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Mazarine Pingeot reçoit Lionel Naccache, neurologue, chercheur en neurosciences cognitives et membre du Comité national d'éthique.

En contrariété avec la majorité des philosophies du vivant, Lionel Naccache ne défend pas une vision continuiste et relationnelle de celui-ci. Pour garantir l'unicité et la permanence de notre identité, nous serions, selon lui, victimes d'un biais cognitif puissant en nous représentant créatures continues vivant dans un univers continu. Également reliés au monde par des liens dits discrets, Lionel Naccache nous présente une nouvelle éthique contemporaine pour penser notre relation au monde en distinguant les liens de contiguïté des liens de continuité.

Face à une crise d'ordre politique et climatique, il est urgent d'interroger notre vision du monde.
Le vivant étant devenu une notion politique, cette nouvelle saison inédite des Grands Entretiens insuffle enfin l'esprit revigorant de la philosophie universitaire dans l'espace publique.
Mazarine Pingeot reçoit les grands penseurs des enjeux liés à la démocratie, à la préservation de la vie ou du réchauffement climatique.

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Transcription
00:00 (Générique)
00:21 -Yonel Nakach, bonjour. -Bonjour, Mazarine Pajot.
00:23 -Vous êtes neurologue, chercheur en neurosciences cognitives.
00:26 Ici, on s'intéresse à la question du vivant.
00:29 Cette question du vivant, aujourd'hui centrale,
00:32 notamment en raison de la crise écologique
00:35 et du développement de l'écologie politique,
00:37 pose d'emblée le problème de notre rapport au monde.
00:40 Très majoritairement, les philosophies du vivant
00:43 et de la biologie semblent préférer une vision continuiste
00:46 et relationnelle du vivant.
00:48 "Nous appartenons au grand tout, nous n'en sommes qu'un chénon,
00:52 "tout est interconnecté, tout est en tout."
00:54 C'est à peu près l'hypothèse Gaïa, je simplifie.
00:57 Mais ce n'est pas votre position.
00:59 Alors, comment faire partie du monde
01:02 sans nécessairement s'y fondre ?
01:03 -C'est exactement la question qui m'a inspiré dans ce nouveau livre,
01:07 celle du rapport, ce lien au monde.
01:09 On fait partie du monde, mais comment penser ce lien,
01:12 notre appartenance ?
01:14 Il m'a semblé, comme vous le fouliez,
01:16 qu'on peut utiliser cette paire de lunettes
01:18 entre deux principes en tension, celui de la continuité.
01:21 Pour plein de raisons, je crois qu'intuitivement,
01:24 on a beaucoup de raisons d'aimer cette continuité
01:27 et de penser que les choses sont en continu dans le monde,
01:30 même en nous, en réalité.
01:31 Mais en opposition, ou en complément,
01:33 ou en imposition à ce principe, il y a celui de la...
01:36 La discrétion, c'est pas son vrai nom.
01:39 On pourrait parler de discontinuité,
01:41 le fait que les choses soient pas en continuité,
01:43 qui est un concept presque mathématique,
01:46 c'est le discret ou le continu.
01:47 Il m'a semblé, pour plein de raisons,
01:50 dont certaines ont à voir avec mon activité de neurologue,
01:53 que cette paire de lunettes, discret et continu,
01:56 c'est un exercice qui me permet de repenser
01:58 de manière la plus adéquate possible
02:00 la meilleure façon, ou une des manières,
02:02 de penser ce lien au monde.
02:04 On voit tout de suite les deux écueils.
02:06 D'un côté, si on imagine que les choses sont en discontinuité,
02:10 on voit apparaître l'écueil de ce qu'on pourrait appeler
02:13 une sorte d'égoïsme radicale.
02:15 On est séparés, rien ne nous unit, rien ne nous relie, etc.
02:19 Et puis, à l'inverse, l'idée d'une fusion totale,
02:22 en fait, me semble tout autant illusoire,
02:25 voire même dangereuse.
02:26 Et dangereuse par aussi, vous savez, les effets de danger
02:29 où on pense être dans une sorte de position généreuse,
02:32 mais qui, en fait, était très narcissique.
02:35 Donc, ça peut paraître un peu compliqué d'y résumer comme ça,
02:38 mais c'est cette paire de lunettes-là,
02:40 continue et discret, et j'ai proposé d'appeler ça la discrétion,
02:44 car en français, on parle de discontinuité,
02:46 mais si on fait attention aux mots,
02:48 parler de discontinuité, ça veut dire qu'on va définir
02:51 le discret en négatif, parce que ce n'est pas de la continuité.
02:55 C'est difficile de le définir,
02:56 d'où cet usage néologique de la discrétion,
02:59 non pas dans son sens psychologique habituel,
03:01 mais dans cette idée de quelque chose qui n'est pas en continuité.
03:05 -Peut-être qu'on verra les implications politiques,
03:08 sociologiques, justement, de cette préférence pour le continu,
03:11 mais déjà, revenons aux assises de cette préférence erronée,
03:15 illusoire, du coup, pour le continu,
03:17 et la façon dont fonctionne notre conscience.
03:19 -Cette réflexion s'est enracinée au début.
03:22 Je m'intéresse à la subjectivité, à la conscience,
03:25 comment ça se constitue, comment on perçoit nous-mêmes.
03:27 Un des ingrédients principaux,
03:29 c'est ce qu'on peut appeler une sorte de cinéma intérieur.
03:32 Vous savez, au cinéma, en fait,
03:34 le principe un peu magique du cinéma,
03:36 quand vous êtes assis dans un fauteuil,
03:39 c'est que vous allez percevoir subjectivement un film
03:42 qui a l'air continu pour nous.
03:43 On a l'impression de voir d'où le film continue, en réalité.
03:47 Un personnage qui se déplace, un véhicule...
03:50 Bon. Et en réalité, ce qu'on sait tous,
03:52 c'est que le truc magique au cinéma,
03:54 c'est que sur l'écran que vous observez,
03:56 on ne vous projette pas un film mathématiquement continu,
04:00 mais on envoie une série discrète d'images fixes,
04:02 donc une série d'images discrètes, le fameux 24 images/seconde.
04:06 Mais ce que nous, on perçoit,
04:07 ce n'est pas la suite stroboscopique des images,
04:10 c'est du continu.
04:11 Autrement dit, au cinéma, on vous envoie du discret
04:14 et nous moulinons ça en continu, le film que nous percevons.
04:17 Autrement dit, le film que nous percevons,
04:20 de cette manière, c'est pas abusif de dire que personne ne nous l'a montré.
04:24 Il s'est construit en nous,
04:25 avec déjà une sorte de machine à construire les trous qui manquent.
04:29 Entre deux images qui semblent se succéder,
04:31 notre cerveau, si on veut l'appeler comme ça,
04:34 sans être finaliste, produit ce qui n'a pas été à donner,
04:37 invente cette continuité.
04:38 Et là où cette histoire de cinéma intérieur devient fantastique,
04:42 c'est que cette histoire du mouliné, du discret en du continu,
04:46 c'est pas seulement au cinéma que ça existe, mais dans la vie réelle.
04:50 Et si nous voyons directement là,
04:51 d'une certaine manière, mon cerveau et le vôtre
04:54 font des sortes de captures à peu près à 10 images/seconde,
04:57 avec beaucoup de guillemets,
04:59 car les images de notre pensée sont plus complexes que celles du cinéma,
05:03 mais en tout cas, font des saisies discrètes
05:05 et inventent le mouvement en continu.
05:07 Notre perception du mouvement, c'est déjà un film subjectif.
05:11 -Est-ce que notre conscience, c'est une fonction de synthèse ?
05:14 -Non, c'est vraiment une fonction de création.
05:17 -Vous voyez quelque chose qui n'est pas là ?
05:19 Une façon...
05:21 Quand on joue avec le cinéma,
05:22 on peut jouer avec les références cinématographiques.
05:25 "Matrix", le film.
05:27 Le personnage qui va être initié
05:29 à cette sorte de mythe de caverne contemporaine, Neo,
05:32 lorsqu'on lui fait découvrir qu'il vit dans la Matrice,
05:35 on lui dit qu'il y a des petits détails dans la Matrice.
05:38 Quand vous voyez deux fois de suite le même chat,
05:41 c'est qu'il y a eu un bug dans la Matrice.
05:43 Il y a l'équivalent au cinéma.
05:45 Il y a une illusion qu'on appelle l'illusion de la roue qui tourne.
05:49 Vous avez vu dans n'importe quel film des diligences,
05:52 des voitures, des vélos, où le véhicule va dans un sens
05:55 et vous voyez les roues qui tournent dans l'autre sens.
05:58 Et ce phénomène-là, au cinéma, c'est facile de l'expliquer
06:01 parce qu'il dépend de la vitesse de la roue
06:03 et de l'échantillonnage de la caméra.
06:06 Parfois, s'il y a deux positions qui suivent le mouvement,
06:09 notre cerveau invente entre les deux positions,
06:11 le film continue.
06:13 Si entre deux positions, l'image suivante
06:15 donne un mouvement de précession apparent
06:17 parce que la roue a fait plus d'un demi-tour,
06:20 votre machine va inventer le mouvement,
06:22 la direction dans l'autre sens.
06:24 Mais là où ça devient intéressant,
06:26 c'est que même quand vous n'êtes pas au cinéma,
06:28 la prochaine fois que vous êtes sur le périph en voiture,
06:32 vous verrez que dans la vraie vie, on voit aussi des roues qui tournent.
06:35 Ce n'est pas parce qu'on nous a montré des roues,
06:38 c'est parce que nous-mêmes nous fonctionnons comme ça.
06:41 C'est une création, pas de synthèse.
06:43 On remplit les trous, on invente ce qu'on n'a pas vu.
06:46 C'est un exemple.
06:47 -Oui, c'est assez fascinant.
06:49 Mais du coup, ça expliquerait la propension
06:52 à croire le monde continu.
06:53 -Exactement.
06:55 Je crois qu'on a une sorte de...
06:56 Alors, tout ça, on peut ensuite, en biologie, en neurosciences,
07:00 il y a parfois, évidemment, une recherche du sens.
07:03 Pourquoi est-ce que notre machinerie biologique
07:06 a évolué comme ça ?
07:07 On peut imaginer plein de raisons.
07:09 On peut imaginer plein de raisons en évolution darwinienne,
07:13 de se dire, par exemple,
07:14 que, évidemment, c'est plus simple que notre cerveau
07:17 ne traite qu'une portion limitée de la réalité.
07:20 Parce que s'il devait traiter en temps réel tout ça,
07:23 c'est impossible.
07:24 Il serait toujours en retard sur le réel.
07:27 Ca demanderait des capacités plus importantes.
07:29 Deuxième réponse plus intéressante,
07:32 c'est que le fait que nous produisions quelque chose
07:35 que nous n'avons pas aperçu,
07:36 c'est le fait que notre esprit n'est pas là pour recevoir,
07:39 ou, comme vous le disiez, synthétiser,
07:42 mais pour produire, et donc presque pour être en avance.
07:45 Donc, pour être en avance sur la réalité,
07:47 pour faire advenir des choses qui n'existent pas encore.
07:50 Donc, on peut imaginer pourquoi nos systèmes biologiques
07:54 ont évolué comme ça.
07:55 Mais là, et je rebondis sur ce que vous disiez,
07:58 où ça devient fascinant,
07:59 c'est qu'effectivement, le fait de savoir
08:01 que nous fonctionnons comme ça,
08:04 c'est de déclarer un peu cette propension
08:06 à imaginer les choses continues.
08:08 Dans plein d'éléments,
08:09 on imagine que l'espace est continu au sens mathématique.
08:12 Alors que si vous discutez avec des physiciens,
08:15 vous verrez que c'est un débat immémorial,
08:17 mais aujourd'hui très contemporain.
08:19 Est-ce que la matière, l'espace lui-même,
08:22 est discret ou continu ?
08:23 Naturellement, on l'intuitionne comme continu.
08:26 Et le temps aussi.
08:27 Notre introspection du temps est souvent une sorte de temps continu,
08:31 le temps du monde, mais également notre temps à nous.
08:34 Souvent, lorsque l'on pense à celui ou à celle qu'on a été,
08:37 il y a un an, six mois, trente ans,
08:39 on s'imagine souvent dans une continuité de ça.
08:41 Comme vous le disiez, je pense que d'un point de vue
08:44 caméra subjective de l'individu,
08:47 le continu domine.
08:48 Parce que pour plein de raisons,
08:50 on rend en continu des choses qui ne le sont pas
08:53 ou dont nous n'avons pas directement des connaissances continues.
08:57 Donc on produit du continu.
08:58 Je pense que c'est un des facteurs, un des moteurs,
09:01 que lorsque l'on pense la question du lien au monde,
09:04 au reste du monde que nous,
09:05 les autres humains, le reste du monde non humain,
09:08 la nature dans son ensemble, l'univers,
09:10 on a peut-être cette propension,
09:12 guidée par cette intuition immémoriale
09:14 de mouliner du discret en du continu,
09:16 d'imaginer que notre lien est un lien de continuité.
09:19 Là où ça devient intéressant,
09:21 c'est qu'on a pas mal de raisons de penser
09:23 que c'est pas continu.
09:25 Je pense que c'est pas continu.
09:27 Je pense que ce principe de discrétion, de discontinuité,
09:30 est au cœur du fonctionnement de notre esprit, de notre cerveau,
09:33 et que le savoir peut nous aider à repenser ces questions.
09:36 -Ca requestionne la place du sujet. -Exactement.
09:39 -Et d'ailleurs, pour interroger cette position de sujet,
09:42 vous convoquez deux philosophes,
09:44 un petit peu pour polariser deux grandes positions,
09:47 que sont Descartes et Spinoza.
09:49 Est-ce que vous pourriez revenir ?
09:50 -Oui, en plus, ce livre, ça m'a beaucoup amusé,
09:53 de l'écrire comme ça.
09:55 Il a la forme de l'éthique de Spinoza,
09:57 donc c'est une liste de propositions,
09:59 de Scoli, d'Axiome,
10:00 pour lui donner une structure discrète,
10:02 une structure où, justement, la discontinuité du langage...
10:06 Pour moi, c'était un élément fondamental.
10:08 Ce sont des philosophes,
10:10 même si de la modernité, qui peuvent paraître anciens,
10:13 mais qui sont au cœur de cette question.
10:15 -Ils inaugurent la modernité. -Exactement.
10:17 Je pense qu'on est vraiment au cœur de ça.
10:20 Pourquoi ces deux ?
10:21 Parce qu'effectivement, d'un côté, c'est ma lecture de ces philosophes,
10:25 c'est que Descartes, qui va vraiment poser le sujet,
10:28 au sens de subjectivité,
10:31 qui, en se posant cette question, à partir d'où on pense,
10:34 se rend compte que croire pouvoir sortir de soi,
10:36 c'est illusoire.
10:38 Je suis enfermé dans ma citadelle subjective.
10:40 Comment je fais pour essayer de gérer cette question ?
10:43 Tout commence par le sujet.
10:45 Pour moi, ma compréhension du cogito, du "je pense, donc je suis",
10:49 c'est vraiment commencer par ça,
10:51 commencer par ne jamais sortir,
10:53 ou en tout cas, pour viser au-delà de soi,
10:55 de ne pas oublier qu'on pense toujours à travers soi.
10:58 Comme leçon philosophique pour moi,
11:00 l'idée que croire pouvoir sortir de soi,
11:03 c'est pour moi une gageur,
11:04 et souvent une sorte de piège dans lequel on voit bien
11:07 que l'écueil, c'est de penser être sorti de soi
11:10 alors qu'on n'en est jamais vraiment sorti,
11:12 et donc du coup, croire avoir accédé à ce continu
11:15 dans lequel on baignerait tous,
11:17 et donc, il y a une sorte que mon nombril élargit,
11:20 qui se projette sur le monde, en toute bonne conscience.
11:23 Et Spinoza, en face,
11:24 parce qu'évidemment, il doit faire le dire,
11:27 "Je sors de moi, il y a une substance,
11:29 "et cette substance qui se décline avec ses deux attributs,
11:33 "et de dire qu'en fait, là, le monde se pense comme une chose,
11:36 "comme une substance infinie dont nous faisons tous partie."
11:40 Donc voilà, Descartes et Spinoza, les deux sont au coeur de ce livre.
11:43 Ça penche plus vers Descartes, pour l'aspect discret,
11:47 mais Spinoza n'est jamais très loin non plus.
11:49 -C'est bien de réhabiliter un peu Descartes par les temps qui courent.
11:53 -Peut-être, vous avez raison. Oui, alors c'est vrai,
11:56 parce qu'il y a aussi, évidemment, beaucoup de choses
11:59 qu'on peut questionner, mais j'aime bien l'humilité.
12:02 J'aime bien l'humilité, je parle pas en général,
12:05 mais de Descartes. J'aime bien cette idée
12:07 que quand vous réalisez que tout ce que vous pensez,
12:10 tant que vous êtes conscient,
12:12 vous le pensez à partir de ce point d'observation
12:15 sur vous-même et sur le monde dont vous ne pouvez pas sortir,
12:18 j'aime bien cette figure-là.
12:20 -Alors ça a des implications politiques,
12:22 ça a des implications éthiques, même,
12:24 puisque cette position de sujet
12:26 va vous amener à repenser le rapport à l'autre
12:29 et le rapport au collectif. -Oui, absolument.
12:32 Absolument, avec l'idée que le principe qui se dégage...
12:35 Alors peut-être l'éthique que j'essaie de dégager,
12:38 c'est une éthique dans laquelle on commence à chaque fois
12:41 par prendre conscience de notre discrétion.
12:44 Je ne suis pas vous, vous n'êtes pas moi,
12:46 je ne suis pas la nature, le reste de la nature,
12:48 je ne suis pas un fleuve, une forêt.
12:51 Donc une première étape, une prise de conscience
12:53 de la discrétion individuelle.
12:55 Et là aussi, le curseur, c'est l'individu,
12:58 c'est la conscience individuelle,
13:00 avec l'idée que dès lors que, pour différentes raisons,
13:03 il y a des forces, des mouvements, des tendances
13:05 qui veulent déplacer le curseur au-delà du sujet,
13:08 dans des communautés, dans des groupes,
13:11 pour lesquels on veut le faire,
13:13 des causes religieuses, politiques,
13:15 dès lors qu'on perd le sujet,
13:16 ou qu'on "sacrifie" le sujet, l'individu,
13:19 dans cette éthique-là, ça ne fonctionne pas,
13:21 celle que je propose.
13:23 Mais on peut déplacer le curseur en infrasujet.
13:25 Dans certaines formes d'écologie politique un peu radicale,
13:29 on peut se dire, en fait,
13:30 nous sommes tous constitués de matériaux biologiques,
13:33 le sujet, c'est une structure éphémère,
13:36 subjective, avec tout son narcissisme étriqué,
13:38 donc on peut essayer de déplacer le curseur en bas.
13:41 Cette éthique a un cap fixe, qui est le sujet,
13:44 c'est l'individu conscient.
13:45 À partir de là, il y a deux temps.
13:47 Le premier temps, qui est de reprendre conscience,
13:50 lorsqu'on a une question à se poser,
13:52 de cette discrétion fondamentale du sujet.
13:55 Et ensuite, il y a un deuxième temps,
13:57 qu'on n'est pas obligé de faire,
13:59 qui est optionnel et qui demande de l'engagement,
14:02 de la lucidité,
14:03 et puis aussi, moi, j'aime bien du panache,
14:05 c'est de se dire, sachant que je suis discret,
14:08 je vais oser ce que j'appelle le "comme si" de continuité.
14:11 Je ne vais pas croire que je suis en continuité
14:14 avec le reste du monde,
14:15 mais je vais considérer que je suis dans ce "comme si".
14:18 Non pas une simulation du mensonge,
14:20 mais une simulation de la volonté.
14:22 Je décide en toute connaissance de cause,
14:25 et ce panache, parce qu'il y a un peu de ridicule,
14:27 c'est pas comme ça que nous sommes,
14:29 mais je vais faire comme ça.
14:31 Je m'engage dans ce "comme si" de continuité
14:34 pour penser le lien avec le reste du monde.
14:36 C'est un point simple. On peut se rendre compte
14:39 que la meilleure façon de penser le lien
14:41 à quelqu'un ou à quelque chose qui n'est pas vous,
14:44 c'est de commencer par prendre conscience
14:46 de la discontinuité, de la séparation.
14:48 Si on imagine qu'on est dans un grand tout,
14:51 la notion de lien n'a plus de sens.
14:53 Vous n'avez plus besoin d'être en lien avec vous-même.
14:56 La séparation est la condition première
14:58 de valoriser le lien, sinon, il n'y a pas d'idée de lien.
15:01 C'est ça, l'appareil auquel j'aboutis,
15:03 et effectivement, on peut ensuite l'utiliser
15:06 pour l'éclairer sur les grandes questions contemporaines,
15:09 sur les luttes progressistes, sur les questions de fin de vie.
15:13 -Sur la question de la fin de vie, par exemple.
15:15 -Sur la fin de vie, en fait, il y a deux aspects.
15:18 Il y a un aspect que je ne traite pas beaucoup dans ce livre,
15:21 qui est, disons, l'aspect législatif.
15:24 Par exemple, est-ce qu'on va vers une loi
15:26 qui changerait au-delà de la loi Claes-Leonetti ?
15:29 Donc, il y a une dimension législative
15:31 qui, à vrai dire, m'intéresse peu.
15:33 Je suis médecin, donc j'ai un rapport
15:35 avec les patients. L'inquiétude première que j'ai
15:38 dans l'idée d'une évolution législative sur la fin de vie,
15:41 elle se ramène à un principe, pour moi, à un risque,
15:44 qui est le risque, on pourrait l'appeler, le risque normatif.
15:48 Le risque de considérer que si, dans une situation donnée,
15:51 pathologique, la majorité des gens choisissent ça,
15:54 alors ce patient ou cet homme ou cette femme
15:56 qui est en situation, dans son histoire,
15:59 fait qu'à un moment donné, confronté à cette situation
16:02 de grande fragilité, s'engage dans un chemin ou dans l'autre,
16:05 et il y a une influence sur cette sorte de pouvoir d'autonomie
16:09 du sujet, guidée par des principes normatifs.
16:11 Une société qui, d'une manière ou d'une autre,
16:14 dit que dans 95 %, les gens dans son état font ça.
16:17 C'est le seul élément.
16:18 Pour la question dont vous parliez,
16:20 sur ce principe, ça a rebondi
16:23 sur le lien que nous avons avec nous-mêmes.
16:25 C'est de bien prendre conscience du fait qu'effectivement,
16:29 non seulement je suis en discontinuité
16:31 avec le reste du monde, mais aussi avec celui que j'ai été
16:34 à l'époque, ce qui veut dire qu'à chaque instant,
16:37 je suis comme une sorte de cingleton,
16:39 ces ensembles à un seul élément, qui, du haut de ma subjectivité,
16:42 ici et maintenant, pense quelque chose.
16:44 On est à chaque fois là-dedans, donc c'est très important.
16:48 Mais pour autant, de garder à l'esprit
16:50 cette discrétion de nous avec nous-mêmes.
16:53 Il n'est pas nécessaire que je reste en accord
16:55 avec celui que je suis maintenant, à l'instant ou au moment suivant
16:59 ou au moment précédent.
17:00 Et donc, de là, j'en tire pas un principe univoque,
17:03 mais juste ce rappel, cette lucidité de se dire
17:06 ce que je crois vouloir ici et maintenant,
17:08 ça s'applique pour ici et maintenant,
17:10 mais si je décide de l'appliquer à celui que je serais,
17:13 il y a une forme de violence de soi à soi.
17:16 Parfois, il faut être violent, sans doute,
17:18 mais simplement de le savoir, en connaissance de cause.
17:21 Dans la vraie vie, il m'est arrivé,
17:23 comme beaucoup de collègues, de médecins,
17:26 de voir tous les cas de figure.
17:27 Il m'est arrivé de voir quelqu'un qui s'était arrangé
17:30 pour pouvoir, en connaissance de cause,
17:33 mettre fin à ses jours, s'il était en perte d'autonomie,
17:36 je vais pas donner de détails,
17:37 et qui, une fois dans cette situation, veut vivre.
17:40 Et vous voyez l'inverse, une fois de plus.
17:43 -Oui, bien sûr. La continuité à soi-même
17:45 est là aussi de l'ordre d'une production permanente.
17:48 -Exactement. Elle est d'une production permanente.
17:51 Les neurosciences contemporaines,
17:53 où cette activité de clinicien, de neuropsychologie,
17:56 est une fenêtre, mais on a aussi d'autres fenêtres.
17:59 J'aime bien citer souvent des exemples littéraires.
18:02 Ce qui m'avait le plus marqué, c'est dans la recherche Proust,
18:05 quand il y a le volume où Albertine s'en va,
18:08 il y a ce petit passage où le narrateur se rend compte
18:11 qu'en fait, il est habité par une multiplicité de lui-même,
18:14 de soi, qui, à chaque instant,
18:16 le moment où il s'assoit sur un fauteuil,
18:18 le moment où il met ses pieds dans des chaussons,
18:21 le moment où il va chez le coiffeur,
18:23 il vit l'expérience qu'à chaque fois,
18:25 ce moi qu'il est à ce moment-là
18:27 apprend, comme si c'était pour la première fois,
18:30 le départ d'Albertine.
18:32 C'est une multiplicité d'individus qui ne sont pas simultanés,
18:35 mais qui, à chaque instant, semblent être en discontinuité.
18:38 On trouve ces idées, mais il y en a beaucoup d'autres.
18:41 On peut donner une incarnation à cette idée.
18:44 -La question de la métaphore pour passer,
18:46 d'un point de vue à un autre, de votre spécialité,
18:49 certaines pathologies neurologiques,
18:52 à un état des lieux du collectif.
18:55 Alors, je ne sais pas, prenons une pathologie
18:57 sur laquelle vous auriez travaillé,
18:59 je sais pas, que ce soit...
19:01 C'est souvent des pathologies discontinuistes,
19:04 la schizophrénie... -Vous avez raison.
19:06 Il y a peut-être deux points de départ fondamentaux.
19:09 Quand vous faites de la neurologie,
19:11 et notamment la neurologie de la pensée,
19:13 des émotions, des comportements,
19:15 ce qu'on appelle la neuropsychologie,
19:17 cette dimension-là, notre discipline,
19:20 qui a à peu près 250 ans,
19:21 est marquée par le principe de dissociation.
19:24 C'est-à-dire qu'en gros, derrière l'unicité
19:26 et la continuité apparente d'une fonction mentale donnée,
19:30 le langage, la mémoire, la conscience,
19:32 en fait, les troubles de ces fonctions
19:34 provoquées par des lésions du cerveau
19:36 ou des dysfonctionnements du cerveau
19:38 vont nous révéler, chez des malades,
19:40 une discontinuité, une multiplicité,
19:42 une sorte de mécano de choses qui,
19:44 lorsqu'elles sont dissociées,
19:46 on voit que ce ne sont pas les mêmes,
19:48 mais lorsque tout va bien... -On ne le voit pas.
19:51 -Exactement. On ne le voit pas,
19:53 mais elles restent différentes. C'est ça.
19:55 C'est ça, la valeur ajoutée de notre discipline.
19:58 Quand vous êtes neurologue et aussi psychiatre,
20:00 que vous vous intéressez à cette pathologie,
20:03 vous intéressez aux patients pour comprendre
20:05 ce qu'ils ont aidé, comme tout le reste de la médecine.
20:08 Et en plus, il s'avère qu'avec cet effet,
20:11 entre guillemets, sans aspect péjoratif, évidemment,
20:14 mais l'aspect caricaturant que provoque
20:16 sur notre fonctionnement, l'aspect de révélateur,
20:19 on découvre des choses qu'on n'aurait pas imaginées autrement,
20:23 ou en tout cas, beaucoup plus difficilement.
20:26 Par exemple, quand on découvre, fin 19e, début 20e,
20:28 que des patients massivement amnésiques
20:30 ne peuvent plus fixer un nouveau souvenir conscient,
20:33 la mémoire épisodique,
20:35 on est capable de mémoriser plein d'autres choses,
20:38 des souvenirs perceptifs, moteurs, olfactifs,
20:40 des apprentissages.
20:42 On découvre, et c'est la version contemporaine,
20:44 que derrière la mémoire au singulier,
20:46 on a une multiplicité, une douzaine de mémoires différentes.
20:50 Tout ça pour vous dire que ce qui peut paraître
20:52 comme une marotte ou une obsession de la discontinuité,
20:56 c'est qu'on est entré dans la mécanique de la pensée du cerveau.
20:59 La continuité, c'est le fruit d'une sorte d'unification
21:02 qui produit cette impression de continuité du monde,
21:05 mais aussi de nous.
21:06 Mais le facteur premier, le niveau premier,
21:08 est plutôt à voir du côté de la discontinuité.
21:11 La schizophrénie, c'est un exemple.
21:13 Le 1er symptôme de la schizophrénie,
21:15 c'est la dissociation de l'esprit.
21:18 Là, c'est justement, d'une certaine manière,
21:21 on pourrait dire une faillite par la pathologie psychiatrique,
21:25 d'assurer chez le sujet cette continuité.
21:27 Donc on a besoin que ça continue.
21:29 On a besoin, pour faire sens à nous-mêmes,
21:31 d'avoir une certaine notion de continuité.
21:34 C'est pour ça que, parfois, on me dit,
21:36 "Ton livre s'appelle 'La paulologie de la discrétion'",
21:39 mais je ne mets pas la continuité au placard.
21:41 Les deux ne sont pas confrontables.
21:43 -Sinon, on en reste dans une forme de pathologie
21:46 où on ne peut plus faire articuler de formes de mémoire.
21:50 -Exactement. Et puis, dans une version, disons, éthique,
21:54 je le développe,
21:56 que ce principe radical de la discrétion,
22:00 c'est une forme d'égoïsme radical,
22:02 au sens... Rien de péjoratif, c'est descriptif.
22:04 Si on s'engage sur une discrétion radicale,
22:07 on est déjà égoïste avec nous-mêmes,
22:10 donc on ne peut être qu'égoïste avec les autres.
22:13 C'est une éthique ou une morale, comme on veut,
22:15 mais c'est descriptif.
22:17 Autrement dit, "La paulologie de la discrétion",
22:19 mais derrière, il y a cette tension.
22:22 On a besoin des deux principes, du discontinu et du continu.
22:25 L'acte de naissance des neurosciences contemporaines,
22:28 c'est un prix Nobel en 1906,
22:29 quand un chercheur espagnol, Ramón y Cajal,
22:32 très connu dans notre domaine,
22:34 découvre que les neurones, que tout le monde connaît de nom,
22:37 au niveau de leur contact, c'est son expression à lui,
22:40 ils entretiennent des relations de contiguïté
22:43 et pas de continuité.
22:44 C'est l'acte de naissance de la discrétion neuronale.
22:47 Il a eu le prix Nobel pour ça.
22:49 Il a éliminé le deuxième chercheur qui a eu le prix Nobel,
22:52 un immense chercheur italien,
22:54 mais qui lui pensait que le cerveau était continu.
22:56 Il a eu le prix Nobel parce qu'il a inventé la technique
22:59 que Cajal a utilisée pour contredire...
23:02 -Pour démontrer l'inverse. -Exactement.
23:04 Il y a un côté, ça allait l'émission de Jacques Martin,
23:07 où tout le monde a 20 à la fin.
23:09 Les deux ont le prix Nobel en même temps.
23:11 -Ca raconte bien la tension
23:13 entre les deux principes qui continuent de jouer.
23:16 -Il y a un aspect analogique ou métaphorique
23:18 dans lequel on est toujours là.
23:20 Projeter ces questions sur les débats contemporains.
23:23 Là aussi, je prends des exemples de mouvements de lutte
23:27 pour, par exemple, contre des discriminations
23:30 ethniques, religieuses, sociales.
23:32 Evidemment, la lutte contre les discriminations,
23:34 il faut lutter contre les discriminations.
23:37 Maintenant, c'est les moyens de cette lutte.
23:39 Je pense que chaque fois que cette lutte
23:42 va pouvoir justifier le fait de déplacer le curseur
23:46 au-delà de cet élément individuel discret
23:48 qui n'est pas en continuité avec les autres,
23:51 ça pose pour moi problème.
23:53 Le fait d'imaginer qu'on puisse interdire ou censurer,
23:56 je prends cet exemple parce qu'il existe,
23:58 qu'une poétesse néerlandaise,
24:02 homosexuelle, blanche,
24:03 traduise une poétesse américaine, noire,
24:06 qu'on dise non parce que vous n'êtes pas de la même...
24:09 Pour moi, c'est un problème.
24:11 Faire ça, c'est d'abord empêcher
24:13 cette décision discrète, individuelle,
24:15 de dire où je suis né, qui je suis,
24:17 quelle que soit mon identité, mon genre.
24:20 Si je décide d'incarner ou de m'associer à telle lutte,
24:23 je dois pouvoir le faire.
24:24 Et inversement, le deuxième effet pervers,
24:27 c'est que d'imaginer que seul,
24:29 je prends cet exemple d'Amanda Gorman
24:31 qui a écrit ce poème à l'époque d'Obama,
24:33 l'idée qu'il faudrait que la traductrice de ce poème
24:36 partage des critères collectifs
24:38 qui associent la poétesse à ses traducteurs,
24:41 et qui a aussi implicitement l'idée
24:43 qu'en fait, les femmes hétérosexuelles noires
24:46 sont dans une continuité, toutes les mêmes,
24:48 ce qui est absurde.
24:50 Une fois de plus, ce curseur, c'est de dire
24:52 que pour toutes ces luttes-là,
24:54 il faut concentrer, mettre en avant
24:56 que le premier niveau de valeur indépassable,
24:59 c'est l'individu conscient, discret.
25:01 A partir de là, on fait des "comme si" de continuité
25:04 avec différents principes.
25:06 C'est la déclinaison de cette étiquette.
25:08 -L'individu comme condition de possibilité
25:11 pour l'individualisme à tout crin. -Exactement.
25:13 -Le libéralisme est aussi une forme de continuisme.
25:16 -Exactement. C'est étonnant. Un des points émoteurs pour moi,
25:20 c'est que notre fils aîné, Nathan,
25:23 quand j'étais depuis deux ans dans cette aventure,
25:25 m'a dit "Est-ce que t'as lu la thèse de Marx,
25:28 "la thèse du jeune Marx ?"
25:29 C'était une thèse sur l'atomisme de Démocrite et Epicure,
25:33 un texte assez court.
25:34 Ca tombait comme une révélation,
25:36 de se dire que cette histoire de discret...
25:38 Les atomes, c'est ça. Est-ce que la matière, c'est des atomes ?
25:42 Qu'est-ce qu'il y a des entités discrètes, fondamentales ?
25:45 Cette résonance n'est pas uniquement sur la matière,
25:48 mais sur l'individu et le collectif.
25:50 De voir que cette paire de lunettes discrètes continue,
25:53 j'étais pas le premier à l'utiliser pour penser
25:56 le lien entre l'individu et le collectif.
25:58 Ca pouvait avoir des portées... -Marx l'avait fait avant vous.
26:02 -Donc, voilà, c'est ça, sur les épaules de géants.
26:05 Du coup, ça veut dire aussi que cette question-là,
26:08 lorsqu'on commence à jouer avec elle,
26:10 elle est fascinante, parce qu'elle est complexe.
26:13 Vous commencez par vous en emparer.
26:15 Les gens vont dire que pour eux, le plus important,
26:18 c'est l'individu, que vous soyez de gauche, de droite.
26:21 La plupart des discours vont perdre en cours de route cet aspect-là,
26:25 pour des raisons de...
26:26 Le but ultime d'une lutte politique.
26:28 Alors, effectivement, comme vous le disiez,
26:31 dans le libéralisme, mais aussi dans des pensées d'extrême-gauche,
26:35 il y a parfois un point commun, une méta-invariance,
26:38 où parfois, vous perdez le sujet.
26:39 En fin de compte, c'est plus l'individu qui compte,
26:42 c'est l'humanité.
26:43 Mais l'humanité peut exister que s'il y a une collection de sujets.
26:47 Avec l'idée que c'est pas parce que nous sommes séparés
26:50 que nous ne faisons pas ensemble.
26:52 -La condition de possibilité d'être ensemble,
26:55 c'est d'être séparés. -Exactement.
26:57 -Merci, Lionel Nakache. -Merci, Mazarine Pinjot.
27:00 SOUS-TITRAGE : RED BEE MEDIA
27:03 ...

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