• l’année dernière
Le temps s'écoule, impassible, et Juliette se sent maintenant parfaitement lucide. Elle commence à souffrir de sa position allongée; la tête pesante et le haut du corps de Roméo lui font mal ; elle a une soudaine envie de se mettre debout et de courir hors des ces murs épais. Alors, amoureusement, elle secoue Roméo, en lui murmurant les mots doux qu'ils ont inventés lors de leur nuit de noces, et qui leur appartiennent, à eux seuls. Elle le chatouille et le menace de l'embrasser ; elle se relève enfin sur son séant et fait glisser la tête immobile sur ses genoux. Ses yeux grand ouverts voient enfin quelque chose dans la pénombre - ils sont tous deux dans le grand sarcophage central au milieu de la crypte, dont les vastes ténèbres les environnent de toutes parts. Roméo est dans une position très inconfortable ; ses deux bras entourent la taille de sa bien-aimée, et sa tête, qui a glissé, repose étrangement sur la robe de dentelles, face cachée... »
Transcription
00:00 JULIETTE AU TOMBEAU De Pauline Pucciano
00:04 Ne pourrais-je pas être étouffé dans ce caveau, dont la bouche hideuse n'inspire
00:09 jamais un air pur, et mourir suffoqué avant que Roméo n'arrive ? Ou même, si je vis,
00:15 n'est-il pas probable que l'horrible impression de la mort et de la nuit jointent à la terreur
00:19 du lieu ? En effet, ce caveau et l'ancien réceptacle, où depuis bien des siècles
00:24 sont entassés les os de tous mes ancêtres ensevelis, outibales, sanglants, et encore
00:29 tout frais dans la terre pourrie sous son linceul ? Où, dit-on, à certaines heures
00:34 de la nuit, les esprits s'assemblent ? Hélas, hélas ! N'est-il pas probable que réveillé
00:41 avant l'heure, au milieu d'exhalaisons infectes et de gémissements pareils à ces cris de
00:45 mandragores déracinés que des vivantes peuvent entendre sans devenir fous ? Oh ! si je m'éveillais
00:51 ainsi, est-ce que je ne perdrais pas la raison, environné de toutes ces horreurs ? Peut-être
00:57 alors un sensé voudrait jouer avec les squelettes de mes ancêtres, arraché de son linceul
01:03 tibalt mutilé, et dans ce délire, saisissant l'os de quelques grands-parents comme une
01:08 massue, embrouillie ma cervelle désespérée.
01:11 Shakespeare, Roméo et Juliette, scène 19.
01:16 Il faut d'abord descendre, car cette scène, contrairement à celle des théâtres et souterraines,
01:23 il faut s'éloigner, quitter la rue bruyante de Véronne, ses prélats en robe pourpre,
01:29 ses spadassins à la lame aiguë, ses tisserands, ses pâtissiers, ses statuaires, ses prostituées
01:36 fardées, ses chevaux, ses boniments, ses violons et ses cris, détourner les yeux des
01:40 soies et des velours aux riches couleurs, des bijoux, des fleurs, des ors triomphants,
01:45 et descendre.
01:46 L'église, qu'il faut traverser, est un fleuve de silence et de respect, un sas entre
01:53 les mondes.
01:54 Le cloître, un adieu au soleil qui tombe par belles coulées géométriques sur l'herbe
01:59 verte et la pierre blanche.
02:00 Enfin, il y a l'escalier, assez grand pour qu'on y porte une bière, pour que la famille
02:06 entière s'y presse, recueillie.
02:07 L'escalier est de marbre noir, veinet d'or.
02:11 Chaque pas épaissit le silence, chaque pas raréfie l'air et amplifie le brumat des
02:15 bottes sur les dalles.
02:16 En bas, la crypte baigne dans une pénombre illuminée de flambeaux.
02:21 Les murs de marbre noir, taillés dans les ténèbres, sont aveugles, à l'exception
02:26 d'un unique vitrail qui répand sur les dalles, à certaines heures, des flaques de
02:31 lumière sanglante.
02:32 Il y a plusieurs caveaux sur les côtés, enfoncés dans les épaisseurs de la pierre,
02:37 et il y a un sarcophage unique au centre, dont les bords sont trop hauts pour qu'on
02:41 en puisse voir l'intérieur sans se pencher.
02:43 Derrière les paupières closes et froides encore de Juliette, des visions tournoient.
02:49 La drogue de frère Laurent va puiser tout au fond de son âme enfantine et donne corps
02:55 sans cesse à de nouvelles hallucinations.
02:57 Elle a éprouvé tout d'abord une sensation infinie d'ivresse.
03:01 Tandis que son corps s'apesantit dans les rigidités cadavériques, elle n'est plus
03:06 qu'en sang, fumée dansante dans les couloirs aériens, elle a joué infinie de n'avoir
03:11 plus de poids et d'être toute entière dans la pureté de son regard ébloui.
03:15 Dans la légèreté de sa présence volatile dominent toutes ses frayeurs.
03:19 Elle a grimpé comme une colombe les vertigineux escaliers du ciel et se laisse dériver, flottante
03:26 et béate, au-dessus du millefeuillerie virginal.
03:29 La nature offre pour elle ses tableaux les plus verdoyants, et la paix profonde qu'il
03:34 enivre semble aller toujours plus haut, plus près de ce Dieu qu'elle chérit de son
03:39 cœur innocent.
03:40 À chaque métamorphose subtile de cet environnement mirifique, il lui semble aussi se rapprocher
03:46 de Roméo, et son amour épuré, distillé, éterré, atteint à une intensité religieuse.
03:52 Elle n'a pas eu conscience des rivières de larmes versées sur son visage fermé,
03:57 sur sa blonde chevelure immobile, elle n'a pas senti l'impudique toilette de son corps
04:02 froid, elle n'a pas souffert de la solitude dans la sans-péternelle pénombre rougeâtre
04:07 de la crypte.
04:08 Le temps déraisonnable est sorti de son axe et s'est mis à tourner en rond.
04:12 Et puis, dans l'exaltation délirante de son bonheur, quelque chose est arrivé.
04:18 Des tréfonds de son âme d'enfant, un brevet d'extravagance et de sombre contes murmurés
04:24 par sa nourrice les soirs de pleine lune, sont remontés les monstres et les poignards
04:28 étincelants, les serpents et les flammes.
04:31 Les visions célestes ont volé en éclat dans un poudre en mandor et d'azur, et d'autres
04:36 espaces se sont soudain ouverts.
04:38 À l'ascension sublime succède une chute lente et angoissante.
04:42 La légèreté se fait plomb, et son âme lestée est maintenant attirée vers le bas, par le
04:48 fond, sans aucun objet ou accroché, une résistance.
04:51 Elle retrouve la sensation d'un corps et la peur de la souffrance.
04:56 Elle se sent infiniment abandonnée de Dieu.
04:59 Dans cette descente, l'obscurité est traversée d'éclairs de soufre, de rougeoiement, de
05:04 lures blafardes, et chaque trou et de lumière éclairent la face difforme de cauchemars
05:08 grotesques.
05:09 Des vieillards récanants approchent leurs lèvres gluantes de sa bouche purpurine.
05:15 De longues mains crochues aux doigts noués et couverts de rubis fouillent sa poitrine
05:19 haletante et nacrée.
05:20 Plus bas, elle entrevoit au loin des hommes d'armes aux lames sanguinolentes qui l'observent
05:26 du coin de leur oeil brillant.
05:27 Dénoyés, aux yeux blancs succèdent à des vierges suppliciées, leurs yeux versant des
05:33 rivières de sang qui les claboussent et la souillent.
05:35 Dans les stridences brutales et les coups mat de tambours invisibles, Juliette suffoque,
05:41 supplie, sanglote.
05:43 Le temps désaxé fait encore quelques tours sur lui-même, et soudain, la vague infernale
05:48 reflue.
05:49 Les ronjouements s'espacent et les formes qui apparaissent sont de plus en plus indistinctes.
05:54 Bientôt les ténèbres ont englouti les cauchemars et il ne reste plus que le noir.
05:59 Alors seulement, Juliette sent la dureté de la pierre dans son dos et la raideur douloureuse
06:05 de sa nuque.
06:06 Elle se sent à nouveau vivante dans un corps, mais la drogue la paralyse encore et il ne
06:12 peut ouvrir les yeux.
06:13 Elle reprend son souffle, tandis que son corps se remet à battre et que le sang réchauffé
06:19 circule dans ses membres bleus.
06:20 Mais ses paupières sont encore beaucoup trop lourdes pour les soulever, comme si la chair
06:25 de ses yeux avait fondu.
06:27 Elle rassemble tout son courage et tout son amour pour se remettre à raisonner, mais
06:33 la terreur est si proche encore, l'étreinte de ses griffes est si profondément marquée
06:37 dans son âme qu'elle n'ose pas encore penser beaucoup.
06:40 Elle avance prudemment, à tout petit pas, dans son étrange résurrection.
06:45 Si tout se passe comme le frère Laurent le lui a prédit, elle va se réveiller dans
06:51 le caveau des Capulets.
06:52 Elle se souvient du lieu, de cette débauche de deuil, de noir et de silence.
06:57 Elle revoit le corps jauni de Tybalt et ne peut réprimer un frisson d'horreur à l'idée
07:04 de se trouver en ce moment même, peut-être, en son voisinage macabre.
07:08 Se réveillera-t-elle à ses côtés, enfermée dans un cercueil, enfournée dans un des caveaux
07:14 latéraux avec à ses pieds une stèle sellée portant son jolinon gravé en lettres d'or.
07:19 Que se passera-t-il alors ? Roméo aura-t-il l'audace de profaner cette sépulture ?
07:25 Elle respire un peu plus fort à l'idée de ce coffre de marbre, mais l'air qui lui
07:30 arrive jusqu'au poumon ne paraît pas vicié.
07:32 Son parfum est tout au plus celui de l'abandon et de la pierre humide.
07:35 Elle essaie encore une fois d'ouvrir les yeux, mais l'effort est trop difficile, et
07:41 ses paupières demeurent baissées comme des rideaux noirs.
07:43 Sa narine frémit à peine, mais suffisamment pour la rassurer.
07:47 Elle n'est pas dans un cercueil.
07:49 L'air est frais et suffisamment renouvelé.
07:52 Elle n'est pas dans un cercueil.
07:53 Où l'a-t-on mise alors ? S'éveille-t-elle trop tôt, alors qu'elle n'est pas encore
07:59 enterrée ?
08:00 Une idée lui vient alors, qui expliquerait tout.
08:04 Son corps a pu cesser de battre et se refroidir, comme le lui a promis frère Laurent, mais
08:08 il n'a pas pu se décomposer.
08:10 Sa tendre mère a dû vouloir la garder au palais aussi longtemps que possible, et devant
08:15 ce mystère d'une chair imputraissible, son esprit fermant a dû croire au miracle.
08:19 Juliette, sanctifiée par cette mort dans la fleur de ses quatorze ans, a peut-être
08:25 été révérée comme une sainte, exposée dans cette crypte jusqu'à la constatation
08:29 du miracle.
08:30 Des petites filles pauvres viennent peut-être prier à son chevet pendant les heures du
08:34 jour.
08:35 Des offrandes et des pièces de monnaie jonchent peut-être son lit de marbre.
08:38 Elle ressent à cette idée, et surtout à l'évocation de sa mère bien-aimée, une
08:44 grande honte.
08:45 Nul ne sait dans sa famille qu'elle n'est plus la douce vierge d'hier, mais l'épouse
08:49 passionnée de Roméo, qu'elle a étreint et aimé, avec toute la fureur de ses sens,
08:55 pendant cette unique nuit de noces.
08:56 Elle pourrait mourir à présent, sans regret, s'il fallait renoncer à lui.
09:02 La fusion des deux enfants a été si puissante que leur séparation est devenue aussi impensable
09:07 que celle du corps et du cœur.
09:09 Juliette sera fermée aux souvenirs lumineux de leur brève étreinte.
09:12 Elle a le courage de penser de nouveau à sa mère et de ne plus souhaiter sa présence.
09:17 Elle ne veut plus les voir, aucun d'eux, jamais.
09:20 Elle se souvient trop bien de leurs lois d'acier et de douleur.
09:24 Il faudra donc l'attendre, lui, sans aucune alternative.
09:28 Croire en son amour capable d'abattre les montagnes, se raccrocher à la certitude qu'il
09:33 le sauvera, que rien au monde ne l'empêchera, et qu'il la sauvera de la crypte, du silence,
09:38 de la soif et des songes inquiétants qui l'arrangent de l'intérieur comme des vers.
09:43 Mais il doit traverser la mer.
09:45 Une sourde rage contre frère Laurent la ranime soudain, et lorsqu'elle essaie d'ouvrir
09:50 les yeux, elle réussit presque à soulever ses paupières qui s'entrebaillent comme
09:54 une lourde porte.
09:55 Quelle sorte de prêtre a donc pu trouver cet expédient funèbre ? N'est-ce pas plutôt
10:01 un démon qui lui a conseillé ce blasphème, de s'allonger dans sa dernière couche, de
10:06 recevoir le dernier sacrement avant son heure ? Quel espoir peut-il avoir qu'elle survive
10:11 à ce froid térébrant, à cette terreur solitaire, à cette faim insatiable ? N'a-t-il pas voulu
10:17 plutôt la punir ou l'empêcher de révéler son mariage secret, sans toutefois souiller
10:21 son âme par un meurtre trop odieux ? Sa sensibilité lui revient peu à peu, et
10:28 elle sort de l'engourdissement des membres où la drogue l'avait plongée.
10:31 Le toucher lui revient en premier, et dans le sentiment de paralysie et d'écrasement
10:36 général qu'elle ressentait un instant auparavant, elle commence à discerner que quelque chose
10:41 pèse sur elle, un linceul peut-être, lourd de son velours d'amassé, ou bien le grand
10:47 crucifix d'argent qui ornait sa chambre, avec ce Christ au corps blessé dont elle
10:51 a tant de fois baisé les plaies, et qui a dans sa tête penchée, dans la courbe affaissée
10:56 de ses bras, une expression d'amour impuissant qui l'a toujours émue.
10:59 Elle a rêvé devant ce corps d'homme dénudé pour mourir.
11:03 Elle s'est imprégnée avec ferveur de la noblesse de son sacrifice.
11:08 Le savoir-là, contre sa poitrine et son ventre, la rassure.
11:12 Elle voudrait avoir la force de passer sa main sur son lourd corps de métal poli, mais
11:17 ses doigts remuent à peine.
11:18 Dans un supprêt mêlant vers le salut, elle parvient à se dégager de la chappe de plomb
11:24 qu'il ankylose, et sa main, dans les ténèbres, va à la rencontre du Christ.
11:30 Mais ce n'est pas le Christ que ses doigts aveugles rencontrent.
11:34 Elle reconnaîtrait entre mille la texture soyeuse qu'elle caresse longuement, dans
11:38 une reconnaissance d'abord purement physique.
11:40 Ce sont les cheveux de Roméo.
11:44 Dans son lent réveil, l'esprit encore rempli des brumes de la potion du prêtre, Juliette
11:50 sourit.
11:51 Ainsi, il est déjà là.
11:52 Il a parcouru l'espace sur les ailes imperturbables de son amour, et il était à ses pieds avant
11:58 même qu'elle se soit éveillée.
11:59 Il a dû la trouver là, gisante, comme une belle aux bois dormants, et rompue par les
12:04 fatigues du voyage, il a décidé de s'assoupir tout contre elle.
12:08 Elle sent sa tièdeur qui réchauffe son corps.
12:11 Elle imagine leurs embrassements lorsqu'il s'éveillera à son tour.
12:14 Elle veut être tout à fait lucide pour leur retrouvaille.
12:18 Elle veut profiter de ce moment de bonheur calme où elle attend, simplement, dans la
12:23 merveilleuse certitude de leur réunion.
12:24 Elle se demande à quoi elle ressemble et comment elle est habillée.
12:28 Elle est sans doute parée comme une reine pour aller à sa dernière demeure.
12:32 Son bras gauche sert d'oreiller à la tête de Roméo, dont elle n'aperçoit que les
12:37 cheveux ondulés, mais sa main droite est libre.
12:40 Et elle parvient à la lever à hauteur de ses yeux, et dans les lueurs mouvantes des
12:45 flambeaux, elle voit sur son bras une manche de soie et de dentelles blanches entremêlées
12:50 de fils d'or.
12:51 C'est une robe d'une facture magnifique, qui a dû être faite pour l'occasion, car
12:56 elle ne se souvient pas l'avoir jamais portée.
12:58 Elle imagine son père se ruant chez le tailleur le plus habile et réclamant pour le lendemain
13:03 une robe blanche digne de l'atelier des fées.
13:05 Elle imagine le tailleur et ses petites mains se piquant les doigts, essu en sang et eau
13:11 sur leur délicat ouvrage.
13:12 Son père a-t-il été content ? Il a voulu bien sûr une robe de vierge pour sa fille
13:18 immaculée.
13:19 En tournant délicatement son bras, et en se relevant très légèrement pour apercevoir
13:23 son bustier, elle sourit encore.
13:25 Voilà la robe de mariée qu'elle n'a pas pu porter, la robe digne de leur amour à
13:30 nul autre pareil.
13:31 La coïncidence l'amuse, elle en parlera à Roméo.
13:35 Il la fera tournoyer autour de lui dans la crypte, et elle sera si belle que la mort
13:40 elle-même sera conjurée de ses lieux.
13:42 Que feront-ils ensuite ? Où se cacheront-ils ? Il faudra attendre les heures noires de
13:49 la nuit pour oser sortir du cabot, en robe blanche, comme les dames blanches des châteaux
13:54 anciens.
13:55 Juliette rit en songeant à la frayeur qu'elle fera peut-être au passant, à la légende
14:00 qui courra sur elle.
14:01 Est-il possible que la postérité retienne son nom ? Juliette, la vierge ressuscitée,
14:07 Juliette, la mariée fantôme.
14:09 Elle rencontrera cette idée folle à Roméo tout à l'heure, et il rirontant de toute
14:14 cette mort qu'elle paraîtra n'être plus qu'une plaisanterie d'amoureux.
14:17 Le rire s'efface sur ses lèvres, tandis qu'elle caresse toujours la tête de Roméo.
14:23 Il lui semble un peu moins chaud que tout à l'heure.
14:26 Peut-être est-ce parce qu'il l'a réchauffée, et que leurs corps sont maintenant à l'unisson.
14:30 Elle rêve d'une simple masure en bord de mer, où ils pourront cacher leur amour et
14:36 le vivre, le vivre du matin au soir et du soir au matin, dans la simplicité d'une
14:40 vie rustique et solitaire.
14:42 Ils auront des couchers de soleil, des nuits d'amour, des enfants et des fous rires.
14:47 Ils seront plus riches que tous les Capulets et tous les Montaigus.
14:50 Ils ne reviendront jamais à Véronne, citée du sang et de la haine, de l'acier et des
14:55 larmes.
14:56 Le temps s'écoule, impassible, et Juliette se sent maintenant parfaitement lucide.
15:02 Elle commence à souffrir de sa position allongée.
15:05 La tête pesante et le haut du corps de Roméo lui font mal.
15:09 Elle a une soudaine envie de se mettre debout et de courir hors de ces murs épais.
15:13 Alors, amoureusement, elle secoue Roméo en lui murmurant les mots doux qu'ils ont
15:19 inventés lors de leur nuit de noces et qui leur appartiennent à eux seuls.
15:23 Elle le chatouille et le menace de l'embrasser.
15:25 Elle se relève enfin sur son séant et fait glisser la tête immobile sur ses genoux.
15:30 Ses yeux grands ouverts voient enfin quelque chose dans la pénombre.
15:33 Ils sont tous deux dans le grand sarcophage central au milieu de la crypte, dont les vastes
15:38 ténèbres les environnent de toutes parts.
15:41 Roméo est dans une position très inconfortable.
15:43 Ses deux bras entourent la taille de sa bien-aimée et sa tête, qui a glissé, repose étrangement
15:48 sur la robe de dentelle, face cachée.
15:50 Juliette se raidit, la conscience figée, mais les mains s'écartant déjà dans une
15:57 attitude d'horreur.
15:58 Elle ouvre les yeux aussi grands que possible et voit.
16:02 Une petite fiole de verre coloré, dans un maillage de métal finement ouvragé, repose,
16:07 ouverte, près de la main gauche de Roméo.
16:09 Elle se saisit lentement de la fiole et la porte à son nez, puis à ses lèvres.
16:14 L'odeur et le goût sont amers, mais il n'en reste qu'une goutte.
16:18 Le fiel, cependant, s'est infiltré dans sa bouche et lui annonce quelque chose qu'elle
16:23 ne comprend pas encore.
16:24 Roméo porte une tenue de voyage et à sa ceinture pend son poignard personnel qu'elle
16:30 reconnaît avec une sorte de fétichisme.
16:32 C'est une magnifique lame, à la garde assertie de rubis.
16:36 Sans savoir ce qu'elle fait, elle le tire de son fourreau et le tient à hauteur de
16:40 ses yeux devant la lueur des flammes.
16:42 L'ombre du poignard, immense sur le mur, est celle d'une croix diaboliquement renversée,
16:48 et le lâche dans un cri.
16:49 Le bruit du métal sur la pierre la réveille de sa torpeur et, comme si un feu s'était
16:54 allumé en elle, elle se met à soulever la tête de Roméo qui obéit, inerte, froide,
17:01 à son mouvement désordonné.
17:02 Sa beauté est intacte, son visage frais comme s'il sortait d'un bain de rivière émouillé
17:08 de ses larmes.
17:09 La bouche entroverte laisse seulement échapper un mince filet brunâtre.
17:12 Dans l'horreur profonde qu'il a saisie comme une tempête, Juliette pousse un hurlement
17:18 que personne n'entend.
17:19 Elle se cogne aux parois du sarcophage et, sans savoir comment, les enjambée, tombe
17:24 à l'extérieur.
17:25 Elle se précipite vers la porte du tombeau, que la lueur des flambeaux lui dessine.
17:29 Mais il est fermé de l'extérieur, et il se met alors à taper de toutes ses forces
17:34 sur les lourds ventaux de bronze sculpté dont les bas-reliefs lui font mal.
17:37 Nul ne peut dire combien de temps dure cette rage.
17:41 Ses mains ensanglantées sont engourdies par la douleur, et les cris qu'elle pousse commencent
17:46 à éteindre sa voix.
17:47 Alors elle tombe à genoux dans le noir et se calme brutalement.
17:51 Il n'y a pas d'ailleurs derrière cette porte close.
17:55 Il n'y a plus de monde au-delà, plus de vie, plus d'avenir.
17:59 Tout ce qu'elle aime est ici, enseveli déjà sous cet ombreau de silence et d'obscurité.
18:05 Elle rajuste sa robe dévastée et porte à ses lèvres ses mains tuméfiées.
18:10 Elle a honte d'avoir voulu s'échapper, car qui a-t-il derrière cette porte ? Des
18:15 parents t'ont confisqué son bonheur, le désespoir d'une vie interminable.
18:19 Il n'y a rien.
18:20 Les larmes se mettent à couler de ses yeux, et leur effusion brûlante est comme une libération.
18:29 Elle s'assied, le dos contre la porte, épuisée par ses efforts.
18:34 Elle a le temps maintenant, tout le temps du monde, car il n'y a plus rien à faire.
18:39 Dans la stupeur qui succède à la rage, Juliette ferme les yeux et s'assoupit.
18:44 Une minute peut-être, ou une heure.
18:47 Quand elle reprend conscience, elle a froid, et une question l'ensigne comme une douleur.
18:52 Que s'est-il passé ? Pourquoi Roméo s'est-il empoisonné ? Sans doute il l'a cru morte.
18:58 La lettre de frère Laurent n'a jamais dû lui parvenir.
19:01 Où était-elle à présent, cette lettre ? Arrivera-t-elle dans quelques jours, trop
19:06 tard ? La noble existence de ce jeune homme n'a-t-elle vraiment tenu qu'à cet accident,
19:10 à ce hasard ?
19:11 Les larmes reviennent lorsqu'elle se demande s'il n'y a vraiment rien à faire pour
19:16 revenir en arrière.
19:17 Mais elle ne se formule pas la réponse.
19:20 Juliette regarde tout autour d'elle.
19:23 Il lui semble que les ténèbres ont épaissi.
19:25 Ce doit être la nuit maintenant.
19:27 Que va-t-elle devenir ? Quelqu'un viendra-t-il la voir dans son tombeau ? Que trouveront-ils
19:33 en ouvrant la porte ? Va-t-elle simplement attendre qu'il la ramène de l'autre côté
19:37 ?
19:38 À cette question non plus, elle ne formule pas de réponse, et le temps épais, le temps
19:43 coagulé a du mal à s'écouler.
19:45 Comme il devait l'aimer pour s'empoisonner ainsi devant son corps !
19:50 Cet acte d'amour la fait presque sourire de fierté et de tendresse partagée.
19:55 La mort de Roméo est un message flamboyant, un mot d'amour si sublime, qu'elle se sent
20:01 riche et forte et aimée plus qu'aucune autre femme au monde.
20:05 Elle imagine le jeune homme inquiet, bouillant, se ruant incognito jusqu'au tombeau, s'y
20:11 cachant peut-être durant le jour, pour attendre le soir.
20:14 Il la contemple, froid, dépale, et il l'embrasse, mais elle ne s'éveille pas.
20:20 Alors, pour conjurer l'insupportable, il se saisit violemment de la fiole et, dans
20:24 une dernière étreinte, boit sa propre mort d'un seul trait.
20:27 Juliette espère qu'il n'a pas souffert, mais son visage intact la rassure.
20:32 Il a dû s'endormir comme un enfant contre son sein, comme l'autre nuit.
20:37 Elle est heureuse de savoir qu'il a trouvé ce dernier réconfort.
20:40 Soudain, dans le noir épais de cette nuit sans matin, des bruits sinistres résonnent
20:47 et Juliette tressaille.
20:48 Elle ne sait comment appeler ces bruits.
20:51 Des glissements, des frottements, des craquements, qui s'arrêtent, puis recommencent, se multiplient,
20:57 avant de s'arrêter à nouveau.
20:58 Juliette se sent très vulnérable, assise par terre contre la porte, et des images confuses
21:05 surgissent de ces ténèbres bruissantes.
21:07 Les glissements sont ceux de vêtements déchiquetés qui tombent en loques autour du corps jaune
21:12 de Tybalt, ou bien ceux de gros vers blancs gras de leur festin de chair, ondulant sur
21:17 la pierre.
21:18 Les frottements sont les rires désarticulés des mâchoires qui crissent, les applaudissements
21:23 de toutes ses mains décharnées au fond de leur loge scellée, les pattes répugnantes
21:28 des rats, les mandibules d'insectes aux dures carapaces.
21:31 Tout à coup quelque chose frôle sa cheville, et elle se lève d'un bond, les yeux exorbités,
21:36 certaines d'avoir vu s'enfuir une main humaine.
21:38 L'angoisse comprime sa poitrine, et elle dégraffe le haut de sa robe.
21:43 Elle essaye de respirer, mais l'air moisi lui paraît lourd, étouffant, et, sans réfléchir,
21:49 elle se rapproche de Roméo.
21:50 Le pauvre n'est pas à son aise dans le sarcophage, courbé en un angle bizarre.
21:56 Il y paraît aussi petit qu'un enfant, et il se dit qu'en se serrant un peu, ils pourront
22:01 y tenir tous les deux, allongés côte à côte.
22:04 Avec douceur, elle l'allonge du côté droit, lui remet la tête droite, lui essuie la bouche
22:09 avec une mèche de ses longs cheveux.
22:11 Il est très froid maintenant, et il se dit qu'elle le réchauffera.
22:15 En s'allongeant, elle sent le poignard qui la gêne, et le retire de sous son dos.
22:20 Cela lui fait plaisir de la voir à la main.
22:23 Quand elle ferme les yeux, elle imagine qu'il s'agit du crucifié, et dans son imagination,
22:28 le corps du Christ, abandonné à la mort, a maintenant le visage de Roméo.
22:32 Un bref instant, elle se sent à nouveau en sécurité.
22:37 Les parois du sarcophage, comme un étrange bal d'aquin, les séparent du monde.
22:42 Les bruits, les frôlements, les ténèbres sont restés de l'autre côté.
22:46 Comme dans un lit nuptial, ils sont allongés l'un contre l'autre, et de sa main gauche,
22:52 elle saisit la main de Roméo avant d'appuyer sa tête contre son épaule.
22:55 — Tu as froid, mon amour ? murmure-t-elle, et sa voix caressante a les mêmes inflexions
23:01 que pendant cette nuit de noces qui les a attachés l'un à l'autre avec tous les
23:04 liens du ciel et de la terre.
23:06 Il lui semble être revenu en arrière, au point où il faudrait arrêter la course du
23:10 temps.
23:11 Elle vient de se marier.
23:12 Roméo est exilé, mais ils jouissent d'une unique nuit hors du monde avant son départ.
23:17 Juliette se remémore longuement, avec tous les détails dont sa mémoire d'enfant
23:22 est capable, ses heures inouïes.
23:24 Elle ne met pas de mots sur les sensations qui lui reviennent.
23:27 Les frissons de sa pudeur déshabillée, le désir irradiant du fond d'elle-même,
23:33 les lèvres qui cherchent, assoiffées, le vertige des peaux confondues, caressées,
23:38 emboîtées.
23:39 Les baisers humides de Roméo, ses paroles folles, ses mains qui la parcourent comme
23:43 une terre.
23:44 La surprise et la douleur vite oubliées, et la force, la sublime force de Roméo, la
23:50 force de ses bras, de son désir, qui entre en elle pour l'emplir de grâce.
23:54 Le poignard est toujours dans ses mains, et elle le glisse maladroitement dans la main
23:59 droite de Roméo.
24:00 Elle a froid, mais elle se déshabille pourtant, jetant la robe maculée de sang hors du sarcophage.
24:05 Nue, elle se tourne vers son amant, et la main sur la sienne, elle guide le poignard.
24:10 « C'est là, dit-elle, juste sous le sein, que tu as embrassé jusqu'à l'user.
24:16 » Elle ferme les yeux, et soudain le jeune homme en face d'elle, couché dans la soie,
24:21 ouvre les siens et sourit.
24:22 Elle prête sa force à Roméo pour entrer en elle, et d'un coup brutal la lame pénètre
24:28 son sein, réchauffant leurs mains entrelacées et glacées par la chaleur enveloppante du
24:32 sang.
24:33 Au petit matin, le vitrail s'illumine des teintes rouges de l'aurore, et les rayons
24:40 colorés tombent, obliques, dans le sarcophage.
24:42 Ils sont couchés l'un en face de l'autre, les mains jointes, et la tête de Juliette,
24:47 dont on voit que les cheveux dénoués, est levée dans le cou de Roméo.
24:51 Le corps de Juliette est nu, d'une nudité troublante, très pâle et légèrement rosée
24:56 par la lumière.
24:57 C'est encore de femme, mais si pur, si parfait, qu'il porte encore la marque virginale de
25:02 l'enfance.
25:03 La grasse de ses courbes et le velouté de sa peau, dans leur rigidité, semblent être
25:08 l'œuvre d'un sculpteur.
25:09 Le visage de Roméo, encore plus pâle, paraît sourire d'une manière indéchiffrable.
25:15 Sous le sein gauche de Juliette, une tache noire attire l'œil.
25:19 Les doigts emmêlés laissent surgir la garde d'un poignard précieux, dont les rubis
25:23 étincellent le rayon du matin.
25:25 Obliques, déformés, l'ombre de cette garde s'étend sur la peau de Juliette,
25:31 sinon sur son ventre à jamais stérile, la forme bienveillante d'une croix.
25:34 Ainsi se termine Juliette au tombeau de Pauline Pucciano.
25:41 Merci.