08 c'est pour ça que,
00:38:10 disons que ça a confirmé,
00:38:12 pour moi, l'importance de faire ça,
00:38:14 parce que je ne suis pas la seule à avoir des idées comme ça,
00:38:16 et parce que ça met le doigt
00:38:18 sur quelque chose de très complexe,
00:38:20 et je voulais aller vers
00:38:22 des choses très complexes,
00:38:24 qui sont
00:38:26 des questions qu'on a tous,
00:38:30 quand on est tous dans des relations
00:38:32 de pouvoir, les uns avec les autres,
00:38:34 des relations où on peut être
00:38:36 dominé, où on peut devenir dominant,
00:38:38 et moi, ça m'importe, cette question
00:38:40 du libre arbitre, à un moment donné, il y a une décision,
00:38:42 pour moi, il y a une décision,
00:38:44 à ce moment-là, de,
00:38:46 bien sûr que non, je ne vais pas
00:38:48 faire l'expérience juste pour voir ce qui se passe,
00:38:50 bien sûr que non, je ne vais pas
00:38:52 passer de ce côté-là,
00:38:54 je ne le souhaite pas, mais je sais que c'est possible.
00:38:56 - Oui, c'est ça,
00:38:58 c'est vraiment la question du
00:39:00 libre arbitre,
00:39:02 et de la décision,
00:39:04 qui,
00:39:06 effectivement, par la forme, par la façon
00:39:08 dont vous le racontez, par
00:39:10 une sorte de lenteur, comme ça,
00:39:12 est assez vertigineuse.
00:39:14 Il y a peu de...
00:39:18 Dans le livre, il y a plus de
00:39:20 questions que véritablement de récits.
00:39:22 Comment vous avez
00:39:26 choisi
00:39:28 ce que vous racontez,
00:39:30 véritablement, ce que vous décrivez,
00:39:32 j'ai envie de dire,
00:39:34 et combien
00:39:36 il en faut de récits pour
00:39:38 porter la réflexion que vous voulez porter ?
00:39:40 - C'est compliqué, j'en ai mis, j'en ai enlevé.
00:39:44 C'est une facilité, le récit,
00:39:52 dans un texte comme celui-ci, on va dire.
00:39:54 Parce que,
00:39:56 comme c'est des récits
00:39:58 qui s'adressent à des émotions
00:40:00 très violentes, je sais
00:40:02 que je peux
00:40:04 pas manipuler, mais
00:40:06 entraîner mon lecteur,
00:40:08 ma lectrice, dans mon raisonnement,
00:40:10 sans doute
00:40:12 possible. On me suit,
00:40:14 là, quand je raconte un truc comme ça,
00:40:16 ou quand je raconte
00:40:18 une scène d'abus, ou quand
00:40:20 je raconte une scène qui se passe
00:40:22 dans mon enfance, toutes ces choses-là.
00:40:24 Et je pense que c'est important, ça permet
00:40:26 d'atterrir des choses concrètes.
00:40:28 Mais puisque je voulais partager un questionnement,
00:40:30 on en sort assez vite.
00:40:32 On en sort et on revient
00:40:34 à ma pensée, et ça reprend sa place
00:40:36 de l'élément
00:40:38 parmi d'autres, l'élément
00:40:40 pour réfléchir, souvenir,
00:40:42 qui doit être
00:40:44 repensé. Ça vient jamais tout seul
00:40:46 comme ça. Ce thème du passage
00:40:48 à l'acte, il revient sous d'autres formes,
00:40:50 il revient notamment à travers l'analyse
00:40:52 d'une nouvelle
00:40:54 scène, écrite par quelqu'un d'autre,
00:40:56 avec,
00:40:58 à nouveau, quelqu'un
00:41:00 qui choisit de ne pas passer à l'acte.
00:41:02 Et donc,
00:41:04 oui, il a fallu que j'équilibre.
00:41:06 J'ai eu beaucoup de questionnements,
00:41:08 j'ai beau l'avoir écrit vite,
00:41:10 je voulais ce rythme, je me suis posé
00:41:12 la question tout le temps
00:41:14 qu'il y ait
00:41:16 une espèce d'équilibre, même si ça a l'air
00:41:18 chaotique, c'est pas vraiment chaotique pour moi.
00:41:20 Je perçois différentes textures
00:41:22 dans le texte. - On perçoit aussi
00:41:24 différentes tonalités,
00:41:26 atmosphères.
00:41:28 Il y a des moments
00:41:30 où la tonalité
00:41:32 est en colère,
00:41:34 il y a des moments qui sont
00:41:36 plutôt drôles, il y a des moments
00:41:38 où on est dans une certaine douceur,
00:41:40 parfois même des moments où
00:41:42 on est proche, peut-être le plus
00:41:44 proche qu'il soit possible, d'une forme
00:41:46 pas de sérénité mais de calme,
00:41:48 on va dire. Est-ce que
00:41:50 ce climat changeant
00:41:52 dans lequel
00:41:54 veine votre livre
00:41:56 reflète quelque chose, je ne sais pas,
00:41:58 du moment où vous l'avez écrit ou de votre
00:42:00 tempérament général ?
00:42:02 - Ça fait complètement partie de la composition du livre.
00:42:04 Le livre a été
00:42:06 écrit constamment
00:42:08 dans la colère, constamment dans la
00:42:10 tristesse, constamment dans
00:42:12 l'apaisement, tout ça c'était toujours
00:42:14 présent, mais au niveau
00:42:16 de la composition, je n'ai pas voulu
00:42:18 être
00:42:20 tout le temps dans la même tonalité.
00:42:22 Donc pareil, je reviens en arrière, je pense
00:42:24 que c'est un peu comme ça que ça s'est construit, c'est-à-dire
00:42:26 quand je vois que je suis trop dans la colère,
00:42:28 ça s'apaise, quand je vois qu'il y a
00:42:30 un endroit où ça devient
00:42:32 très mélancolique, très triste,
00:42:34 je refuse pas
00:42:36 d'y aller, mais
00:42:38 j'essaie de le rattraper.
00:42:40 Un moment donné, je suis dans un constat
00:42:42 très triste, de me dire
00:42:44 bon, je suis
00:42:46 vraiment en train d'exposer le fait que
00:42:48 la vie d'un enfant qui a été abusé,
00:42:50 c'est une vie foutue.
00:42:54 Quand je suis dans ce
00:42:56 questionnement-là, j'ai pas été sauvée par la littérature,
00:42:58 j'ai pas été sauvée, je suis pas sauvée,
00:43:00 je me rends compte par exemple
00:43:02 que j'arrive là dans une grande tristesse
00:43:04 qui, j'ai voulu
00:43:06 la mettre dans le titre, donc c'est quand même très
00:43:08 important, mais c'est
00:43:10 justement à ce moment-là
00:43:12 où je me dis, c'est là qu'il faut
00:43:14 que je mette les souvenirs heureux
00:43:16 dont je voulais parler, parce que je voulais en parler,
00:43:18 mais je décide de les mettre
00:43:20 juste après ça,
00:43:22 parce que c'est
00:43:24 une question de point et contrepoint.
00:43:26 Et donc après cette tristesse-là, je raconte
00:43:28 et je me souviens
00:43:30 que même si ma
00:43:32 vie a été complètement détruite,
00:43:34 il y a eu des espaces dans mon enfance
00:43:36 où j'ai été heureuse,
00:43:38 où j'ai vécu des moments fabuleux
00:43:40 avec mes frères et sœurs dans la nature,
00:43:42 et je raconte ça très dans le détail
00:43:44 parce que ça se superpose
00:43:46 et ça existe aussi.
00:43:48 - Mais on n'a pas l'impression d'être
00:43:50 dans un magma, jamais, je pense qu'effectivement
00:43:52 il y a beaucoup
00:43:54 de contrastes, mais on sent
00:43:56 beaucoup de construction
00:43:58 et on sent qu'effectivement,
00:44:00 encore une fois, ces répétitions sont dictées
00:44:02 par une dynamique particulière
00:44:04 à ce texte.
00:44:06 Au stade où nous en sommes
00:44:08 de la discussion, je ne sais pas si
00:44:10 quelqu'un veut poser
00:44:12 une question, le temps
00:44:14 passe assez vite,
00:44:16 quelqu'un peut poser une question à Neige Sinaud
00:44:18 parmi vous ? On ne voit pas
00:44:20 bien, donc...
00:44:22 Oui, il y a peut-être
00:44:28 un micro qui va venir vers vous.
00:44:30 - Il y a un micro qui vient.
00:44:32 - Merci beaucoup.
00:44:34 - Oui, bonjour. Je voulais savoir si
00:44:36 quand vous avez
00:44:38 pensé écrire ce livre,
00:44:40 c'était
00:44:42 une sorte de besoin ou d'envie
00:44:44 qui
00:44:46 s'imposait,
00:44:48 ou est-ce que vous aviez en tête
00:44:50 une finalité ?
00:44:52 C'est-à-dire que, est-ce que pour vous,
00:44:54 la question s'est posée
00:44:56 de savoir si ça pouvait servir
00:44:58 à quelque chose,
00:45:00 et est-ce que ce à quoi ça pouvait servir
00:45:02 a fait partie
00:45:04 de votre motivation
00:45:06 dans l'écriture ? Merci.
00:45:08 - Merci, madame.
00:45:10 - Alors, je me souviens, quand j'ai commencé
00:45:12 à écrire ce texte, j'ai commencé comme mes autres livres.
00:45:14 Je pense que, comme la plupart
00:45:16 des gens qui écrivent, on ne commence pas
00:45:18 avec un projet.
00:45:20 C'est très rare pour moi d'avoir un projet.
00:45:22 Donc j'ai commencé à écrire
00:45:24 un texte
00:45:26 sans me poser la question, vraiment,
00:45:28 ni de ce que c'était,
00:45:30 ni de ce que j'en voulais,
00:45:32 mais au fur et à mesure de l'écriture,
00:45:34 effectivement, tous ces questionnements-là
00:45:36 sont arrivés, et j'ai souhaité les faire
00:45:38 figurer au fur et à mesure.
00:45:40 Et surtout à la fin.
00:45:42 D'ailleurs, la question de "à qui ça sert ?",
00:45:44 "pourquoi je fais ça ?"
00:45:46 ce sont des questionnements qui arrivent
00:45:48 à la fin, parce que le livre est en train
00:45:50 de se construire, et je me rends bien compte
00:45:52 que
00:45:54 il a plusieurs aspects. C'est un livre,
00:45:56 mais
00:45:58 c'est aussi
00:46:00 une boîte à outils,
00:46:02 c'est aussi
00:46:04 des questions qui sont,
00:46:06 qui peuvent être
00:46:08 utilisées par d'autres personnes.
00:46:10 Et donc, effectivement,
00:46:12 en cours de l'écriture,
00:46:14 je me suis dit "oui, pourquoi pas ?"
00:46:16 Si ces questions-là
00:46:18 sont utiles à quelqu'un d'autre,
00:46:20 qu'elles soient le plus clairement formulées,
00:46:22 qu'elles soient le plus justes possible,
00:46:24 et
00:46:26 ça serait pour moi
00:46:28 une grande joie que ça serve.
00:46:30 Mais disons que ce n'était pas un objectif.
00:46:32 C'est comme quelque chose
00:46:34 qui se produit au fur et à mesure.
00:46:36 Est-ce qu'il y a une autre question ?
00:46:42 Il y a la question du mal,
00:46:50 du mal absolu.
00:46:52 Et quand
00:46:54 vous êtes avec l'enfant
00:46:56 et qu'il y a
00:46:58 la possibilité
00:47:00 d'un attouchement,
00:47:02 est-ce que là,
00:47:04 est-ce qu'à ce moment-là,
00:47:06 la question du mal
00:47:08 se pose là ?
00:47:10 Est-ce que...
00:47:12 Oui, il y a une...
00:47:14 On passe dans autre chose, peut-être,
00:47:16 mais est-ce que là,
00:47:18 puisque la question,
00:47:20 une grande question du livre,
00:47:22 c'est le mal,
00:47:24 est-ce que là, à ce moment-là,
00:47:26 la question du...
00:47:28 Donc, le mal est en moi
00:47:32 et je peux le faire.
00:47:34 Ou je peux le retenir.
00:47:36 Enfin, je peux ne pas aller dans le mal.
00:47:38 Est-ce que
00:47:40 le mot "mal",
00:47:42 le mal,
00:47:44 est-ce qu'on passe une porte,
00:47:46 vous avez dit une porte,
00:47:48 ailleurs,
00:47:50 mais est-ce que la question...
00:47:52 Donc, je suis un monstre
00:47:54 si je le fais.
00:47:56 Tout se mélange à ce moment-là.
00:48:00 Je pense que la question du passage à l'acte,
00:48:02 c'est ça, c'est un moment
00:48:04 où tout est là.
00:48:06 C'est la puissance,
00:48:08 c'est le contrôle,
00:48:10 c'est le mal,
00:48:12 c'est la transgression,
00:48:14 c'est...
00:48:16 la destruction.
00:48:22 Se rendre tout puissant,
00:48:24 tout est présent à ce moment-là.
00:48:26 C'est pour ça que ça en fait un instant où tout est contenu.
00:48:28 Mais moi, je pense que oui, je pense que pour moi...
00:48:30 Et même dans l'autre texte que je cite,
00:48:34 c'est aussi la question du mal.
00:48:36 Là, c'est plutôt la question...
00:48:38 Le texte que je cite, c'est une nouvelle qui raconte
00:48:40 une histoire
00:48:42 d'un personnage qui a des
00:48:44 fantaisies de meurtre,
00:48:46 qui a une espèce de compulsion morbide
00:48:48 à se mettre dans des situations
00:48:50 où il pourrait éventuellement
00:48:52 faire du mal à quelqu'un
00:48:54 et qu'il se retrouve avec une arme
00:48:56 et qui...
00:48:58 qui essaye
00:49:00 de se rendre compte "Est-ce que je vais aller jusque-là ?"
00:49:02 Et je pense que oui,
00:49:06 c'est la question du mal.
00:49:08 Lui aussi, il se pose la question comme ça.
00:49:10 Il ne se pose pas la question de...
00:49:12 de quoi d'autre ?
00:49:14 On sait que c'est mal.
00:49:16 Et c'est ça qui fait
00:49:18 que c'est une transgression plus grande.
00:49:20 Et c'est ça qui fait
00:49:22 qu'on deviendrait tout puissant.
00:49:24 Si c'était juste un truc interdit,
00:49:26 ça ne nous rendrait pas tout puissant.
00:49:28 Je ne vois pas comment on peut l'imaginer autrement.
00:49:34 Je ne vois pas comment...
00:49:36 Mais il y en a sûrement qui le pensent.
00:49:38 Je ne vois pas comment on peut l'imaginer autrement.
00:49:40 Je ne vois pas comment...
00:49:42 Mais il y en a sûrement
00:49:44 qui le perçoivent autrement.
00:49:46 Puisque quand on lit des témoignages
00:49:48 d'agresseurs, de violeurs d'enfants,
00:49:50 ils n'ont pas l'impression
00:49:52 d'avoir fait le mal.
00:49:54 Ils ont l'impression d'avoir fait une bêtise.
00:49:56 Il y en a que je cite,
00:49:58 qui sont des...
00:50:00 des personnes qui ont été condamnées à de la prison
00:50:04 pour avoir violé des enfants
00:50:06 et qui disent "La bêtise que j'ai faite,
00:50:08 ma connerie,
00:50:10 je suis allée trop loin."
00:50:12 Donc eux, ils n'ont pas l'impression que c'est une question du mal.
00:50:14 Là, c'est peut-être quelque chose
00:50:16 que je projette moi-même.
00:50:18 - Tout à l'heure, une spectatrice
00:50:26 devant vous a dit "Est-ce que vous aviez
00:50:28 l'intention,
00:50:30 une intention au moment d'écrire ?"
00:50:32 Et vous avez dit que finalement, ça se situe
00:50:34 à la fin de votre livre, que cette intention
00:50:36 apparaissait au cours du livre.
00:50:38 Depuis la rentrée, votre livre a rencontré
00:50:40 un très beau succès,
00:50:42 un beau retentissement dans les médias.
00:50:44 Et du coup,
00:50:46 quelque part, il se passe quelque chose.
00:50:48 Qu'est-ce que ça vous fait,
00:50:50 ce qui se passe depuis la sortie de votre livre ?
00:50:52 - Plusieurs choses.
00:50:58 De la surprise, au début j'étais surprise.
00:51:00 Là, de moins en moins,
00:51:02 je commence à me faire à l'idée.
00:51:04 Ça me fait un peu peur.
00:51:06 Tout à l'heure, j'ai vu une phrase
00:51:08 dans les toilettes,
00:51:10 une phrase de Beckett
00:51:12 qui dit
00:51:14 "J'ai peur de ce que mes mots
00:51:16 vont faire de moi."
00:51:18 Il y a 50 phrases dans les toilettes,
00:51:20 mais bon, j'ai lu ça.
00:51:22 Donc je pense que ça me parle,
00:51:24 je pense qu'il y a cette angoisse un peu
00:51:26 de "Qu'est-ce que ça va faire en moi ?
00:51:28 Qu'est-ce que ça va faire dans mon écriture,
00:51:30 dans mon travail,
00:51:32 d'avoir tout d'un coup
00:51:34 des lecteurs, des lectrices,
00:51:36 alors que jusqu'ici, j'étais dans un circuit
00:51:38 complètement minoritaire, donc il y a tout ça.
00:51:40 Mais pour l'instant, le plus important
00:51:42 pour moi, c'est une grande joie
00:51:44 de voir qu'il y a
00:51:46 une réponse à toutes ces...
00:51:48 Il n'y a pas de réponse à mes questions,
00:51:50 mais en tout cas, ces questions
00:51:52 sont reçues par des personnes
00:51:54 qui se posent vraiment la question,
00:51:56 et c'est une énergie fabuleuse pour moi.
00:51:58 C'est une très, très grande joie.
00:52:00 Et c'est très riche,
00:52:02 j'ai des échanges très intéressants
00:52:04 ici avec vous,
00:52:06 dans les signatures.
00:52:08 Pour l'instant, ça représente
00:52:10 une grande richesse de pensée.
00:52:12 J'ai l'impression que je continue
00:52:14 à écrire le livre, que je pourrais
00:52:16 continuer encore
00:52:18 dans cette réflexion pendant longtemps,
00:52:20 et qu'à chaque fois,
00:52:22 c'est jamais fini,
00:52:24 et il y a toujours
00:52:26 d'autres aspects,
00:52:28 selon l'interlocuteur,
00:52:30 selon la lecture, selon l'expérience
00:52:32 de chaque personne, parce qu'évidemment,
00:52:34 quand je suis dans des signatures, je suis face
00:52:36 à des êtres humains qui ont des expériences
00:52:38 angulières, et qui ont
00:52:40 souvent des expériences, soit
00:52:42 similaires à la mienne, soit dans notre entourage.
00:52:44 En vérité, une personne sur dix, ça veut dire
00:52:46 qu'on est tous plus ou moins entourés
00:52:48 de ces expériences-là.
00:52:50 Donc, qu'il y ait ces résonances, pour moi,
00:52:52 c'est fabuleux.
00:52:54 C'est très, très plaisant.
00:52:56 - Est-ce qu'il y a d'autres questions ?
00:52:58 Je crois que le micro va arriver,
00:53:00 qu'on vous entende bien.
00:53:02 - Au moment du procès de votre père,
00:53:04 est-ce qu'il a cherché
00:53:06 à vous demander pardon ?
00:53:08 Est-ce qu'il a exprimé des regrets ?
00:53:10 Et s'il est encore vivant,
00:53:12 quels sont les rapports que vous avez
00:53:14 encore avec lui ?
00:53:16 Avec votre beau-père, pardon.
00:53:18 - Alors, moi, dans mon souvenir,
00:53:20 mais c'est toujours pareil, le souvenir,
00:53:22 je ne sais pas si c'est vrai.
00:53:24 Dans mon souvenir,
00:53:26 il n'a pas demandé pardon.
00:53:28 Il a sûrement exprimé des regrets,
00:53:32 parce qu'il n'était pas très heureux
00:53:34 de se retrouver là
00:53:36 et de faire neuf ans de prison.
00:53:38 Mais...
00:53:40 Dans mon souvenir, non,
00:53:42 il n'a pas demandé pardon.
00:53:44 Pourquoi est-ce que je ne m'en rappellerai pas
00:53:50 s'il l'avait fait ?
00:53:52 S'il l'avait fait, je n'en sais rien.
00:53:54 Non.
00:54:00 Et aujourd'hui, non, je n'ai aucune idée.
00:54:04 - Est-ce que vous auriez souhaité
00:54:08 qu'il vous dise pardon ?
00:54:10 - J'ai une amie, l'autre jour,
00:54:14 qui me disait ça, qui me disait...
00:54:16 Elle, elle a été abusée par un voisin
00:54:20 et elle me disait, ses parents ont fait de leur mieux
00:54:24 pour dénoncer le voisin et tout ça.
00:54:26 Et elle a une sensation un peu étrange.
00:54:30 Elle trouve ça dommage
00:54:34 qu'il ne lui ait jamais demandé pardon,
00:54:36 les parents.
00:54:38 Parce qu'on ne peut pas accorder son pardon
00:54:40 si personne ne demande.
00:54:42 Je ne sais pas si je l'aurais accordé,
00:54:44 mais en tout cas, c'est quand même pas mal
00:54:46 d'avoir la démarche de quelqu'un en face de soi
00:54:48 qui demande pardon,
00:54:50 qui propose cette possibilité.
00:54:52 Moi, je n'ai pas l'impression qu'elle a existé.
00:54:54 Donc peut-être que ça me renforce encore dans mon idée
00:54:56 que de toute façon, il n'y a pas de pardon possible,
00:54:58 qui est ma posture personnelle.
00:55:00 Je n'ai pas voulu enfoncer ce clou dans le texte
00:55:02 parce que je n'ai pas voulu donner mon opinion.
00:55:04 Je pense qu'il y a tellement de situations possibles.
00:55:06 Il y a des gens qui trouvent que c'est pardonnable,
00:55:08 il y a des gens qui ont envie de pardonner.
00:55:10 Moi, je trouve que ce que j'ai vécu,
00:55:12 c'est impardonnable,
00:55:14 et donc, il n'y a pas besoin qu'on me demande pardon,
00:55:16 et moi, je ne vais pas donner mon pardon.
00:55:18 Ma posture, elle est là-dedans.
00:55:20 Mais effectivement, si le pardon avait été demandé,
00:55:22 les choses auraient peut-être été différentes.
00:55:24 Je ne sais pas.
00:55:26 - Est-ce qu'il y a un temps
00:55:32 pour éventuellement une dernière question ?
00:55:34 Sinon, Laure...
00:55:38 Non ?
00:55:42 Une toute dernière ?
00:55:44 - Non.
00:55:46 - Je pense que ce serait tellement compliqué,
00:55:48 si c'est d'avoir vécu ça avec un homme.
00:55:50 Donc, j'entends que vous avez un enfant,
00:55:52 donc, c'est que vous avez rencontré un homme
00:55:54 et que vous avez accepté de rencontrer un homme
00:55:56 malgré qu'un autre homme vous a été dit.
00:55:58 Donc, j'imagine que là,
00:56:00 il y a dû y avoir un travail,
00:56:02 un dépassement extraordinaire.
00:56:04 Je ne sais pas si en leur temps très court,
00:56:06 il y a un autre aspect
00:56:08 qui a été fait.
00:56:10 - Je ne sais pas.
00:56:12 - C'est un autre aspect.
00:56:14 Je ne sais pas, je ne l'ai pas dit votre avis,
00:56:16 mais ça me questionne, quoi.
00:56:18 C'est comment on peut
00:56:20 à la fois vivre
00:56:22 une chose comme ça avec un homme
00:56:24 et accepter qu'un homme
00:56:26 vous prenne dans ses bras
00:56:28 quelque part après.
00:56:30 - Une personne sur dix dans la société.
00:56:32 Une personne sur dix qui a vécu ce que j'ai vécu.
00:56:36 Ça voudrait dire un paquet de gens
00:56:38 qui ne peuvent pas rencontrer
00:56:40 un homme ou une femme.
00:56:42 En vérité, la plupart d'entre nous,
00:56:44 on a ensuite des vies un peu cassées,
00:56:48 mais des vies où
00:56:50 on se reconstruit d'une façon ou d'une autre,
00:56:54 on a des béquilles, on boite,
00:56:56 mais
00:56:58 on a des amis,
00:57:00 on a des amours, on fait nos vies,
00:57:02 on fait nos études, on galère.
00:57:04 Je ne sais pas, en fait,
00:57:06 on est invisibles.
00:57:08 Je suis très visible parce que j'ai écrit ce livre
00:57:10 et parce que vous me voyez aujourd'hui en parler,
00:57:12 mais en vérité, personne ne se rend compte.
00:57:14 On est combien dans cette salle ?
00:57:16 On est plus de dix personnes.
00:57:18 Ça veut dire que je ne suis pas la seule
00:57:20 à avoir vécu ça.
00:57:22 On n'a aucun moyen de deviner, en vérité,
00:57:24 puisqu'on en parle très peu.
00:57:26 On fait des vies tout à fait ordinaires,
00:57:28 la plupart d'entre nous.
00:57:30 Ce n'est pas une surprise que j'ai rencontré un compagnon
00:57:32 et qu'il fait un enfant.
00:57:34 - Merci.
00:57:36 (Propos inaudibles)
00:58:04 - Je vais vous poser une question à laquelle vous n'avez pas
00:58:06 obligé de me répondre, mais est-ce que,
00:58:08 en tant que mère,
00:58:10 en tant que femme adulte,
00:58:12 vous avez des antennes
00:58:14 pour détecter
00:58:16 si des enfants autour de vous...
00:58:18 Non.
00:58:20 - Je pense... Je me questionne.
00:58:22 C'est une très bonne question. C'est une question
00:58:24 que je me pose moi aussi.
00:58:26 En ayant été victime moi-même,
00:58:28 est-ce que je n'aurais pas une possibilité
00:58:30 de voir les enfants qui sont en détresse ?
00:58:32 Mais si je me souviens
00:58:34 de ma propre enfance, en vérité,
00:58:36 quand on est abusé, on dépense
00:58:38 toute son énergie à ce que
00:58:40 personne ne s'en rende compte.
00:58:42 Et donc ça explique que même moi,
00:58:46 si je suis prof et je suis devant
00:58:48 une trentaine d'enfants, je sais
00:58:50 que dans cette trentaine d'enfants, il y a très probablement
00:58:52 des enfants qui vivent des abus
00:58:54 et je ne vais pas les voir moi non plus.
00:58:56 Et c'est un des aspects
00:58:58 vraiment terribles
00:59:00 de cet enfer.
00:59:04 C'est que c'est invisible.
00:59:06 Et aujourd'hui, je pense que ce que je raconte
00:59:10 à la fin du livre, que des fois j'ai des perceptions...
00:59:12 En plus, je ne suis pas très intuitive,
00:59:14 mais quand même, je me rends bien compte.
00:59:16 On a des failles
00:59:18 et souvent les gens qui ont des failles,
00:59:20 ils ont la même que moi.
00:59:22 Ça c'est une chose qui peut se faire
00:59:24 quand on n'est plus à dépenser
00:59:26 toute notre énergie psychique et notre énergie intérieure
00:59:28 à garder ce silence.
00:59:30 Quelqu'un qui ne veut pas que ça se sache,
00:59:32 ça ne va pas savoir.
00:59:34 C'est une perception que j'ai.
00:59:38 C'est pareil, c'est toujours des idées
00:59:40 qui peuvent être remises en cause,
00:59:42 qui peuvent être discutées.
00:59:44 [inaudible]
01:00:00 Oui, même avec ma propre fille.
01:00:02 Quand on s'intéresse un peu
01:00:04 aux associations de prévention,
01:00:06 qui essayent de faire de la prévention,
01:00:08 Muriel Salmona,
01:00:10 elle a un site internet qui est très bien,
01:00:12 avec des bons conseils.
01:00:14 Elle dit que même son propre enfant,
01:00:16 même si on lui pose la question une fois,
01:00:18 ça ne suffit pas.
01:00:20 Il faut de temps en temps revenir
01:00:22 et reposer la question.
01:00:24 Ce n'est pas parce que j'en ai parlé à ma fille une fois
01:00:26 que si un jour ça lui arrive, elle va me le dire.
01:00:28 C'est vraiment...
01:00:30 C'est très puissant,
01:00:32 le silence qui est autour de ça.
01:00:34 Merci.
01:00:38 - Merci beaucoup, Nech Sinou.
01:00:40 - Merci à vous.
01:00:42 Vous allez signer,
01:00:44 pour qui veut,
01:00:46 votre livre à la librairie du Théâtre
01:00:50 dans quelques minutes.
01:00:52 Merci encore.