le vase étrusque de Prospère Mérimée livre audio gratuit en français

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À Paris, vers 1830, le jeune Auguste Saint-Clair n'est pas aimé dans « le monde » du fait de sa hauteur et de sa réserve. Mais, à I'insu de tous, il aime d'un amour ardent et partagé une douce veuve, Mme de Coursy, et projette de l'épouser. Un jour qu'il se trouve en joyeuse compagnie, on vient à parler de certaines femmes qui ne sont qu'apparemment honnêtes, et l'un d'eux prononce le nom de Mme de Coursy, affirmant que, du vivant de son mari, elle aurait eu pour amant Massigny, bel homme mais « le plus ennuyeux de la terre », présent décédé. Saint-Clair se souvient alors d'« un certain vase étrusque » auquel son amie tient énormément, et qui est un présent de Massigny. Il y voit la preuve de leur liaison, est très malheureux et pense ne plus la revoir. Mais, le soir, il se rend chez elle...

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Amusant
Transcription
00:00 Le vase étrusque par Prosper Mérimée
00:04 Auguste Sinclair n'était point aimé dans ce qu'on appelle le monde.
00:09 La principale raison, c'est qu'il ne cherchait à plaire qu'aux personnes qui
00:13 lui plaisaient à lui-même.
00:14 Pour lui, la société se divisait en aimables et en ennuyeux.
00:18 Il recherchait les uns et fuyait les autres.
00:21 D'ailleurs, il était distrait et indolent.
00:23 Un soir, comme il sortait du théâtre italien, la marquise A lui demanda comment avait chanté
00:29 mademoiselle Sontague.
00:31 « Oui, madame », répondit Sinclair en souriant agréablement.
00:35 On ne pouvait attribuer cette réponse ridicule à la timidité, car il parlait à un grand
00:41 seigneur et même à un grand homme avec autant d'aplomb que s'il eut entretenu
00:45 son égal.
00:46 La marquise décida que Sinclair était un prodige d'impertinence et de fatuité.
00:50 Madame B l'invita un lundi à dîner.
00:54 Elle lui parla souvent.
00:56 Et en sortant de chez elle, il déclara que jamais il n'avait rencontré de femme plus
01:01 aimable.
01:02 Madame B amassait de l'esprit chez les autres pendant un mois et le dépensait chez elle
01:08 en une soirée.
01:09 Sinclair la revit le jeudi de la même semaine.
01:12 Cette fois, il s'ennuya quelque peu.
01:14 Une autre visite le détermina à ne plus reparaître dans son salon.
01:18 Madame B publia que Sinclair était un jeune homme sans manière et du plus mauvais ton.
01:23 Il était né avec un cœur tendre et aimant.
01:27 Mais à un âge où l'on prend trop facilement des impressions qui durent toute la vie, sa
01:32 sensibilité trop expansive lui attira les railleries de ses camarades.
01:35 Il était fier, ambitieux.
01:38 Il tenait à l'opinion comme y tiennent les enfants.
01:41 Dès lors, il se fit une étude de supprimer tous les dehors de ce qu'il se reprochait
01:45 comme un vice.
01:46 Il atteignit son but.
01:48 Mais sa victoire lui coûta cher.
01:50 Il put cacher aux autres les émotions de son âme trop tendre.
01:53 Mais en les renfermant en lui-même, il se les rendit cent fois plus cruels.
01:58 Dans le monde, il obtint la triste réputation d'insensible et d'insouciant.
02:03 Et dans la solitude, son imagination inquiète lui créait des tourments d'autant plus
02:08 affreux qu'il n'aurait voulu en confier le secret à personne.
02:11 Il aimerait qu'il ait si difficile de trouver un ami.
02:14 Difficile ? Est-ce possible ? Deux hommes ont-ils existés qui n'eussent
02:20 pas de secret l'un pour l'autre ? Saint-Clair ne croyait guère à l'amitié,
02:24 et l'on s'en apercevait.
02:25 On le trouvait froid et réservé avec les jeunes gens de sa société.
02:29 Jamais il ne les questionnait sur leurs secrets.
02:32 Mais toutes ses pensées et la plupart de ses actions étaient des mystères pour eux.
02:36 Les Français aiment à parler d'eux-mêmes.
02:38 Aussi Saint-Clair était-il, malgré lui, le dépositaire de bien des confidences.
02:43 Ses amis, et ce mot désigne les personnes que nous voyons deux fois par semaine, se
02:49 plaignaient de sa méfiance à leur égard.
02:51 En effet, celui qui, sans qu'on l'interroge, ne nous fait part de son secret, s'offense
02:56 ordinairement de ne pas apprendre le nôtre.
02:58 On s'imagine qu'il doit y avoir une réciprocité dans l'indiscrétion.
03:02 « Il est boutonné jusqu'au menton, disait un jour le beau chef d'escadron Alphonse
03:08 de Témines.
03:09 Jamais je ne pourrai avoir la moindre confiance dans ce diable de Saint-Clair.
03:12 — Je le crois un peu jésuite, reprit Jules Lambert.
03:16 Quelqu'un m'a juré sa parole qu'il l'avait rencontré deux fois sortant de Saint-Sulpice.
03:21 Personne ne sait ce qu'il pense.
03:23 Pour moi, je ne pourrai jamais être à mon aise avec lui.
03:26 » Ils se séparèrent.
03:28 Alphonse rencontra Saint-Clair sur le boulevard italien, marchant à la tête baissée et sans
03:33 voir personne.
03:34 Alphonse l'arrêta, lui prit le bras, et avant qu'il fût arrivé à la rue de la
03:39 paix, il lui avait raconté toute l'histoire de ses amours avec Mme X, dont le mari est
03:44 si jaloux et si brutal.
03:45 Le soir, Jules Lambert perdit son argent à l'écarté.
03:49 Il se mit à danser.
03:50 En dansant, il coudouilla un homme qui, ayant aussi perdu tout son argent, était de fort
03:55 mauvaise humeur.
03:56 De là quelques mots piquants.
03:58 « Rendez-vous pris ! » Jules prit à Saint-Clair de lui servir de second, et par la même
04:03 occasion lui emprunta de l'argent qu'il a toujours oublié de lui rendre.
04:07 Après tout, Saint-Clair était un homme assez facile à vivre.
04:11 Ses défauts ne nuisaient qu'à lui seul.
04:13 Il était obligeant, souvent aimable, rarement ennuyeux.
04:17 Il avait beaucoup voyagé, beaucoup lu, et ne parlait de ses voyages et de ses lectures
04:22 que lorsqu'on l'exigeait.
04:23 D'ailleurs, il était grand, bien fait.
04:26 Sa physionomie était noble et spirituelle, presque toujours trop grave, mais son sourire
04:31 était plein de grâce.
04:32 J'oubliais un point important.
04:35 Saint-Clair était attentif avec toutes les femmes et recherchait leurs conversations
04:39 plus que celles des hommes.
04:41 Aimait-il ?
04:42 C'est ce qu'il était difficile de décider.
04:45 Seulement, si cet être si froid ressentait de l'amour, on savait que la jolie comtesse
04:50 Mathilde de Courcy devait être l'objet de sa préférence.
04:53 C'était une jeune veuve, chez laquelle on le voyait assidu.
04:57 Pour conclure leur intimité, on avait les présomptions suivantes.
05:01 D'abord, la politesse presque cérémonieuse de Saint-Clair pour la comtesse, et vice-versa.
05:06 Puis, son affection à ne jamais prononcer son nom dans le monde, ou s'il était obligé
05:11 de parler d'elle, jamais le moindre éloge.
05:14 Puis, avant que Saint-Clair ne lui fût présenté, il aimait passionnément la musique et la
05:19 comtesse avait autant de goût pour la peinture.
05:22 Depuis qu'ils s'étaient vus, leur goût avait changé.
05:24 Enfin, la comtesse ayant été au zoo l'année passée, Saint-Clair était parti six jours
05:30 après elle.
05:31 Mon devoir d'historien m'oblige à déclarer qu'une nuit du mois de juillet, peu de moments
05:37 avant le lever du soleil, la porte du parc d'une maison de campagne s'ouvrit et qu'il
05:41 en sortit un homme avec toutes les précautions d'un voleur qui craint d'être surpris.
05:45 Cette maison de campagne appartenait à Madame de Courcy, et cet homme était Saint-Clair.
05:51 Une femme, enveloppée dans une pelisse, l'accompagnait jusqu'à la porte et passa la tête en dehors
05:57 pour le voir encore plus longtemps, tandis qu'il s'éloignait en descendant le sentier
06:01 qui longeait le mur du parc.
06:03 Saint-Clair s'arrêta, jeta autour de lui un coup d'œil circonspect et de la main fit
06:08 signe à cette femme de rentrer.
06:09 La clarté d'une nuit d'été lui permettait de distinguer sa figure pâle, toujours immobile
06:15 à la même place.
06:16 Il revint sur ses pas, s'approcha d'elle et la serra tendrement dans ses bras.
06:21 Il voulait l'engager à rentrer, mais il avait encore cent choses à lui dire.
06:26 Leur conversation durait depuis dix minutes, quand on entendit la voix d'un paysan qui
06:31 sortait pour aller travailler au champ.
06:33 Un baiser prit et rendu, la porte est fermée et Saint-Clair, d'un saut, est au bout du
06:38 sentier.
06:39 Il suivait un chemin qui lui semblait bien connu.
06:43 Tantôt il sautait presque de joie et courait en frappant les buissons de sa canne.
06:48 Tantôt il s'arrêtait ou marchait lentement, regardant le ciel qui se colorait de pourpre
06:53 du côté de l'Orient.
06:54 Bref, à le voir, on eût dit un fou enchanté d'avoir brisé sa cage.
06:59 Après une demi-heure de marche, il était à la porte d'une petite maison isolée qu'il
07:04 avait louée pour la saison.
07:05 Il avait une clé.
07:06 Il entra, puis il se jeta sur un grand canapé, et là, les yeux fixes, la bouche courbée
07:12 par un doux sourire, il pensait, il rêvait tout éveillé.
07:16 Son imagination ne lui présentait alors que des pensées de bonheur.
07:20 « Que je suis heureux ! » se disait-il à chaque instant.
07:23 « Enfin je l'ai rencontré, ce cœur qui comprend le mien ! »
07:27 « Oui, c'est mon idéal, que j'ai trouvé.
07:30 J'ai tout à la fois un ami et une maîtresse.
07:33 Quel caractère ! Quelle âme passionnée ! Non, elle n'a jamais aimé avant moi, et
07:38 elle n'aimera jamais que moi.
07:39 Bientôt, comme la vanité se glisse toujours dans les affaires de ce monde, c'est la plus
07:45 belle femme de Paris, pensait-il, et son imagination lui retraçait à la fois tous ses charmes.
07:51 Elle m'a choisi entre tous.
07:53 Elle avait pour admirateur l'élite de la société, ce colonel de Hussard, si beau,
07:59 si brave et pas trop fade, ce jeune auteur qui fait de si jolis aquarelles et qui joue
08:04 si bien les proverbes, ce lovelace russe qui a vu le Balkan et qui a servi sous Diebitsch.
08:10 Surtout qu'Amité, qui a de l'esprit certainement, de belle manière, a un beau coup de sabre
08:16 sur le front, elle les a tous écondus, et moi.
08:20 Alors venait son refrain, « Que je suis heureux, que je suis heureux ! » et il se levait,
08:26 ouvrait la fenêtre, car il ne pouvait respirer, puis il se promenait, puis il se roulait sur
08:30 son canapé.
08:31 Un amant heureux est presque aussi ennuyeux qu'un amant malheureux.
08:37 Un de mes amis, qui se trouvait souvent dans l'une ou l'autre de ces deux positions,
08:41 n'avait trouvé d'autre moyen de se faire écouter que de me donner un excellent déjeuner
08:46 pendant lequel il avait la liberté de parler de ses amours.
08:49 Le café pris, il fallait absolument changer de conversation.
08:52 Comme je ne puis donner à déjeuner à tous mes lecteurs, je leur ferai grâce des pensées
08:58 d'amour de Sinclair.
08:59 D'ailleurs, on ne peut pas rester toujours dans la région des nuages.
09:03 Sinclair était fatigué, il bailla, étendit les bras, dit qu'il était grand jour.
09:08 Il fallait enfin penser à dormir.
09:10 Lorsqu'il se réveilla, il vit à sa montre qu'il avait à peine le temps de s'habiller
09:15 et de courir à Paris, où il était invité à un déjeuner-dîner avec plusieurs jeunes
09:19 gens de sa connaissance.
09:21 On venait de déboucher une autre bouteille de vin de champagne.
09:24 Je laisse le lecteur en déterminer le numéro.
09:27 Qu'il lui suffise de savoir qu'on en était venu à ce moment, qui arrive assez vite dans
09:32 un déjeuner de garçons, où tout le monde veut parler à la fois, où les bonnes têtes
09:36 commencent à concevoir des inquiétudes pour les mauvaises.
09:38 « Je voudrais, dit Alphonse de Témines, qui ne perdait jamais une occasion de parler
09:44 de l'Angleterre, je voudrais que ce fût la mode à Paris comme à Londres de porter
09:49 chacun un toast à sa maîtresse, de la sorte nous saurions juste pour qui soupire notre
09:54 ami Sinclair, et en parlant ainsi, il remplit son verre et ceux de ses voisins.
09:59 Sinclair, un peu embarrassé, se préparait à répondre, mais Jules Lambert le prévint.
10:05 « J'approuve fort cet usage, dit-il, et je l'adopte, élevant son verre, à toutes
10:11 les modistes de Paris.
10:12 J'en accepte celles qui ont trente ans, les borgnes et les boiteuses, etc.
10:17 — Hourra ! Hourra ! crièrent tous les jeunes anglomanes.
10:21 Sinclair se leva, son verre à la main.
10:23 — Messieurs, dit-il, je n'ai pas un cœur aussi vaste que notre ami Jules, mais il est
10:28 plus constant.
10:29 Or, ma constance est d'autant plus méritoire que depuis bien longtemps je suis séparé
10:34 de la dame de mes pensées.
10:35 Je suis sûr, cependant, que vous approuverez mon choix, si toutefois vous n'êtes pas déjà
10:41 mes ribots.
10:42 — À jeudi de pasta, messieurs ! Puissions-nous revoir bientôt la première tragédienne
10:47 de l'Europe ? »
10:48 Témine voulait critiquer le toast, mais les acclamations l'interrompirent.
10:52 Sinclair ayant paré cette botte se croyait hors d'affaire pour la journée.
10:56 La conversation tomba d'abord sur les théâtres.
11:01 La censure dramatique servit de transition pour passer à la politique.
11:05 De Lord Wellington, on passa aux chevaux anglais et des chevaux anglais aux femmes, par une
11:11 liaison d'idées facile à saisir.
11:13 Car pour des jeunes gens, un beau cheval d'abord et une jolie maîtresse ensuite sont les deux
11:18 objets les plus désirables.
11:19 Alors on discuta les moyens d'acquérir ces objets si désirables.
11:25 Les chevaux s'achètent, on achète aussi des femmes, mais de celles-là n'en parlons
11:29 point.
11:30 Sinclair, après avoir modestement allégué son peu d'expérience sur ce sujet délicat,
11:36 conclut que la première condition pour plaire à une femme, c'est de se singulariser, d'être
11:41 différent des autres.
11:42 Mais y a-t-il une formule générale de singularité ? Il ne le croyait pas.
11:47 « Si bien qu'à votre sentiment, dit Jules, un boiteux ou un bossu sont plus en passe
11:53 de plaire qu'un homme droit et fait comme tout le monde ?
11:55 « Vous poussez les choses bien loin, répondit Sinclair, mais j'accepte s'il le faut
12:01 toutes les conséquences de ma proposition.
12:03 Par exemple, si j'étais bossu, je ne me brûlerais pas la cervelle et je voudrais
12:08 faire des conquêtes.
12:09 D'abord, je ne m'adresserais qu'à deux sortes de femmes, soit à celles qui ont une
12:14 véritable sensibilité, soit aux femmes et le nombre en est grand, qui ont la prétention
12:19 d'avoir un caractère original, eccentric.
12:21 « Aux premières, je peindrai l'horreur de ma position, la cruauté de la nature à
12:26 mon égard.
12:27 Je tâcherai de les apitoyer sur mon sort.
12:30 Je saurais leur faire soupçonner que je suis capable d'un amour passionné.
12:34 Je tuerai en duel l'un de mes rivaux et je m'empoisonnerai avec une faible dose
12:38 de l'eau d'un homme.
12:39 Au bout de quelques mois, on ne verrait plus ma bosse et alors ce serait mon affaire d'épier
12:44 le premier accès de sensibilité.
12:46 « Quant aux femmes qui prétendent à l'originalité, la conquête en est facile.
12:51 Persuadez-leur seulement que c'est une règle bien et durement établie qu'un bossu ne
12:56 peut avoir de bonne fortune.
12:58 Elles voudront aussitôt donner le démenti à la règle générale.
13:01 « Quel donjon ! s'écria Jules.
13:04 « Cassons-nous les jambes, messieurs, dit le colonel Beaujeu, puisque nous avons le
13:09 malheur de n'être pas nés bossus.
13:11 « Je suis tout à fait de la vie de Sinclair, dit Hector au cantin qui n'avait pas plus
13:16 de trois pieds et demi de haut.
13:17 On voit tous les jours les plus belles femmes et les plus à la mode se rendre à des gens
13:22 dont vous autres beaux garçons, vous ne vous méfieriez jamais.
13:25 « Hector, levez-vous, je vous en prie, et sonnez pour qu'on nous apporte du vin,
13:31 dit Émine, de l'air du monde le plus naturel.
13:33 » Le nain se leva, et chacun se rappela en
13:36 souriant la fable du renard qui alla que couper.
13:39 « Pour moi, dit Émine, reprenant la conversation, plus je vis et plus je vois qu'une figure
13:45 passable, et en même temps il jetait un coup d'œil complaisant sur la glace qui lui
13:49 était opposée, une figure passable et du goût dans la toilette, sont la grande singularité
13:54 qui séduit les plus cruelles, et d'une chic nôde il fit sauter une petite miette
13:58 de pain qui s'était attachée au revers de son habit.
14:01 « Bah ! s'écria le nain, avec votre jolie figure et un habit d'estaub, on a des femmes
14:08 que l'on garde huit jours et qui vous ennuient au second rendez-vous.
14:11 Il faut autre chose pour se faire aimer, ce qui s'appelle aimer, il faut…
14:17 « Tenez ! interrompit Émine, voulez-vous un exemple concluant ? Vous avez tous connu
14:22 ma signée, et vous savez quel homme c'était, des manières comme un groume anglais, de
14:27 la conversation comme son cheval, mais il était beau comme Adonis et mettait sa cravate
14:31 comme Brumel.
14:32 Au total, c'était l'être le plus ennuyeux que j'ai connu.
14:35 « Il a pensé me tuer d'ennui, dit le colonel Beaujeu.
14:40 Figurez-vous que j'étais obligé de faire deux cents lieues avec lui.
14:44 « Savez-vous, demanda Sinclair, qu'il a causé la mort de ce pauvre Richard Farentone
14:49 que vous avez tous connu.
14:50 « Mais, répondit Jules, ne savez-vous donc pas qu'il a été assassiné par les brigands
14:55 auprès de Fondy ? « D'accord, mais vous allez voir que Massigny
14:59 a été au moins complice du crime.
15:01 Plusieurs voyageurs, parmi lesquels se retrouvait Farentone, avaient arrangé d'aller à Naples
15:07 tous ensemble de peur des brigands.
15:09 Massigny voulut se joindre à la caravane.
15:11 Aussitôt que Farentone le sut, il prit les devants, d'effroi, je pense, d'avoir à
15:16 passer quelques jours avec lui.
15:18 Il partit seul et vous savez le reste.
15:20 « Farentone avait raison, dit Émine, et de deux morts il a choisi la plus douce.
15:26 Chacun a sa place en effet autant.
15:28 Puis, après une pause, « Vous m'accordez donc, reprit-il, que Massigny était de son
15:36 vivant l'homme le plus ennuyeux de la terre.
15:38 « Accordé, s'écria-t-on par acclamation.
15:41 « Ne désespérons personne, dit Jules, faisons une exception en faveur de X, surtout quand
15:48 il développe ses plans politiques.
15:49 « Vous m'accorderez également, poursuit Émine, que madame de Courcy est une femme
15:55 d'esprit, s'il en fut.
15:56 » Il y eut un moment de silence.
15:59 Sainclair baissait la tête et s'imaginait que tous les yeux étaient fixés sur lui.
16:03 « Qui en doute ? dit-il enfin, toujours penché sur son assiette, et paraissant observer avec
16:11 beaucoup de curiosité les fleurs peintes sur la porcelaine.
16:14 « Je maintiens, dit Jules, élevant la voix, je maintiens que c'est une des trois plus
16:19 aimables femmes de Paris.
16:21 « J'ai connu son mari, dit le colonel.
16:24 Il m'a souvent montré des lettres charmantes de sa femme.
16:27 « Auguste, interrompit Hector au cantin, présentez-moi donc à la comtesse.
16:33 On dit qu'au fait de chez elle la pluie est le beau temps.
16:36 « À la fin de l'automne, murmura Sainclair, quand elle sera de retour à Paris, je crois
16:43 qu'elle ne reçoit pas la campagne.
16:44 « Voulez-vous m'écouter ? s'écriait Témine.
16:48 Le silence se rétablit.
16:50 Sainclair s'agitait sur sa chaise comme un prévenu devant une cour d'assises.
16:54 « Vous n'avez pas vu la comtesse il y a trois ans ? Vous étiez alors en Allemagne,
16:59 Sainclair, reprit Adolphe de Témine avec un sang-froid désespérant.
17:03 « Vous ne pouvez vous faire une idée de ce qu'elle était alors, belle, fraîche
17:08 comme une rose, vive surtout, aiguée comme un papillon.
17:11 « Eh bien, savez-vous parmi ces nombreux adorateurs lequel a été honoré de ses
17:15 bontés ? Massigny, le plus bête des hommes et le plus sot, a tourné la tête de la plus
17:22 spirituelle des femmes.
17:23 « Croyez-vous qu'un beau-sûr aurait pu en faire autant ? Allez, croyez-moi, ayez
17:28 une jolie figure, un bon tailleur, et soyez hardis.
17:31 » Sainclair était dans une position atroce.
17:35 Il allait donner un démenti formel au narrateur, mais la peur de compromettre la comtesse le
17:41 retint.
17:42 Il aurait voulu pouvoir dire quelque chose en sa faveur, mais sa langue était glacée.
17:46 Ses lèvres tremblaient de fureur.
17:49 Il chercha tant vin dans son esprit quelque moyen détourné d'engager une querelle.
17:53 « Quoi ? s'écria Jules d'un air de surprise.
17:57 « Madame de Courcy s'est donnée à Massigny ?
17:59 « Fraily, thy name is woman ?
18:02 « C'est une chose si peu importante que la réputation d'une femme, » dit enfin
18:08 Sainclair d'un ton sec et méprisant.
18:10 « Il est bien permis de la mettre en pièce pour faire un peu d'esprit et, » comme
18:15 il parlait, il se rappela avec horreur un certain vase étrusque qu'il avait vu cent
18:19 fois sur la cheminée de la comtesse à Paris.
18:22 Il savait que c'était un présent de Massigny à son retour d'Italie, et, circonstance
18:27 accablante, ce vase avait été apporté de Paris à la campagne, et tous les soirs, en
18:32 ôtant son bouquet, Mathilde le posait dans le vase étrusque.
18:36 La parole expira sur ses lèvres.
18:39 Il ne vit plus qu'une chose.
18:41 Il ne pensa plus qu'à une chose, le vase étrusque.
18:44 « La belle preuve, » dira un critique, « soupçonner sa maîtresse pour si peu de choses.
18:49 Avez-vous été amoureux, monsieur le critique ? »
18:51 Témin était en trop belle humeur pour s'offenser du ton que Sainclair avait pris en lui parlant.
18:57 Il répondit d'un air de légèreté et de bonhomie.
19:00 « Je ne fais que répéter ce que l'on dit dans le monde.
19:04 La chose passait pour sûre quand vous étiez en Allemagne.
19:06 Au reste, je connais assez peu madame de Courcy.
19:09 Il y a dix-huit mois que je n'étais chez elle.
19:12 Il est possible qu'on se soit trompé et que Massigny m'ait fait un compte.
19:16 Pour en revenir à ce qui nous occupe, quand l'exemple que je viens de citer serait
19:20 faux, je n'en aurais pas moins raison.
19:22 Vous savez tous que la femme la plus spirituelle de France, celle dont les ouvrages… »
19:27 La porte s'ouvrit et Théodore Névy l'entra.
19:30 Il revenait d'Égypte.
19:32 « Théodore ! »
19:33 « Si tôt du retour ! »
19:34 Il fut accablé de questions.
19:37 « As-tu rapporté un véritable costume turc ? »
19:40 Lui demanda Témin.
19:41 « As-tu un cheval arabe et un groume égyptien ? »
19:44 « Quel homme est le pacha ? »
19:46 Déjulle.
19:47 « Quand sera-t-il indépendant ? »
19:49 « As-tu vu couper une tête d'un seul coup de sabre ? »
19:52 « Et les Almes ? »
19:54 « Diraux Quentin.
19:55 Les femmes sont belles au cœur ? »
19:57 « Avez-vous vu le général X ? »
20:00 Demanda le colonel Beaujeu.
20:02 « Comment a-t-il arrangé son armée ? »
20:04 « Le colonel Z vous a-t-il donné un sabre pour moi ? »
20:08 « Et les pyramides ? Et les cataractes du Nil ? Et la statue de Memnon ? Ibrahim Pacha
20:15 ? »
20:16 Etc.
20:17 Etc.
20:18 Etc.
20:19 Sinclair ne pensait qu'aux bas étrusques.
20:22 Théodore, s'étant assis les jambes croisées, car il avait pris cette habitude en Égypte
20:28 et n'avait pu la perdre en France, attendit que les questionneurs se fussent lassés et
20:33 parla comme il suit, assez vite pour n'être pas facilement interrompu.
20:37 « Les pyramides, donneur, c'est un regular hambug, c'est bien moi au compte-croix.
20:44 Le ministre à Strasbourg n'a que quatre mètres de moins.
20:48 Les Antiquités me sortent par les yeux.
20:51 Ne m'en parlez pas.
20:52 La seule vue d'un hiéroglyphe me fait évanouir.
20:54 Il y a tant de voyageurs qui s'occupent de ces choses-là.
20:57 Moi, mon but a été d'étudier la physionomie et les mœurs de toute cette population bizarre
21:03 qui se presse dans les rues d'Alexandrie et du Caire, comme des Turcs, des Bédouins,
21:08 des Coptes, des Fellas, des Mogrébins.
21:10 J'ai rédigé quelques notes à la hâte pendant que j'étais au Lazaret.
21:14 « Quel infamie que ce Lazaret ! J'espère que vous ne croyez pas à la contagion, vous
21:19 autres.
21:20 Moi, j'ai fumé tranquillement ma pipe au milieu de trois cents pestiférés.
21:23 Ah ! colonel, vous verriez là une belle cabalerie, bien montée.
21:28 Je vous montrerai les belles armes que j'ai rapportées.
21:31 J'ai un géride qui est appartenu au fameux Mourad Bey.
21:35 Colonel, j'ai un stagant pour vous et un canjar pour Auguste.
21:39 J'ai aussi un costume superbe.
21:41 Vous verrez mon Mechla, mon Burnou, mon Haïk.
21:45 Savez-vous qu'il n'aurait tenu qu'à moi de rapporter des femmes ? Ibrahim Pacha en
21:50 a tant envoyé de grèce qu'elles sont pour rien, mais à cause de sa mère.
21:54 J'ai beaucoup causé avec le Pacha.
21:57 C'est un homme d'esprit, pare-bleu, sans préjugé.
22:00 Vous ne sauriez croire comme il entend bien nos affaires.
22:02 D'honneur, il est informé des plus petits mystères de notre cabinet.
22:06 J'ai puisé dans sa conversation des renseignements bien précieux sur l'état des partis en
22:12 France.
22:13 Il s'occupe beaucoup de statistiques en ce moment.
22:15 Il est abonné à tous nos journaux.
22:17 Savez-vous qu'il est bonapartiste enragé ? Il ne parle que de Napoléon.
22:22 « Ah ! quel grand homme que Bonabardo ! » me disait-il.
22:26 « Bonabardo, c'est ainsi qu'ils appellent Bonaparte.
22:29 Jourdine, c'est-à-dire Jourdin, Murmératouba, Témin.
22:35 D'abord, continua Théodore, Mohamed Ali était fort réservé avec moi.
22:40 Vous savez que tous les Turcs sont très méfiants.
22:42 Il me prenait pour un espion, le diable m'emporte, ou pour un jésuite.
22:47 Il allait jésuite en or à.
22:49 Mais au bout de quelques visites, il a reconnu que j'étais un voyageur sans préjugé,
22:54 curieux de m'instruire à fond des coutumes, des mœurs et de la politique de l'Orient.
22:58 Alors il s'est déboutonné et m'a parlé à cœur ouvert.
23:01 À ma dernière audience, c'était la troisième qu'il m'accordait.
23:05 Je pris la liberté de lui dire « Je ne conçois pas pourquoi ton Altesse ne sera pas indépendante
23:11 de la porte.
23:12 » « Mon Dieu ! » me dit-il, « je le voudrais bien.
23:15 Mais je crains que les journaux libéraux qui gouvernent tout dans ton pays ne me soutiennent
23:19 pas quand une fois j'aurai proclamé l'indépendance de l'Égypte.
23:22 C'est un beau vieillard, belle barbe blanche, ne riant jamais.
23:26 Il m'a donné des confitures excellentes.
23:29 Mais de tout ce que je lui ai donné, ce qui lui a fait le plus plaisir, c'est la collection
23:34 des costumes de la garde impériale par Charley.
23:37 « Le pacha est-il romantique ? » demanda Témine.
23:41 « Il s'occupe peu de littérature.
23:43 Mais vous n'ignorez pas que la littérature arabe est toute romantique.
23:46 Ils ont un poète nommé Melek Ayat-al-Nefons Ebu Esraf qui a publié dernièrement des
23:53 méditations auprès desquelles celle de Lamartine paraîtrait de la prose classique.
23:58 À mon arrivée au Caire, j'ai pris un maître d'arabe avec lequel je me suis mis à lire
24:04 le Coran.
24:05 Bien que je n'ai pris que peu de leçons, j'en ai vu assez pour comprendre les sublimes
24:09 beautés du style du prophète et combien sont mauvaises toutes nos traductions.
24:13 Tenez, voulez-vous voir de l'écriture arabe ? Ce mot en lettres d'or, c'est Allah,
24:20 c'est-à-dire Dieu.
24:21 » En parlant ainsi, il montrait une lettre
24:24 forçale qu'il avait tirée d'une bourse de soie parfumée.
24:27 « Combien de temps as-tu resté en Égypte ? demanda Témin.
24:31 — Six semaines.
24:32 » Et le voyageur continua de tout décrire
24:35 depuis le Cendres jusqu'à l'Isop.
24:38 Sinclair sortit presque aussitôt après son arrivée et reprit le chemin de sa maison
24:42 de campagne.
24:43 Le galop impétueux de son cheval l'empêchait de suivre nettement ses idées.
24:47 Mais il sentait vaguement que son bonheur en ce monde était détruit à jamais et qu'il
24:52 ne pouvait s'en prendre qu'à un mort et à un vase étrusque.
24:55 « L'homme n'est plus coupable.
24:57 Elle a pu aimer Massigny.
24:59 Il la voit avec elle-même maintenant, de toute son âme, comme elle peut aimer.
25:03 Etre aimée comme Massigny l'a été.
25:06 Elle s'est rendue à mes soins, mes cajoleries et mes opportunités.
25:10 Mais je me suis trompé.
25:11 Il n'y avait pas de sympathie entre nos deux cœurs.
25:14 Massigny ou moi, celui est tout un.
25:16 Il est beau.
25:17 Elle l'aime pour sa beauté.
25:19 J'amuse quelquefois, madame.
25:21 — Eh bien, et mon Sinclair ? s'est-elle dit, puisque l'autre est mort.
25:27 Et si Sinclair meurt ou m'ennuie, nous verrons.
25:30 » Je crois fermement que le diable est aux écoutes,
25:34 invisible auprès d'un malheureux qui se torture ainsi lui-même.
25:38 Le spectacle est amusant pour l'ennemi des hommes, et quand la victime sent ses blessures
25:42 se fermer, le diable est là pour les rouvrir.
25:45 Sinclair crut entendre une voix qui murmurait à ses oreilles l'honneur singulier d'être
25:53 le successeur.
25:54 Il se bat sur son séant et jeta un coup d'œil farouche autour de lui, qu'il eût été
25:59 heureux de trouver quelqu'un dans sa chambre.
26:02 Sans doute, il l'eût déchiré.
26:04 La pendule sonna à huit heures.
26:07 À huit heures et demie, la comtesse l'attend.
26:09 S'il manquait de rendez-vous…
26:11 — Au fait, pourquoi revoir la maîtresse de Massigny ?
26:14 Il se recoucha sur son canapé et ferma les yeux.
26:17 — Je veux dormir, dit-il.
26:20 Il resta immobile une demi-minute, puis sauta en pied et courut à la pendule pour voir
26:26 le progrès du temps.
26:27 — Que je voudrais qu'il fasse huit heures et demie, pensa-t-il.
26:30 Alors il serait trop tard pour me mettre en route.
26:33 Dans son cœur, il ne se sentait pas le courage de rester chez lui.
26:37 Il voulait avoir un prétexte.
26:39 Il aurait voulu être bien malade.
26:41 Il se promena dans la chambre, puis s'assit, prit un livre et n'eut pu lire une syllabe.
26:46 Il se plaça devant son piano et n'eut pas la force de l'ouvrir.
26:51 Il siffla.
26:52 Il regarda les nuages et voulut compter les peupliers devant ses fenêtres.
26:55 Enfin, il retourna consulter la pendule et vit qu'il n'avait pu parvenir à passer
27:00 trois minutes.
27:01 — Je ne puis m'empêcher de l'aimer, s'écria-t-il en grinçant des dents et
27:06 frappant du pied.
27:07 Elle me domine.
27:08 Et je suis son esclave, comme Massigny l'a été avant moi.
27:12 — Eh bien, misérable, obéis, puisque tu n'as pas assez de cœur pour briser
27:16 une chaîne que tu es.
27:18 Il prit son chapeau et sortit précipitamment.
27:21 — Quand une passion nous emporte, nous éprouvons quelques consolations d'un mot
27:26 propre à contempler notre faiblesse du haut de notre orgueil.
27:29 — Il est vrai que je suis faible, se dit-on, mais si je voulais…
27:34 Il montait appalant le sentier qui conduisait à la porte du parc, et de loin il voyait
27:40 une figure blanche qui se détachait sur la teinte foncée des arbres.
27:43 De sa main, elle agitait un mouchoir comme pour lui faire signe.
27:47 Son cœur battait avec violence, ses genoux tremblaient.
27:50 Il n'avait pas la force de parler.
27:52 Et il était devenu si timide qu'il craignait que la comtesse ne lue sa mauvaise humeur
27:57 sur sa physionomie.
27:58 Il prit la main qu'elle lui tendait, lui baisa le front, parce qu'elle se jeta sur
28:03 son sein, et il la suivit jusque dans son appartement, muet et étouffant avec peine
28:08 des soupirs qui semblaient devoir faire éclater sa poitrine.
28:10 Une seule bougie éclairait le boudoir de la comtesse.
28:14 Tous deux s'assirent.
28:16 Sinclair remarqua la coiffure de son ami, une seule rose dans ses cheveux.
28:20 La veille, il levait à porter une belle gravure anglaise, « La Duchesse de Portland », d'après
28:25 Leslie.
28:26 Elle est coiffée de cette manière.
28:28 Et Sinclair n'avait dit que ces mots.
28:30 « J'aime mieux cette rose toute simple que vos coiffures compliquées.
28:33 » Il n'aimait pas les bijoux, et il pensait, comme ce lord, qu'il disait brutalement,
28:38 « À femme parée, à cheveux carapacenés, le diable ne connaîtrait rien.
28:43 » La nuit dernière, en jouant avec un collier de perles de la comtesse, car en parlant,
28:49 il fallait toujours qu'il eût quelque chose entre les mains, il avait dit, « Les bijoux
28:53 ne sont bons que pour cacher des défauts.
28:55 Vous êtes trop jolie, Mathilde, pour en porter.
28:58 » Ce soir, la comtesse, qui retenait jusqu'à
29:02 ses paroles les plus indifférentes, avait ôté bague, collier, boucle d'oreille et
29:06 bracelet.
29:07 Dans l'atelier d'une femme, il remarquait avant tout la chaussure, et, comme bien d'autres,
29:12 il avait ses manies sur ce chapitre.
29:14 Une grosse averse était tombée avant le coucher du soleil.
29:18 L'herbe était encore toute mouillée.
29:20 Cependant, la comtesse avait marché sur le gazon humide avec des bas de soie et des souliers
29:24 de satin noir.
29:25 S'elle allait être malade ? « Elle m'aime, se dit Sinclair.
29:31 » Il soupira sur lui-même et sur sa folie.
29:33 Il regardait Mathilde en souriant malgré lui, partagé entre sa mauvaise humeur et
29:39 le plaisir de voir une jolie femme qui cherchait à lui plaire par tous ces petits riens qui
29:43 ont tant de prix pour des amants.
29:45 Pour la comtesse, sa physionomie radieuse exprimait un mélange d'amour et de malaise
29:51 enjouée qui la rendait encore plus piquante.
29:54 Elle prit quelque chose dans un coffre en lac du Japon et présentant sa petite main
29:59 fermée et cachant l'objet qu'elle tenait.
30:01 « L'autre soir, dit-elle, vous avez cassé votre montre chez moi et vous m'avez prié
30:07 de l'envoyer à mon horloger.
30:08 La voici.
30:09 » Elle lui remit la montre et le regardait d'un air à la fois tendre et espiègle en
30:14 se mordant la lèvre inférieure comme pour s'empêcher de rire.
30:17 Vive Dieu ! que ses dents étaient belles ! comme elle brillait blanche sur le rose ardent
30:22 de ses lèvres !
30:23 Un homme a l'air bien sot quand il reçoit froidement les cajoleries d'une jolie femme.
30:28 Sinclair la remercia, prit la montre et allait la mettre dans sa poche.
30:34 « Regardez donc, continua-t-elle, ouvrez-la et voyez si elle est bien raccommodée.
30:40 Vous qui êtes savant, vous qui avez été à l'école polytechnique, vous devez voir
30:44 cela.
30:45 — Oh ! je m'y connais fort peu, dit Sinclair, et il ouvrit la boîte de la montre d'un
30:50 air distrait.
30:51 — Quelle fut sa surprise ! Le portrait en miniature de madame de Courcy était peint
30:56 sur le fond de la boîte.
30:58 Le moyen de bouder encore ! »
31:00 Son front s'éclaircit.
31:02 Il ne pensa plus à Massigny.
31:04 Il se souvint seulement qu'il était auprès d'une femme charmante et que cette femme
31:08 l'adorait.
31:09 La louette, cette messagère de l'aurore, commençait à chanter, et de longues bandes
31:16 de lumière pâles sillonnaient les nuages à l'Orient.
31:19 C'est alors que Roméo dit adieu à Juliette.
31:22 C'est leur classique où tous les amants doivent se séparer.
31:25 Sinclair était debout devant une cheminée, la clé du parc à la main, les yeux attentivement
31:31 fixés sur le vase étrusque dont nous avons déjà parlé.
31:34 Il lui gardait encore encune au fond de son âme.
31:37 Cependant il était en belle humeur, et l'idée bien simple que Témin avait pu mentir commençait
31:43 à se présenter à son esprit.
31:45 Pendant que la comtesse, qui voulait le reconduire jusqu'à la porte du parc, s'enveloppait
31:50 la tête d'un châle, il frappait doucement de sa clé le vase odieux, augmentant progressivement
31:56 la force de ses coups, de manière à faire croire qu'il allait bientôt le faire voler
32:00 en éclats.
32:01 « Adieu, prenez garde ! s'écria Mathilde.
32:04 Vous allez casser mon beau vase étrusque ! » Il lui arracha la clé des mains.
32:08 Sinclair était très mécontent, mais il était résigné.
32:12 Il tourna le dos à la cheminée pour ne pas succomber à la tentation, et ouvrant sa montre,
32:18 il se mit à considérer le portrait qu'il venait de recevoir.
32:21 « Quel est le peintre ? demanda-t-il.
32:23 — Monsieur R.
32:25 Tenez, c'est Massigny qui me l'a fait connaître.
32:28 Massigny, depuis son voyage à Rome, avait découvert qu'il avait un goût exquis pour
32:32 les beaux-arts, et s'était fait le mécène de tous les jeunes artistes.
32:36 Vraiment, je trouve que ce portrait me ressemble, quoiqu'un peu flatté.
32:40 » Sinclair avait envie de jeter la montre contre
32:44 la muraille, ce qui l'aurait rendu bien difficile à raccommoder.
32:47 Il se contint pourtant et la remit dans sa poche.
32:51 Puis, remarquant qu'il était déjà jour, il sortit de la maison, supplia Mathilde de
32:55 ne pas l'accompagner, traversa le parc à grands pas, et dans un moment se vit seul
33:00 dans la campagne.
33:01 « Massigny, Massigny ! s'écriait-il avec une rage concentrée.
33:07 Te retrouverais-je donc toujours ? — Sans doute, le peintre qui a fait ce portrait
33:12 en a peint un autre pour Massigny.
33:14 — Imbécile que j'étais ! J'ai pu croire un instant que j'étais aimé d'un amour
33:18 égal au mien.
33:19 Et cela parce qu'elle se coiffe avec une rose et qu'elle ne porte pas de bijoux.
33:24 — Des bijoux ! Elle en a plein un secrétaire.
33:26 Massigny, qui ne regardait que la toilette des femmes, aimait tant les bijoux.
33:30 — Oui, elle a un bon caractère.
33:33 Il faut en convenir.
33:34 Elle s'est conformée au goût de ses amants.
33:36 — Morbleu ! J'aimerais mieux cent fois qu'elle fût une courtisane et qu'elle
33:40 se fût donnée pour de l'argent.
33:42 Au moins pourrais-je croire qu'elle m'aime, puisqu'elle est ma maîtresse et que je
33:46 ne la paye pas.
33:47 »
33:48 Bientôt une autre idée, encore plus affligeante, vint s'offrir à son esprit.
33:52 Dans peu, les mois de deuil de la comtesse allaient finir.
33:56 Saint-Clair devait l'épouser aussitôt que l'année de son veuvage serait révolue.
34:00 Il l'avait promis.
34:01 — Promis ? Non.
34:03 Jamais il n'en avait parlé.
34:04 Mais telle avait été son intention, et la comtesse l'avait comprise.
34:09 Pour lui, cela valait un serment.
34:11 La veille, il aurait donné un trône pour rater le moment où il pourrait avouer publiquement
34:15 son amour.
34:16 Maintenant, il frémissait à la seule idée de lier son sort à jamais avec l'ancienne
34:21 maîtresse de Massigny.
34:23 — Et pourtant je le dois ! se disait-il.
34:26 — Et cela sera ! Elle a cru sans doute, pauvre femme, que je connaissais son intrigue
34:31 passée.
34:32 Ils disent que la chose a été publique, et puis d'ailleurs, elle ne me connaît
34:35 pas, elle ne peut me comprendre, elle pense que je ne l'aime que comme Massigny l'aimait.
34:40 Alors il se dit, non sans orgueil, — Trois mois, elle m'a rendu le plus heureux des
34:46 hommes.
34:47 Ce bonheur vaut bien le sacrifice de ma vie entière.
34:49 Il ne se coucha pas, et se promena à cheval dans les bois pendant toute la matinée.
34:55 Dans une allée du bois de Vervière, il vit un homme monté sur un beau cheval anglais
35:00 qui de très loin l'appela par son nom et l'accosta sur le champ.
35:03 C'était Adolphe de Témine.
35:06 Dans la situation d'esprit où se trouvait Sinclair, la solitude est particulièrement
35:10 agréable.
35:11 Aussi la rencontre de Témine changea-t-elle sa mauvaise humeur en une couleur étouffée.
35:16 Témine ne s'en apercevait pas, ou bien se faisait un malin plaisir de le contrarier.
35:21 Il parlait, il riait, il plaisantait, sans s'apercevoir qu'on ne lui répondait pas.
35:26 Sinclair, voyant une allée étroite, y fit entrer son cheval aussitôt, espérant que
35:32 le fâcheux ne lui suivrait pas.
35:34 Mais il se trompait.
35:35 Un fâcheux ne lâche pas facilement sa proie.
35:38 Témine tourna bride et doubla le pas pour se mettre en ligne avec Sinclair et continuer
35:43 la conversation plus commodément.
35:45 J'ai dit que l'allée était étroite.
35:48 À toute peine, les deux chevaux pouvaient y marcher de front.
35:51 Aussi n'est-il pas extraordinaire que Témine, bien que très bon cavalier, effleura le pied
35:57 de Sinclair en passant à côté de lui.
36:00 Celui-ci, dont la colère était arrivée à son dernier période, ne put se contraindre
36:05 plus longtemps.
36:06 Il se leva sur ses étriers et frappa fortement de sa badine le nez du cheval de Témine.
36:11 — Que diable avez-vous, Auguste ? s'écriait Témine.
36:14 Pourquoi battez-vous mon cheval ? — Pourquoi me suivez-vous ? répondit Sinclair
36:19 d'une voix terrible.
36:20 — Perdez-vous le sens, Sinclair ? oubliez-vous que vous me parlez.
36:24 — Je sais fort bien que je parle à un fâte.
36:27 — Sinclair, vous êtes fou, je pense.
36:29 Écoutez, demain vous me ferez des excuses ou bien vous me rendrez raison de votre impertinence.
36:35 — À demain donc, monsieur.
36:38 Témine arrêta son cheval.
36:39 Sinclair poussa le sien.
36:41 Bientôt il disparut dans le bois.
36:43 De ce moment, il se sentit plus calme.
36:47 Il avait la faiblesse de croire aux pressentiments.
36:49 Il pensait qu'il serait tué le lendemain, et alors c'était un dénouement tout trouver
36:54 à sa position.
36:55 Encore un jour à passer.
36:57 Demain, plus d'inquiétude, plus de tourment.
37:00 Il rentra chez lui, envoya son domestique avec un billet au colonel Beaujeu, écrivit
37:05 quelques lettres, puis il dîna de bon appétit et fut exact à se trouver à huit heures
37:10 et demie à la petite porte du parc.
37:12 — Qu'avez-vous donc aujourd'hui, Auguste ? dit la comtesse.
37:17 — Vous êtes d'une gaieté étrange, et pourtant vous ne pouvez me faire rire avec
37:21 toutes vos plaisanteries.
37:22 Hier, vous étiez tant soit peu maussade, et moi j'étais si gai.
37:25 Aujourd'hui, nous avons changé de rôle.
37:28 Moi, j'ai un mal de tête affreux.
37:30 — Bel ami, je vous l'avoue, oui, j'ai été bien ennuyeux hier.
37:35 Mais aujourd'hui, je me suis promené, j'ai fait de l'exercice, je me porte à ravir.
37:38 Pour moi, je me suis levé tard.
37:41 J'ai dormi longtemps ce matin, et j'ai fait des rêves fatigants.
37:44 — Ah ! des rêves ! Croyez-vous aux rêves ? Quelle folie !
37:48 — Moi, j'y crois.
37:50 Je parie que vous avez fait un rêve qui annonce quelque événement tragique.
37:53 — Mon Dieu ! Jamais je ne me souviens de mes rêves.
37:57 Pourtant, je me rappelle, dans mon rêve, j'ai vu Massigny.
38:00 Ainsi, vous voyez que ce n'était rien de bien amusant.
38:03 — Massigny ! J'aurais cru, au contraire, que vous auriez beaucoup de plaisir à le
38:07 revoir.
38:08 — Pauvre Massigny ! Pauvre Massigny !
38:11 — Auguste, dites-moi, je vous en prie, ce que vous avez ce soir.
38:15 Il y a dans votre voix et dans votre sourire quelque chose de diabolique.
38:19 Vous avez l'air de vous moquer de moi et de vous-même.
38:22 — Ah ! voilà que vous me traitez aussi mal que me traitent les vieilles doux arrière,
38:26 vos amis.
38:27 — Oui, Auguste, vous avez aujourd'hui la figure que vous avez avec les gens que vous
38:31 n'aimez pas.
38:32 — Méchante ! Allons, donnez-moi votre main.
38:35 Il lui baisa la main avec une galanterie ironique, et ils se regardèrent fixement
38:39 pendant une minute.
38:40 Sinclair baissa les yeux le premier et s'écria.
38:43 — Qu'il est difficile de vivre en ce monde sans passer pour méchant.
38:47 Il faudrait ne jamais parler d'autre chose que du temps ou de la chasse, ou bien discuter
38:51 avec vos vieilles amies le budget de leur comité de bienfaisance.
38:54 Il prit un papier sur une table.
38:57 — Tenez, voici le mémoire de votre blanchisseuse.
39:00 Causons là-dessus, mon ange, comme cela vous ne direz pas que je suis méchant.
39:04 — En vérité, Auguste, vous m'étonnez.
39:06 Cet orthographe me fait penser à une lettre que j'ai trouvée ce matin.
39:11 Il faut vous dire que j'ai rangé mes papiers, car j'ai de l'ordre de temps en temps.
39:15 Or donc, j'ai retrouvé une lettre d'amour que m'écrivait une couturière dont j'étais
39:20 amoureux quand j'avais seize ans.
39:22 Elle a une manière, à elle, d'écrire chaque mot, et toujours la plus compliquée.
39:26 Son style est digne de son orthographe.
39:28 Eh bien, comme j'étais alors tant soit peu fâte, je trouvais indigne de moi d'avoir
39:33 une maîtresse qui n'écrivait pas comme Sévigné.
39:35 Je la quittais brusquement.
39:36 Aujourd'hui, en relisant cette lettre, j'ai reconnu que cette couturière devait avoir
39:42 un amour véritable pour moi.
39:44 — Bon, une femme que vous entreteniez ? — Très magnifiquement, à cinquante francs
39:48 par mois.
39:49 Mais mon tuteur ne me faisait pas une pension trop forte, car il disait qu'un jeune homme
39:53 qui a de l'argent se perd et perd les autres.
39:56 — Et cette femme, qu'est-elle devenue ? — Que sais-je ? Probablement elle est morte
40:01 à l'hôpital.
40:02 — Auguste, si cela était vrai, vous n'auriez pas cet air insouciant.
40:07 — S'il faut dire la vérité, elle s'est mariée à un honnête homme, et quand on
40:12 m'a émancipé, je lui ai donné une petite dote.
40:15 — Que vous êtes bon, mais pourquoi voulez-vous paraître méchant ?
40:19 — Oh, je suis très bon.
40:21 Plus j'y songe, plus je me persuade que cette femme m'aimait réellement.
40:25 Mais alors, je ne savais pas distinguer un sentiment vrai sous une forme ridicule.
40:29 — Vous auriez dû m'apporter votre lettre.
40:32 Je n'aurais pas été jalouse.
40:34 Nous autres femmes, nous avons plus de tact que vous, et nous voyons tout de suite au
40:38 style d'une lettre si l'auteur est de bonne foi, ou s'il fait une passion qu'il
40:41 n'éprouve pas.
40:42 — Et cependant, combien de fois vous laissez vous attraper par des sceaux ou des fades
40:47 ? » En parlant, il regardait le vase étrusque.
40:51 Il y avait dans ses yeux et dans sa voix une expression sinistre que Mathilde ne remarque
40:56 à point.
40:57 « Allons donc, vous autres hommes, vous voulez tous passer pour des donjons.
41:01 Vous vous imaginez que vous faites des dupes, tandis que vous ne trouvez que des donjas
41:06 Juanas encore plus roués que vous.
41:08 Je conçois qu'avec votre esprit supérieur, mesdames, vous sentez un sceau d'une lieu.
41:15 Aussi, je ne doute pas que notre ami Massigny, qui était sceau et fade, ne soit mort vierge
41:20 et martyr.
41:21 Massigny ? Mais il n'était pas trop sceau.
41:23 Et puis, il y a des femmes sceautes.
41:25 Il faut que je vous conte une histoire sur Massigny.
41:28 Mais ne voulais-je pas déjà conter ? Dites-moi.
41:31 — Jamais, répondit Sinclair d'une voix tremblante.
41:34 Massigny, à son retour d'Italie, devint amoureux de moi.
41:40 Mon mari le connaissait.
41:41 Il me le présenta comme un homme d'esprit et de goût.
41:44 Ils étaient faits l'un pour l'autre.
41:46 Massigny fut d'abord très assidu.
41:48 Il me donnait, comme de lui, des aquarelles qu'il achetait chez Schrott, et me parlait
41:53 de musique et peinture avec un ton de supériorité tout à fait divertissant.
41:57 Un jour, il m'envoya une lettre incroyable.
42:00 Il me disait, entre autres choses, que j'étais la plus honnête femme de Paris.
42:05 C'est pourquoi il voulait être mon amant.
42:07 Je montrais la lettre à ma cousine Julie.
42:10 Nous étions deux folles alors, et nous résolûmes de lui jouer un tour.
42:14 Un soir, nous avions quelques visites, entre autres Massigny.
42:18 Ma cousine nous dit « Je vais vous lire une déclaration d'amour que j'ai reçue ce
42:22 matin.
42:23 » Elle prend la lettre et la lit au milieu des éclats de rire.
42:26 Le pauvre Massigny ! Saint-Clair tomba à genoux en poussant un cri de joie.
42:31 Il saisit la main de la comtesse et la couvrit de baisers et de larmes.
42:34 Mathilde était dans la dernière surprise et crut d'abord qu'il se trouvait mal.
42:39 Saint-Clair ne pouvait dire que ces mots « Pardonne-moi, pardonne-moi ! » Enfin, il se releva.
42:45 Il était radieux.
42:47 Dans ce moment, il était plus heureux que le jour où Mathilde lui dit pour la première
42:51 fois « Je vous aime ».
42:52 « Je suis le plus fou et le plus coupable des hommes ! » s'écria-t-il.
42:57 « Depuis deux jours, je te soupçonnais et je n'ai pas cherché une explication avec
43:02 toi.
43:03 »
43:04 « Tu me soupçonnais ? Et de quoi ? »
43:05 « Oh ! je suis un misérable ! On m'a dit que tu avais aimé Massigny et… »
43:09 « Massigny ? »
43:10 Et elle se mit à rire.
43:13 Puis, reprenant aussitôt son sérieux, « Auguste, » dit-elle, « pouvez-vous être assez fou
43:19 pour avoir de pareils soupçons et assez hypocrite pour me les cacher ? »
43:23 Une larme roulait dans ses yeux.
43:25 « Je t'en supplie, pardonne-moi ! »
43:27 « Comment ne te pardonnerais-je pas, cher ami ? Mais d'abord, laisse-moi te jurer.
43:33 Oh ! je te crois, je te crois ! Ne me dis rien ! »
43:35 « Mais au nom du ciel ! Quel motif a pu te faire soupçonner une chose aussi improbable
43:41 ? »
43:42 « Rien ! Rien au monde que ma maudite tête et… vois-tu, ce bas étrusque ! Je savais
43:48 qu'il t'avait été donné par Massigny ! »
43:50 La comtesse joignit les mains d'un air d'étonnement, puis elle s'écria en riant
43:55 aux éclats « Mon bas étrusque ! Mon bas étrusque ! »
44:00 Sinclair ne put s'empêcher de rire lui-même, et cependant de grosses larmes coulaient le
44:06 long de ses joues.
44:07 Il saisit Mathilde dans ses bras et lui dit « Je ne te lâche pas, que tu ne me pardonnes
44:11 ! »
44:12 « Oui, je te pardonne, fou que tu aies ! » dit-elle en l'embrassant tendrement.
44:17 « Tu me rends bien heureuse aujourd'hui ! Voici la première fois que je te vois pleurer,
44:21 et je croyais que tu ne pleurais jamais ! »
44:23 Puis, se dégageant de ses bras, elle saisit le bas étrusque et le brisa en mille pieds
44:28 sur le plancher.
44:29 C'était une pièce rare et inédite, on n'y voyait pas avec trois couleurs le combat
44:34 d'un lapide contre un centaure.
44:36 Sinclair fut pendant quelques heures le plus honteux et le plus heureux des hommes.
44:42 « Eh bien ! » dirant Quentin au colonel Beaujeu qu'il rencontra le soir chez Tortoni,
44:49 « la nouvelle est-elle vraie ? »
44:50 « Que trop vraie, mon cher, » répondit le colonel d'un air triste.
44:55 « Contez-moi donc comment cela s'est passé ? »
44:58 « Oh ! fort bien ! »
44:59 Sinclair a commencé par me dire qu'il l'avait tort, mais qu'il voulait essuyer le feu
45:04 de Témin avant de lui faire des excuses.
45:06 « Je ne pouvais que la prouver.
45:08 Témin voulait que le sort décida lequel tirerait le premier.
45:12 Sinclair a exigé que ce fût Témin.
45:15 Témin a tiré.
45:16 J'ai vu Sinclair tourner une fois sur lui-même, et il est tombé roi de mort.
45:20 J'ai déjà remarqué dans bien des soldats frapper de coups de feu ce tournement étrange
45:25 qui précède la mort.
45:26 « C'est fort extraordinaire ! » dirant Quentin.
45:29 « Et Témin, qu'a-t-il fait ? »
45:31 « Oh ! ce qu'il faut faire en pareille occasion.
45:34 Il a jeté son pistolet à terre d'un air de regret.
45:37 Il l'a jeté si fort qu'il en a cassé le chien.
45:39 C'est un pistolet anglais, de main de tonne.
45:42 Je ne sais s'il pourra trouver à Paris un arc-busier qui soit capable de lui en faire
45:46 un aussi bon. »
45:47 La comtesse fut trois ans entiers sans voir personne.
45:52 Hiver comme été, elle demeurait dans sa maison de campagne, sortante à peine de sa
45:57 chambre et servie par une mulatresse qui connaissait ses liaisons avec Sinclair et à laquelle
46:02 elle ne disait pas deux mots par jour.
46:04 Au bout de trois ans, sa cousine Julie revint d'un long voyage.
46:08 Elle força la porte et trouva la pauvre Mathilde si maigre et si pâle qu'elle crut voir le
46:14 cadavre de cette femme qu'elle avait laissée belle et pleine de vie.
46:17 Elle parvint avec peine à l'attirer de sa retraite et à l'emmener à Hier.
46:22 La comtesse y languit encore trois ou quatre mois, puis elle mourut d'une maladie de poitrine
46:27 causée par des chagrins domestiques, comme dit le docteur Mésenter qui lui donna des
46:31 soins.
46:32 Ainsi s'achève le vase étrusque de Prospère Mérimée.
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