Le Château De Cristal Marie Delorme livre audio gratuit en français

  • l’année dernière
Le frère et la soeur, Yvon et Yvonne sont fort proches.

« Un jour que, selon son habitude, elle était partie de bonne heure avec son chétif troupeau, elle rencontra, sur son chemin, un jeune homme beau comme le jour, et vêtu de soie et d'or, comme un prince. Elle le regardait, éblouie ; quelle fut sa surprise lorsqu'il s'approcha d'elle et lui dit : « Voudriez-vous vous marier avec moi, jeune fille ? » Elle se troubla, baissa les yeux... » etc...

Le magnifique seigneur épouse Yvonne, l'emmène chez lui dans son Palais de Cristal. Un an après...

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Amusant
Transcription
00:00 Conte du pays d'Armor de Marie de Lorme
00:05 Conte douzième, le château de Cristal
00:09 1.
00:10 Il y avait une fois deux pauvres gens, mari et femme, qui avaient sept enfants, six garçons
00:15 et une fille.
00:16 Le plus jeune des fils, Yvon, et sa sœur Yvonne, étaient d'un caractère aimable
00:21 et doux.
00:22 Ils semblaient un peu simples d'esprit, et leurs frères les taquinaient, les tourmentaient
00:26 en cent façons, abusant de leur simplesse pour ne leur laisser que les tâches les plus
00:31 pénibles et la plus chétive nourriture.
00:34 Yvon ne se révoltait jamais, et Yvonne non plus, mais elle était toujours triste, et
00:39 on la voyait bien rarement sourire.
00:41 C'était pourtant une jolie fille, et si elle avait été heureuse et bien parée,
00:45 personne dans le pays n'aurait pu lutter de beauté avec elle.
00:49 Mais, moitié à cause de sa pauvreté, moitié à cause du peu de soins que sa mère avait
00:54 d'elle, la malheureuse petite ne portait jamais que les plus humbles vêtements.
00:58 Tous les matins, quelque temps qu'il fit, on l'envoyait sur la lande garder les vaches
01:03 et les moutons avec un morceau de pain d'orge ou une galette de blé noir pour toute pittance,
01:08 et elle ne revenait que le soir au coucher du soleil.
01:11 Un jour que, selon son habitude, elle était partie de bonheur avec son chétif troupeau,
01:17 elle rencontra sur son chemin un jeune homme beau comme le jour et vêtu de soie et d'or
01:22 comme un prince.
01:23 Elle le regardait, éblouie.
01:25 Quelle fut sa surprise lorsqu'il s'approcha d'elle et lui dit « Voudriez-vous vous marier
01:30 avec moi, jeune fille ? » Elle se troubla, baissa les yeux et répondit d'un air modeste
01:36 « Je ne sais pas, monseigneur, il faut que je demande à mes parents la permission de
01:40 me marier.
01:41 Vous la donneront-ils ? Qui sait, mon Dieu ! » Je n'ai guère de contentement par eux,
01:47 et de larmes coulèrent sur ses joues.
01:49 Le jeune homme en eut pitié.
01:51 « Demain à la même heure, vous me retrouverez ici, » dit-il.
01:54 « Rapportez-moi une réponse, ma douce Yvonne, et ne pleurez plus, » ajouta-t-il en essuyant
01:59 les pleurs de la pauvre fille.
02:01 Elle disparut alors.
02:03 Yvonne, toute la journée, ne fit que rêver à lui.
02:06 Le soir, elle revint à la maison, chantant d'un cœur gai tout en chassant ses moutons
02:11 devant elle.
02:12 « Qu'a donc Yvonne pour chanter ainsi ? » dit Erwann, le frère aîné, tout surpris.
02:17 « Jamais nous ne l'avons vue si contente.
02:19 Je vais le savoir, » dit sa mère, et elle courut à l'étable où la jeune fille faisait
02:24 rentrer son troupeau.
02:25 Celle-ci répondit sans embarras à toutes les questions, raconta son aventure et demanda
02:31 la permission d'épouser le bel inconnu.
02:33 « Pauvre sotte ! » s'écria sa mère.
02:35 « Quel conte me faites-vous là ? Vit-on jamais un seigneur tel que celui dont vous
02:39 me parlez épouser une petite bergère ? Il a voulu se moquer de vous.
02:43 — Non, ma mère, » répondit Yvonne, avait plus d'assurance qu'elle n'en montrait
02:47 d'ordinaire.
02:48 « Il a vraiment l'intention de m'épouser, puisqu'il n'attend que votre consentement.
02:52 — Pourquoi voulez-vous vous marier, je vous le demande, pour être malheureuse ?
02:56 — Je ne serai jamais plus que je ne le suis, » dit Yvonne d'une voix grave et triste.
03:02 Sa mère ne sut que répondre.
03:04 Elle haussa les épaules, lui tourna le dos et s'en alla.
03:07 Le lendemain matin, au lever du soleil, la bergère fit sortir son troupeau et le conduisit
03:13 à la lande.
03:14 Au même endroit que la veille, elle rencontra le beau jeune homme qui lui dit de nouveau
03:18 « Voulez-vous être ma femme ? — Je veux bien, » répondit-elle en rougissant.
03:23 « Mais venez faire votre demande chez mes parents.
03:26 — Très volontiers, partons tout de suite.
03:28 » La famille d'Yvonne fut dans une telle stupéfaction en voyant ce beau prince si
03:33 richement paré.
03:34 Vouloir épouser la petite bergère, que père, mère et frère dirent oui sans hésiter,
03:40 on fixa le jour de la cérémonie et le prince partit après avoir promis de se charger de
03:45 tous les frais d'Enos.
03:47 Elles furent célébrées avec beaucoup de pompe et de solennité.
03:51 Le marié vint chercher l'épousée dans un superbe char tout doré, attelé de quatre
03:56 chevaux blancs, qui avaient des harnais d'or et des housses de draps d'argent, toutes
04:00 garnies de pierreries.
04:02 Sur leur tête se balançait un haut panache de plumes roses.
04:06 Le garçon d'honneur était presque aussi beau et bien paré que le marié, et tous
04:10 deux brillaient comme le soleil.
04:12 Aussitôt après le repas, le prince se leva de table et dit à Yvonne de monter dans le
04:17 char.
04:18 — Ne puis-je aller chercher mes vêtements ? demanda-t-elle.
04:20 — C'est inutile.
04:21 Vous en trouverez tant que vous voudrez et de bien plus beaux dans mon palais.
04:25 N'emportez rien d'ici et venez, belle Yvonne.
04:28 Elle lui obéit et se plaça sur le char à côté de lui.
04:32 Au moment où ils allaient partir, ses frères s'écrièrent, — Ne pourrons-nous savoir
04:36 où vous allez quand nous voudrons revoir notre sœur ? Où la trouverons-nous ?
04:40 — Au château de Cristal, de l'autre côté de la mer Noire, dit le prince.
04:45 Il fit un signe.
04:46 Les quatre chevaux sans le verre prirent le galop et tout disparut en quelques minutes.
04:51 II
04:52 Il y avait environ un an qu'Yvonne était mariée.
04:55 Ses parents, grâce aux libéralités du prince, vivaient dans une grande aisance, mais ils
05:01 n'avaient eu aucune nouvelle de leur fille.
05:03 Les cinq fils aînés, désireux de voir du pays et aussi de savoir si leur sœur était
05:08 heureuse avec son mari, résolurent de partir à sa recherche.
05:12 Ils se fournirent de tout ce qui leur était utile en habillement, armes et provisions,
05:17 ils montèrent les meilleurs chevaux qu'ils purent se procurer et firent leur adieu à
05:22 la famille.
05:23 Yvonne les avait en vain suppliés de l'emmener, la prospérité ne les avait pas rendus meilleurs,
05:28 et le pauvre enfant fut repoussé brutalement.
05:31 Ils s'en allaient, pleurant, car ils chérissaient sa sœur Yvonne et ne pouvaient se consoler
05:36 d'en être séparés.
05:37 II
05:38 Les cinq cavaliers partirent un beau matin, leurs bourses étaient bien garnies, leurs
05:42 montures excellentes.
05:43 On peut voyager longtemps dans de telles conditions sans se lasser.
05:47 Ils allaient donc toujours devant eux du côté du soleil levant, demandant partout où se
05:52 trouvait le château de Cristal et recevant partout la même réponse « Plus loin, encore
05:57 plus loin ». Après avoir traversé bien des pays divins,
06:00 ils arrivèrent sur la lisière d'une grande forêt qui avait au moins cinquante lieues
06:05 de tour.
06:06 Ils se consultèrent avant de s'y engager, car ils craignaient de s'y égarer ou même
06:10 de s'y perdre sans retour, tant elle leur paraissait sombre et touffue.
06:14 Un vieux bûcheron à barbe blanche vint à passer près d'eux.
06:17 « Bonjour, grand-père, dit Yvonne, savez-vous le chemin du château de Cristal ?
06:22 — Bonjour, mes fils, bonjour.
06:23 Je ne suis jamais allé dans l'endroit que vous dites, mais je sais que dans la forêt
06:28 il y a une longue avenue qu'on appelle l'allée du château de Cristal.
06:31 Sans doute, c'est parce qu'elle y conduit.
06:33 » Les jeunes gens furent bien joyeux d'apprendre qu'ils approchaient enfin du but de leur
06:38 voyage.
06:39 « Où trouverons-nous cette avenue ? demandèrent-ils.
06:41 — Pas bien loin d'ici.
06:43 Marchez encore pendant une demi-heure environ, et sur votre droite vous en verrez l'entrée.
06:48 »
06:49 Les donnèrent un écu au vieux bûcheron et suivirent ses instructions.
06:52 Ils trouvèrent en effet l'avenue.
06:54 Son nom était inscrit sur un poteau ; ils ne pouvaient se tromper et s'y engagèrent
06:59 sans hésitation.
07:00 Ils n'avaient pas fait cent mètres qu'ils entendirent un grand bruit au-dessus de leur
07:04 tête.
07:05 On aurait dit d'un orage passant sur les cimes des arbres.
07:08 Le tonnerre roulait en grondement sourd, et les éclairs se succédaient avec rapidité.
07:13 Les chevaux effrayés refusaient d'avancer ou menaçaient de s'emporter, et leurs cavaliers
07:18 avaient toutes les peines du monde à les maintenir.
07:20 Au bout d'une heure, l'orage se calma, mais la nuit était venue et l'inquiétude
07:26 commença à saisir les cinq frères.
07:27 « Je ne sais trop où et comment nous allons passer la nuit, » dit l'aîné en regardant
07:33 autour de lui.
07:34 « Cette forêt doit être remplie de bêtes fauves.
07:36 Nos chevaux seront dévorés, et peut-être nous-mêmes aussi.
07:39 Si nous n'étions pas trop loin du château de Cristal, ce que nous aurions de mieux à
07:43 faire serait de continuer notre route.
07:46 En nous pressant un peu, nous commençons à voir où nous en sommes.
07:49 Le bois semble de plus en plus épais à mesure que nous avançons.
07:52 « Je crois que j'ai trouvé un moyen de nous renseigner, » dit le cadet qui était
07:56 svelte et à droite.
07:58 Il se mit à grimper avec agilité sur un grand chêne, près duquel il s'était arrêté.
08:03 « Que vois-tu ? » eussent crié d'en bas ses frères.
08:05 « Je ne vois que des arbres, des arbres, à droite et à gauche, de tous les côtés,
08:10 au loin, au loin.
08:12 » Ils descendit du chêne, et tous se remirent en marche, mais la nuit devint si noire qu'ils
08:17 ne parvenaient plus à se diriger dans la forêt.
08:19 Une seconde fois, le jeune homme grimpa sur un chêne.
08:23 « Vois-tu quelque chose cette fois ? » lui crièrent ses frères avec anxiété.
08:27 « Oui, je vois un grand feu, là-bas.
08:30 » « De quel côté ? »
08:31 « Je ne puis pas vous le dire d'en haut, vous ne me comprendriez pas.
08:34 » « Laisse tomber ton chapeau par terre dans la direction du feu et descends.
08:38 » Il obéit, retrouva son chapeau, et les voyageurs reprirent leur pénible course dans
08:43 l'espoir de trouver quelques habitations.
08:45 Au bout d'un quart d'heure environ, ils virent la lueur rougeâtre éclairer la forêt.
08:50 Cela leur donna du courage.
08:52 Ils en avaient besoin, car de nouveau un formidable orage passa sur leur tête.
08:57 Les arbres s'entrechoquaient et craquaient.
09:00 Des branches cassées et des éclats de bois tombaient de tous côtés.
09:04 Vent, grêle, tonnerre, éclair, tout faisait rage.
09:08 Les malheureux voyageurs, éperdus, aveuglés, ne savaient plus où ils en étaient.
09:13 Tout à coup la tempête cessa subitement, le silence se rétablit, les étoiles reparurent
09:19 sur un ciel clair, et la nuit redevint belle et sereine.
09:23 Leurs chevaux, qui pendant l'orage n'avaient cessé de trembler et avaient résisté à
09:27 tous les efforts faits pour les entraîner, se mirent en marche d'un bon pas, et les
09:32 cinq frères arrivèrent près du feu.
09:34 Une grande vieille, toute barbue, avec des dents longues et branlantes, y jetait force
09:39 bois pour l'entretenir.
09:41 Heroine s'avança vers elle et lui dit d'un air qu'il s'efforça de rendre aimable
09:46 « Bonsoir, grand-mère, pouvez-vous nous enseigner le moyen d'arriver au château
09:50 de cristal ? — Oui, vraiment, mes enfants, je puis vous montrer le chemin, mais faites
09:55 mieux.
09:56 Attendez ici que mon fils aîné soit rentré.
09:58 Il vous donnera des nouvelles toutes fraîches du château de cristal, car il y va tous les
10:02 jours.
10:03 Ne va pas tarder, peut-être même l'avez-vous vu dans la forêt.
10:06 — Nous n'avons vu personne, grand-mère.
10:08 — Si vous ne l'avez pas vu, vous l'avez entendu probablement, car il fait du bruit
10:12 là où il passe, celui-là.
10:14 Écoutez, justement le voilà qui arrive.
10:16 En effet, un vacarme, pareil à celui qui les avait déjà épouvantés, se faisait
10:22 entendre, et leur parut même encore plus terrible.
10:25 — Cachez-vous vite là, sous les branches d'arbres, dit la vieille, et ne vous montrez
10:29 pas, car mon fils, quand il rentre, a toujours grand faim.
10:32 S'il vous voit, il voudra vous manger.
10:34 Les cinq frères se blottirent sous un vaste amas de fagots, et à la lueur du feu, ils
10:39 virent descendre du ciel un géant d'une figure farouche.
10:43 Il était vêtu de peau de bête et couronné d'une branche de chêne ployée.
10:47 Aussitôt qu'il eut touché terre, il les tourna la tête de droite et de gauche.
10:52 — Il y a de la viande fraîche ici, s'écria-t-il.
10:55 Il faut que j'en mange tout de suite, car je meurs de faim.
10:57 — Vous voulez toujours tout manger, dit la vieille.
11:00 Ne pourriez-vous attendre un peu que votre souper soit prêt ?
11:03 — Il n'y a pas besoin de t'en faire de cuisine.
11:06 Voilà cinq petits chrétiens dont je ferai mon affaire.
11:09 La vieille le regarda avec des yeux menaçants et lui montra un gros bâton qu'elle tenait.
11:14 — Gare à vous, dit-elle, si vous les touchez seulement du bout du doigt.
11:17 Grand brutal que vous êtes ! Croyez-vous que je vais vous laisser faire du mal à vos
11:21 propres cousins, les fils de ma sœur, des enfants si gentils, si sages, qui sont venus
11:26 ici exprès pour me voir ?
11:27 Le géant se calma.
11:29 Il semblait d'ailleurs avoir grand peur du bâton maternel.
11:33 — Si ce sont mes cousins, je ne leur ferai rien, dit-il.
11:36 Du moment que j'ai à souper, je ne tiens pas à les manger.
11:39 Faites-les sortir de là-bas, qu'on les voit.
11:41 La vieille amena les cinq frères.
11:44 Le géant les regarda curieusement.
11:46 — C'est vrai qu'ils sont très gentils, s'écria-t-il.
11:50 On dirait des joujoux.
11:51 Mais comme ils sont petits, mes cousins, ma mère !
11:53 C'est que ma sœur, qui était bien moins grande que moi, a épousé un homme ordinaire.
11:58 Et mon mari, votre père, était un géant comme vous.
12:02 Ah ! ah ! ah ! Ils sont vraiment drôles, ces petits bonshommes.
12:05 Je ne les mangerai pas, je vous le promets.
12:07 — C'est bon, je crois à votre promesse.
12:10 Mais ce n'est pas tout ce que vous pouvez faire pour des parents que de ne pas les manger.
12:13 Il faut aussi leur rendre service.
12:15 — Et quel service puis-je bien leur rendre ?
12:18 — Les conduire au château de Cristal, où ils veulent aller.
12:21 — Hum ! hum ! Vous m'en demandez beaucoup.
12:24 Écoutez, je ne peux pas les conduire jusqu'au château de Cristal, mais je puis les mettre
12:29 sur la voie et faire avec eux un bon bout de chemin.
12:32 — Merci, cousin, nous n'en demandons pas davantage, dirent les cinq frères.
12:36 — Bon, je suis bien aise que vous vous contentiez si facilement.
12:41 Couchez-vous là, près du feu, car il faut que nous partions demain matin de bonne heure.
12:44 Je vous éveillerai quand le moment du départ sera venu.
12:48 Les jeunes gens s'envolopèrent de leur manteau, s'étendirent près du feu, la tête appuyée
12:53 sur des fascines, et firent semblant de dormir, mais ils ne dormaient pas, car ils n'osaient
12:58 pas trop se fier à leur cousin, le géant.
13:00 Celui-ci s'était mis à souper.
13:03 À chaque bouchée, il avalait un mouton et de temps à autre s'arrêtait pour boire
13:08 un coup dans une grande cruche de cidre, puis il poussait un grognement de satisfaction
13:14 et recommençait.
13:15 Son souper fini, il allongea son grand corps sur la mousse et ronfla bientôt comme un
13:21 orgue.
13:22 À minuit juste, il se levant.
13:23 — Allons, debout, cousin, cria-t-il.
13:25 Il est temps de partir.
13:27 Les cinq frères se levèrent, il leur commanda de monter sur leurs chevaux et de venir ainsi
13:33 se placer sur un grand dranois qu'il avait étendu sur la terre près du foyer.
13:37 Ils obéirent sans maudire et virent avec étonnement le géant entrer dans le feu que
13:43 sa mère alimentait en y jetant de grandes brassées de bois sec.
13:47 À mesure que la flamme augmentait, on entendait un bruit semblable à celui qui s'était
13:52 fait dans la forêt et peu à peu l'audra se soulevait de terre en levant avec lui hommes
13:57 et chevaux.
13:58 Quand les habits du géant furent consumés, il prit la forme d'une énorme boule de
14:03 feu et monta très haut.
14:05 L'audra noir le suivit et les cinq frères voyagerent ainsi pendant quelque temps.
14:11 À l'aube du jour, ils se trouvaient au-dessus d'une grande plaine.
14:15 Le géant y fit descendre l'audra et dit à ses cousins, — Vous voilà sur le chemin
14:20 du château de cristal.
14:21 Tirez-vous d'affaires comme vous pourrez maintenant, car je ne puis vous conduire plus
14:25 loin.
14:26 Les voyageurs le remercièrent et il continua sa route.
14:29 Ils regardèrent autour d'eux et furent très étonnés de l'étrange pays où ils se trouvaient.
14:35 À perte de vue s'étendait une plaine partagée en deux moitiés bien différentes l'une de
14:41 l'autre.
14:42 D'un côté elle était aride et brûlée par le soleil.
14:46 On n'y voyait que des pierres, des bruyères à demi desséchées et des agents grisâtres.
14:51 De l'autre elle était couverte d'une herbe haute et grasse, étouffue et fraîche à
14:56 plaisir ; mais, chose encore plus étonnante, sur la plaine aride bondissaient des chevaux
15:02 pleins d'ardeur, leurs poils luisants, leurs croupes rebondies, leurs yeux vifs et brillants.
15:07 Tout en eux annonçait le bien-être et la bonne santé.
15:10 Sur l'herbe fraîche, au contraire, des chevaux, maigres, presque décharnés, se soutenant
15:17 à peine sur leurs jambes, ne cessaient de se battre et de chercher à se manger réciproquement
15:22 comme s'ils mourraient de faim.
15:23 Les cinq frères, cependant, étaient fort en peine, car leurs montures, en touchant
15:28 le sol, étaient tombées sans vie.
15:30 Les cinq cadavres gisaient sur le drap noir.
15:33 « Il ne manque pas de chevaux ici, » dit Erwann.
15:36 « Nous avons de quoi les harnacher.
15:38 Tâchons d'en attraper chacun un bon.
15:40 »
15:41 Tous les efforts furent vains.
15:42 Les beaux chevaux ne voulaient pas se laisser prendre, pas même approcher.
15:46 Arrassés de fatigue et désespérant de réussir à s'en emparer, les jeunes gens se résignèrent
15:53 à monter les chevaux maigres, qui ne firent point de résistance.
15:56 Mais à peine les cavaliers furent-ils en selle que leurs horribles coursiers les emportèrent
16:01 d'une course folle à travers les buissons, les broussailles, les épines, et finirent
16:06 par les jeter sur les pierres parmi les agents, meurtris, sanglants, à demi-morts.
16:11 Ils furent quelques temps avant de reprendre l'usage de leur sens, l'aîné se remit
16:16 le premier, et quand les autres furent aussi revenus à la vie, il t'inconseille avec
16:21 eux.
16:22 « Qu'allons-nous faire ? dit-il.
16:23 Nous voilà sans chevaux, sans ressources.
16:26 Jamais nous ne viendrons à bout de trouver ce château de cristal.
16:29 Peut-être en sommes-nous très loin encore.
16:31 Et dans tous les cas, nous pouvons être sûrs que des obstacles imprévus se dresseront
16:36 devant nous à mesure que nous approcherons.
16:38 Songez à tout ce qui vous est arrivé depuis deux jours.
16:41 Il me paraît prouvé que notre beau-frère ne veut pas de notre visite.
16:45 Qui sait à quoi nous nous exposons en nous obstinant à aller chez lui ? Nous courrons
16:50 peut-être au-devant de dangers plus grands encore que ceux qui nous ont assaillis déjà.
16:55 Pour moi, je suis d'avis que nous renoncions à cette folle entreprise et que nous retournions
17:00 chez nous.
17:01 En marchant toujours du côté où le soleil se couche, nous y arriverons sûrement puisque
17:05 pour nous en éloigner, nous avons toujours été vers le point du ciel où le soleil
17:09 se lève.
17:10 Qu'en dites-vous, mes frères ?
17:11 Tu as raison, répondirent-ils tous en chœur.
17:14 Nous avons eu assez de peines et de fatigue.
17:16 Retournons chez nous.
17:17 3.
17:18 Après un long et pénible voyage, accompli au milieu de mille difficultés, Erwann et
17:24 ses quatre frères virent enfin le toit de la maison paternelle.
17:28 Ils y furent reçus avec des transports de joie par leurs parents qui les croyaient perdus
17:33 et les soins qu'ont leur prodigat, leur repos, la bonne chère, les délacèrent promptement.
17:38 Le soir, à la veillée, ils racontaient leurs aventures.
17:42 Le père et la mère étaient toute oreille et Yvon, assis sur son petit banc de pierre
17:47 au coin du foyer, écoutait silencieusement, mais sans en perdre un mot, ses récits émouvants.
17:52 Un soir, d'un ton tranquille, il dit, « Moi, je veux aussi tenter l'aventure.
17:56 Je vais partir et je ne reviendrai pas à la maison sans avoir vu ma sœur Yvonne.
18:01 Toi, petit imbécile, dis à Erwann.
18:03 — Oui, moi.
18:04 — Allons donc.
18:05 » Et il haussa les épaules.
18:07 « Pourquoi pas.
18:08 J'aime mieux ma sœur qu'aucun de vous ne l'a jamais aimée, et en quelque endroit
18:11 qu'elle soit, je réussirai à la trouver.
18:13 » Ses frères se moquèrent de lui, sa mère le gronda, mais son père, qui était un vieux
18:18 bonhomme sans malice, lui fit signe de ne pas insister, et le lendemain matin, il lui
18:23 donna un vieux cheval à demi-fourbu, quelques écus et sa bénédiction.
18:27 Yvon partit le cœur content, il suivit la même route que ses frères, arriva comme
18:33 eux à la forêt, mais au moment où il allait s'engager dans l'avenue du château de
18:36 Cristal, il rencontra une vieille femme qui lui dit, « Où allez-vous ainsi, mon enfant ?
18:41 — Au château de Cristal, pour voir ma sœur, grand-mère.
18:43 — Ce n'est pas là le bon chemin, mon petit ami.
18:46 N'entrez pas dans la forêt.
18:48 Prenez ce sentier que voilà jusqu'à ce que vous arriviez à une grande plaine.
18:52 Alors vous suivrez la lisière de cette plaine, et quand vous verrez une route dont la terre
18:56 est noire, vous la prendrez.
18:58 Quoi qu'il arrive, quoi que vous puissiez voir et entendre, ne vous effrayez de rien,
19:03 marchez toujours droit devant vous, que rien ne vous arrête.
19:05 Ne perdez pas courage, vous parviendrez au château de Cristal, et vous verrez votre
19:10 sœur.
19:11 — Merci bien, grand-mère, dit Yvon, et il prit le petit sentier.
19:14 Il ne tarda pas à arriver à la plaine, puis à la route noire, il allait y entrer, quand
19:20 il vit qu'elle était remplie de serpents entrelacés.
19:23 Son cœur fut glacé d'horreur en un moment, mais, se rappelant les paroles de la vieille,
19:28 quoi que vous voyiez, ne vous effrayez pas, il poussa son cheval.
19:32 L'animal tremblait de tous ses membres et refusait d'avancer.
19:36 Yvon lui enfonça les éperons dans les flancs, le cheval s'enleva des quatre pieds et vint
19:41 retomber au milieu de la route.
19:43 Les serpents se dressèrent de toutes parts en sifflant, s'enroulèrent autour de ses
19:47 jambes, l'un d'eux le piqua au cou, et le pauvre animal s'abattit aussitôt, il était
19:53 mort.
19:54 Yvon se trouva donc seul à pied au milieu des hides reptiles.
19:58 Il ne perdit pas courage cependant et continua d'avancer intrépidement.
20:03 Il parvint sans blessure jusqu'au bout de la route noire.
20:06 — J'en suis quitte pour la peur, se dit-il, mais quelle aventure ! Que pourrait-il m'arriver
20:10 qui fût pire que cela ? Il regarda autour de lui, un grand étang lui barrait le passage.
20:16 — Point de barque pour le traverser.
20:18 — Va toujours droit devant toi, m'a dit la vieille, quoi qu'il arrive.
20:22 — Je ne veux pas retourner sur mes pas.
20:24 Comment faire pourtant ? Si encore je savais nager !
20:26 — Arrive que pourra, je vais essayer de passer.
20:29 Il entra résolument dans l'eau, le terrain était en pente douce.
20:34 — Bon, se dit Yvon, ce n'est pas bien méchant.
20:36 L'eau lui monta aux genoux, à l'estomac, aux aisselles, au cou, il avançait toujours,
20:43 il sentit que le sol s'enfonçait, il ferma les yeux et continua de marcher, bien qu'il
20:48 eût de l'eau par-dessus la tête.
20:50 Il ne pouvait plus respirer, un bourdonnement sinistre brussait dans ses oreilles.
20:55 — Vais-je mourir noyé, pensait-il, et il marchait toujours.
20:59 Il suffoquait, ses idées se troublèrent, il fit encore quelques pas, le sol se relevait,
21:06 par un effort désespéré Yvon avança encore, sa tête sortie de l'eau, il rouvrit les
21:11 yeux, l'air, la lumière l'entourait, il respira longuement et tomba évanoui sur le
21:17 gazon au bord de l'étang.
21:19 Quand il revint à lui, il vit qu'à l'endroit où il était tombé s'ouvrait un chemin
21:24 étroit, profond et sombre, rempli d'épines et de ronces qui se croisaient dans tous les
21:30 sens et avaient pris racine en terre dès debout.
21:32 Il essaya de se frayer un passage avec son couteau, mais la lame s'ébrécha, il s'épuisa
21:38 en efforts inutiles.
21:40 « Que rien ne vous arrête, a dit la bonne femme, pensa-t-il, je ne demande pas mieux
21:44 que de lui obéir, et pour cette fois c'est presque impossible.
21:47 »
21:48 En examinant de plus près les ronces, il vit qu'au ras de terre elles laissaient un
21:52 petit espace libre.
21:53 Il s'y glissa à quatre pattes, rempa comme une couleuvre, et finit par passer, mais dans
21:59 quel état hélas ! Il avait laissé des lambeaux de vêtements à toutes les épines,
22:05 son corps était déchiré, sanglant, balafré de sans façon, et ses mains, qu'il avait
22:10 presque toujours tenues devant son visage pour défendre ses yeux, n'étaient qu'une
22:14 plaie.
22:15 Malgré tout, il avait passé.
22:16 Il se trouvait maintenant dans un endroit désert et rocheux.
22:20 Aucun chemin n'y était tracé.
22:22 « Que vais-je faire ? se dit-il.
22:23 »
22:24 Un unissement joyeux lui fit prêter l'oreille, et il vit accourir au galop un cheval maigre,
22:29 aux poils bourrus, qui s'approcha de lui et sembla l'inviter à monter sur son dos.
22:34 Il reconnut alors son pauvre vieux coursier qu'il croyait mort dans la route au serpent.
22:39 Cette vue lui causa une telle joie qu'il se mit à pleurer et à caresser la bonne
22:44 bête, qui lui répondit à sa façon par des petits cris d'amitié.
22:47 Il le monta alors et se remit en route.
22:50 Vers le soin, ils arrivèrent à un rocher placé en travers sur deux autres rochers.
22:56 NOTE.
22:57 UN DOLMÈNE.
22:58 Le cheval frappa du pied celui de dessus, il bascula aussitôt, et laissa voir l'entrée
23:04 d'un souterrain.
23:05 Une voix qui en sortait dit « Descends de cheval et entre ! »
23:08 Yvon obéit à cet ordre et fit quelques pas dans un couloir obscur et étroit, infecte,
23:14 où il ne pouvait avancer qu'à tâton.
23:16 Les murs sointaient une humidité visqueuse, l'air était empesté, le jeune garçon étouffait.
23:22 Derrière lui, il entendit bientôt un bruit infernal, des cris, des rires, des injures.
23:28 Il semblait qu'une légion de démons vint fondre sur lui.
23:32 « Je ne veux pas mourir ici, se dit-il.
23:34 Avec un peu de courage, j'en sortirai comme je suis sorti de l'étang et du chemin des
23:38 ronces.
23:39 À quoi me servirait de m'arrêter ou de reculer ? En avant ! »
23:42 Il vit bientôt un petit point jaunâtre loin devant lui et qui allait toujours grandissant.
23:48 Cette vue renouvela ses forces.
23:50 Il pressa le pas sans faire attention au vacarme toujours plus fort et plus assourdissant.
23:56 Une bouffée d'air frais vint rafraîchir son front brûlant.
23:59 Il arriva enfin sain et sauf au bout du souterrain en race campagne.
24:03 Il était dans un carrefour où six routes aboutissaient.
24:07 « Laquelle prendre ? »
24:08 « La vieille femme m'a dit, marche tout droit devant toi, pensa-t-il.
24:12 Je n'ai donc à suivre le chemin qui s'ouvre devant l'entrée du souterrain.
24:16 Il y a beaucoup de barrières, il est vrai, mais c'est peu de choses auprès de tout
24:20 ce que j'ai eu à vaincre pour arriver jusqu'ici.
24:23 Et puis, peut-être, pourrais-je les ouvrir.
24:25 » Mais les barrières étaient hautes, lourdes, bien fermées, infranchissables.
24:30 Yvon dut passer par-dessus en grimpant après les poteaux et en se laissant glisser de l'autre
24:35 côté.
24:36 Cet exercice violent ne s'exécutait pas sans lui causer une grande fatigue.
24:40 À la dernière barrière, il était trempé de sueur, moulu, courbaturé, incapable de
24:46 faire un mouvement de plus, lui semblait-il.
24:49 Il était alors arrivé au haut d'une longue pente, car la route jusque-là avait toujours
24:54 été en montant.
24:55 Mais à partir de l'endroit où il se trouvait, elle commençait à descendre, et tout au
25:00 bout, sous un ciel de cristal, il vit un château de cristal immense, éblouissant, étincelant
25:07 de mille feux.
25:08 « Dieu soit loué ! me voilà au bout de mes peines ! s'écria-t-il, et oubliant sa fatigue,
25:13 il courut jusqu'à la grande entrée.
25:15 Une haute porte de cristal la fermait, sans qu'on vit ni gonds ni serrures.
25:20 Yvon la poussa, elle résista.
25:23 — Peut-être, se dit-il, a-t-on fermé cette entrée-ci, et laissé une petite porte ouverte.
25:28 » Il fit vainement le tour des murs, ils étaient de cristal, d'une seule pièce,
25:33 et si haut, si haut, qu'on ne pouvait songer à les escalader.
25:37 On ne voyait personne sur les tours, il n'y avait ni cloche, ni marteau à la grande porte
25:42 devant laquelle il était revenu, aucun moyen d'entrer dans le château, ni d'appeler
25:47 ceux qui l'habitaient.
25:48 Le pauvre garçon se sentait prêt à désespérer.
25:51 Être venu de si loin, avoir pris tant de peine, braver tant de dangers, toucher au
25:56 but et voir toutes ses espérances échouer devant porte close, son énergie et sa persévérance
26:03 ne l'abandonnèrent pourtant pas cette fois encore.
26:05 À force de chercher, il découvrit un soupirail juste assez grand pour qu'il pût y passer.
26:11 Il s'y laissa glisser, retomba sur ses pieds, et vit avec bonheur qu'il n'était pas
26:16 dans une cave, mais dans une sorte de cellier, assez éclairé pour qu'on pût s'y diriger,
26:21 et s'ouvrant sur l'intérieur par une porte fermée au loquet.
26:24 Il pénétra alors sans obstacle dans une grande cour pavée de cristal.
26:29 Il n'y vit personne, n'y entendit aucun bruit, et étonné de ce silence, il monta
26:35 les marches d'un large perron de cristal taillé et entra dans le vestibule du château.
26:41 C'était une vaste salle, somptueusement décorée de cristaux de toutes les couleurs.
26:46 Leur facette étincelait sous une lumière éblouissante dont on ne pouvait deviner la
26:51 source, car la nuit était venue et on ne voyait nulle part ni lampes, ni flambeaux,
26:56 ni lustres, ni girandoles.
26:58 Six portes donnaient sur cette belle salle.
27:01 Yvon s'approcha de l'une d'elles, qui s'ouvrit d'elle-même sans qu'il la
27:05 toucha seulement du bout du doigt.
27:07 Elle donnait sur une seconde salle qui semblait d'émeraudes.
27:11 Yvon la traversa et entra dans une troisième dont les murs, le pavé, les voûtes étaient
27:17 de saphir.
27:18 Après celle-ci s'en trouvait une d'opale.
27:20 Dans la dernière, tout en diamants, Yvon vit enfin sa sœur.
27:25 Elle était si belle et si richement parée qu'il eut peine à la reconnaître.
27:29 Mais elle courut au-devant de lui en s'écriant « Comment, mon frère chéri, c'est toi
27:34 ! Oh ! que je suis donc heureuse de te revoir ! »
27:36 Et ils s'embrassèrent tendrement.
27:38 Alors Yvon demanda à sa sœur « Et ton mari, sœur chéri, où est-il ? »
27:42 « Il est parti en voyage, mon frère.
27:45 »
27:46 « Il y a longtemps ? »
27:47 « Non, oh non ! Il vient de me quitter il n'y a qu'un moment.
27:49 »
27:50 « Es-tu heureuse avec lui, ma petite sœur ? »
27:52 « Très heureuse, frère chéri.
27:54 Vraiment, je suis bien content de l'apprendre.
27:56 Et tu ne t'ennuies pas dans ce château ? Pas le moins du monde.
27:59 Est-ce qu'il n'y a que toi et ton mari qui l'habitent ? »
28:02 « Si, il y a beaucoup de gens, mais je ne les vois jamais.
28:06 »
28:07 « Pourquoi donc ? »
28:08 « Parce que quand je suis arrivée ici, j'ai oublié la défense que m'avait faite
28:12 mon mari de parler à qui que ce soit.
28:13 J'ai dit quelques mots à la première personne que j'ai vue, et depuis ce temps,
28:17 je n'ai plus aperçu âme qui vive.
28:19 »
28:20 « Et cela ne te rend pas triste ? »
28:21 « Pas du tout, comme tu vois.
28:23 »
28:24 « En effet, tu sembles gaie et bien portante, et tu es jolie à ravir.
28:28 Yvon sourit.
28:29 Cela me fait plaisir que tu me trouves si bien, petit frère.
28:33 Maintenant, parle-moi de mes parents et du pays, puis je te ferai voir mon château et
28:37 les jardins qui l'entourent.
28:39 »
28:40 La journée se passa ainsi en causerie, en promenade, en amusement paisible.
28:44 Yvon était tout étonné de ne sentir aucune fatigue, aucun malaise, après les terribles
28:50 épreuves des jours précédents.
28:52 Sa sœur lui avait fait revêtir de riches habits pour remplacer les lambeaux de vêtements
28:57 qui le couvraient, et il avait tout à fait bon air.
28:59 Vers le soir, il dit à sa sœur, « Est-ce qu'on ne sert pas le repas ? »
29:03 « Est-ce que ton appétit s'éveille ? »
29:05 lui répondit-elle en riant.
29:07 « Non, pas du tout, et j'en suis très étonné, car avant d'arriver ici, j'étais
29:12 prêt à tomber de faim.
29:13 Depuis que je suis dans le château de Cristal, mon frère chéri, je n'ai jamais éprouvé
29:18 ni la faim, ni la soif, ni le froid, ni le chaud, ni aucun malaise, ni aucune contrariété.
29:24 »
29:25 « Comme c'est singulier ! Mais voilà ton mari qui rentre.
29:27 Comment va-t-il me recevoir ? »
29:29 « Très bien, tu peux en être sûre.
29:31 Il est très aimable, je t'assure, mon mari.
29:34 »
29:35 En effet, le prince accueillit avec beaucoup de bonté son jeune beau-frère, et l'invita
29:39 à rester quelques jours avec sa sœur.
29:41 Il lui fit raconter son périlleux voyage, loua son courage et sa persévérance, et
29:46 lui promit de le conduire par un meilleur chemin pour le retour.
29:49 IV
29:50 Yvon passa une semaine fort agréable au château de Cristal.
29:55 Seulement, il ne pouvait s'expliquer l'existence bizarre de son beau-frère qui, tous les matins,
30:00 partait au lever du soleil et ne revenait qu'à la nuit tombante.
30:04 Il se décida à questionner sa sœur à ce sujet.
30:07 « Est-ce que ton mari, depuis que tu es ici, sort ainsi tous les jours pour ne rentrer
30:11 que le soir ? »
30:12 « Oui, mon frère chéri, tous les jours.
30:14 »
30:15 « Et où va-t-il ? »
30:16 « Je n'en sais rien.
30:17 »
30:18 « Tu ne lui as pas demandé ? »
30:19 « Non, je n'ai pas osé.
30:20 »
30:21 « Tu n'es guère curieuse.
30:22 Moi, je veux en savoir plus long.
30:23 Et demain, je lui demanderai de m'emmener avec lui.
30:26 »
30:27 « Fais comme tu voudras, frère chéri, mais prends bien garde de ne pas le fâcher.
30:30 »
30:31 « Oui, oui, sois tranquille.
30:32 Je lui parlerai de façon à ne le contrarier en rien.
30:34 »
30:35 Le lendemain matin, au moment où le prince allait partir, Yvon s'approcha de lui.
30:40 « Me permettez-vous, beau-frère, de vous faire une petite demande ? »
30:43 Dit-il d'un air timide.
30:46 « Que désires-tu, beau-frère Yvon ? Parle sans crainte.
30:49 »
30:50 « Eh bien, si ce n'était pas trop exigé de vous, je vous prierai de vouloir bien m'accepter
30:54 comme compagnon de route aujourd'hui.
30:56 Je suis très bien et très content dans votre château, mais je voudrais voir un peu les
31:00 environs et puis ce serait un grand plaisir pour moi de me promener avec vous.
31:04 Je ne vois pas d'inconvénient à t'accorder ta demande, mon petit Yvon, mais je ne le
31:08 fais qu'à une condition, c'est que tu m'obéiras en tout et partout.
31:12 Oui, beau-frère, je vous obéirai en tout et partout, je le jure.
31:16 »
31:17 « C'est bien, viens avec moi alors, mais écoute-moi bien.
31:20 Quoi que tu vois ou que tu entendes, tu ne toucheras à rien et tu ne parleras qu'à
31:25 moi seul.
31:26 Je le promets, dit Yvon.
31:28 »
31:29 Ils partirent du château de Cristal, le prince marchait devant et Yvon le suivait de près
31:34 car ils étaient dans un sentier si étroit qu'on n'y pouvait marcher d'eux deux
31:38 fronts.
31:39 D'un côté s'élevait le roc abrupt, de l'autre se creusait un profond abîme.
31:43 Au bout d'une heure environ, ils arrivèrent à cette grande plaine que les frères d'Yvon
31:48 avaient traversée.
31:49 Il n'y avait plus de chevaux, mais sur le sol harri des sablonneux, des bœufs et des
31:54 vaches, gras, luisants, rebondis, ruminaient tranquillement et paraissaient très heureux
31:59 de leur sort.
32:00 Yvon en fut fort étonné, inaudible pourtant, car il avait un peu peur de son beau-frère.
32:05 Il fut encore bien plus surpris quand, dans l'herbe fraîche et drue, il vit des vaches
32:10 et des bœufs d'une maigreur de squelette, qui beuglaient d'une manière lamentable et
32:15 se battaient à coups de cornes.
32:16 Pour le coup, sa curiosité l'emporta sur sa crainte, et il dit, « Pourriez-vous, beau-frère,
32:22 m'expliquer une chose si extraordinaire ? Comment, dans cette belle prairie, où ils sont dans
32:27 l'herbe jusqu'au ventre, les bestiaux sont maigres à faire pitié ? Ils gémissent,
32:32 ils se battent comme s'ils étaient les plus malheureux du monde, et là-bas, au milieu
32:36 des pierres et du sable, j'en ai vu d'autres qui semblaient repus, satisfaits et dans un
32:40 bien-être complet.
32:42 Voilà l'explication de ce mystère, dit le prince.
32:45 Ceux-là sont les pauvres qui, content de leur sort et de la condition que Dieu leur
32:49 a faite, ne convoitent pas le bien d'autrui et vivent heureux avec peu de choses ; mais
32:54 ceux-ci, au contraire, ce sont les riches, qui n'ont jamais assez, cherchent toujours
32:59 à amasser du bien au dépens du prochain, ont des procès, des querelles, et pas un
33:03 moment de repos.
33:04 Yvon ne répondit rien, il cherchait à comprendre ce que venait de lui dire son beau-frère
33:10 et marchait la tête basse.
33:11 Un grand bruit la lui fit relever, et il vit alors au bord d'une rivière deux arbres
33:16 qui s'entrechoquaient et se battaient avec tant de force et de fureur que des morceaux
33:21 de branches, des éclats de bois abattus, jonchaient le sol autour d'eux.
33:25 C'était un spectacle effrayant.
33:27 Yvon s'avança intrépidement entre eux, et les touchant de son bâton, il s'écria
33:32 « Cessez de vous faire du mal et vivez en paix ! »
33:34 À peine eut-il prononcé ces paroles, que les deux arbres reprirent la forme humaine
33:39 et lui parlèrent ainsi « Que notre bénédiction soit sur vous ! Voici trois cents ans passés
33:44 que nous nous battions.
33:45 Personne encore n'avait eu pitié de nous et n'avait daigné nous dire un seul mot.
33:49 Nous sommes deux époux qui nous disputions sans cesse quand nous étions sur la terre,
33:53 et pour nous punir, Dieu nous avait condamnés à continuer de nous battre encore ici, jusqu'à
33:58 ce qu'une âme charitable eût compassion de notre misérable sort et nous adressât
34:02 une bonne parole.
34:03 Vous avez mis fin à notre supplice, et nous allons au paradis où nous espérons vous
34:08 revoir un jour.
34:09 »
34:10 Et le mari et la femme disparurent.
34:11 Yvon rejoignit son beau-frère qui avait pris les devants, et il le retrouva près d'une
34:16 caverne d'où sortait un effroyable vacarme.
34:19 C'étaient des cris, des hurlements, des imprécations, des blasphèmes, des bruits
34:24 de chênes, des coups de fouet, des grincements dedans ; le sang se glaçait dans les veines
34:30 rien qu'à entendre tout cela.
34:32 Yvon s'arrêta effrayé.
34:33 « Que se passe-t-il là-dedans, beau-frère ? dit-il.
34:36 — Des choses épouvantables, lui répondit le prince, car c'est l'entrée de l'enfer.
34:41 Je vous l'aurai fait visiter avec moi si vous ne m'aviez désobéi, et je ne puis
34:46 vous conduire plus loin maintenant.
34:47 — Comment donc vous ai-je désobéi ? dit Yvon qui avait déjà oublié les deux arbres.
34:52 N'avez-vous pas touché et parlé à ces deux arbres qui se battaient au bord de la
34:57 rivière ? — C'est vrai, balbutia Yvon, tout confus.
35:01 Je vous en demande pardon.
35:03 — Je vous pardonne, car votre faute est légère, mais vous n'irez pas plus loin
35:07 aujourd'hui.
35:08 Retournez au château auprès de votre sœur.
35:11 Moi, je continue ma route.
35:13 Demain matin, nous partirons encore ensemble, et je vous mettrai sur le chemin qui doit
35:17 vous conduire chez vos parents.
35:18 Yvon ne répliqua pas ; il revint au château seul et l'air un peu honteux.
35:23 Sa sœur en fut toute surprise.
35:25 — Te voilà déjà de retour, mon frère chéri ? dit-elle.
35:28 — Oui, ma petite sœur, répondit-il d'un ton triste.
35:32 — Et tu reviens seul ? — Tout seul.
35:34 — Et mon mari, qu'en as-tu fait ? — Il a continué sa route.
35:37 — Mais pourquoi n'as-tu pas continué avec lui ? — Parce que… tu lui as désobéi.
35:42 — Oui, dit Yvon en baissant la tête, et il lui raconta l'étrange histoire des
35:48 deux arbres qui se battaient avec un si cruel acharnement.
35:51 — Je ne puis dire que tu es mal fait, mais nous ne sommes pas plus avancés qu'hier,
35:55 et tu ne peux toujours pas me dire où va mon mari.
35:58 — Non, il ne m'en a pas parlé, et je n'ai rien deviné.
36:01 Le soir, le prince rentra à l'heure ordinaire.
36:05 Il ne fit point de reproche à Yvon, mais le jour suivant, tout au matin, il l'éveilla.
36:09 — Vous savez ce que je vous ai dit hier, beau frère.
36:12 Je regrette de vous séparer de votre sœur, et par votre désobéissance, vous avez perdu
36:16 le bonheur de rester auprès d'elle.
36:18 Cependant, consolez-vous, vous reviendrez sans tarder, et ce sera alors pour toujours.
36:22 Seulement, il faut que vous passiez encore un peu de temps dans votre pays.
36:26 Yvon fit ses adieux à sa sœur, et son beau-frère le conduisit jusqu'à un chemin large et
36:32 facile.
36:33 — Allez toujours droit devant vous, lui dit-il.
36:35 Ne craignez rien, vous ferez un bon voyage, et, répéta-t-il d'un air affable, vous
36:41 reviendrez sans tarder.
36:42 Yvon se remit en marche, un peu triste, mais résigné et résolu.
36:47 Il ne s'arrêtait ni jour ni nuit, car il n'avait ni faim, ni soif, ni besoin de dormir
36:52 et de se reposer.
36:53 Il ne pensait même plus à toutes ces misères de la vie humaine.
36:57 Il allait, poussé par une force intérieure qui semblait le faire agir par une autre volonté
37:02 que la sienne.
37:03 Il arriva enfin dans son pays, et fut stupéfait de n'y plus rien reconnaître.
37:08 À la place où s'élevait la maison de ses parents, il n'y avait plus qu'une ruine,
37:14 couverte d'un épais manteau de lierre.
37:16 Leurs champs et leurs jardins étaient remplacés par une prairie avec des chênes et des hêtres,
37:21 très vieux.
37:22 — C'est pourtant bien ici qu'était notre maison, se dit-il.
37:25 Voilà la petite rivière, et là-bas la forêt, et même le pont que j'ai vu construire,
37:30 et où j'ai passé tant de fois avec mon troupeau.
37:33 Mais comme il a pris un air de vétusté ! Les pierres sont toutes rongées par la mousse,
37:38 et on le dirait prêt à crouler.
37:39 Et voici une chômière que je ne connaissais pas.
37:42 Elle n'a pas l'air jeune non plus.
37:44 Peut-être y aurais-je l'explication de tout ce que je vois ici d'incompréhensible.
37:48 Il entra.
37:49 — Bonjour, bonjour, dit-il.
37:52 Pouvez-vous m'apprendre ce qui est arrivé à la famille et à la maison de mon père,
37:56 Ewen Dagorn ? La femme à qui il parlait le regarda tout ébahi.
38:01 — Ewen Dagorn, répète-t-elle, je ne connais pas cet homme-là.
38:04 — Moi non plus, dit son mari.
38:07 Il n'y a pas de Ewen Dagorn par ici.
38:09 Un vieillard tout courbé, assis au foyer, dit d'une voix cassée que l'âge faisait
38:14 trembler.
38:15 — Quand j'étais tout jeune, j'ai entendu mon grand-père parler d'un Ewen Dagorn que
38:20 son grand-père avait connu dans son enfance.
38:22 Mais il y a bien longtemps que ce Dagorn est mort, et les enfants de ses enfants aussi.
38:27 Il n'y a plus de Dagorn dans le pays.
38:29 Le pauvre Yvon resta un moment atterré, puis il prit congé des bonnes gens et se rendit
38:34 au cimetière.
38:35 Sur des pierres usées par le temps se lisaient les noms de tous ses parents.
38:40 — Que j'ai à faire en ce monde ? s'écria-t-il en levant les bras au ciel.
38:44 Mon Dieu, retirez-moi d'ici.
38:46 Il entra dans l'église, s'agenouilla dévoitement sur les dalles.
38:50 Du fond du cœur, il adressa au ciel une fervente prière et tomba raide mort.
38:55 Il était allé sans doute rejoindre sa sœur au château de Cristal.
39:00 Je voudrais bien être avec lui.
39:02 Imité de F.M. Luzel, tome 24, page 40 des littératures populaires de toutes les nations,
39:12 Contes populaires de la Basse-Bretagne, Maisonneuve, éditeur.
39:16 Ici se termine Le château de Cristal de Marie de l'Orme.
39:21 Enregistré par Christiane Joanne
39:24 !