• l’année dernière
Cette nouvelle est extraite du recueil d’Arthur Conan Doyle : Mémoires d’un médecin.
« Il était à peine dix heures. Le bruit monotone des camions qui se rendent toute la journée au pont de Londres avait cessé, et on n’entendait plus maintenant qu’un murmure confus. Il pleuvait à torrents. Le bruit de la poulie tombant sur le sol et le tintement plus fort de l’eau sur les toits et des cascades qui s’écoulaient par les gouttières dominaient seuls ce silence.
Un seul être humain se promenait dans Sendamore.

Category

😹
Amusant
Transcription
00:00 Arthur Conan Doyle, la troisième génération.
00:05 La rue Saint-Damor, qui descend vers la rivière derrière le monument, est encadrée de hautes
00:12 murailles noires et sombres, dominant les rares becs de gain disséminés çà et là,
00:17 qui jettent une lueur blafarde.
00:19 Les trottoirs sont étroits et la chaussée est pavée de gros galérons qui produisent,
00:24 sous le roulement des lourds camions, le bruit des vagues qui se brisent contre la falaise.
00:29 Quelques vieilles maisons sont perdues au milieu des établissements commerciaux.
00:34 C'est dans l'une d'elles, à mi-chemin et à gauche en descendant, que le docteur
00:39 Horace Selvé reçoit sa nombreuse clientèle.
00:42 C'est une rue singulière qu'a choisie ce grand homme, mais il faut bien se dire
00:47 qu'un spécialiste célèbre dans toute l'Europe peut se payer la fantaisie de loger
00:52 où bon lui semble.
00:53 D'ailleurs, étant donné la nature particulière des maladies qu'il traitait, ses clients
00:59 ne se plaignaient pas de l'isolement de son quartier.
01:01 Il était à peine dix heures.
01:04 Le bruit monotone des camions qui se rendaient toute la journée au pont de Londres avait
01:09 cessé et l'on n'entendait plus maintenant qu'un murmure confus.
01:13 Il pleuvait à torrent.
01:15 Les réverbères, ternis par la pluie, ne laissaient plus passer qu'une très faible
01:19 lumière qui permettait à peine de distinguer les pavés grands de la rue.
01:24 Le bruit de la pluie tombant sur le sol et le tintement plus fort de l'eau sur les
01:29 toits et des cascades qui s'écoulaient par les gouttières dominaient seul ce silence.
01:34 Un seul être humain se promenait dans St-Amor-Laine et s'arrêta à la porte du Dr Horace Selby.
01:42 Il venait de sonner et attendait qu'on lui ouvrit.
01:45 La lumière du vestibule tombait sur son visage et sur ses épaules recouvertes d'un imperméable.
01:51 Il était pâle, amaigri, ses traits tirés et l'expression étrange de ses yeux lui
01:57 donnaient la physionomie d'un cheval effrayé, la dépression de sa figure et le port de
02:01 sa lèvre inférieure le faisaient ressembler à un enfant sans défense.
02:06 Le domestique comprit que cet étranger était en malade en voyant ses yeux agarres.
02:11 Il était habitué à ses jeux de physionomie particulière.
02:15 Le docteur était chez lui.
02:17 L'homme hésita.
02:19 « Il a quelques amis à dîner, monsieur.
02:21 Il n'aime pas être dérangé en dehors des heures de consultation.
02:25 »
02:26 « Dites-lui qu'il faut que je le voie.
02:28 Dites-lui que c'est très important.
02:30 Voici ma carte.
02:31 »
02:32 Il fouilla dans son portefeuille d'une main tremblante.
02:35 « Mon nom est Sir Francis Norton.
02:38 Dites-lui qu'il faut absolument que Sir Francis Norton le voie sur l'heure.
02:43 »
02:44 « Oui, monsieur.
02:45 »
02:46 Le docteur lui prit la carte et le demi-souverain qui l'accompagnait.
02:49 « Vous feriez mieux d'accrocher votre pas dessus dans le vestibule.
02:53 Il est trempé.
02:54 Maintenant, voulez-vous attendre dans le salon de consultation ? Je vais faire tout mon possible
02:59 pour vous envoyer le docteur.
03:01 »
03:02 Le jeune baron se trouvait dans une grande pièce spacieuse dont le tapis épais et moelleux
03:07 amortissait le bruit de ses pas.
03:09 Les deux beignes de gaz étaient à demi allumées.
03:12 Leur lumière vague ainsi que le parfum qui s'exhalait du salon imprégnaient la pièce
03:17 d'une atmosphère de recueillement.
03:19 Il s'assit dans un grand fauteuil de moleskine auprès du feu mourant et regarda tristement
03:25 autour de lui.
03:26 De grands livres noirs à l'aspect austère avec des lettres d'or gravées au dos occupaient
03:31 les deux côtés du salon.
03:33 Devant lui se dressait une haute cheminée ancienne en marbre blanc dont le dessus était
03:38 encombré de coton, de ouate, de bandages, d'éprouvettes graduées et de petites fioles.
03:44 L'une d'elles au long col, juste au-dessus de sa tête, contenait de l'indigo.
03:50 Une autre, plus étroite, renfermait des corps qui ressemblaient au débris d'une pipe.
03:56 Sur l'étiquette rouge, on lisait « caustique ». Des thermomètres, des seringues hypodermiques,
04:02 des bistouries et des spatules étaient alignés sur la cheminée et sur la grande table du
04:07 milieu.
04:08 Sur cette même table, à droite, on voyait les manuscrits des cinq volumes que le docteur
04:13 Horace Selvey avait écrits en composant l'ouvrage qui lui valait sa renommée.
04:18 A gauche se trouvait un œil énorme de la grosseur d'un navet.
04:22 Cet œil s'ouvrait au centre pour laisser voir la lentille et la double chambre intérieure.
04:28 Sir Francis Norton n'était pas doué d'une grande force d'observation.
04:33 Cependant, il se surprit à considérer ses objets avec une attention spéciale.
04:39 La décomposition du bouchon qui fermait une bouteille à acide le frappa et il se demanda
04:45 pourquoi le docteur n'employait pas des bouchons de verre.
04:48 En ce moment, rien n'échappait à ses yeux, depuis les rayons vacillants de la lampe jusqu'aux
04:54 petites taches qui mouchetaient le cuir du bureau et aux formules pharmaceutiques des
04:58 étiquettes de quelques médicaments.
05:00 Son oreille même percevait le moindre son.
05:03 Le tic-tac-land de la grosse pendule noire au-dessus de la cheminée commençait à l'agacer
05:09 et malgré les cloisons épaises, il entendait des voix d'hommes causant dans le salon
05:14 voisin et il parvint même à saisir quelques bribes de leur conversation.
05:18 La seconde main ne pouvait que prendre.
05:21 « Comment ? Vous avez tiré la dernière vous-même ! »
05:24 « Pouvais-je jouer la dame quand je savais que l'as était derrière moi ? »
05:28 Ses phrases étaient prononcées plus haut que les autres, puis le ton de la conversation
05:34 baissa subitement.
05:36 Enfin, il entendait une porte s'ouvrir, des pas traverser le vestibule et il comprit,
05:42 avec une impatience mélangée d'inquiétude, que son sort allait être décidé.
05:46 Le docteur Horace Selby était un homme carré d'épaule, de belles prestances et d'allure
05:53 imposante.
05:54 Son nez et son menton prononcé dénotaient une volonté ferme, pourtant ses traits étaient
05:59 bouffis.
06:00 Sa physionomie générale aurait mieux cadré avec la perruque et la cravate du temps du
06:05 roi George qu'avec les cheveux coupés courts et la longue redingote noire de la fin du
06:10 XIXe siècle.
06:12 Il était rasé entièrement, par coquetterie sans doute, pour sa bouche remarquable qu'il
06:17 préférait ne pas dissimuler.
06:19 Celle-ci, moyenne, mobile et très expressive, dénotait une réelle douceur envers l'espèce
06:25 humaine.
06:26 Elle avait, avec l'aide de ses yeux bruns et sympathiques, obtenu bien des confessions
06:31 secrètes de pêcheurs humiliés.
06:33 De beaux favoris bien frisés encadraient son visage et remontaient se perdre dans l'épaisseur
06:39 de ses cheveux bouclés.
06:40 La corpulence et l'air digne de cet homme rassuraient en général ses clients.
06:45 Chez un médecin, comme d'ailleurs chez un homme de guerre, une belle prestance jointe
06:51 à un extérieur affable évoque l'idée de triomphe passé et sont une garantie de
06:56 succès futur.
06:57 La figure du docteur Aurace Selvé consolait les malades qui venaient à lui et auxquels
07:03 il tendait ses grandes mains blanches et douces.
07:06 Il accueille le visiteur par ses paroles.
07:09 « Je suis fâché de vous avoir fait attendre, mais vous comprenez qu'il y a conflit entre
07:14 mes deux devoirs, celui de l'hôte pour ses invités et celui du médecin pour son
07:19 client.
07:20 Mais maintenant, je suis entièrement à votre disposition, Sir Francis.
07:24 Mon Dieu, comme vous avez froid ! »
07:26 « Oui, j'ai froid.
07:29 Et vous tremblez de tous vos membres.
07:31 Cette nuit horrible vous a refroidi.
07:33 Peut-être quelques stimulants pourraient-ils ? »
07:36 « Non, merci, je préfère m'abstenir.
07:40 D'ailleurs, ce n'est pas le froid de cette soirée qui m'a gelé.
07:43 Non, docteur, je suis transit de peur.
07:46 »
07:47 Le docteur se trémoussa sur sa chaise et passa la main doucement sur le genou du jeune
07:51 homme comme il aurait caressé l'encolure d'un cheval inquiet.
07:55 « Voyons, qui a-t-il ? » demanda-t-il en regardant par-dessus son épaule le visage
08:01 pâle du jeune homme aux yeux agarres.
08:03 Deux fois, celui-ci entreouvrit la bouche pour parler, puis se descend d'un mouvement
08:09 brusque, il releva la jambe droite de son pantalon et fit tomber sa chaussette en découvrant
08:15 son tibia.
08:16 Le docteur fit claquer sa langue en le regardant.
08:19 Les deux jambes sont prises.
08:21 Non, une seule.
08:23 Subitement, ce matin, le docteur se mordit les lèvres, puis promena son pouce et son
08:31 index sur son menton.
08:32 « À quoi attribuez-vous votre mal ? » demanda-t-il brusquement.
08:36 « Je n'en sais rien.
08:38 » Les grands yeux bruns priretenèrent sévère.
08:41 « Je n'ai pas besoin de vous dire qu'à moins d'une franchise absolue, je ne… »
08:47 Le malade sursauta sur sa chaise.
08:49 « J'en prends Dieu à témoin, docteur, s'écria-t-il.
08:53 Je n'ai rien à me reprocher dans ma vie.
08:55 Me croiriez-vous assez bête pour venir ici vous raconter des sornettes ? Encore une fois,
09:01 je n'ai rien à me reprocher.
09:02 » Il était vraiment mi-tragique, mi-comique, avec sa jambe de pantalon roulée au-dessus
09:08 du genou et ses yeux s'affolés.
09:10 Une explosion de joie partit de la pièce où l'on jouait aux cartes et les deux hommes
09:15 se regardèrent en silence.
09:17 « Asseyez-vous, dit le docteur brusquement.
09:20 Votre affirmation me suffit.
09:22 » Il se pencha et suivit du doigt la ligne du tibia malade.
09:27 Il rencontra bientôt une petite açaïe.
09:29 « Hum hum ! » murmura-t-il en secouant la tête.
09:33 « Y a-t-il d'autres symptômes ? »
09:35 « J'ai souffert des yeux.
09:38 Montrez-moi vos dents.
09:39 » Il les regarda et laissa entendre de nouveau son claquement de langue significatif.
09:45 « Maintenant, voyons l'œil.
09:47 » Il alluma une lampe près du malade et, prenant une lentille de cristal pour concentrer
09:53 la lumière, il la jeta obliquement sur l'œil du patient.
09:56 Une satisfaction visible s'épanouit sur sa large figure.
10:00 Cette satisfaction ressemblait à l'enthousiasme du botaniste qui serre précieusement dans
10:06 son arvo-sac la plante rare qu'il vient de trouver.
10:09 Elle faisait penser à la joie de l'astronome lorsque la comète attendue depuis longtemps
10:14 apparaît pour la première fois dans son télescope.
10:17 « Ceci est très caractéristique, vraiment tout à fait caractéristique ! » murmura-t-il
10:24 entre ses dents.
10:25 Puis, retournant à son bureau, il griffonna quelques notes sur une feuille de papier.
10:29 « C'est assez curieux, dit-il, j'étudie en ce moment ce genre d'affection et vous
10:35 venez précisément de me fournir un exemple frappant à l'appui de ma thèse.
10:39 » Dépouillant la sympathie professionnelle que tout docteur doit à ses malades, il avait
10:45 presque envie de le remercier de lui fournir un cas d'observation aussi complet.
10:49 Ses sentiments humanitaires reparurent pourtant lorsque son client lui demanda des explications.
10:55 « Cher monsieur, lui dit-il avec douceur, il n'est pas nécessaire que nous entrions
11:00 ensemble dans des détails strictement professionnels.
11:03 Si, par exemple, je vous disais que vous êtes atteint de kératite interstitielle, en seriez-vous
11:09 plus avancé ? Je vois en vous tous les indices d'une diathèse.
11:13 En termes plus simples, je puis vous dire que vous avez une affection constitutionnelle
11:18 et héréditaire.
11:20 » Le jeune baron s'affaissa dans son fauteuil et sa tête s'inclina sur sa poitrine.
11:25 Le docteur sauta sur ses pieds et prit sur une petite table un flacon d'eau de vie
11:31 dont il versa quelques gouttes entre les lèvres de son client.
11:34 À mesure qu'il avalait, ses joues se tintaient de rose.
11:37 « Peut-être me suis-je exprimé sans ménagement, dit le docteur, mais je devais vous faire
11:43 connaître la nature de votre maladie puisque vous êtes venu me trouver dans cette intention.
11:48 Hélas, je m'en doutais, mais ma conviction remonte seulement à cet après-midi lorsque
11:53 j'éprouvais une douleur dans la jambe.
11:56 Mon père souffrait du même mal et au même endroit.
11:59 C'est donc de lui que vous tenez cette affection ? Non, de mon grand-père.
12:04 Vous avez dû entendre parler de lui, Sir Harper Norton, le grand Corinthien.
12:09 Le docteur lisait beaucoup et était doué d'une grande mémoire.
12:13 Ce nom lui rappela immédiatement la déplorable réputation de Sir Harper Norton, un ancien
12:19 noceur, joueur enragé, qui s'était battu en duel un nombre de fois incalculable et
12:25 avait fini par devenir un tel ivrogne et un si parfait vaurien que la bande peu recommandable
12:30 à laquelle il appartenait s'était éloignée de lui avec horreur en l'abandonnant à
12:35 un âge avancé avec la fille d'auberge qu'il avait épousée dans un moment de
12:39 folie.
12:40 La vue de ce jeune homme étendu dans le fauteuil rappela au docteur l'ancien fêta avec
12:46 ses breloques d'or à armoiries, ses cravates plusieurs fois nouées autour du cou, sa figure
12:51 sombre et satirique.
12:53 Qu'était-il maintenant ? Un âme à dos dans une boîte en poussière.
12:57 Mais ses actes restaient trop vivants, avaient malheureusement vicié le sang d'un homme
13:02 innocent.
13:03 « Je vois que vous avez entendu parler de lui, dit le jeune baron.
13:07 Je me suis laissé raconter que sa mort a été affreuse, mais cependant pas plus horrible
13:12 que sa vie.
13:13 Mon père était son seul fils.
13:16 Il avait des goûts tranquilles, aimait les livres, les oiseaux et la campagne, mais sa
13:21 vie pondérée et sain, je ne l'a pas sauvé.
13:23 Il était atteint d'une affection cutanée, je crois m'en souvenir.
13:27 Il portait en effet des gants dans la maison.
13:31 Mes plus anciens souvenirs remontent à cette époque, puis sa gorge devint malade et ses
13:37 jambes se prirent.
13:38 Il s'inquiétait beaucoup de ma santé, m'en parlait constamment.
13:42 Je trouvais même sa sollicitude exagérée, mais comment pouvais-je en comprendre la
13:47 raison ? Il me surveillait toujours, me regardait du coin de l'œil.
13:51 Je conçois maintenant pourquoi il m'observait tant.
13:55 « Avez-vous des frères et des sœurs ? Non, Dieu merci.
13:59 Vous êtes atteint, j'en conviens, d'une triste affection, très caractérisée parmi
14:04 celles que j'ai suivies.
14:06 Vous n'êtes pas le seul à déplorer ce mal, Sir Francis.
14:09 Il y a des milliers de gens qui portent la même croix que vous.
14:12 « Mes docteurs, c'est une injustice révoltante ! s'écria le jeune homme en sautant de sa
14:18 chaise et en arpentant le salon à grands pas.
14:21 Si j'avais hérité des goûts et des fautes de mon grand-père, avec toutes leurs tristes
14:25 conséquences, je le comprendrais encore.
14:28 Mais j'ai le tempérament de mon père.
14:30 Comme lui, j'aime tout ce qui est joli, beau, la musique, la poésie et les arts.
14:36 Je déteste tout ce qui est commun et trivial.
14:39 Si vous le demandez à mes amis, tous vous le diront.
14:42 Et maintenant que c'est une chose horrible, repoussante, ah, je suis pourri jusqu'à
14:48 la moelle, je nage dans l'abomination.
14:51 Et pourquoi ? N'ai-je pas le droit de le savoir ? Est-ce ma faute ? Ai-je demandé
14:56 à naître ? Regardez-moi en présent.
14:59 Flétrie, ruinée, au moment où tout me souriait dans la vie.
15:03 J'admets encore les fautes d'un père, mais il me semble que le créatin est mille
15:08 fois plus coupable à mon endroit.
15:10 Oh, voyez-vous, c'est une infamie ! Se disant, il brandit ses poings fermés au-dessus de
15:16 sa tête, comme un pauvre atome qui se débat, impuissant, au milieu du tourbillon de l'infini.
15:22 Le docteur se leva et pressa de ses mains sur ses épaules en le forçant à se rasseoir.
15:28 Allons, allons, mon cher ami, il ne faut pas vous monter ainsi, vous êtes tout tremblant.
15:34 Les secousses sont détestables pour vos nerfs.
15:37 Ces grandes questions demandent réflexion.
15:39 Que sommes-nous, après tout, des créatures à demi-évoluées et en plein état de transformation
15:45 ? Nous avons peut-être plus d'analogies avec les méduses qu'avec un être humain
15:50 régulièrement constitué.
15:52 Comment, avec son esprit incomplet, pouvons-nous prétendre embrasser des vues d'ensemble ?
15:58 Nous sommes entourés de mystères et d'énigmes.
16:01 Mais je crois que Pope rend bien la situation dans ses quelques vers très justes et, sincèrement,
16:07 pour ma part, après cinquante ans d'expérience variée, je puis dire que…
16:12 Le jeune homme ne le laissa pas achever et poussa un cri de dégoût et d'impatience.
16:17 Des mots, tout cela, des mots ! Je comprends que vous restiez assis confortablement dans
16:23 votre fauteuil à méditer sur ces pensées et à m'exhorter à la patience.
16:28 Ce rôle vous convient parfaitement, vous qui avez joui de l'existence.
16:32 Mais c'est tout autre chose.
16:34 Votre sang coule intact dans vos veines, le mien est contaminé.
16:38 Et cependant, je suis aussi innocent que vous.
16:41 À quoi vous servirez ces bonnes paroles si vous vous trouviez à ma place et moi à
16:46 la vôtre ? Ah, tout cela n'est que mensonge et tromperie.
16:50 Mais je vous en prie, docteur, ne me prêtez pas des sentiments vulgaires.
16:54 Je prétends seulement qu'il vous est impossible de comprendre ce qui se passe dans mon cœur.
16:59 J'ai encore une question à vous poser, docteur.
17:02 Ma vie entière peut dépendre de votre réponse.
17:05 Il tordit ses doigts dans une anxiété terrible.
17:09 Parlez, mon cher monsieur, j'ai beaucoup de sympathie pour vous.
17:13 Croyez-vous, croyez-vous que le poison se soit infiltré dans toute ma personne ? Croyez-vous
17:19 que si j'ai des enfants, ils puissent en souffrir ?
17:22 Pour vous répondre, je m'inspirerai d'un vieux texte, jusqu'à la troisième et la
17:27 quatrième génération.
17:29 Avec le temps, vous pouvez éliminer le poison de votre système, mais vous ne devrez pas
17:34 songer à vous marier avant bien des années.
17:37 Je dois me marier mardi, murmura le malade.
17:41 Ce fut au tour du docteur de tressaillir d'horreur.
17:44 Ses nerfs, autant solides, ne s'attendaient pas à une révélation aussi troublante que
17:49 celle-ci.
17:50 Il redevint silencieux et l'on n'entendit plus que la conversation entrecoupée des
17:55 joueurs de cartes.
17:57 Nous aurions eu une double manche si vous aviez retourné un cœur.
18:01 J'étais forcé de jouer à tout.
18:04 Le jeu les passionnait énormément.
18:06 « Comment avez-vous osé ? » demanda le docteur d'un air sévère.
18:11 « C'est criminel.
18:12 Vous oubliez que je ne connais mon état que depuis aujourd'hui.
18:16 » Il pressa convulsivement ses doigts sur ses tempes.
18:20 « Vous êtes un homme du monde, docteur.
18:22 Vous avez vu des cas analogues aux miens.
18:24 Donnez-moi un conseil.
18:26 Mon sort repose entre vos mains.
18:28 Le coup est si subi, si atroce, que je ne crois pas avoir la force de le supporter.
18:33 » Le docteur fronça le sourcil d'un air soucieux et se mordit les ongles.
18:38 « Vous ne pouvez pas vous marier.
18:40 Que faire alors ? À aucun prix, vous ne le devez.
18:45 Il me faut donc renoncer à elle.
18:48 Vous ne devez même plus y songer.
18:50 » Le jeune homme tira son portefeuille de sa poche et y prie d'une petite photographie
18:55 qu'il tendit au docteur, dont le visage sévère s'adoucit en la regardant.
19:00 « Le sacrifice que j'exige de vous est très dur, j'en conviens, et j'en comprends
19:06 d'autant mieux l'amertume.
19:07 Mais vous n'avez malheureusement pas le choix.
19:10 Il faut que vous y renonciez absolument.
19:12 » « Mais c'est de la folie, docteur, de la vraie folie.
19:16 Non, je ne me révolterai pas.
19:19 J'oubliais.
19:20 Mais comprenez l'étendue de mon sacrifice.
19:22 Je dois me marier mardi, mardi prochain, entendez-vous ? Et la terre entière le sait.
19:29 Comment puis-je imposer à ma fiancée cet affront public ? Ce serait monstrueux.
19:34 » « C'est possible, mais il le faut, mon cher
19:36 monsieur.
19:37 Vous n'avez aucun moyen de vous en tirer.
19:39 » « Comment ? Vous voulez que sans plus de ménagements,
19:43 je rompe brutalement mes engagements, que je reprenne ma parole au dernier moment sans
19:48 donner la moindre raison ? Je vous répète que je ne m'en sens pas à la force.
19:52 » « J'ai connu autrefois un client qui se
19:55 trouvait à peu près dans votre cas, dit le docteur très soucieux.
19:59 Il employait un moyen bizarre et se rendit volontairement coupable d'un délit qui
20:04 força les parents de la jeune fille à retirer leur consentement.
20:08 » « Le jeune baron secoua la tête.
20:11 « Il me reste peu de choses, dit-il, mais mon honneur est intact.
20:15 Je ne veux pas l'éternir.
20:16 » « Vous vous débattez au milieu d'un dilemme
20:19 ineffricable.
20:20 À vous de choisir le moyen d'en sortir.
20:23 » « Ne pouvez-vous pas me suggérer une autre
20:25 idée ? N'auriez-vous pas une propriété en Australie ?
20:29 » « Non.
20:30 » « Mais vous avez des capitaux ? »
20:32 « Oui.
20:33 » « Eh bien, pourquoi n'achèteriez-vous pas
20:36 des terrains dès demain ? »
20:37 « Un millier d'actions de mine suffirait.
20:39 Vous écririez, par exemple, que des affaires importantes vous forcent à partir sur l'heure
20:45 pour surveiller vos intérêts.
20:47 Cette combinaison vous ferait toujours gagner six mois.
20:50 » « Oui, ce serait possible, en effet.
20:54 Mais pensez à la position de la jeune fille, la maison pleine de présents, d'invités
20:59 venus de loin.
21:00 C'est horrible.
21:01 Et vous me dites qu'il n'y a pas d'hésitation à avoir ? »
21:04 Le docteur soupirant en haussant les épaules.
21:07 « Eh bien, je pourrais écrire maintenant et partir demain.
21:11 Qu'en pensez-vous ? Voulez-vous me prêter votre bureau ? Je suis si désolé de vous
21:16 retenir loin de vos invités, mais je vais vite vous débarrasser de ma présence.
21:21 » Il écrivit un mot laconique, à peine quelques
21:24 lignes.
21:25 Puis, d'un mouvement brusque, il déchira sa lettre en miettes et la jeta dans la cheminée.
21:30 « Non, docteur, dit-il en se levant, je ne peux pas lui écrire un mensonge.
21:35 Il faut trouver un autre moyen.
21:37 J'y réfléchirai et je vous ferai connaître ma décision.
21:41 Permettez-moi de doubler vos honoraires, puisque vous m'avez consacré un temps si précieux.
21:46 Maintenant, adieu et merci de votre sympathie et de vos bons conseils.
21:51 » « Attendez donc, vous n'avez seulement pas
21:54 votre ordonnance.
21:55 Prenez cette solution.
21:57 Je vous engage à avaler un de ces cachets de poudre chaque matin.
22:01 Quant à la pommade, le pharmacien mettra toutes les indications voulues sur la boîte.
22:06 Vous êtes certes dans une position difficile, mais j'espère que vous ne rencontrerez là
22:12 que des nuages passagers.
22:13 Quand puis-je espérer recevoir de vos nouvelles ?
22:16 Demain matin.
22:18 Très bien, il tombe de l'eau à torrent.
22:21 Vous avez votre caoutchouc ? Vous ne le regretterez pas.
22:25 Allons, au revoir et à demain.
22:27 » Il ouvrit la porte.
22:29 Une bouffée d'air froid et humide pénétra dans le vestibule.
22:33 Malgré cela, le docteur ne put s'empêcher de rester un moment sur le seuil de la porte,
22:38 suivant des yeux la silhouette du jeune baron qui s'éloignait, en traversant lentement
22:43 les alternatives de lumière et d'obscurité.
22:46 On ne voyait dans la rue que son ombre solitaire se profiler sur les murs lorsqu'il passait
22:51 devant un bec de gaz, mais il semblait seulement au docteur qu'une grande et lugubre silhouette
22:57 marchait à côté du jeune homme en l'accompagnant le long de la rue silencieuse.
23:02 Le docteur Horace Selby reçut des nouvelles de son client le lendemain matin, plus tôt
23:07 qu'il ne l'avait pensé.
23:09 En tombant sur un paragraphe du Daily News, il s'arrêta net de déjeuner et demeura
23:14 tout troublé.
23:15 L'article était intitulé « Un déplorable accident est ainsi libélé ».
23:20 Un accident terrible, d'un caractère particulièrement douloureux, est arrivé dans King William
23:27 Street.
23:28 Vers 11 heures, il y a soit, un jeune homme, en voulant se garer d'une voiture, glissa
23:32 sous les roues d'un gros camion à deux chevaux.
23:35 Lorsqu'on le releva, on constata des blessures graves et l'infortuné rendit le dernier
23:40 soupir pendant qu'on le conduisait à l'hôpital.
23:43 En cherchant sur lui des pièces d'identité, on a reconnu que le défunt n'était autre
23:48 que Sir Francis Norton de Dean Park, qui venait d'hériter son titre l'année dernière
23:54 seulement.
23:55 Cet accident est d'autant plus triste que le jeune homme venait d'atteindre sa majorité
24:00 et allait épouser une jeune fille d'une des plus anciennes familles du Sud.
24:04 L'union de ce jeune couple, fortuné et favorisé des dons de la nature, s'annonçait
24:10 sous les plus heureux auspices.
24:11 Aussi, leurs nombreux amis seront-ils profondément attristés d'apprendre que cette vie si belle
24:17 de promesses vient de se briser sous un choc tragique et imprévu ?
24:22 Merci.