• il y a 2 ans
Mion, orpheline très jeune, avait été recueillie par son oncle, Maître Roubaud, qui avaient deux fils, Joseph et Hippolyte. Quelques années après, sa tante devenant paralysée, c'était Mion qui s'occupait de la maison. Peu à peu, Mion et Hippolyte s'étaient épris l'un de 'autre, et leurs fiançailles étaient annoncées. Hippolyte, qui aimait passionnément la mer, s'était engagé dans la marine. Peu avant le mariage, une terrible nouvelle arriva : depuis plus de trois jours, on n'avait aucune nouvelle du sous-marin, dans lequel le jeune homme s'était embarqué, et le ministère annonçait la mort de tout l'équipage. Mais le malheur n'était pas encore complet pour la famille...

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Amusant
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00:00:00 Rodolphe Bringer, L'honneur commande
00:00:05 Chapitre 1 La mauvaise nouvelle
00:00:09 « Dieu vous le donne, mes amis ! » cria Trofime en entrant.
00:00:14 Et ayant secoué sa limousine toute ruisselante de pluie, il ajouta,
00:00:19 « Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors ! »
00:00:23 Alors il enleva son immense houppelande et apparu,
00:00:27 au guétré de cuir, vêtu de velours à côte, et sous sa veste,
00:00:31 le corps barré d'une large ceinture rouge.
00:00:35 « Quel bon vent t'amène à cette heure, Trofime ? » demanda le vieux roubaud
00:00:39 qui fumait une courte pipe assis sur le banc de l'âtre.
00:00:44 « Je viens de Montdragon où je suis allé faire une commission pour mettre en ravou,
00:00:49 et comme il y a encore un bout de chemin d'ici à la Caluberte,
00:00:53 je suis entré un moment en attendant que ça tombe un peu moins fort.
00:00:57 Mais vous êtes tout seul à la grange ? »
00:01:01 « Que non pas ! L'aîné et le patre sont allés soigner les bêtes.
00:01:05 Mion doit roder par là autour de ses volailles.
00:01:09 Mais assieds-toi, Trofime, veux-tu prendre un verre ? »
00:01:13 « Merci bien, maître roubaud, merci bien et de cœur.
00:01:17 Je suis assez trempé au dehors sans encore avoir besoin de me mouiller à l'intérieur. »
00:01:22 Mais il s'assit en face du vieillard de l'autre côté du foyer
00:01:26 où deux grosses bûches de murier se consumaient en pétillant.
00:01:30 C'était la cuisine du Sosa, vieille grange située au bord du Rhône,
00:01:35 sur le territoire de Montdragon.
00:01:38 De père en fils, depuis plus de 150 ans, les roubauds étaient fermiers du Sosa.
00:01:43 Malgré ses 67 ans, maître François Roubaud menait le bien,
00:01:48 à sept heures, aidé par son fils Joseph, que l'on nommait plus communément « l'aîné ».
00:01:54 Cette cuisine était spacieuse, au plafond voûté et au sol largement dallé de pierre,
00:02:00 ce qui fait que les pas y résonnaient comme dans une église.
00:02:04 À droite, la cheminée géante, profonde,
00:02:08 avec de chaque côté des bandes de bois comme vernis par l'usage.
00:02:13 Au fond, le lit à colonne, encourtiné d'indienne rose à personnage,
00:02:18 puis de l'autre côté, le pétrin que surmontait une panetière finement sculptée.
00:02:24 Il y avait encore un estanier, tout garni de vieilles vaisselles d'Apte ou de Marseille,
00:02:30 et au milieu de la pièce, une grande table de chêne,
00:02:33 encore encombrée des reliefs du repas du soir.
00:02:37 « Que dit-on de nouveau à Montdragon ? » demanda le vieux.
00:02:40 « Voilà bien un mois que je n'y ai mis les pieds, et l'aîné n'y va guère que le dimanche. »
00:02:46 Trofim secoua la tête.
00:02:48 Il avait allongé ses pieds tous souillés debout vers la flamme,
00:02:52 et ses grosses chaussures fumaient et se craquelaient.
00:02:56 Il secoua la tête, Trofim, et ne répondit rien.
00:03:00 Mais son silence était celui de quelqu'un qui pourrait en dire long s'il le voulait.
00:03:05 Maître Roubeau allait lui demander ce que signifiait cet air
00:03:09 quand l'aîné et le pâtre entrèrent dans la cuisine.
00:03:13 « Tiens, c'est Trofim le berger. Il y a donc le feu à la caluberte ? »
00:03:18 « Bonsoir, l'aîné et la compagnie. Je viens de Montdragon. »
00:03:22 « Par ce temps ? »
00:03:24 « Il est de fête. Quel froid de loup et quelle bise ! »
00:03:28 « Dame, on est en novembre. »
00:03:31 « C'est égal un fichu temps. »
00:03:34 Et l'aîné s'approcha du feu, s'asseyant sur une chaise,
00:03:37 tandis que le pâtre allait prendre place sur le banc à côté de Trofim.
00:03:42 Tous quatre s'étaient aisés.
00:03:45 Mion montra. C'était une belle fille de vingt ans,
00:03:49 grande, bien découplée, le visage clair, les yeux bleus,
00:03:53 et les cheveux couleur de vieille paille.
00:03:56 « Tiens, te voilà un berger ! » fit-elle en reconnaissant Trofim.
00:04:01 « Tu es donc comme les escargots et la pluie te fait sortir ? »
00:04:05 Et, sans plus s'occuper des gens qui étaient là,
00:04:08 elle débarrassa la table et disparut dans l'office sombre
00:04:12 qui s'ouvrait au fond de la cuisine.
00:04:15 Au dehors, la pluie tombait en rafales et le vent hurlait
00:04:19 au travers des branches des hauts micocouliers qui se dressaient devant la grange,
00:04:23 et c'était un effroyable tumulte que soutenaient les grondements du Rhône-Proche.
00:04:29 Tout à coup, Trofim me demanda
00:04:32 « Il y a longtemps que vous n'avez reçu de nouvelles de Paulite ? »
00:04:36 « Huit jours, répondit le vieux roubeau. Et il est toujours à Toulon ? »
00:04:42 « Toujours, à bord de la Dorade. Il ne se fait pas de bile.
00:04:46 Le métier est un peu rude. Dame, sur un sous-marin ? »
00:04:50 « Mais il aime ça ! »
00:04:52 « Oui, ajouta l'aîné. Paulite a toujours aimé l'eau.
00:04:56 Le père lui en a-t-il flanqué de ses calottes quand il était petit
00:05:00 et qu'il allait toujours au Rhône.
00:05:03 Il est un fait que cela lui a servi, car il nage comme un poisson.
00:05:07 Il tient cela de son grand-oncle, le frère de mon père,
00:05:11 « roubeau de la caburle » comme on lui disait,
00:05:14 et qui était un des plus fiers marinier du Rhône.
00:05:17 Le Rhône n'est pas la mer, sententia Trofim.
00:05:21 Justement, Paulite trouvait que le Rhône était trop petit pour lui,
00:05:26 maintenant il lui fallait la Méditerranée.
00:05:29 C'est un métier dangereux que celui de marin,
00:05:32 fit encore Trofim avec son drôle d'air.
00:05:35 « Certes, approuva le vieux, les premiers temps j'étais toujours en souci.
00:05:40 Mais lorsqu'il est venu en congé, Paulite, il s'est si bien moqué de moi,
00:05:45 et il y a encore deux mois, quand il était ici pour la fête.
00:05:49 Aussi, à cette heure, je n'ai pas plus peur que lui.
00:05:53 Vous avez beau dire, fit Trofim en secouant la tête,
00:05:56 on est plus ensuretés dans un beau champ de blé,
00:05:59 la peau à la main, que sur ces bateaux du diable.
00:06:03 Chaque métier a ses dangers, ils ont la mer sous leurs pieds,
00:06:06 nous avons le soleil sur notre tête.
00:06:09 Et par ces terribles juillets, quand les cigales chantent,
00:06:12 ils tapent si dur qu'on n'a vu plus d'un moissonneur tomber foudroyé.
00:06:17 Mais tout de même, je suis de ton avis Trofim,
00:06:20 et j'aime mieux la terre que la mer. »
00:06:23 Ainsi parla l'aîné, et Trofim haucha la tête,
00:06:28 et il ajouta « Surtout les sous-marins, qui sont des mécaniques d'enfer,
00:06:33 ça vous plonge à des profondeurs du tonnerre de Dieu,
00:06:36 et puis un beau coup, bonsoir ! »
00:06:39 « Tu as tort de dire cela, fit le vieux, mon garçon est sur un sous-marin,
00:06:43 et il n'est pas bien de m'inquiéter comme tu le fais.
00:06:47 Un malheur est si vite arrivé. »
00:06:50 Maître Roubaud se leva de méchante humeur.
00:06:53 Il fit deux fois le tour de la cuisine, puis se plantant devant le berger,
00:06:58 « Si c'est tout ce que tu as à nous dire ! »
00:07:01 Mais Trofim ne bougea pas de son banc,
00:07:04 et la tête basse, regardant fumer ses housseaux,
00:07:07 « On est là bien tranquille, et pendant ce temps...
00:07:11 Ah ! c'est une triste chose que d'avoir ces garçons au loin
00:07:15 de ne pas être tous réunis dans la vieille maison des anciens.
00:07:19 Je suis tout seul, moi, mes vieux sont morts il y a de beaux jours,
00:07:23 et je m'en réjouis, car s'il m'arrivait malheur,
00:07:26 du moins je ne laisserai derrière moi personne pour me pleurer.
00:07:30 — Ah ! ça ! » cria le père Roubaud.
00:07:33 Mais à ce moment, on heurta à la porte,
00:07:37 et au même instant, ruisselant de pluie, un homme entra.
00:07:41 « Dieu vous le donne, c'est une lettre pour vous, maître Roubaud.
00:07:45 Je n'ai pas voulu attendre à demain, et malgré le mauvais temps,
00:07:48 j'ai tenu à vous la porter ce soir-même. »
00:07:52 Sans rien répondre, le vieux prit la lettre que lui tendait le piéton,
00:07:56 et sa main tremblait un peu.
00:07:59 Il la décacheta, la lut, et tout à coup, bondissant vers Trofime,
00:08:04 « Tu le savais donc ? »
00:08:07 « Quoi ? » fit celui-ci qui s'était levé tout pâle.
00:08:11 « Que la dorade avait sombré ! »
00:08:13 « Oui, j'ai lu la nouvelle tout à l'heure au café à mon dragon,
00:08:17 et c'est pour vous préparer doucement. »
00:08:20 Mais le pauvre père venait de tomber sur une chaise,
00:08:23 et les coudes sur la table, le front dans ses mains, il gémissait.
00:08:28 « Mon polite, mon pauvre garçon ! »
00:08:31 « Qu'est-ce donc ? » demanda l'aîné qui s'était dressé tout frémissant.
00:08:35 « Père, qu'est-ce que vous dites ? »
00:08:38 « Laissons-le pleurer, » prononça gravement Trofime.
00:08:42 « Mais quoi, la dorade ? »
00:08:45 « N'est pas remontée au large de Toulon depuis trois jours. »
00:08:50 « Et mon frère ? »
00:08:52 L'autre eut un geste de détresse, au fond de l'eau comme les autres.
00:08:57 Ce fut comme un coup de massue asséné sur la nuque de l'aîné.
00:09:02 Il en demeura stupide, la tête vidée, incapable d'une pensée.
00:09:07 « Je me doutais bien que c'était quelque chose comme ça, »
00:09:11 fit le piéton qui avait apporté la lettre.
00:09:14 « Quand j'ai vu les cachets de la préfecture maritime, »
00:09:18 maître Roubeau sanglotait sur la table.
00:09:21 D'une voix cassée, il répétait,
00:09:23 « Mon garçon ! Mon polite ! Mon pauvre cadet ! Je ne le verrai plus ! »
00:09:30 Trofime s'approcha de l'aîné et, lui tapant sur l'épaule,
00:09:34 « Il faut lui faire prendre quelque chose, une goutte d'alcool. »
00:09:38 À son âge, un coup de sang est vite attrapé.
00:09:42 L'aîné se leva, agar, il passa sa main sur son front.
00:09:46 On eût dit qu'il était stupéfié, qu'il avait perdu le contrôle de soi-même.
00:09:51 Il fit deux ou trois pas dans la pièce, ne sachant ce qu'il faisait,
00:09:55 puis il appela, « Mion ! »
00:09:58 Mais nulle voix ne lui répondit dans l'office.
00:10:01 Tout à l'heure, bruissant des vaisselles que la jeune fille lavait,
00:10:05 tout bruit s'est têtu.
00:10:07 L'aîné ne parut pas s'étonner de ce silence.
00:10:10 On sentait qu'il n'était plus qu'un corps d'où toute pensée s'était enfuie.
00:10:15 Alors le patre se leva, ouvrit un placard, prit une bouteille,
00:10:20 emplit un verre et, le tendant au père Roubaud,
00:10:23 « Tenez, maître, buvez cela, ça vous remettra. »
00:10:27 D'un geste, le vieux repoussa le verre.
00:10:30 « Il faudrait le coucher, » proposa encore Trofime.
00:10:34 Et il cria à l'aîné, « Il sera mieux dans son lit à cette heure. »
00:10:39 Cette fois, l'aîné parut comprendre.
00:10:43 Il saisit son père sous un bras,
00:10:45 tandis que le patre l'empoignait par l'autre
00:10:47 et tous deux le conduisirent dans sa chambre.
00:10:50 Roubaud ne couchait plus depuis longtemps
00:10:53 dans le grand lit encourtiné d'indienne à personnage
00:10:56 qui se trouvait dans la cuisine
00:10:58 et qui était sans doute son lit nuptial.
00:11:01 Depuis que l'aîné, en somme, avait pris la direction de la ferme,
00:11:05 on avait aménagé au-dessus de cette pièce
00:11:08 une chambre où le vieux pouvait rester plus longtemps au lit
00:11:12 que dans cette cuisine où, dès l'aube,
00:11:15 Mion venait d'allumer le feu
00:11:17 et préparer le premier repas des hommes et des bêtes.
00:11:20 Trofime resta seule dans la salle.
00:11:23 Et c'est alors que Mion sortit de l'office.
00:11:26 Elle était blanche comme un sueur
00:11:28 et ses yeux, ses grands yeux couleur du ciel de Provence,
00:11:32 avaient la fixité de la folie.
00:11:34 Elle marcha droite vers la table,
00:11:36 saisit la lettre de la préfecture maritime
00:11:39 que Roubault y avait jetée après l'avoir lue
00:11:42 et elle la parcourut.
00:11:44 Puis tournait vers Trofime.
00:11:46 « Alors, c'est vrai ? C'est bien vrai ? »
00:11:49 « Tu vois. »
00:11:50 « Et tu l'as lue dans le journal ? »
00:11:53 D'un bout à l'autre, la Dorade était en manœuvre.
00:11:56 Elle avait pris le large, comme ils disent, dès le matin.
00:12:00 Puis elle a plongé et elle n'a plus pu remonter.
00:12:04 Et il conclut, haussant les épaules,
00:12:07 « Qu'attendre de ces mécaniques du diable ! »
00:12:10 « Pauvre Paulite ! On ne le reverra plus à Montdragon. »
00:12:14 « Il ne pourra même pas reposer dans notre cimetière auprès des siens
00:12:18 et il n'aura pas de tombe où son père pourrait aller pleurer. »
00:12:22 Mion se tenait droite, tragique, le masque convulsé.
00:12:27 Elle n'avait pas une larme,
00:12:29 mais on sentait qu'il se passait en elle quelque chose d'effroyable.
00:12:33 Maître Ophime avait ouvert la porte de la cuisine.
00:12:37 La tempête s'était apaisée, le manteau de Suisse semblait s'être déchiré,
00:12:41 et l'on apercevait même, par larges échancrures,
00:12:45 de grands coins clairs, de ces beaux ciels nocturnes de Provence.
00:12:49 La pluie avait cessé, mais les micocouliers laissaient s'égoutter,
00:12:53 comme des pleurs, l'eau de leurs branches à peine défeuillées.
00:12:57 « Allons, fit le berger, il faut que je regagne à la Caluberte,
00:13:01 ne serait-ce que pour avertir le maître et la maîtresse
00:13:04 du malheur qui vient de désoler la maison des Roubauds. »
00:13:08 Et, comme pour lui-même, il ajouta,
00:13:11 « Mets ta visque, cela va avancer le mariage. »
00:13:15 Puis, tourné vers la cuisine, « Adieu, Mion ! »
00:13:19 Mais la jeune fille ne parut pas entendre,
00:13:22 et son regard de folle fixé dans la cuisine, un point vague,
00:13:26 où, sans doute, elle voyait se dérouler quelque affreux spectacle.
00:13:30 Là-haut, on entendait la voix du père Roubaud,
00:13:33 qui gémissait monotone.
00:13:36 Trois jours s'étaient passés depuis l'atroce nouvelle de la mort de Paulite,
00:13:46 et, comme le beau temps était revenu,
00:13:48 l'aîné se hâtait de profiter de cette éclaircie pour ensemencer les terres.
00:13:53 Et, tout à ses semailles, il apparaissait à peine à la grange,
00:13:57 parti avec le jour, la besace au dos,
00:14:00 et ne rentrant qu'à la nuit pour manger un morceau et se coucher.
00:14:04 Le vieux Roubaud n'avait plus le cœur à l'ouvrage.
00:14:08 Il semblait avoir vieilli de dix ans,
00:14:10 et c'était maintenant un vieillard sans force,
00:14:13 demeurant tout le long du jour à rêvasser,
00:14:16 assis sur le banc de pierre contre la porte.
00:14:19 Et Mion, elle-même, avait perdu cette gaieté,
00:14:23 cette bonne humeur qui lui était coutumière.
00:14:26 Elle se taisait, farouche,
00:14:28 semblant enfoncer en son âme une inconsolable douleur
00:14:32 et se tuant de travail pour ne plus penser.
00:14:35 Mion Fermin était une petite parente des Roubaud.
00:14:39 Sa grand-mère avait été la cousine germaine
00:14:42 de la défunte femme de maître Roubaud,
00:14:45 qui était elle aussi une fermine.
00:14:47 À seize ans, elle s'était trouvée orpheline et seule au monde,
00:14:51 et c'est alors que les Roubaud l'avaient prise chez eux.
00:14:55 D'ailleurs, un an après, Madame Roubaud étant morte,
00:14:59 on avait été bien aise d'avoir à la maison cette fillette,
00:15:02 grande et forte comme une femme,
00:15:05 et s'entendant comme pas une à diriger une maison,
00:15:08 à donner des soins à une basse cour,
00:15:10 et à tenir ce ménage,
00:15:12 où, sans elle, on eût été obligé de prendre une servante.
00:15:16 Aussi, bien qu'elle ne fût qu'une cousine éloignée,
00:15:20 on considérait Mion comme étant de la famille.
00:15:23 Il n'y avait donc rien d'extraordinaire
00:15:26 à ce qu'elle prit part au malheur qui venait de s'abattre sur la maison,
00:15:30 et que la mort tragique de Paulide l'affecta pareillement.
00:15:34 Cependant, ce soir-là, comme avant de se coucher,
00:15:38 ainsi qu'il le faisait tous les jours,
00:15:40 l'aîné était allé voir les bêtes dans l'écurie,
00:15:43 fut-il assez surpris d'entendre des gémissements partir d'un coin d'ombre,
00:15:48 près du placard où l'on serrait les harnais des chevaux.
00:15:51 Et, ayant projeté les rayons de sa lanterne vers cet endroit,
00:15:55 il s'étonna de découvrir, accroupi dans la paille, pliée en deux,
00:16:00 et la tête sur le sol entre ses deux bras,
00:16:03 la Mion qui sanglotait à fendre l'âme.
00:16:06 Et sa douleur était si grande qu'elle n'avait même pas entendu venir le jeune homme.
00:16:11 Une seconde, il la contempla, songeant.
00:16:15 Puis, se baissant et lui frappant sur l'épaule,
00:16:18 « Eh bien, Mion ! »
00:16:21 Comme détendue par un ressort, elle se dressa à moitié,
00:16:24 et, agenouillée, les deux mains jointes,
00:16:27 elle regarda l'aîné de ses yeux ruisselant de larmes.
00:16:31 Son visage douloureux était tourmenté par une indicible souffrance,
00:16:35 et tout son corps lamentable était secoué par le spasme de sanglots convulsifs.
00:16:41 L'aîné secoua la tête, et d'une voix douce,
00:16:45 « Tu as donc tant de chagrin, Mion, de la mort de notre pauvre Paulite ! »
00:16:50 Elle se tut une minute, puis ses mots s'échappèrent, comme malgré elle, de ses lèvres.
00:16:57 « Nous nous aimions ! »
00:16:59 « Je m'en doutais bien ! » dit l'aîné, comme se parlant à lui-même.
00:17:04 Et mis le fait qu'il, sur le moment, n'avait point trop éveillé son attention, lui revint.
00:17:10 Pare bleu, il n'y avait pas une si grande différence d'âge entre Mion et Paulite.
00:17:16 Cela devait dater de loin, du premier jour où, à la fleur de ses seize ans,
00:17:21 Mion avait franchi le seuil du saucer.
00:17:24 L'aîné se souvenait, la fillette, déjà grande, tout endeuillée par son chagrin,
00:17:30 car sa mère venait de mourir et elle se trouvait seule au monde,
00:17:34 et Paulite, qui avait dix-huit ans à peine à cette époque,
00:17:38 qui toujours, au fond, avait été un tendre, la consolant comme il le pouvait.
00:17:44 Car Paulite avait toujours été insensitif, délicat de sentiments comme une femme,
00:17:50 un rêveur aussi, incapable de s'astreindre aux travaux de la terre,
00:17:54 l'esprit hanté de chimères et de miranges,
00:17:57 demeurant de longues heures à songer devant le Rhône,
00:18:00 évoquant la mer devant ce flot furieux qui allait s'y jeter,
00:18:04 la mer et ses captivantes aventures.
00:18:08 Aussi, quand il avait parlé d'être marin, cela n'avait étonné personne,
00:18:13 et comme on sentait très bien qu'il ne serait jamais qu'un piètre paysan,
00:18:17 on ne l'avait point contrarié et on l'avait laissé faire.
00:18:21 Oui, l'aîné se rappelait, maintenant,
00:18:24 combien Paulite avait été toujours attentif envers la petite cousine,
00:18:28 l'aidant dans ses travaux, cherchant à lui être agréable,
00:18:32 à lui épargner quelques besognes fatigantes,
00:18:35 se plaisantant dans sa compagnie, ayant avec elle de longues conversations,
00:18:39 l'accompagnant toujours le dimanche quand elle allait à la messe à Montdragon,
00:18:44 et, en somme, ne la quittant guère plus que son ombre.
00:18:48 Et puis, il y avait trois ans, quand il était parti pour Toulon,
00:18:52 Mion avait eu bien du chagrin.
00:18:55 Certes, sur l'instant, on s'était dit,
00:18:58 après tout, c'est son cousin, elle est accoutumée à lui et cela lui passera.
00:19:04 Mais, loin de Paulite, elle était demeurée toute triste, changée,
00:19:08 gardant au cœur comme la peine de ce départ, de cette séparation.
00:19:13 Et, cette même année, elle n'avait pas voulu aller à la fête de Montdragon.
00:19:18 Et, comme elle s'était révoltée, il y avait quelque temps,
00:19:22 quand Trofime, le berger de la Caluberte, avait demandé sa main.
00:19:27 Pourtant, il gagnait bien sa vie, Trofime.
00:19:30 Le vieux roubeau avait dit, "Elle est fière, la petite, c'est une fermine.
00:19:35 Elle pense qu'un berger, ce n'est pas assez pour elle."
00:19:39 Mais, à quelque temps de là, est-ce qu'elle n'avait pas refusé, de même,
00:19:44 le cadet de Capelus, le fils pourtant d'un riche propriétaire,
00:19:48 prétextant qu'elle était trop jeune encore pour se marier
00:19:52 et qu'elle ne voulait pas encore quitter le saucer où on avait tant besoin d'elle.
00:19:58 Et, la dernière fois que Paulite était venue en permission,
00:20:02 quelle avait été la joie de Mion, de quel regard énamourée
00:20:06 elle enveloppait le jeune homme, si fringant dans son costume de quartier-maître,
00:20:10 si avantageux sous son beret à pompons rouges
00:20:13 et qui faisait se retourner toutes les filles de Montdragon.
00:20:17 C'était justement en septembre dernier, à l'époque de la fête.
00:20:22 Ah, cette fois, elle ne s'était pas enfermée à la maison, la Mion.
00:20:26 Pendue au bras du matelot, elle avait filé vers Montdragon
00:20:30 et avait dansé avec lui à s'en rendre malade.
00:20:33 "Je m'en doutais", venait de dire l'aîné à l'aveu de la jeune fille.
00:20:38 Mais il se vantait, il ne s'était jamais douté de rien.
00:20:43 Et si c'était seulement maintenant que la vérité lui apparaissait tout entière,
00:20:47 il s'étonnait justement de ne pas avoir deviné une chose
00:20:51 qui aurait dû crever les yeux.
00:20:54 Pauvre Mion, comme elle devait souffrir !
00:20:57 De toute son âme il la plaignait, car sous ses apparences rudes,
00:21:01 il avait un cœur sensible.
00:21:04 Et même, ce cœur n'était-il pas plein de babères à vous ?
00:21:08 Confusément, tout au fond de lui, il sentait qu'elle serait sa peine
00:21:12 si celle qu'il aimait venait à mourir,
00:21:15 et par conséquent, il devinait la douleur de la Mion,
00:21:18 et il était tout plein de compassion pour elle.
00:21:22 La saisissant par la taille, il la releva,
00:21:25 la tira vers lui en un geste quasi paternel.
00:21:29 Il s'était appuyé contre le vieux coffre à avoine
00:21:32 sur lequel était posée la lanterne,
00:21:35 dont la pâle lueur éclairait doucement le visage de la malheureuse.
00:21:39 Et de sa voix la plus douce, il tâcha de la consoler.
00:21:43 « Oui, je comprends ta peine, Mion,
00:21:46 mais que veux-tu, nous sommes tous mortels.
00:21:49 Il ne faut pas te laisser périr tout de même,
00:21:52 il faut te faire une raison.
00:21:54 Pleure-le, certes, ton galant,
00:21:56 il était digne de toi, car c'était un bon garçon.
00:22:00 Mais quoi, tu es jeune, Mion, à peine vingt ans,
00:22:04 tu as un bon bout de route encore devant toi,
00:22:07 et puis tu es jolie fille.
00:22:09 Tout finit par s'adoucir.
00:22:11 Les morts ne sont pas jaloux,
00:22:13 ils savent ce que c'est que la vie. »
00:22:16 Ainsi parlait l'aîné, et ses paroles ne faisaient
00:22:19 qu'accroître encore la douleur de la jeune fille.
00:22:23 Lamentable, elle pleurait, courbée, pliée en deux,
00:22:26 et tout son corps était secoué de sanglots,
00:22:29 comme les eaux peupliées des bords du Rhône
00:22:31 quand souffle le vent.
00:22:33 Et à travers ses larmes, elle répétait,
00:22:37 « Ah ! si tu savais, l'aîné, si tu savais !
00:22:41 Et je le sais bien, comme vous vous aimiez.
00:22:44 Ne vous ai-je pas vu, lors de son dernier séjour,
00:22:47 toujours ensemble, et serré l'un contre l'autre,
00:22:50 comme les pois chiches dans leur cosse ?
00:22:53 Et quand il est parti, n'ai-je pas vu
00:22:55 combien tu étais triste, et que tout le long du jour,
00:22:58 tu es restée là-bas dans la remise,
00:23:01 pour y pleurer tout en sourd ?
00:23:04 Ah ! J'ai mis Mion, tu ne sais pas tout, l'aîné !
00:23:08 Quoi encore ?
00:23:10 Tu ne sais pas ! Tu ne sais pas ! »
00:23:14 Évidemment, elle voulait parler,
00:23:16 mais les mots ne parvenaient pas à sortir de sa bouche,
00:23:19 son mal était trop lourd, et si forte qu'elle fut,
00:23:22 elle était trop faible pour en supporter le poids.
00:23:26 « Voyons, parle, Mion, qu'est-ce que je ne sais pas ?
00:23:29 N'as-tu pas confiance en moi, et ne peux-tu pas
00:23:32 te décharger de ce secret qui t'étouffe ? »
00:23:35 Alors, comme un insouffle, ainsi qu'en rend le dernier soupir,
00:23:39 elle laissa tomber ces mots, qu'à peine l'aîné put entendre.
00:23:44 « Je suis enceinte ! »
00:23:47 « Tu dis ! » cria-t-il, tandis que la pauvre fille
00:23:50 s'écroulait dans la paille de la litière,
00:23:52 comme morte, tuée par cet aveu.
00:23:56 Il se pencha et la remit debout,
00:23:59 mais ce n'était plus qu'une loque,
00:24:01 il dut l'appuyer contre le coffre,
00:24:03 pour qu'elle ne s'effondre à pointe une seconde fois.
00:24:07 Mais elle ne pleurait plus maintenant,
00:24:09 le secret qu'elle venait de lâcher
00:24:11 avait desserré l'étau qui lui pressait le cœur.
00:24:15 Elle avait l'œil agar et fixait l'obscurité de l'étable,
00:24:19 muette, secouée comme par un hoquet d'agonisante.
00:24:23 « Ainsi tu es enceinte ! » mâchonna l'aîné,
00:24:26 écrasé par cette révélation.
00:24:29 « Ma pauvre petite ! Ma pauvre petite ! »
00:24:32 « C'est donc à son dernier congé qu'il t'a prise ? »
00:24:35 « Il n'a pas eu de peine, je l'aimais tant ! »
00:24:39 « Quand il m'a demandé d'être à lui,
00:24:41 je me suis donnée avec joie. »
00:24:43 « Un peu plus tôt, un peu plus tard,
00:24:45 j'avais faim de lui comme il avait faim de moi. »
00:24:49 « Ne m'avait-il pas dit que nous nous marierions
00:24:51 à son retour en avril prochain ? »
00:24:54 « Et maintenant ? »
00:24:56 « Maintenant, l'enfant de Paulite sera un bâtard ! »
00:25:01 Et elle ajouta, comme se parlant à elle-même,
00:25:04 « S'il vient jamais au monde ! »
00:25:07 « Miu ! Tais-toi ! Tu aurais le courage ! »
00:25:11 « De me tuer ? Pourquoi pas ?
00:25:13 Le Rhone n'est pas loin,
00:25:15 et je n'aurai pas grand chemin à faire. »
00:25:18 « Mion ! Mion ! Veux-tu que je reste avec ce déshonneur ? »
00:25:23 Elle était effroyablement pâle,
00:25:25 on eut, dit déjà, un visage de morte,
00:25:28 mais ses yeux flamboyés,
00:25:30 pleins d'une terrible résolution.
00:25:33 « Mion, il ne faut pas te périr !
00:25:35 Il ne faut pas ! Il faut qu'il vive, l'enfant de Paulite !
00:25:39 Tu n'as pas le droit de le tuer, et toi avec ! »
00:25:43 « Un enfant sans père ! Un bâtard ! »
00:25:47 « Et confiance ! Nous lui en trouverons un ! »
00:25:50 Elle eut un éclat de rire lugubre.
00:25:53 « Qui épouserait une fille perdue ?
00:25:56 Tu en connais, toi, des galants qui prendront la femme et le petit ?
00:26:00 D'ailleurs, je n'en veux pas, tu entends ?
00:26:03 Je l'aimais trop pour lui être infidèle ! »
00:26:06 « Mion, je te dis que tu n'as pas le droit !
00:26:09 Tu dois vivre, et ton petit aussi !
00:26:12 Ne sommes-nous pas là, et crois-tu que nous t'abandonnerons ? »
00:26:16 « Me garderez-vous de la risée des gens de mon dragon et de leur mépris ? »
00:26:22 La douleur s'égare.
00:26:24 « Je vois clair dans l'avenir !
00:26:27 Tu es de notre famille ! »
00:26:29 « Je la déshonore ! Parles-en à ton père, tu verras ce qu'il dira !
00:26:34 Les roubots n'ont jamais failli.
00:26:36 Il est assez fier de l'honneur de son nom.
00:26:39 Et tu crois qu'il acceptera un bâtard à son foyer ? »
00:26:43 « Ton enfant aura un père, Mion ! »
00:26:46 « Tu es fou ! »
00:26:48 « Si ! »
00:26:49 « Qui donc ? »
00:26:50 « Moi ! »
00:26:52 Elle le regarda effarée.
00:26:54 « Toi ? »
00:26:56 « Pourquoi pas ? »
00:26:58 Elle demeurait là, béante, ne pouvant en croire ses oreilles.
00:27:02 « Tu ferais cela ? »
00:27:04 « Je le ferai, Mion ! »
00:27:07 « Mais tu ne m'aimes pas !
00:27:09 C'est Babé que tu aimes ! C'est... »
00:27:12 Il lui mit la main devant la bouche pour l'empêcher de parler.
00:27:16 « Tais-toi ! Je le ferai, te dis-je, parce que l'honneur le commande ! »
00:27:22 Et ce que venait de dire l'aîné était si grand, si beau, si noble,
00:27:26 que Mion resta muette, ne trouvant plus un mot pour exprimer ce qui se passait en elle.
00:27:33 Chapitre 3 L'Aîné
00:27:38 À une portée de fusil du Sossa, au confluent du Laïs et du Rhône,
00:27:43 la Caluberte dressait la masse imposante de ses constructions.
00:27:48 C'était, assurément, la plus grosse propriété de Mondragon,
00:27:52 et ses terres, fertiles et grasses, s'étendaient là-bas vers le Midi, jusqu'au territoire de Mornas.
00:27:59 Les Ravoux en étaient les grangers.
00:28:02 Ferdinand Ravoux était un homme d'une cinquantaine d'années,
00:28:05 grand, solide, fort, portant moustache et barbe, fier de sa richesse,
00:28:10 se tenant au courant de toutes les nouveautés, intelligent, mais en brin fanfaron,
00:28:15 et commandant ferme et sec à sept ou huit valets et domestiques
00:28:19 qui obéissaient sans pipet-mot quand il avait donné un ordre.
00:28:23 À la vérité, Ferdinand Ravoux ne devait pas sa fortune,
00:28:27 à sa seule intelligence et à son seul travail.
00:28:31 Il avait hérité de son père cette terre de la Caluberte, déjà assez considérable,
00:28:37 et son mariage avec Pauline Fumain n'avait pas peu aidé à la grandir.
00:28:42 Car Pauline Fumain, fille d'un entrepreneur qui s'était enrichi dans l'endigment du Rhône,
00:28:48 lui avait apporté, en mariage, une dot assez respectable.
00:28:53 Deux enfants étaient nés de cette union, Elisabeth, que l'on nommait plus communément Babette,
00:28:59 et Antoine, que l'on ne connaissait guère que sous le nom de Toinet,
00:29:03 et qui avait trois ans de moins que sa sœur.
00:29:06 Lorsque Babette eut fait sa première communion, Ravoux la conduisit à Orange,
00:29:10 où il la mit en pension, chez les religieuses de l'Annonciade,
00:29:14 qui tenait à cette époque le couvent le plus élégant et le mieux fréquenté de la région,
00:29:19 et il n'en fallut pas plus pour qu'à Montdragon,
00:29:22 on alla murmurer avec un peu d'ironie à l'endroit de Ravoux.
00:29:26 « Il paraît que le maître de la Caluberte veut faire une demoiselle de sa fille. »
00:29:31 À quoi celui-ci répondit quand il lui vend de ses propos ?
00:29:35 « Babette n'épousera qu'un paysan comme moi.
00:29:38 Mais il n'est pas nécessaire qu'une grangère soit une imbécile et une ignorante,
00:29:43 et un peu de bonne instruction et d'éducation ne gâte rien. »
00:29:47 Et de même, à douze ans, Toinet, qui avait fréquenté l'école primaire,
00:29:52 fut mise au collège d'Orange.
00:29:54 Mais cette fois, nul ne s'en étonna, et l'on se garda bien de dire quoi que ce fût.
00:30:00 Et puis voici qu'un jour, Pauline Ravoux, qui, à la vérité, était assez grosse et sanguine,
00:30:06 eut une attaque dont elle ne mourut point, mais qui la laissa infirme et paralysée.
00:30:12 À ce moment, Babette avait quinze ans et se préparait à passer son brevet.
00:30:17 Mais il ne pouvait plus s'agir de brevet dans la pénible occurrence.
00:30:22 Il fallait quelqu'un pour prendre la place de la mère impotente,
00:30:26 et Ravoux retira sa fille de pension pour lui confier la direction de la maison.
00:30:31 À quinze ans, Babette en paraissait dix-huit.
00:30:35 C'était une grande et belle fille, aux teints un peu bistrés, aux cheveux d'un noir d'encre
00:30:40 et aux yeux bleus, paraissant plus bleus encore,
00:30:43 de s'épanouir dans l'ocre pâle de ce visage méridional.
00:30:47 De ses trois ans passés au couvent d'oranges, avec des filles de la bourgeoisie vauclusienne,
00:30:53 elle avait conservé quelque manières qui n'étaient certes pas d'une petite grangère.
00:30:58 Elle apportait à sa toilette un plus grand souci d'élégance que les paysannes n'y attachent en général.
00:31:05 Souvent, pour se délasser de son labeur, elle prenait un livre
00:31:09 et venait s'asseoir à l'ombre d'un murier pour s'y régaler de quelques ouvrages d'imagination
00:31:15 qui l'attiraient en moment du train-train de sa vie ordinaire.
00:31:18 Et le soir, dans la grande cuisine, elle émerveillait les deux servantes
00:31:23 en brodant finement quelques pièces de lingerie ou quelques rideaux destinés à parer sa chambre.
00:31:29 Mais sous ce vernis que lui avait laissé son séjour au couvent,
00:31:33 la fille des champs qu'elle était demeurait intacte et, tout en soignant ses mains,
00:31:38 elle ne craignait pas de les tremper dans l'eau brûlante de quelques lessives.
00:31:42 Ses chaussures, si elles étaient moins grossières que celles des femmes qui l'entouraient,
00:31:47 n'entraînaient pas moins dans le fumier des étables.
00:31:50 Elle n'agissait pas en demoiselle, mais se cantonnait dans sa condition
00:31:55 pour la plus grande joie de son père, dont elle n'avait point trahi les espérances.
00:32:00 Aussi, maître Ravout se réjouit-il en son cœur
00:32:04 quand il crut comprendre que Babette avait un penchant fort prononcé pour l'aîné des roubots.
00:32:09 À la vérité, un moment, il avait craint qu'élevée à la ville,
00:32:14 son enfant n'ait puiser quelques idées fausses.
00:32:17 Certes, aux logis, elle savait œuvrer de ses doigts et remplacer dignement la mère infirme.
00:32:23 Mais à quoi rêvent les jeunes filles ?
00:32:26 Est-ce que, tout au fond de son cœur,
00:32:29 Babette n'estimait pas que cette existence de grangère était indigne d'elle ?
00:32:34 Et, quelques jours, n'allait-elle pas s'amouracher d'un monsieur
00:32:38 dans l'espoir, caressé depuis longtemps, d'être à son tour une dame ?
00:32:42 Il n'en était rien, car voici que son cœur semblait avoir parlé,
00:32:46 et le premier nom qu'il balbutiait était celui de Joseph Roubaud.
00:32:51 Maître Ravout n'eut pas mieux choisi.
00:32:54 Certes, les roubots étaient moins riches que lui-même, mais est-ce que cela comptait ?
00:32:59 Comme honorabilité, il n'y avait pas mieux dans tout le pays,
00:33:03 et les deux familles pouvaient s'unir sans que l'une eût à rougir de l'autre.
00:33:08 Et pour ce qui était de l'aîné, bien qu'il n'eût pas fréquenté le collège,
00:33:12 il en savait assez pour que sa femme, plus instruite, n'eût pas à lui faire la leçon.
00:33:17 D'ailleurs, comme intelligence, il ne craignait personne,
00:33:21 et ce n'était point un de ces garçons routiniers,
00:33:24 qui continuent à conduire leur charrue dans le vieux sillon
00:33:27 qu'eux de tout temps ont tracé leur père.
00:33:30 Il avait mis le nez dans les ouvrages d'agriculture,
00:33:33 il se tenait au courant des nouveautés,
00:33:35 et il ne fallait pas grand-chose pour le dégrossir
00:33:38 et faire de lui un homme de tout premier plan.
00:33:41 Maître Ravout raffolait de l'aîné,
00:33:44 et certes, le mariage eût été conclu depuis longtemps,
00:33:47 si les circonstances s'y étaient présentées.
00:33:50 Mais il fallait attendre, car Babette était encore nécessaire à la ferme.
00:33:55 Bien qu'il ne fût pas un vieux,
00:33:57 Maître Ravout avait hâte de jouir d'un peu de repos,
00:34:00 de vivre en paix et quiétude,
00:34:02 de se délasser enfin de ce labeur quotidien
00:34:05 qui, depuis plus de trente ans, posait assez larges épaules.
00:34:10 Il avait les moyens de vivre sans rien faire.
00:34:13 Aussi avait-il fait construire, à Montdragon,
00:34:16 près de la gare, une petite villa confortable,
00:34:19 entourée d'un jardin agréable,
00:34:21 où il pensait se retirer le plus promptement possible.
00:34:25 Mais encore, pour cela,
00:34:27 fallait-il que quelqu'un le pût remplacer à la caluberte,
00:34:30 et ce quelqu'un, c'était son cadet, Toinet.
00:34:33 Comme nous l'avons dit,
00:34:35 Toinet avait été élevé au Collège d'Orange.
00:34:38 Il y avait même passé son baccalauréat, avec assez de succès.
00:34:42 Puis, il avait fait son service militaire,
00:34:45 et, libéré, il avait concouru
00:34:47 pour l'École nationale d'agriculture de Montpellier,
00:34:50 car Maître Ravout voulait que la caluberte fût en de bonnes mains
00:34:54 quand il en aurait abandonné la direction,
00:34:57 et que le vieux domaine ancestral qu'il avait lui-même agrandi
00:35:01 devint plus considérable encore,
00:35:03 et encore plus prospère,
00:35:05 grâce aux méthodes nouvelles
00:35:07 que son cadet ne manquerait pas d'y établir.
00:35:10 Il y avait, à cette époque,
00:35:12 deux ans que Toinet était à Montpellier,
00:35:14 et il lui fallait encore une bonne année
00:35:16 pour y terminer ses études.
00:35:18 Alors seulement, Maître Ravout pourrait,
00:35:21 lui laissant tout le souci de la caluberte,
00:35:23 se retirer dans sa villa près de la gare,
00:35:26 et comme il n'aurait plus besoin de Babette,
00:35:28 celle-ci pourrait enfin épouser celui que,
00:35:31 depuis douze ans bientôt,
00:35:33 elle avait choisi entre tous.
00:35:35 Car il y avait tout juste douze ans
00:35:37 que les deux jeunes gens s'étaient balbutiés
00:35:39 leurs premiers aveux.
00:35:41 À ce moment, l'aîné avait dix-huit ans,
00:35:44 et Babette en avait seize à peine.
00:35:46 Mais leur amour remontait peut-être plus loin encore.
00:35:50 Quand elle interrogeait ses souvenirs,
00:35:53 Babette se rappelait sa joie enfantine
00:35:55 quand elle allait à l'école,
00:35:57 ou en revenait, accompagnée par Joseph Roubaud,
00:36:00 qu'elle admirait si fort,
00:36:02 pour son adresse à tailler des sifflets
00:36:04 dans une canne de roseau,
00:36:05 et à détacher des nids.
00:36:07 Puis elle le revoyait un peu plus tard,
00:36:09 grandi, presque un jeune homme déjà,
00:36:11 sérieux, et qui la couvait d'un si doux regard,
00:36:14 les soirs de veillée, en hiver,
00:36:17 quand, avec sa mère,
00:36:19 elle revenait au saucin,
00:36:21 où la vieille Frosine
00:36:23 comptait de si effrayantes histoires
00:36:25 de lutins et de farfadés.
00:36:27 La grande cuisine du saucin
00:36:29 n'était éclairée que par la lueur fumeuse
00:36:31 d'une lampe, pendue par son crochet
00:36:33 au manteau de la cheminée,
00:36:35 car on n'avait pas besoin d'y voir très clair
00:36:37 pour ce que l'on avait à faire.
00:36:39 Et cette parcimonieuse lumière
00:36:41 suffisait aux femmes,
00:36:43 qui, les yeux fermés,
00:36:45 eussent pu tricoter leurs bains,
00:36:47 les demandent, ou peigner,
00:36:49 pour en arracher le grain,
00:36:51 les longs rameaux de sorgho,
00:36:53 dont les brindilles servaient à faire déballer.
00:36:55 Sur le coup de neuf heures,
00:36:57 parfois même plus tard,
00:36:59 quand l'histoire de Frosine
00:37:01 avait été plus longue,
00:37:03 l'aînée prenait sa lanterne
00:37:05 et les accompagnait, sa mère et elle,
00:37:07 jusqu'à la caluberte.
00:37:09 Et tout le long du parcours,
00:37:11 elle se serrait contre le jeune homme,
00:37:13 gardant la terreur des contes épouvantables
00:37:15 et parfois, dans chaque ombre,
00:37:17 quelques lutins laguétants
00:37:19 et prêts à se jeter sur elle.
00:37:21 Oui, déjà, à cette époque,
00:37:23 il était bien certain que l'aînée
00:37:25 ne lui était pas indifférent,
00:37:27 mais ce ne fut que plus tard
00:37:29 qu'elle comprit qu'elle l'aimait
00:37:31 au retour du couvent d'oranges,
00:37:33 alors que ses quinze ans
00:37:35 lui embrasaient le cœur.
00:37:37 C'était au mois de mai,
00:37:39 au moment où toute la nature
00:37:41 se parait de sa toilette nouvelle,
00:37:43 et où les acacias laissaient pendre
00:37:45 leurs grappes embaumées,
00:37:47 sentant si bon le miel.
00:37:49 Les verassois étaient dans leur plein
00:37:51 et dévoraient les feuilles de murier
00:37:53 dont il fallait les approvisionner
00:37:55 trois à quatre fois par jour.
00:37:57 Les magnaneries de la caluberte
00:37:59 étaient célèbres à la ronde
00:38:01 et, quand venait le moment,
00:38:03 il fallait embaucher de la main d'or
00:38:05 pour satisfaire au féroce appétit
00:38:07 des terribles magnans.
00:38:09 Des quinzaines de filles
00:38:11 se débarquaient du matin au soir.
00:38:13 Perchées sur les arbres,
00:38:15 elles arrachaient au rameau flexible
00:38:17 la belle feuille vernie et grasse
00:38:19 que les vers allaient transformer
00:38:21 en une étincelante soie.
00:38:23 Et Babette, à ce moment,
00:38:25 avait du travail par-dessus la tête,
00:38:27 tout occupé à surveiller le nombre personnel,
00:38:29 sans parler du coup d'œil à la cuisine.
00:38:31 C'était une terrible époque
00:38:35 que celle des magnans,
00:38:37 et quand venait le soir,
00:38:39 se débarquaient à la forêt de la forêt
00:38:41 pour aller se coucher et dormir.
00:38:43 Et pourtant, ce fut un de ces soirs
00:38:45 que Babette et l'aîné,
00:38:47 pourtant fourbus de fatigue,
00:38:49 se confièrent à leur mutuel amour.
00:38:51 Le jeune homme, pour demander un renseignement,
00:38:53 avait fait un saut à la caluberte
00:38:55 après le souper,
00:38:57 car au saucer aussi,
00:38:59 on faisait des vers à soi,
00:39:01 et pour être moins importante
00:39:03 que celle de Ravoux,
00:39:05 sa magnanerie n'exigeait pas moins
00:39:07 ayant reçu le renseignement désiré,
00:39:09 l'aîné allait retourner chez lui.
00:39:11 Babette le conduisit
00:39:13 jusqu'au grand portail,
00:39:15 et là, devant la beauté et la sérénité
00:39:17 du crépuscule, elle décida
00:39:19 « Je t'accompagne jusqu'au pont rouge,
00:39:21 il fait décidément trop beau
00:39:23 pour aller si tôt se mettre au lit. »
00:39:25 Il n'était pas loin de 9 heures,
00:39:29 mais la nuit qui tombait
00:39:31 était excessivement claire.
00:39:33 Le ciel avait l'air tissé
00:39:35 de la mer, où quelques étoiles,
00:39:37 une à une, venaient piquer
00:39:39 leurs clous d'or.
00:39:41 Et les genets, les acacias,
00:39:43 le foin coupé, parfumaient l'air
00:39:45 de mille odeurs indéfinissables
00:39:47 et grisantes.
00:39:49 Est-ce que ce fut la splendeur
00:39:51 de cette minute, la capiteuse odeur
00:39:53 qui s'exhalait de toute la nature,
00:39:55 qui, montant à la tête de Babette,
00:39:57 lui destilièrent soudain les yeux,
00:39:59 et lui découvrant ce qui se passait
00:40:01 dans son cœur, lui donnèrent
00:40:03 la force de l'exprimer ?
00:40:05 Oh ! entre ces deux natures jeunes,
00:40:07 loyales et simples,
00:40:09 rien de trouble ne pouvait surgir,
00:40:11 et l'amour éclatait dans l'âme
00:40:13 de la jeune fille, pure, flambant,
00:40:15 claire et limpide.
00:40:17 Il n'y avait, certes,
00:40:19 aucune honte à l'avouer,
00:40:21 et ce fut le plus simplement du monde
00:40:23 que, pressant le bras de son compagnon,
00:40:25 avec une franchise qui ne pouvait
00:40:27 effaroucher sa pudeur,
00:40:29 elle dit « Je crois bien
00:40:31 que je t'aime »,
00:40:33 et lui, dans un frisson de joie,
00:40:35 de répondre « Moi, ma bête,
00:40:37 il y a longtemps que je te chéris.
00:40:39 Alors, nous pourrions
00:40:41 nous marier ? Jamais
00:40:43 je n'aurais osé te le proposer,
00:40:45 mais si tu en avais épousé un autre,
00:40:47 va, j'aurais été bien malheureux.
00:40:49 Ah ! l'aîné,
00:40:51 tu me rends bien contente de me
00:40:53 parler ainsi. » Elle se serra
00:40:55 contre lui, et il n'eut qu'à approcher
00:40:57 un peu sa belle tête brune,
00:40:59 pour que ses lèvres effleurassent
00:41:01 celles de Babette.
00:41:03 Après son moment, il reprit
00:41:05 « Mais penses-tu que ton père
00:41:07 consentira à notre mariage ?
00:41:09 Pourquoi refuserait-il son consentement,
00:41:11 puisque nous nous aimons ?
00:41:13 C'est que tu es tellement
00:41:15 plus riche que moi. »
00:41:17 Elle éclata de rire, et simple
00:41:19 « Oh ! qu'est-ce que tu vas chercher là ? »
00:41:21 Puis, sérieuse,
00:41:23 « Mon père, va,
00:41:25 sois tranquille, ne peux qu'approuver
00:41:27 ton choix. D'ailleurs, je lui en parlerai,
00:41:29 et dès ce soir. »
00:41:31 Mais quand Babette rentra à la caluberte,
00:41:33 tout y dormait déjà.
00:41:35 Et le lendemain, maître
00:41:37 Roubeau alla à Orange,
00:41:39 et ce ne fut qu'une semaine après le beau
00:41:41 jour du décoconnage,
00:41:43 que Babette parla à son père.
00:41:45 Le cœur battant,
00:41:47 elle lui fit l'aveu de son amour,
00:41:49 et maître Ravoux se mit à rire,
00:41:51 disant « Enfin,
00:41:53 je me demandais si tu oserais
00:41:55 jamais ouvrir le bec. Tu crois
00:41:57 que je n'avais pas vu vos manigances ?
00:41:59 Pourtant, je ne pouvais
00:42:01 en parler le premier.
00:42:03 Mais pour ce qui est de mon consentement,
00:42:05 je te le donne et de grand cœur,
00:42:07 car l'aîné me plaît, et je suis sûr
00:42:09 que personne ne pourrait te rendre
00:42:11 plus heureuse. »
00:42:13 Et comme maître Ravoux se doutait bien
00:42:15 que le jeune homme ne pouvait être loin,
00:42:17 il l'appela. « Approche donc,
00:42:19 grosse bête, et viens
00:42:21 embrasser ta promise. »
00:42:23 Ce furent toutes leurs fiançailles.
00:42:25 Mais la guerre vint.
00:42:27 Pendant près de cinq ans,
00:42:29 l'aîné resta au front, où il eut
00:42:31 la chance de ne pas recevoir la moindre
00:42:33 blessure. Puis,
00:42:35 la paix signait, Toinet
00:42:37 partit pour Montpellier, et Babette
00:42:39 eut à attendre qu'il revînt prendre le manche
00:42:41 de la charrue pour songer à
00:42:43 quitter la Galluberte.
00:42:45 À présent, Toinet était prêt
00:42:47 de rentrer à la ferme.
00:42:49 Tout était décidé. Maître
00:42:51 Ravoux faisait déjà nettoyer sa petite
00:42:53 villa de Mondragon, et
00:42:55 au sossa, maître Roubaud n'aspirait
00:42:57 plus qu'au repos, prêt à laisser
00:42:59 la place à l'aîné et à sa jeune
00:43:01 femme. Et voici
00:43:03 que Paulite venait de trouver la mort
00:43:05 dans cette horrible catastrophe de
00:43:07 la Dorade, et que Mion faisait
00:43:09 l'aveu de sa faute.
00:43:11 Ah, l'aîné n'avait pas hésité longtemps.
00:43:13 Ce petit qui allait naître,
00:43:15 ce petit qui était un Roubaud,
00:43:17 en somme, ne pouvait être un bâtard.
00:43:19 Il ne pouvait pas y avoir
00:43:21 cette tâche sur la mémoire de Paulite.
00:43:23 Non, l'aîné
00:43:25 n'avait pas hésité, et tout de suite,
00:43:27 il avait crié à la pauvre Mion,
00:43:29 "Ne pleure plus,
00:43:31 ce petit aura un père,
00:43:33 et ce père, ce sera moi."
00:43:35 Et ce n'était pas une
00:43:37 vaine parole. Sa décision
00:43:39 était prise, et bien prise.
00:43:41 Mais comme le cœur
00:43:43 lui saignait.
00:43:47 Chapitre 4
00:43:49 Le père et le fils
00:43:51 Lorsque tout le monde
00:43:53 fut couché au saucin,
00:43:55 sauf le vieux Roubaud, qui était le dernier
00:43:57 à se mettre au lit, car il ne dormait
00:43:59 guère depuis son malheur, et
00:44:01 restait très tard à se chauffer près de l'âtre,
00:44:03 en ruminant sa peine,
00:44:05 l'aîné s'approcha de lui, et lui dit,
00:44:07 "Père, il se passe
00:44:09 des choses graves."
00:44:11 Le vieux ne releva même pas
00:44:13 la tête. Que lui importait
00:44:15 à cette heure ce qui pouvait se passer?
00:44:17 N'avait-il pas touché
00:44:19 au sommet du malheur, puisque son
00:44:21 pauvre Paulite était mort, là-bas,
00:44:23 et que son cadavre était balotté
00:44:25 sur les fonds de sable de Toulon,
00:44:27 privé de sépulture?
00:44:29 Mais l'aîné, qui comprenait
00:44:31 ce qui se passait dans l'esprit du vieillard,
00:44:33 insista. "Père,
00:44:35 il s'agit de notre pauvre Paulite."
00:44:37 Alors seulement,
00:44:39 maître Roubaud tourna vers son fils
00:44:41 des yeux fiévreux, et son regard
00:44:43 semblait dire, "Eh bien,
00:44:45 quoi? Tout n'était donc pas
00:44:47 fini pour lui?" "Père,"
00:44:49 reprit l'aîné en s'assayant sur
00:44:51 une chaise, "Paulite n'est pas
00:44:53 mort tout entier."
00:44:55 "Que veux-tu dire? Il nous laisse
00:44:57 un enfant."
00:44:59 "Tu es fou, mon garçon," articula
00:45:01 le vieux en sursautant.
00:45:03 "Paulite et l'ami ont s'aimé, père,
00:45:05 et, à sa dernière permission..."
00:45:07 "Que voulez-vous? Ils étaient
00:45:09 jeunes, ils n'ont pas eu le courage
00:45:11 d'attendre, et alors?"
00:45:13 "Alors, l'ami ont
00:45:15 est enceinte."
00:45:17 Du coup, le vieux se dressa
00:45:19 sur ses jambes frémissantes.
00:45:21 "Jour de Dieu! Est-ce
00:45:23 possible?" "C'est la
00:45:25 vérité, vrai, père. L'ami ont
00:45:27 tout à l'heure, dans les tables où je
00:45:29 l'ai trouvé désespéré, m'a tout
00:45:31 avoué." "Misère de
00:45:33 moi! Ce petit, alors,
00:45:35 sera un bâtard."
00:45:37 L'aîné se tut. Il n'osait
00:45:39 pas révéler encore la farouche
00:45:41 résolution qu'il avait prise.
00:45:43 Son père l'approuverait-il?
00:45:45 Et maître Roubeau,
00:45:47 effaré par ce qu'il venait d'apprendre,
00:45:49 arpentait à présent la salle
00:45:51 et il disait, comme se parlant
00:45:53 à lui-même, "Ai-je
00:45:55 donc tant vécu pour voir une chose pareille?
00:45:57 J'aurais été si heureux
00:45:59 de voir mon Paulite se marier
00:46:01 et avoir des enfants.
00:46:03 Et il faut que ce petit qui va naître
00:46:05 soit le chagrin de ma vie.
00:46:07 Ah! Il ne suffit pas que j'ai perdu
00:46:09 mon cadet. Il faut encore
00:46:11 que la honte pénètre dans cette maison
00:46:13 où la mort a déjà fait son oeuvre.
00:46:15 C'est trop, l'aîné.
00:46:17 C'est trop pour un pauvre vieux comme moi."
00:46:19 "Père!"
00:46:21 Mais le vieillard fit un geste
00:46:23 qui paraissait repousser toute
00:46:25 consolation, comme toute espérance,
00:46:27 et continua,
00:46:29 "Parebleu! Je sais bien ce que tu vas
00:46:31 me dire. Ce n'est pas de leur faute.
00:46:33 Il s'est mêmé.
00:46:35 Ah! Je sais encore ce que c'est
00:46:37 que l'amour dans des cœurs de vingt ans.
00:46:39 Je peux bien te le dire, l'aîné,
00:46:41 car tu es assez grand garçon pour l'entendre.
00:46:43 Ta pauvre mère et moi,
00:46:45 eh bien, nous aussi, nous nous aimions
00:46:47 et nous n'avions pas attendu
00:46:49 le maire et le curé pour nous le prouver.
00:46:51 À preuve que tu es né
00:46:53 tout juste huit mois après notre mariage.
00:46:55 Non, je ne l'en veux pas
00:46:57 à Paulite et à l'amion.
00:46:59 C'est leurs vingt ans qui leur ont
00:47:01 monté à la tête. Mais à présent,
00:47:03 ce petit sera un bâtard.
00:47:05 Quelle honte pour nous!
00:47:07 Quelle tâche sur la mémoire
00:47:09 de notre pauvre Paulite!
00:47:11 L'aîné avait laissé parler son père.
00:47:13 Enfin, prenant son bras,
00:47:15 l'attirant vers lui,
00:47:17 se penchant vers son oreille,
00:47:19 à voix basse,
00:47:21 "Moi aussi, j'ai pensé à tout cela",
00:47:23 fit-il, "et tout cela peut se réparer.
00:47:25 Ce qui est cassé est cassé,
00:47:27 et à moins que tu ne
00:47:29 ressuscites Paulite,
00:47:31 je veux que le petit qui va naître
00:47:33 porte notre nom.
00:47:35 Comment feras-tu?
00:47:37 J'épouserai l'amion, par Dieu.
00:47:39 Toi? Toi?
00:47:41 Estupéfait par cette déclaration
00:47:43 imprévue, le vieux regardait son fils
00:47:45 avec des yeux agrandis.
00:47:47 Il y eut un tragique silence
00:47:49 entre les deux hommes, ni l'un ni l'autre,
00:47:51 ne pouvant trouver les mots
00:47:53 capables d'exprimer ce qui se passait
00:47:55 en lui. Enfin,
00:47:57 le père dit,
00:47:59 "Non, tu ne peux pas faire cela.
00:48:01 Pourtant, il le faut bien.
00:48:03 Tu n'aimes pas l'amion."
00:48:05 L'aîné eut un geste
00:48:07 des épaules. Il s'agissait bien
00:48:09 d'amour dans cette affaire.
00:48:11 "Ton cœur appartient à Babette.
00:48:13 C'est avec Babette que tu feras
00:48:15 ton bonheur."
00:48:17 "Ah, père, taisez-vous. Je n'ai déjà
00:48:19 pas tant de force pour accomplir
00:48:21 ce qu'il me reste à faire. Vous ne voyez
00:48:23 donc pas ce que je souffre.
00:48:25 Vous ne comprenez donc pas que je suis à la torture.
00:48:27 Je fais tout ce que je peux
00:48:29 pour oublier Babette et vous venez
00:48:31 me parler d'elle."
00:48:33 "Je te parle d'elle parce qu'il faut
00:48:35 que je t'en parle, parce que c'est mon devoir
00:48:37 et que j'y vois plus clair et plus
00:48:39 loin que toi. Certes,
00:48:41 ton intention est belle et noble
00:48:43 et généreuse et elle ne me surprend
00:48:45 pas de ta part.
00:48:47 Tout de suite, tu as compris ce que
00:48:49 commandait l'honneur du nom des roubots.
00:48:51 Mais tu aimes Babette et avant
00:48:53 que tu te sacrifies, je te demande,
00:48:55 en auras-tu la force?"
00:48:57 L'aîné était tombé sur
00:48:59 une chaise et, le front dans ses mains,
00:49:01 les deux coudes sur la table,
00:49:03 il demeurait immobile.
00:49:05 Il ne pleurait pas, mais c'était
00:49:07 en lui comme une tempête
00:49:09 qui secouait ses pauvres idées.
00:49:11 Le vieux, posant sa main
00:49:13 sur son épaule, reprit,
00:49:15 "Pense à ce que sera ta vie
00:49:17 si tu épouses une femme sans amour,
00:49:19 surtout ayant le cœur
00:49:21 pris par une autre.
00:49:23 Te vois-tu à ton foyer avec
00:49:25 la mion et cet enfant qui ne sera pas
00:49:27 le tien? Quelle supplice
00:49:29 qu'une pareille existence!
00:49:31 Et comme tu souffriras quand
00:49:33 Babette se mariera avec un autre
00:49:35 et que tu le rencontreras à son bras!
00:49:37 Père, père, taisez-vous!
00:49:39 Voulez-vous donc que le déshonneur
00:49:41 entre dans notre maison?
00:49:43 Je veux que tu saches bien
00:49:45 quel sera le poids de ton sacrifice.
00:49:47 Je veux qu'avant de t'engager,
00:49:49 tu prévoies toutes les conséquences
00:49:51 de ton acte.
00:49:53 Certes, je te remercie de ton beau
00:49:55 mouvement, mais il faut éviter que
00:49:57 demain, quand il sera trop tard,
00:49:59 le boulet te paraisse si lourd
00:50:01 que tu veuilles t'en débarrasser d'un coup.
00:50:03 Le rôle n'est si prêt,
00:50:05 il est aisé d'y chercher l'oubli.
00:50:07 Cela, l'aîné,
00:50:09 je ne le veux pas. J'ai perdu un fils,
00:50:11 je veux que l'autre me reste.
00:50:13 Et vois-tu, je ne sais pas,
00:50:15 il me semble que je préférerais
00:50:17 le déshonneur au malheur.
00:50:19 Père, filaîné en se dressant,
00:50:21 ne dites pas cela.
00:50:23 Vous ne le pensez point, car
00:50:25 vous ne seriez pas un roubeau.
00:50:27 J'en suis un, moi, et que vous avez
00:50:29 pétri de la bonne pâte.
00:50:31 Et j'estime que le suicide est une lâcheté.
00:50:33 Si lourd que soit mon boulet,
00:50:35 je le traînerai jusqu'au bout.
00:50:37 N'ayez crainte.
00:50:39 Alors, tu es bien décidé?
00:50:41 Je le suis.
00:50:43 Mais, babette,
00:50:45 le jeune homme regarda le vieillard
00:50:47 et il ne peut pas répondre.
00:50:49 Celui-ci continua.
00:50:51 Elle t'aime aussi.
00:50:53 Elle va souffrir.
00:50:55 Elle sera malheureuse.
00:50:57 Te sens-tu la force de la faire pleurer?
00:50:59 En as-tu le droit, d'ailleurs?
00:51:01 Babette a l'âme bien placée.
00:51:03 Elle comprendra où est mon devoir.
00:51:05 Tu seras franc avec elle.
00:51:07 Tu lui diras la vérité.
00:51:09 Tout entière.
00:51:11 Pauvre fille.
00:51:13 Oui, car elle va payer pour une faute
00:51:15 qu'elle n'a pas commise.
00:51:17 L'aîné fit le vieux d'une voix grave.
00:51:19 Voilà bien la parole
00:51:21 que j'avais peur d'entendre sortir de tes lèvres.
00:51:23 Elle prouve que déjà
00:51:25 pointe le sentiment
00:51:27 qui, bientôt, empoisonnera
00:51:29 tout ton cœur, la haine
00:51:31 de ton frère mort.
00:51:33 Père! Ah, si grand que soit
00:51:35 ton sacrifice, s'il doit avoir
00:51:37 un pareil résultat, il est un pi.
00:51:39 Mieux vaut laisser les choses
00:51:41 suivre leur cours.
00:51:43 La honte, alors?
00:51:45 Ton orgueil ne l'exagère-t-il pas?
00:51:47 Après tout, nous pourrons élever
00:51:49 le petit sans qu'il soit nécessaire
00:51:51 que tu épouses la mère.
00:51:53 Mion restera ici.
00:51:55 Nous ferons ainsi tout notre devoir
00:51:57 et personne n'aura rien à dire.
00:51:59 Ah, vous ne la connaissez pas,
00:52:01 la Mion?
00:52:03 Je ne la connais pas?
00:52:05 Vous le disiez tout à l'heure,
00:52:07 le ron est bien près du saucer.
00:52:09 Et alors?
00:52:11 Mion, si je ne tiens pas
00:52:13 la promesse que je lui ai faite,
00:52:15 aura vite fait d'y aller
00:52:17 en sevelir son déshonneur.
00:52:19 Et c'est là que sera la honte pour les roubots,
00:52:21 c'est là que sera la souillure
00:52:23 épouvantable qui nous salira tous.
00:52:25 Oserez-vous encore
00:52:27 aller à Mont-Dragon, quand, dans tous
00:52:29 les yeux, vous lirez le reproche
00:52:31 et la réprobation? Les roubots?
00:52:33 Ah oui, ils avaient
00:52:35 une cousine, une cousine pauvre,
00:52:37 à qui leur gars a fait un enfant
00:52:39 et ils l'ont laissé le tuer.
00:52:41 Père, voulez-vous cela?
00:52:43 Non, l'aîné,
00:52:45 j'en mourrai.
00:52:47 Moi aussi, vous voyez bien qu'il faut
00:52:49 que je me sacrifie, mais ne m'en
00:52:51 demandez pas davantage.
00:52:53 Je ne suis pas un saint et je ne
00:52:55 puis tout de même pas me réjouir
00:52:57 à la pensée que toute ma vie est perdue
00:52:59 parce que Paulite a commis une faute.
00:53:01 Non, ce ne sera pas
00:53:03 de la haine que j'aurai au cœur,
00:53:05 mais une sorte de ressentiment,
00:53:07 comme une goutte de fiel,
00:53:09 en songeant que je paie de tout mon bonheur
00:53:11 une dette qu'un autre a contractée.
00:53:13 Il y eut de nouveau un profond silence.
00:53:17 Enfin, le vieillard
00:53:19 murmura,
00:53:21 L'aîné, tu es meilleur que moi.
00:53:23 Chapitre 5
00:53:27 Babette
00:53:29 Depuis la veille, il neigeait.
00:53:31 Sur les bords du Rhône,
00:53:33 les zones, les Peupliers et les Fayas
00:53:35 étaient comme poudrés à frima
00:53:37 et les branches craquaient
00:53:39 sous le poids qui les surchargeait.
00:53:41 Il n'était plus question de travailler
00:53:43 au champ. L'aîné bricolait
00:53:45 sous la remise, tandis que le vieux,
00:53:47 assis au coin de l'âtre,
00:53:49 ruminait sa peine et que
00:53:51 l'amiant, morne, muette,
00:53:53 comme écrasé par sa douleur,
00:53:55 vaquait sans rien dire à ses
00:53:57 ordinaires occupations.
00:53:59 Soudain, l'aîné entendit
00:54:01 la neige craquer sous les pas
00:54:03 de quelqu'un qui approchait.
00:54:05 Il tourna la tête et aperçut
00:54:07 Trophime portant sur les épaules
00:54:09 un de ses énormes colliers à cheval
00:54:11 dont la pointe, entre les
00:54:13 deux cornes de bois recourbées,
00:54:15 porte une aigrette de laine teinte en bleu.
00:54:17 « Salut ! » fit le
00:54:19 berger de la Caluberte.
00:54:21 « Un temps du bon Dieu pour se reposer.
00:54:23 J'arrive de Mont-Dragon
00:54:25 où je suis allé chez le bourrelier
00:54:27 faire réparer un de nos coulasses.
00:54:29 Car il ne fait vraiment
00:54:31 pas un temps à sortir ses bêtes.
00:54:33 Quoi de nouveau, Sosa ?
00:54:35 Est-ce que maître Roubeau reprend un peu
00:54:37 le dessus ? »
00:54:39 L'aîné eut un hauchement de tête.
00:54:41 « Il est toujours bien affaissé.
00:54:43 À son âge,
00:54:45 ce sont des coups difficiles à supporter.
00:54:47 On parle souvent de vous
00:54:49 à la Caluberte, et hier au soir,
00:54:51 mademoiselle Babette se plaignait
00:54:53 de ne pouvoir, à cause du temps,
00:54:55 venir jusqu'ici.
00:54:57 « Ah ! » fit le jeune homme
00:54:59 avec un petit frisson.
00:55:01 Depuis plus de huit jours qu'il avait parlé
00:55:03 à son père, il n'avait pas eu encore
00:55:05 le courage de se rendre auprès de Babette,
00:55:07 et même, il craignait
00:55:09 à chaque minute de la voir arriver.
00:55:11 Pourtant, il fallait bien
00:55:13 qu'il se décida à avoir
00:55:15 une conversation avec elle.
00:55:17 « Elle en a guère de loisir
00:55:19 aussi, » continua Trofime.
00:55:21 « Elle est très affairée, mais elle
00:55:23 viendra sûrement demain ou après-demain
00:55:25 vous inviter tous, comme les autres
00:55:27 années, à fêter Noël à la Caluberte. »
00:55:29 L'aîné ne répondit rien,
00:55:31 et continue à planter
00:55:33 des clous dans une échelle
00:55:35 qu'il réparait.
00:55:37 Tout à coup, prenant une résolution,
00:55:39 il jeta son marteau sur l'établi,
00:55:41 rabattit ses manches sur
00:55:43 ses bras noueux, et déclara
00:55:45 « Ma foi, je t'accompagne,
00:55:47 berger. Le temps est en effet
00:55:49 trop mauvais pour qu'une jeune
00:55:51 fille puisse sortir, et il est
00:55:53 nécessaire que je voie ta maîtresse
00:55:55 au plus tôt. »
00:55:57 La neige tombait toujours.
00:55:59 Le manteau de grisaille qui recouvrait
00:56:01 le ciel s'usait lentement,
00:56:03 et déjà, là-bas, derrière
00:56:05 les faillards de la rive droite,
00:56:07 le soleil apparaissait à travers la brume,
00:56:09 un soleil d'un rose jaunâtre,
00:56:11 semblable à quelques pièces
00:56:13 de cuivre, qui, lentement,
00:56:15 roulaient vers les montagnes des Cévennes
00:56:17 et allaient bientôt disparaître
00:56:19 complètement derrière elles.
00:56:21 En même temps, la cime des arbres
00:56:23 s'agitait faiblement, et Trofime
00:56:25 dit « La bise va se lever,
00:56:27 le froid va reprendre,
00:56:29 et nous aurons de belles et bonnes fêtes. »
00:56:31 L'aîné
00:56:33 eaucha la tête.
00:56:35 Une terrible et sourde angoisse le poignait.
00:56:37 Il allait se trouver en face
00:56:39 de Babette, et lui dire que
00:56:41 tout était fini, et que le beau rêve
00:56:43 qu'ils avaient fait ensemble depuis si longtemps
00:56:45 gisait, à cette heure,
00:56:47 les ailes cassées,
00:56:49 pauvres oiseaux blessés à mort,
00:56:51 et qui, jamais plus, ne reprendrait
00:56:53 son vol. Comment allait-elle
00:56:55 accueillir cette révélation ?
00:56:57 Certes,
00:56:59 il était courageux, l'aîné.
00:57:01 Pendant la guerre, dans les tranchées,
00:57:03 quand les obus sifflaient sur sa tête
00:57:05 et parfois s'abattaient,
00:57:07 semant la mort autour de lui,
00:57:09 pas une seconde il n'avait tremblé.
00:57:11 Mais maintenant,
00:57:13 ses jambes flageolaient sous lui,
00:57:15 et il avait envie de s'arrêter là, sur le chemin,
00:57:17 de se coucher,
00:57:19 de se laisser ensevelir sous la neige.
00:57:21 Mais un sursaut
00:57:23 le redressa. Il n'avait pas
00:57:25 le droit de mourir. Il devait vivre,
00:57:27 au contraire, pour donner un nom
00:57:29 au petit de Paulite, pour sauver
00:57:31 l'amiant, pour que la honte
00:57:33 ne pénétrât pas dans sa famille.
00:57:35 Ah ! que ce fardeau
00:57:37 était lourd à ses épaules !
00:57:39 Il continua de marcher,
00:57:41 absorbé dans ses pensées,
00:57:43 et sans faire attention à ce que racontait
00:57:45 Trophime, qui trottait à ses côtés.
00:57:47 Enfin,
00:57:49 sous les micro-couliers décharnés par l'hiver,
00:57:51 il aperçut la Caluberte.
00:57:53 Le berger se dirigea
00:57:55 vers les écuries pour mettre
00:57:57 en place le coulasse qu'il rapportait
00:57:59 de chez le bourrelier, et l'aîné
00:58:01 pénétra dans la cuisine.
00:58:03 Babette y était toute seule,
00:58:05 occupée devant la cheminée géante,
00:58:07 à cuisiner le souper
00:58:09 du soir. Au bruit,
00:58:11 elle se retourna, et, reconnaissant
00:58:13 son fiancé, elle eut un sourire
00:58:15 et s'écria, en se dirigeant
00:58:17 vers lui, « Enfin,
00:58:19 te voilà ! Je croyais que vous
00:58:21 aviez tous été ensevelis sous la neige
00:58:23 au saucer, et, ma foi,
00:58:25 malgré le mauvais temps, je me préparais
00:58:27 à aller aux nouvelles. »
00:58:29 Mais elle se tut soudain,
00:58:31 devant le visage effroyablement
00:58:33 pâle de l'aîné, et, devinant
00:58:35 qu'il s'était produit quelque chose d'insolite,
00:58:37 elle demanda,
00:58:39 « Eh bien, que se passe-t-il ?
00:58:41 Tu as la figure toute bouleversée.
00:58:43 - Mais je n'ai rien,
00:58:45 Babette, répliqua le jeune homme,
00:58:47 essayant de se dominer.
00:58:49 - Je ne sais où tu
00:58:51 vas chercher. Ton père
00:58:53 n'est pas malade.
00:58:55 Il ne va pas trop mal après la
00:58:57 secousse. Alors,
00:58:59 j'espère bien que, comme tous les ans,
00:59:01 vous viendrez fêter le réveillon
00:59:03 à la Caluberte. »
00:59:05 L'aîné secoua la tête.
00:59:07 « Cette année, Babette, cela
00:59:09 ne serait guère possible avec
00:59:11 d'autres deuils si récents.
00:59:13 Tu es fou ? Noël n'est pas
00:59:15 comme une noce qu'un deuil empêche
00:59:17 de célébrer. C'est une fête
00:59:19 familiale et pieuse, où,
00:59:21 justement, semble présent ce
00:59:23 que l'on a eu le malheur de perdre.
00:59:25 Eh bien, il ferait beau voir
00:59:27 que vous ne veniez pas.
00:59:29 - Babette, commença l'aîné.
00:59:31 Mais la jeune fille l'interrompit.
00:59:33 - Non, je ne veux
00:59:35 rien entendre, et cette année
00:59:37 moins que les autres. Pense
00:59:39 que ce réveillon-là sera, en quelque
00:59:41 sorte, la fête de nos fiançailles,
00:59:43 puisque Toinette doit revenir,
00:59:45 ayant fini ses études dans
00:59:47 moins de quatre mois, et qu'au premier
00:59:49 jour du printemps, nous pourrons
00:59:51 nous marier. » L'aîné
00:59:53 poussa un tel soupir que Babette
00:59:55 le regarda avec anxiété.
00:59:57 D'une voix sourde, où semblait
00:59:59 pleurer toute sa peine, il
01:00:01 murmurant, « Ah, notre
01:00:03 mariage, Babette !
01:00:05 Que veux-tu dire ? »
01:00:07 demanda-t-elle frissonnante.
01:00:09 Il se tut une seconde,
01:00:11 puis, avec un mouvement
01:00:13 brusque des épaules, comme
01:00:15 quelqu'un qui se décharge d'un trop lourd
01:00:17 fardeau, « Ne parlons plus de
01:00:19 notre mariage ! » fit-il.
01:00:21 - Tu dis ?
01:00:23 Babette avait tué un sursaut de tout le corps.
01:00:25 Elle pensait ne pas avoir
01:00:27 bien entendu.
01:00:29 Ses yeux, où brillait une flamme,
01:00:31 se posèrent sur ceux de son fiancé,
01:00:33 l'interrogeant farouchement.
01:00:35 « Je dis que notre mariage
01:00:37 est devenu impossible ! »
01:00:39 reprit-il.
01:00:41 - Impossible ?
01:00:43 Elle répéta ce mot en martelant
01:00:45 chaque syllabe pour en mieux
01:00:47 comprendre toute la signification.
01:00:49 Mais elle ne parvenait pas
01:00:51 à se rendre compte.
01:00:53 Elle le sentait seulement comme un vent de catastrophe
01:00:55 qui l'a glacé tout entier.
01:00:57 « Il faut que
01:00:59 je te dise, » continua l'aîné
01:01:01 d'une voix plus basse et plus plaintive
01:01:03 encore, « il faut bien
01:01:05 que tu saches, ah ! je t'aime
01:01:07 toujours, certes, mais... »
01:01:09 Babette
01:01:11 le considérait avec des yeux affolés.
01:01:13 Elle s'appuyait à la grande
01:01:15 table car ses jambes se dérobaient
01:01:17 sous elle.
01:01:19 Et lui, cherchant ces mots, laissant
01:01:21 couler ses larmes sans prendre la peine
01:01:23 de les essuyer, raconta
01:01:25 la triste histoire des amours de Paulite
01:01:27 et de Lamion, comment il avait
01:01:29 appris que celle-ci allait être mère,
01:01:31 qu'elle voulait se tuer, se jeter
01:01:33 dans le Rhône, dont on entendait
01:01:35 tout près la voix hurlante, en
01:01:37 accompagnement de cette funèbre
01:01:39 explication. Comme il
01:01:41 s'arrêtait, Babette demanda
01:01:43 « Eh bien, en quoi cela nous
01:01:45 empêche-t-il de nous marier ?
01:01:47 Et quoi ? Ne comprends-tu
01:01:49 pas qu'il faut que ce petit ait un père ?
01:01:51 Un père ?
01:01:53 Qu'il faut que quelqu'un lui donne
01:01:55 son nom ? Mais...
01:01:57 N'est-ce pas mon devoir d'épouser
01:01:59 Lamion afin de sauver son
01:02:01 honneur d'abord et le nôtre ensuite
01:02:03 et pour que le petit qui va naître,
01:02:05 le petit de notre Paulite,
01:02:07 ne soit pas un bâtard ?
01:02:09 Une seconde, Babette
01:02:11 demeura sans répondre.
01:02:13 Puis, se redressant, la tête haute
01:02:15 « Et c'est parce que Lamion
01:02:17 a fauté ? » protesta-t-elle.
01:02:19 « C'est parce que Paulite a fait une sottise
01:02:21 que nous devons pâtir pour les
01:02:23 deux coupables ? »
01:02:25 Babette, le regard de la jeune fille,
01:02:27 soudain devint noir.
01:02:29 Une colère bouillonnait en elle
01:02:31 et elle s'écriant
01:02:33 « L'aîné sait que tu ne m'aimes pas !
01:02:35 Ah ! Tais-toi !
01:02:37 C'est que tu aimes cette fille !
01:02:39 Babette de grâce !
01:02:41 Qui sait si ce n'est pas
01:02:43 toi qui es le père de ce petit
01:02:45 qui va naître ?
01:02:47 Ah ! Babette, Babette,
01:02:49 pas cette idée, pas ce soupçon
01:02:51 injurieux ! Tu ne vois donc pas
01:02:53 combien je souffre ?
01:02:55 Alors ! L'honneur
01:02:57 commande, Babette, il faut que j'obéisse
01:02:59 du sais-je en mourir ! »
01:03:01 Elle eut un éclat
01:03:03 de rire fou.
01:03:05 « L'honneur, l'honneur !
01:03:07 Et notre amour, ne doit-il pas être
01:03:09 le plus fort ? » L'aîné
01:03:11 baissa la tête, mais
01:03:13 soudain une voix grave prononça
01:03:15 « Non, ma fille,
01:03:17 aucun amour ne peut être plus
01:03:19 fort que l'honneur. »
01:03:21 C'était maître Ravoux qui parlait ainsi.
01:03:23 Depuis un moment,
01:03:25 il était entré sans bruit dans la
01:03:27 grande salle et il avait entendu
01:03:29 tout ce qu'avait dit le fils Roubaud.
01:03:31 Comme les deux gens
01:03:33 restaient stupéfaits de son intervention,
01:03:35 il continua
01:03:37 « Je t'admire, l'aîné, tu fais
01:03:39 ton devoir. Oui, il faut
01:03:41 que tu épouses l'amion, puisque
01:03:43 Pauline n'est plus là. Tu es un
01:03:45 brave cœur. Il y a longtemps,
01:03:47 d'ailleurs, que je le sais, et c'est pour
01:03:49 cela que j'aurais été heureux de t'avoir
01:03:51 augendre. La fatalité
01:03:53 ne le veut pas, mais tu
01:03:55 auras toujours mon estime. »
01:03:57 L'aîné pleurait silencieusement.
01:03:59 « Babette est un
01:04:01 élan pour s'élancer vers lui,
01:04:03 mais maître Ravoux la retint.
01:04:05 Laisse, laisse,
01:04:07 il a besoin de toute sa force,
01:04:09 de tout son courage, et ce
01:04:11 n'est pas l'heure de l'affaiblir.
01:04:13 Et tournez vers le jeune homme.
01:04:15 Va, mon ami, va,
01:04:17 continue ton dur calvaire.
01:04:19 Babette sera forte, je te le
01:04:21 promets. » Sans se
01:04:23 retourner, l'aîné se dirigea
01:04:25 vers la porte qu'il franchit lentement.
01:04:27 Quelque temps encore,
01:04:29 on entendit son pas crier sur
01:04:31 la neige. À garde,
01:04:33 comme folle, Babette
01:04:35 écoutait s'éloigner son bonheur.
01:04:37 Chapitre VI
01:04:41 Le calvaire
01:04:43 Le mariage de l'aîné
01:04:45 et de l'amion eut lieu vers le milieu
01:04:47 de janvier. Quand cette union
01:04:49 avait été annoncée et que
01:04:51 les bancs avaient été affichés,
01:04:53 tout le monde, à Mondragon, avait été
01:04:55 ébahis. Était-ce
01:04:57 possible ? L'aîné
01:04:59 des Roubauds n'épousait pas la fille
01:05:01 de maître Ravoux, avec qui il était
01:05:03 fiancé depuis si longtemps,
01:05:05 que s'était-il donc passé entre les deux
01:05:07 familles ? On avait
01:05:09 interrogé Trofime, ainsi
01:05:11 que le patre du Sossa,
01:05:13 mais ils n'en savaient pas plus long que les autres.
01:05:15 Trofime avait répété
01:05:17 un peu partout
01:05:19 « J'en suis le premier surpris.
01:05:21 Quelques jours avant les fêtes,
01:05:23 l'aîné est venu à la Caluberte avec moi.
01:05:25 Je ne l'ai pas vu partir.
01:05:27 Mais le soir, Babette n'a
01:05:29 pas paru au souper et le lendemain,
01:05:31 maître Ravoux l'a emmené
01:05:33 en Avignon, chez sa marraine.
01:05:35 C'est alors que l'on a pris
01:05:37 à la ferme la mère Philippe
01:05:39 pour s'occuper du ménage.
01:05:41 C'est tout ce que je sais.
01:05:43 Il est évident que c'est ce soir-là,
01:05:45 la semaine avant Noël, que les choses
01:05:47 se sont rompues.
01:05:49 Je n'ai pas interrogé maître Ravoux
01:05:51 qui ne m'a fait aucune confidence.
01:05:53 Quant à Babette, elle est toujours
01:05:55 en Avignon et l'on n'en parle plus
01:05:57 à la maison. Quelle drôle
01:05:59 d'affaire ! Qui aurait jamais
01:06:01 dit ça ? »
01:06:03 Les braves gens de Montdragon n'étaient guère
01:06:05 plus avancés. Pourtant,
01:06:07 quelques filles aux yeux fins n'avaient
01:06:09 pas été sans remarquer que l'amion
01:06:11 avait étrangement engraissé depuis
01:06:13 quelques temps et l'on murmurant
01:06:15 « Elle a tout l'air d'être enceinte ! »
01:06:17 De qui ?
01:06:19 Évidemment de l'aîné qu'il
01:06:21 épousait. La chose était toute
01:06:23 naturelle.
01:06:25 Au bout de huit jours, un marchand
01:06:27 de moutons ayant été assassiné
01:06:29 dans la montagne, comme il revenait
01:06:31 de Rochegude, on fut toutes
01:06:33 à ce nouvel événement et l'on ne
01:06:35 parla plus de Mion ni de l'aîné.
01:06:37 Une fois le mariage
01:06:39 dégébré, les nouveaux époux ne parurent
01:06:41 plus guère à Montdragon.
01:06:43 « Ils cachent joliment leur lune de miel »
01:06:45 dirent quelques personnes.
01:06:47 Triste lune de miel !
01:06:49 À la vérité,
01:06:51 il n'y avait rien de changé au saucin.
01:06:53 L'aîné continuait de coucher
01:06:55 dans le grand lit à colonne de la cuisine,
01:06:57 le père Roubeau dans sa
01:06:59 chambre du premier et l'amion
01:07:01 dans la petite pièce qui se trouvait
01:07:03 à côté de la manianerie.
01:07:05 Non, il n'y avait rien de changé
01:07:07 au saucin, sinon l'humeur
01:07:09 de ses habitants.
01:07:11 Le vieux dépérissait lentement,
01:07:13 la tête à peu près perdue, se levanta,
01:07:15 passant ses journées à boire
01:07:17 le soleil sur le banc de pierre
01:07:19 qui se trouvait près de la porte.
01:07:21 L'aîné travaillait comme quatre,
01:07:23 en homme qui ne veut plus réfléchir,
01:07:25 plus penser, qui veut vivre
01:07:27 comme une bête de saume.
01:07:29 Certes, il n'avait jamais
01:07:31 été bien causeur,
01:07:33 c'était un silencieux.
01:07:35 Mais à cette heure, il exagérait
01:07:37 son mutisme et pour lui arracher
01:07:39 une parole, c'était toute une affaire.
01:07:41 Quant à Mion,
01:07:43 elle qui était si gaie,
01:07:45 si avenante, si souriante,
01:07:47 si en dehors,
01:07:49 elle était devenue morne et muette,
01:07:51 elle aussi, et ses yeux de violette
01:07:53 avaient pris la froideur et la mélancolie
01:07:55 des fleurs de cimetière.
01:07:57 Elle ne se consolait pas
01:07:59 de la mort de son polite.
01:08:01 Pourtant, pleine d'admiration
01:08:03 pour ce qu'avait fait l'aîné,
01:08:05 s'étonnant encore d'être en vie,
01:08:07 comprenant qu'elle devait tout
01:08:09 à ce mari qui l'avait sauvée,
01:08:11 elle n'eut pas mieux demandé
01:08:13 que de l'aimer.
01:08:15 Et elle se disait,
01:08:17 « Polite qui nous voit de là-haut
01:08:19 ne m'en voudrait pas si je témoignais
01:08:21 un peu d'affection à son frère
01:08:23 après ce qu'il a fait pour moi
01:08:25 pour son petit qui va naître. »
01:08:27 Mais l'attitude de l'aîné
01:08:29 était si réfrigérante
01:08:31 et si timide que la pauvre Mion
01:08:33 commençait à se jeter au cou de cet homme
01:08:35 qui semblait toujours enfoncé
01:08:37 dans sa tristesse inconsolable.
01:08:39 Ce fut au mois de mars
01:08:41 que le vieux roubeau mourut.
01:08:43 Un soir,
01:08:45 comme on allait souper,
01:08:47 la Mion l'avait vainement appelée,
01:08:49 pensant qu'il s'était assoupi sur son banc,
01:08:51 comme cela lui arrivait souvent,
01:08:53 et elle s'approcha de lui
01:08:55 pour le conduire à la table familiale.
01:08:57 Il semblait dormir,
01:08:59 en effet, la tête penchée
01:09:01 sur la poitrine, les deux mains
01:09:03 sur les genoux. Mais quand elle
01:09:05 voulut le lever, il lui échappa
01:09:07 des bras et retomba lourdement
01:09:09 sur le sol.
01:09:11 « Au secours ! s'écria-t-elle,
01:09:13 le père a je ne sais quoi ! »
01:09:15 L'aîné a couru,
01:09:17 le ramassa, et s'apercevant
01:09:19 qu'il était glacé, murmura
01:09:21 « Je crois bien qu'il a passé ! »
01:09:23 Il était mort, en effet,
01:09:25 là, sur le vieux banc,
01:09:27 sans un cri, sans un geste,
01:09:29 s'éteignant doucement comme une lampe
01:09:31 qui manque d'huile.
01:09:33 On l'enterra le surlendemain,
01:09:35 et tout Mondragon
01:09:37 tente à l'accompagner à sa dernière demeure.
01:09:39 Ce jour-là,
01:09:41 pour la première fois depuis la scène
01:09:43 qui avait eu lieu à la Caluberte,
01:09:45 maître Ravoux se montra au saussas.
01:09:47 Il serra la main de l'aîné
01:09:49 comme si rien ne s'était passé,
01:09:51 embrassa la Mion, ainsi
01:09:53 qu'il était séant qu'il le fît,
01:09:55 puisqu'elle était la maîtresse de la maison,
01:09:57 et, dans son allure comme dans sa façon d'être,
01:09:59 les curieux ne trouvèrent rien à redire.
01:10:01 Il y avait trois mois
01:10:05 que l'aîné et lui ne s'étaient pas rencontrés.
01:10:07 Voisins de terre,
01:10:09 les travauchants-pêtres auraient dû
01:10:11 souvent les mettre en présence.
01:10:13 Mais l'aîné, dès qu'il apercevait
01:10:15 à travers les muriers la haute silhouette
01:10:17 de maître Ravoux,
01:10:19 filait d'un autre côté,
01:10:21 évitant de se trouver en sa présence.
01:10:23 De même, il évitait
01:10:25 trop fîme le berger
01:10:27 dont il craignait les bavardages.
01:10:29 Non, il ne voulait rien savoir
01:10:31 de ce qui se passait à la Caluberte.
01:10:33 Et pourtant,
01:10:35 en mai, deux mois après la mort
01:10:37 de son père, il apprit la fatale
01:10:39 nouvelle. Ce jour-là,
01:10:41 il était allé à Mornins
01:10:43 porter à la fabrique de balais
01:10:45 toute une charrette de sorgho.
01:10:47 « Eh bien, l'aîné,
01:10:49 demanda M. Miramand en le payant,
01:10:51 cela va-t-il comme tu veux ?
01:10:53 Les affaires marchent ?
01:10:55 - Comme ci, comme ça,
01:10:57 répondit le jeune homme d'un air étrange.
01:10:59 L'industriel
01:11:01 regarda, étonné, et reprit
01:11:03 « Tu as changé
01:11:05 depuis que je ne t'ai vu.
01:11:07 Aurais-tu des ennuis ?
01:11:09 Pourtant, la vie est belle pour toi.
01:11:11 Tu as une belle grange, de belles récoltes
01:11:13 et une jolie femme.
01:11:15 Et, faisant claquer sa langue,
01:11:17 « Matin, l'amions !
01:11:19 Puis, tout à coup,
01:11:21 comme si l'amions lui remettaient à l'esprit
01:11:23 une autre femme,
01:11:25 « A propos, tu sais la nouvelle, sans doute ?
01:11:27 - Quelle nouvelle ?
01:11:29 - Eh bien, la belle babette !
01:11:31 L'aîné devint tout pâle.
01:11:33 Depuis plus de quatre mois,
01:11:35 pas une seule fois,
01:11:37 ce nom n'avait retentit à son oreille.
01:11:39 M. Miramand,
01:11:41 sans se rendre compte
01:11:43 du mal qu'il lui faisait, continua
01:11:45 « Voisin comme vous êtes,
01:11:47 tu dois être le premier renseigné.
01:11:49 À moins qu'après ce qui s'est passé...
01:11:51 Car, jadis,
01:11:53 il avait été fortement question
01:11:55 de ton mariage avec la fille
01:11:57 de Maître Ravoux.
01:11:59 Mais, tout de même...
01:12:01 Bref, il paraît qu'elle se marie.
01:12:03 Elle épouse M. Blanche,
01:12:05 le vétérinaire de Sauveterre.
01:12:07 L'aîné ne répondit rien.
01:12:09 Machinalement, il serrait
01:12:11 dans son petit sac de toile
01:12:13 les billets que M. Miramand venait de lui compter.
01:12:15 Brusquement,
01:12:17 il lui tendit la main.
01:12:19 « À une autre fois.
01:12:21 Mais tant que tu voudras.
01:12:23 Tes sorghauts, poussés dans le bon limon du Rhône,
01:12:25 sont les meilleurs, et je t'en donnerai
01:12:27 toujours un bon prix. »
01:12:29 L'aîné était déjà remonté
01:12:31 sur sa charrette.
01:12:33 Ayant pris les guides en main et caressé
01:12:35 sa mule d'un léger coup de fouet,
01:12:37 il s'éloigna sur la grande route.
01:12:39 « Pour sûr qu'il a rudement changé,
01:12:41 se dit M. Miramand
01:12:43 dans le suivant des yeux.
01:12:45 Certes, il était
01:12:47 loin de se douter de l'affreuse blessure
01:12:49 qu'il venait de rouvrir et d'envenimer
01:12:51 au cœur du malheureux jeune homme.
01:12:53 Tout en conduisant
01:12:55 machinalement sa bête,
01:12:57 celui-ci songeait.
01:12:59 Babette allait se marier.
01:13:01 Il ne pouvait lui en vouloir.
01:13:03 Mais il ne pouvait plus s'empêcher de penser
01:13:05 qu'elle n'avait pas été bien longue
01:13:07 à se consoler.
01:13:09 Pourtant, elle l'aimait.
01:13:11 Mais son amour, sans doute,
01:13:13 n'était pas aussi profond que celui
01:13:15 qu'il ressentait toujours pour elle.
01:13:17 Si l'hute était à sa place,
01:13:19 jamais il ne se fut consolé,
01:13:21 lui. Est-ce que
01:13:23 d'ailleurs il ne lui était pas resté fidèle ?
01:13:25 Mais il hocha
01:13:27 la tête. Après tout,
01:13:29 cela valait mieux ainsi.
01:13:31 N'y avait-il pas assez de deux victimes,
01:13:33 lui et l'amiant, qui, certainement,
01:13:35 payaient cher son honneur ?
01:13:37 Oui, tous s'arrangeaient
01:13:39 pour le mieux. Babette allait
01:13:41 être heureuse avec ce vétérinaire,
01:13:43 ce monsieur blanche, qu'il connaissait
01:13:45 un peu pour l'avoir entrevue au foire
01:13:47 du Pont Saint-Esprit.
01:13:49 Un joli garçon, avec sa moustache
01:13:51 noire, sa barbiche
01:13:53 et ses yeux finaux sous le lorgnon d'or.
01:13:55 Et il gagnait de l'argent.
01:13:57 Babette serait une dame,
01:13:59 une bourgeoise.
01:14:01 Cela était très bien. C'est ce
01:14:03 qu'il lui fallait à cette fille qui
01:14:05 avait été élevée dans un couvent,
01:14:07 qui possédait de l'instruction une bonne
01:14:09 éducation et qui, certes,
01:14:11 était au-dessus du rôle de grand-gère
01:14:13 qu'elle eût tenue si elle fut
01:14:15 devenue sa femme.
01:14:17 Du moins, s'il portait sa croix,
01:14:19 sa lourde et pesante croix,
01:14:21 c'était son affaire, et sa peine
01:14:23 ne serait pas aggravée par cette
01:14:25 pensée angoissante, terrible,
01:14:27 qui l'avait entraînée dans son malheur
01:14:29 une pauvre créature
01:14:31 qui ne le méritait pas.
01:14:33 Ainsi raisonnait l'aîné.
01:14:35 Mais son cœur saignait toujours
01:14:37 et malgré tout ce qu'il disait,
01:14:39 l'évocation de Babette aux bras de ce
01:14:41 monsieur Blanche le faisait cruellement
01:14:43 souffrir.
01:14:45 Quand il rentra au saucin,
01:14:47 l'amiant remarqua sa pâleur et son
01:14:49 trouble.
01:14:51 « Qu'est-ce que tu as ? » demanda-t-elle.
01:14:53 « Es-tu malade ? »
01:14:55 « Qu'est-ce que tu veux que j'aie ? » répondit-il
01:14:57 avec un haussement d'épaule.
01:14:59 « Je suis comme d'habitude. »
01:15:01 Elle n'insista pas,
01:15:03 mais avec son instinct de femme,
01:15:05 elle devina ce qui se passait en lui,
01:15:07 d'autant plus que dans la journée,
01:15:09 Trofime, qui était venu au saucin
01:15:11 pour examiner des moutons malades
01:15:13 et donner quelques conseils,
01:15:15 lui avait dit, comme elle le félicitait
01:15:17 sur sa connaissance des bêtes,
01:15:19 « Bah ! Bientôt à la
01:15:21 Caluberte, il y en aura un
01:15:23 qui en connaît plus que moi là-dessus.
01:15:25 » « Qui donc ? »
01:15:27 « Bé-Dame, le
01:15:29 vétérinaire de Sauveterre,
01:15:31 qui a épousé notre maîtresse. »
01:15:33 Aussi, devant la mine
01:15:35 de son mari, l'amiant
01:15:37 pensa-t-elle que, là-bas,
01:15:39 à Mornas, il avait dû apprendre
01:15:41 le mariage de la fille à Ravoux,
01:15:43 et elle le plaignit de tout son cœur.
01:15:45 Ah ! Comme elle aurait
01:15:47 voulu le consoler, le prendre
01:15:49 dans ses bras, le bercer comme
01:15:51 on berce un enfant !
01:15:53 Mais elle n'osait point.
01:15:55 « En somme, » se disait-elle,
01:15:57 « il a fait pour moi tout ce qu'il pouvait faire.
01:15:59 Pourquoi lui demander autre chose ? »
01:16:01 Et, dans le fond,
01:16:03 elle était très malheureuse.
01:16:05 Les jours qui suivirent
01:16:07 furent terribles.
01:16:09 L'aîné se tuait au travail et mangeait
01:16:11 à peine. L'amiant craignait
01:16:13 qu'il ne tombât malade.
01:16:15 Et une horrible peur l'atténaillait.
01:16:17 Que se passerait-il
01:16:19 le jour du mariage de Babette
01:16:21 Ravoux ? On entendrait sûrement
01:16:23 le bruit de la fête au saucer,
01:16:25 car à Montdragon, une noce
01:16:27 ne se passait pas sans coup de fusil,
01:16:29 chant, cri de toutes sortes.
01:16:31 Heureusement,
01:16:33 elle apprit par Trofime que le
01:16:35 mariage n'aurait pas lieu à la Caluberte,
01:16:37 mais à Avignon, chez cette
01:16:39 parente où Babette avait passé
01:16:41 quelque temps après la rupture.
01:16:43 Sans doute était-ce là,
01:16:45 de la part de la jeune fille,
01:16:47 une charitable pensée à l'endroit
01:16:49 de son ancien promis.
01:16:51 L'amiant s'arrangea pour que
01:16:53 son mari connût cette attention délicate.
01:16:55 Ce fut le patre qui,
01:16:57 à table, sans avoir l'air de rien,
01:16:59 annonça que le mariage
01:17:01 de la fille à Ravoux serait
01:17:03 célébré le jeudi suivant dans la
01:17:05 vieille cité papale.
01:17:07 L'aîné ne dit rien,
01:17:09 mais ses yeux s'allumèrent d'une flamme
01:17:11 de satisfaction et l'amiant comprit
01:17:13 qu'elle avait deviné juste.
01:17:15 Ce fut le soir
01:17:17 de la Saint-Jean, alors que les moissons
01:17:19 étaient terminés et que, dans tous
01:17:21 les coins, on voyait s'allumer,
01:17:23 un à un, les feux de joie que l'on a
01:17:25 coutume de faire flamber ce jour-là,
01:17:27 que l'amiant accoucha d'un garçon.
01:17:29 « Nous l'appellerons
01:17:31 Jean, fit-elle, puisqu'il
01:17:33 est né le soir de la fête de ce
01:17:35 grand Saint. » Mais l'aîné
01:17:37 hocha la tête et, se penchant
01:17:39 vers l'accouché, à voix basse,
01:17:41 « Non, fit-il,
01:17:43 on l'appellera Paulite, comme son père. »
01:17:45 Et, comme il se
01:17:47 trouvait tout près de la jeune femme,
01:17:49 doucement, il déposa un baiser
01:17:51 sur son front. C'était la
01:17:53 première fois qu'il l'embrassait.
01:17:55 Chapitre 7
01:17:59 Le Revenant
01:18:01 La vie continuait
01:18:03 tout ce ça. Mion élevait
01:18:05 son enfant, qui poussait à merveille,
01:18:07 et les joies de la maternité
01:18:09 apaisaient en elle ses douleurs
01:18:11 anciennes. Il lui apparaissait
01:18:13 même que la présence au logis de ce
01:18:15 nouveau-né avait apporté, comme
01:18:17 un baume bienfaisant, à la peine
01:18:19 de son mari.
01:18:21 Maître Raveau avait quitté la
01:18:23 Caluberte pour s'établir dans sa
01:18:25 jolie villa de Montdragon, et la
01:18:27 grosse ferme des Bordurones était
01:18:29 dirigée maintenant par Toinet,
01:18:31 qui y avait introduit des méthodes
01:18:33 toutes nouvelles.
01:18:35 Il avait renvoyé tout l'ancien personnel,
01:18:37 même Trofim, dont il
01:18:39 estimait les façons d'agir trop surannées,
01:18:41 et qu'il avait remplacé par un
01:18:43 garçon qui sortait de la Bergerie
01:18:45 Nationale de Rambouillet.
01:18:47 Aussi, il n'y avait plus aucun
01:18:49 rapport entre le Sossa et la Caluberte.
01:18:51 Quant à Babette,
01:18:53 elle était installée avec son mari
01:18:55 à Sauveterre, et si elle revenait
01:18:57 à Montdragon, elle demeurait
01:18:59 chez son père.
01:19:01 De cette façon, l'aîné n'avait
01:19:03 plus l'occasion de voir se dresser devant
01:19:05 lui tout un passé qu'il ne
01:19:07 voulait plus évoquer, et,
01:19:09 à la vérité, comme le supposait
01:19:11 Mion, le calme se faisait lentement
01:19:13 en son âme.
01:19:15 Mais ses rapports avec sa femme
01:19:17 n'en étaient pas pour cela plus intimes,
01:19:19 et ils continuaient à vivre séparément,
01:19:21 faisant chambre à pas,
01:19:23 et ne se rencontrant, pour ainsi dire,
01:19:25 qu'aux heures des repas à la table
01:19:27 familiale.
01:19:29 Seulement, la Mion avait pris la chambre
01:19:31 du père Roubaud qu'on avait refaite
01:19:33 à neuf. Tout d'abord,
01:19:35 la jeune femme avait refusé de
01:19:37 s'y installer, estimant que sa place
01:19:39 était dans la chambrette qu'elle avait
01:19:41 toujours occupée, puisque son mari
01:19:43 n'avait pas voulu l'admettre dans sa couche.
01:19:45 Mais l'aîné avait
01:19:47 insisté, et il avait expliqué
01:19:49 qu'elle ne pouvait élever son petit dans
01:19:51 cette pièce, où le jour et l'air
01:19:53 n'arrivaient que par une étroite fenêtre,
01:19:55 et elle avait bien été obligée de se
01:19:57 rendre à ses raisons.
01:19:59 D'ailleurs, elle était bien réellement
01:20:01 la maîtresse du sossa.
01:20:03 Elle avait même la libre disposition
01:20:05 de l'argent, car l'aîné avait
01:20:07 voulu qu'il en fût ainsi.
01:20:09 Les choses en étaient
01:20:11 là, quand, un soir de septembre,
01:20:13 alors qu'on était tout au vent d'ange
01:20:15 qui s'annonçait superbe,
01:20:17 la mure entra toute frémissante
01:20:19 et s'adressant à son mari
01:20:21 en voix basse.
01:20:23 « Écoute, lui dit-elle, depuis ce matin,
01:20:25 il y a un homme de mauvaise mine
01:20:27 qui rôde autour de la ferme. »
01:20:29 L'aîné haussa les épaules.
01:20:31 « Quelques cheminots
01:20:33 qui veulent se faire embaucher. »
01:20:35 « Non, car il a l'air de se
01:20:37 cacher. Plusieurs fois,
01:20:39 quand il a cru qu'on le regardait,
01:20:41 il s'est enfoncé dans les tamariz.
01:20:43 Je crois plutôt que c'est quelqu'un
01:20:45 qui rumine en mauvais coup.
01:20:47 Tout à l'heure encore, quand je ramassais
01:20:49 des légumes dans le jardin, je l'ai
01:20:51 entrevu, là-bas, debout sur la digue
01:20:53 et regardant dans la direction
01:20:55 de la maison.
01:20:57 « C'est bon, fit l'aîné, je vais voir. »
01:20:59 Il s'approcha de la cheminée,
01:21:01 prit son fusil de chasse
01:21:03 qui reposait sur deux crochets,
01:21:05 regarda s'il était chargé, et sortit.
01:21:07 « Prends garde ! »
01:21:09 lui recommanda Mion.
01:21:11 Il ne répondit que par un ricanement.
01:21:13 Il était sûr de sa force,
01:21:15 et celui qui lui ferait peur
01:21:17 n'était pas encore né.
01:21:19 Il se dirigea droit vers la digue.
01:21:21 La nuit tombait.
01:21:23 Le Rhône était tout ensanglanté
01:21:25 des derniers rayons du soleil couchant,
01:21:27 et, par-delà le fleuve,
01:21:29 sur les Cévennes proches,
01:21:31 le ciel était de pourpre et insolente.
01:21:33 L'homme était toujours
01:21:35 à la place où la jeune femme l'avait vue,
01:21:37 mais il était assis maintenant,
01:21:39 les coudes sur les genoux,
01:21:41 le front dans les mains,
01:21:43 et paraissait réfléchir profondément.
01:21:45 Il était très mal vêtu.
01:21:47 Son chapeau informe et tout gris
01:21:49 de poussière couvrait son visage.
01:21:51 Sa veste était trouée et loqueteuse.
01:21:53 Son pantalon, d'un trait
01:21:55 hisse-épais, était défiloché.
01:21:57 En entendant un bruit de pas,
01:21:59 il releva la tête,
01:22:01 eut comme un tressaillement,
01:22:03 et ne bougea pas.
01:22:05 Quand il fut à dix mètres de lui,
01:22:07 l'aîné s'arrêta et demanda d'un ton sec
01:22:09 « Qu'est-ce que vous faites là ? »
01:22:11 Alors l'homme se leva,
01:22:13 fit trois pas en avant,
01:22:15 et, d'une voix lince, d'une voix douloureuse,
01:22:17 interrogea à son tour
01:22:19 « Tu ne me reconnais donc pas, l'aîné ? »
01:22:21 Celui-ci s'approcha,
01:22:23 le regarda dans les yeux,
01:22:25 et, soudain, comme frappé d'un coup de foudre
01:22:27 « Est-ce possible ?
01:22:29 C'est toi, Paulite.
01:22:31 Nous n'avons pas mort ?
01:22:33 Tu vois, répondit l'autre. »
01:22:35 L'aîné demeura là et perdu.
01:22:37 La chose était si hors nature
01:22:39 qu'il se demandait s'il ne rêvait pas,
01:22:41 ou s'il n'était pas le jouet d'une hallucination,
01:22:43 ou même s'il n'était pas devenu fou.
01:22:45 Mais, s'étant passé la main sur le front,
01:22:49 comme pour en chasser
01:22:51 toutes les idées insensées qui y pouvaient germer,
01:22:53 il reprit ses esprits,
01:22:55 et, saisissant son frère à plein bras,
01:22:57 pour bien se rendre compte
01:22:59 que ce n'était pas là une vision,
01:23:01 « C'est toi, c'est bien toi ?
01:23:03 Oui, c'est bien moi.
01:23:05 Mais, alors,
01:23:07 pourquoi, depuis six mois,
01:23:09 n'as-tu pas donné de tes nouvelles ?
01:23:11 Pourquoi nous as-tu laissé croire
01:23:13 que tu étais mort ?
01:23:15 Et pourquoi, à cette heure,
01:23:17 roses-tu autour du saucin
01:23:19 comme une bête malfaisante,
01:23:21 comme un voleur ? »
01:23:23 Paulite eut un roncement d'épaule,
01:23:25 puis il murmura sourdement
01:23:27 « Si tu savais ! »
01:23:29 Maintenant, à voir son frère vivant,
01:23:31 l'aîné sentait une haine féroce
01:23:33 germer dans son cœur.
01:23:35 C'était donc inutilement
01:23:37 qu'il avait sacrifié sa vie.
01:23:39 Et il dit, les dents serrées,
01:23:41 la lèvre mauvaise,
01:23:43 « Justement, je voudrais savoir,
01:23:45 car, enfin, pour que tu te sois
01:23:47 terré dans quelques coins
01:23:49 tandis que nous te pleurions tous,
01:23:51 il faut que tes raisons soient bien graves
01:23:53 pour ne pas dire pi. »
01:23:55 Et, se montant,
01:23:57 sentant la colère enflammer son cerveau,
01:23:59 « Mais, misérable,
01:24:01 tu ne sais donc pas que j'ai dû épouser
01:24:03 Mion, qui était enceinte de toi,
01:24:05 pour sauver l'honneur de la famille ?
01:24:07 Tu ne sais donc pas
01:24:09 que j'ai dû rendre ma parole à Babette
01:24:11 que j'aimais tant ?
01:24:13 Tu ne sais donc pas que nous sommes tous malheureux
01:24:15 par ta faute, et que le désespoir
01:24:17 a tué notre père ?
01:24:19 Et tu étais vivant ? »
01:24:21 D'un geste farouche,
01:24:23 il saisit le fusil qui brinque balai
01:24:25 sur son flanc. Mais,
01:24:27 soudain, avec un cri,
01:24:29 il jeta l'arme loin de lui,
01:24:31 puis, étreignant Paulite,
01:24:33 « Ah, pardonne-moi !
01:24:35 Vois-tu, je souffre tant !
01:24:37 Pardon, je devrais me réjouir
01:24:39 au contraire. Pourtant,
01:24:41 ah, il faut que tes raisons
01:24:43 soient bien fortes. Dis-moi ! »
01:24:45 Et le cadet,
01:24:47 qui n'avait pas fait un mouvement,
01:24:49 même quand l'aîné avait saisi son fusil,
01:24:51 répondit,
01:24:53 « Mon grand, il faut me plaindre,
01:24:55 va, car je ne suis pas coupable,
01:24:57 et je suis plus malheureux que vous
01:24:59 tous. Raconte ! »
01:25:01 Ce qui m'est arrivé
01:25:03 est terrible. Figure-toi
01:25:05 que, le jour où la dorade
01:25:07 a sombré, je n'étais pas à bord.
01:25:09 La veille, j'avais tiré
01:25:11 une bordée, j'avais couché en ville,
01:25:13 et le matin, quand je m'étais
01:25:15 réveillé, il était trop tard,
01:25:17 la dorade avait appareillé.
01:25:19 Aussi, juge de mon
01:25:21 angoisse, quand, le soir,
01:25:23 j'ai appris la catastrophe.
01:25:25 Elles ont donné la liste des victimes
01:25:27 et mon nom s'y trouvait en
01:25:29 toutes lettres. Parbleu,
01:25:31 seul mon commandant savait que j'avais
01:25:33 manqué à l'appel au moment de
01:25:35 l'appareillage, et il se trouvait avec
01:25:37 tout l'équipage par cinquante
01:25:39 bras de faux. Que faire ?
01:25:41 J'ai eu peur. Oui,
01:25:43 j'ai eu peur. Là est
01:25:45 ma faute. J'aurais
01:25:47 dû aller à la préfecture maritime.
01:25:49 Au lieu de cela, je me suis
01:25:51 caché. J'ai laissé croire
01:25:53 à ma mort. Ah, ce que
01:25:55 j'ai souffert ! Ne pouvant
01:25:57 demeurer à Toulon clandestinement,
01:25:59 je suis venu à Marseille,
01:26:01 et là, je me suis embauché comme chauffeur
01:26:03 à bord d'un bâtiment qui
01:26:05 partait pour les Indes.
01:26:07 Deux fois j'ai fait le voyage,
01:26:09 pensant à vous, au père,
01:26:11 à toi, à Mion.
01:26:13 Mais je ne savais pas, bien entendu,
01:26:15 ce qui se passait ici.
01:26:17 Non, je ne savais pas que
01:26:19 Mion était enceinte et que tu l'avais
01:26:21 épousée. Pauvre frère,
01:26:23 pauvre Mion !
01:26:25 C'est à Colombo, lors de mon
01:26:27 second voyage aux Indes, que j'ai
01:26:29 appris la nouvelle, dans un bar,
01:26:31 où deux gars de Ponsette-Esprit et de
01:26:33 Rocamore se racontaient les nouvelles
01:26:35 du pays. Oui, c'est là,
01:26:37 soudain, que j'ai su que Babette
01:26:39 avait épousé le vétérinaire de
01:26:41 Sauveteur, et un frisson m'a
01:26:43 couru tout entier.
01:26:45 Etait-ce possible ?
01:26:47 Pour que Babette eût épousé un homme
01:26:49 autre que toi, il fallait que tu sois
01:26:51 mort. Et sans me faire connaître,
01:26:53 me donnant pour un ancien mineur
01:26:55 de Saint-Paulé qui connaissait le pays,
01:26:57 j'ai demandé ce que tu étais
01:26:59 devenu. Et j'ai su.
01:27:01 J'ai su que tu avais épousé
01:27:03 Mion, et alors j'ai compris.
01:27:05 J'ai deviné plus tôt,
01:27:07 car dans sa dernière lettre,
01:27:09 Mion m'avait fait part de ses craintes.
01:27:11 L'aîné, je te le jure,
01:27:13 j'ai pensé à me tuer.
01:27:15 Puis j'ai été lâche,
01:27:17 et la nostalgie m'a pris de revoir
01:27:19 mon dragon, toi, le père,
01:27:21 Mion, tous, tous,
01:27:23 et mon petit.
01:27:25 Aussi, je n'ai pas repris d'engagement,
01:27:27 et depuis trois semaines,
01:27:29 je rôde dans le pays comme une âme
01:27:31 en peine. Personne
01:27:33 ne me reconnaît. J'ai tellement
01:27:35 souffert, tellement changé.
01:27:37 Et puis, on est si sûr
01:27:39 que je suis mort.
01:27:41 Tiens, hier encore, à Saint-Etienne-des-Sorts,
01:27:43 le capelu de mon dragon,
01:27:45 qui pourtant a été à l'école
01:27:47 avec moi, a passé deux heures
01:27:49 à mes côtés, parlant de toi,
01:27:51 d'Eravou, de Mion et de moi-même,
01:27:53 de ce pauvre Polite,
01:27:55 qui était mort si déplorablement
01:27:57 dans l'accident de la Dorade,
01:27:59 sans se douter une seule minute
01:28:01 que c'était à Polite lui-même qu'il s'adressait.
01:28:03 Le matin,
01:28:05 l'idée m'est venue de me faire embaucher
01:28:07 comme vendangeur au Soussat.
01:28:09 Je n'ai pas osé. J'ai tellement
01:28:11 l'air d'un bandit, d'un voleur
01:28:13 de grand chemin.
01:28:15 Que veux-tu ? Je n'ai plus un sou.
01:28:17 L'autre jour, à Maurras,
01:28:19 une femme, la Chapuze,
01:28:21 m'a donné un morceau de pain.
01:28:23 J'en suis là, l'aîné. Oui,
01:28:25 j'en suis là, à mendier.
01:28:27 Et pourtant, dis-moi, franchement,
01:28:29 est-ce ma faute ?
01:28:31 L'aîné songeait.
01:28:33 Que devait-il faire ?
01:28:35 Il dit enfin,
01:28:37 « C'est la fatalité. Mais est-ce
01:28:39 possible que, sans l'avoir mérité,
01:28:41 nous soyons si malheureux l'un
01:28:43 et l'autre ? »
01:28:45 Et brusquement, « Je parie que tu as
01:28:47 faim. Je n'ai pas mangé
01:28:49 depuis hier au soir. »
01:28:51 Pauvre enfant ! Viens !
01:28:53 Et il saisit son frère
01:28:55 par la main et l'entraîna vers la
01:28:57 grange dont on voyait fumer la
01:28:59 cheminée. Mais tout à coup,
01:29:01 s'arrêtant, « Non,
01:29:03 je ne puis comme ça t'emmener là-bas.
01:29:05 Il faut voir, il faut réfléchir.
01:29:07 Écoute. »
01:29:09 Et fouillant dans sa poche,
01:29:11 il en tira son portefeuille,
01:29:13 qu'il tendit à Paulite en disant,
01:29:15 « Tiens, voilà de quoi manger
01:29:17 ce soir. Tu vas filer vers
01:29:19 Pont-Saint-Esprit, où demain, j'irai
01:29:21 te rejoindre. Je vais réfléchir,
01:29:23 décider la conduite
01:29:25 qu'il faut tenir en cette déplorable
01:29:27 affaire. Ah, nous avons
01:29:29 bien de la misère. Ce n'est
01:29:31 pas ta faute ni la mienne.
01:29:33 Mais comment nous tirerons-nous
01:29:35 de là ? » Et serrant son
01:29:37 frère contre sa poitrine, il
01:29:39 embrassa, puis ayant ramassé
01:29:41 son fusil, sans se retourner,
01:29:43 il se dirigea vers le saucin,
01:29:45 la tête basse, en proie
01:29:47 à de sombres pensées.
01:29:49 Chapitre 8
01:29:53 Adieu, va !
01:29:55 Mion l'attendait sur le seuil de la
01:29:57 porte, angoissée, frémissante,
01:29:59 se demandant pourquoi il ne
01:30:01 revenait point.
01:30:03 Quand elle l'aperçut, au coin de
01:30:05 la haie du cognacier, elle respira
01:30:07 largement et se mit à crier
01:30:09 « Enfin, c'est toi !
01:30:11 J'étais inquiète ! »
01:30:13 Et, comme il arrivait
01:30:15 auprès d'elle, elle l'interrogea
01:30:17 « Il ne t'est rien
01:30:19 arrivé de désagréable ? »
01:30:21 Il haussa les épaules
01:30:23 « Qu'est-ce que c'était, ce
01:30:25 vannue-pied ? » reprit-elle
01:30:27 « Je n'ai vu personne.
01:30:29 Il a eu peur et a filé
01:30:31 en te voyant. »
01:30:33 « Possible. »
01:30:35 Il entra dans la grande salle.
01:30:37 Déjà le pâtre et deux ou trois
01:30:39 vandangeurs qui habitaient trop loin
01:30:41 pour entrer chez eux le soir
01:30:43 avaient commencé à dîner et déguster
01:30:45 la bonne salade en baumant l'huile
01:30:47 fruitée qui emplissait un grand
01:30:49 saladier en terre jaune.
01:30:51 L'aîné s'attabla,
01:30:53 se coupa une tranche de pain
01:30:55 et prit deux feuilles de salade.
01:30:57 Mais il n'avait pas faim
01:30:59 et son esprit était ailleurs
01:31:01 sur le chemin de halage que son
01:31:03 frère devait suivre à sept heures
01:31:05 pour se rendre à Pont-Saint-Esprit.
01:31:07 Et ce fut à ce
01:31:09 moment que Mion, ayant
01:31:11 considéré son mari, constata
01:31:13 sa pâleur en même temps que son
01:31:15 humeur sombre et son manque d'appétit.
01:31:17 « Ben quoi ?
01:31:19 Tu es malade ? » « Moi ?
01:31:21 Tu as l'air tout drôle
01:31:23 et tu pinoches dans ton assiette.
01:31:25 Qu'est-ce qui t'arrive ?
01:31:27 Rien, il a fait tellement chaud
01:31:29 aujourd'hui. Et puis,
01:31:31 que veux-tu ? Il y a des jours où l'on n'est
01:31:33 pas en train. »
01:31:35 Comme il avait dit cela, sur le ton
01:31:37 d'un homme qui ne tient pas à révéler
01:31:39 ce qui se passe en lui, la Mion
01:31:41 n'insista pas.
01:31:43 Le repas terminé, chacun
01:31:45 se dirigea vers sa païence
01:31:47 car il fallait se lever de bonheur
01:31:49 le lendemain et tandis que
01:31:51 la Mion rongeait tout dans la cuisine,
01:31:53 l'aîné, allumant sa pipe,
01:31:55 vint s'asseoir sur le vieux banc de pierre
01:31:57 près de la porte où il
01:31:59 continua sa rêverie.
01:32:01 Il ne savait à quoi se résoudre.
01:32:03 Certes, il ne pouvait
01:32:05 en vouloir à Paulite.
01:32:07 D'ailleurs, à quoi bon récriminer
01:32:09 sur le passé ? C'était l'avenir
01:32:11 qui importait et cet avenir
01:32:13 il le voyait pitoyable.
01:32:15 Tout à coup, la solution
01:32:17 qu'il cherchait lui apparut.
01:32:19 "Mon devoir a laissé la place" se dit-il.
01:32:21 "Mon devoir, à cette heure,
01:32:23 est de rendre à Paulite sa femme
01:32:25 et son enfant. Quant à moi,
01:32:27 je n'ai qu'à disparaître.
01:32:29 Tant pis, je m'expatrierai.
01:32:31 Le monde est grand et pour
01:32:33 un homme comme moi, qui ne tient pas
01:32:35 à grand chose dans l'existence,
01:32:37 ayant vu s'écrouler tous ses rêves,
01:32:39 être ici ou là, qu'importe.
01:32:41 Oui, demain,
01:32:43 j'irai à Pont et je ferai part de mon
01:32:45 projet à mon frère. C'est le
01:32:47 plus sage. Nous partagerons nos
01:32:49 biens sans mettre de notaire dans
01:32:51 nos affaires. J'aurai toujours
01:32:53 assez pour vivre et d'ailleurs,
01:32:55 quand on a deux bras robustes,
01:32:57 on n'est jamais embarrassé."
01:32:59 Dans la cuisine, il entend
01:33:01 des muons qui vaquaient aux soins du ménage.
01:33:03 Il songea
01:33:05 qu'il n'aurait aucun regret à quitter
01:33:07 cette femme qu'en somme, il n'avait
01:33:09 jamais aimée. Aussi,
01:33:11 tout serait pour le mieux.
01:33:13 Leur situation était par trop fausse.
01:33:15 Cela ne pouvait
01:33:17 durer. Loin, en Afrique
01:33:19 ou ailleurs, il tâcherait de se
01:33:21 faire une nouvelle vie.
01:33:23 Quand il ne serait plus au Sosa,
01:33:25 à deux pas de la Caluberte, dans ce
01:33:27 coin de terre où il ne pouvait faire un pas
01:33:29 sans que quelques souvenirs douloureux
01:33:31 ne lui fît battre le cœur,
01:33:33 sans doute guérirait-il de la blessure
01:33:35 qui continuait à saigner
01:33:37 en lui. Sa pensée
01:33:39 s'apaiserait et qui sait
01:33:41 s'il ne pourrait pas être heureux aussi.
01:33:43 Oui, c'était
01:33:45 cela qu'il devait faire et
01:33:47 déjà, transfiguré par cette
01:33:49 décision, il se levait pour
01:33:51 entrer dans la cuisine et faire
01:33:53 par Amion des événements si
01:33:55 imprévus qui venaient de se produire
01:33:57 lorsqu'une pensée lui vint soudain.
01:33:59 Paulite était un
01:34:01 déserteur. Dans ces conditions,
01:34:03 il ne pouvait reprendre sa place
01:34:05 au foyer. L'aîné
01:34:07 en était là de ses réflexions
01:34:09 quand Amion, paraissant sur le pas de la porte,
01:34:11 lui dit "Je vais me coucher.
01:34:13 Bonsoir.
01:34:15 Bonne nuit toi-même."
01:34:17 Et la jeune femme gagna sa chambre
01:34:19 en soupirant car chaque soir
01:34:21 elle espérait que son mari la retiendrait
01:34:23 et lui dirait
01:34:25 "Tu vas partager ma couche."
01:34:27 Hélas, ce soir-là,
01:34:29 encore moins que les autres, il ne pouvait
01:34:31 prendre la place de Paulite
01:34:33 puisque Paulite était vivant.
01:34:35 Maintenant, l'aîné était rentré
01:34:37 dans la grande cuisine du Saussas
01:34:39 où il arpentait la pièce
01:34:41 cherchant toujours quelle conduite il devait tenir.
01:34:43 Tout à coup, il songea
01:34:47 "Ah, ne vaudrait-il pas mieux
01:34:49 être mort?"
01:34:51 Et voici que cette pensée s'imposa à lui
01:34:53 Mourir,
01:34:55 puisque la vie n'avait plus rien à lui promettre,
01:34:57 ne valait-il pas mieux
01:34:59 se réfugier dans le néant?
01:35:01 Mourir, mais cela arrangerait
01:35:03 tout. Puisque Paulite,
01:35:05 déserteur, était forcé de
01:35:07 s'expatrier, et bien,
01:35:09 une fois veuve, la miogne irait
01:35:11 le rejoindre avec son petit.
01:35:13 Et tous les deux, riches de
01:35:15 tout l'héritage des roubots,
01:35:17 pourraient se créer, quelque part,
01:35:19 une existence heureuse.
01:35:21 Au lieu de trois malheureux qui traînaient
01:35:23 une vie sans issue, deux personnes
01:35:25 jouiraient d'une félicité complète.
01:35:27 Il envisagea sa mort sans peur.
01:35:31 Ce serait enfin pour lui la tranquillité,
01:35:33 l'acquietude définitive,
01:35:35 la paix que rien d'autre
01:35:37 ne pourrait lui donner.
01:35:39 C'était si simple,
01:35:41 une corde au cou, une balle dans la tête,
01:35:43 un plongeant dans le rône proche,
01:35:45 qui, déjà, avait enseveli
01:35:47 tant de peines, consolé
01:35:49 tant de chagrins, éteint
01:35:51 tant de douleurs.
01:35:53 Seulement, il ne pouvait s'en aller ainsi.
01:35:55 Il fallait faire le
01:35:57 bonheur de ceux qui resteraient,
01:35:59 et diffier leur avenir sur sa tombe.
01:36:01 D'abord,
01:36:03 il allait trouver Paulie, à Pont-Saint-Esprit,
01:36:05 et lui remettre les 50 000 francs
01:36:07 qu'il avait dans l'armoire,
01:36:09 et qu'il devait, un de ces jours,
01:36:11 porter au Crédit Lyonnais d'Orange.
01:36:13 Avec cet argent,
01:36:15 Paulie irait attendre à Marseille
01:36:17 qui lui vendût les terres,
01:36:19 et convertit en argent les biens
01:36:21 qu'avait laissés leur père.
01:36:23 Ce serait l'amiant qui lui porterait
01:36:25 sa part d'héritage, l'amiant
01:36:27 à qui serait révélé enfin
01:36:29 que celui qui devait être son mari
01:36:31 n'était pas mort comme on l'avait cru.
01:36:33 L'aîné se sentit tout
01:36:35 ragayardi depuis qu'il avait pris
01:36:37 cette résolution. C'était
01:36:39 comme si on aurait soudain déchargé sa poitrine
01:36:41 d'un poids qui l'étouffait.
01:36:43 Enfin, il voyait clair
01:36:45 dans cette affaire.
01:36:47 Elle ne lui apparaissait plus comme sans issue,
01:36:49 et, bien qu'elle dût se dénouer
01:36:51 à ses dépens, il était tout
01:36:53 heureux de voir la fin de cet horrible
01:36:55 cauchemar.
01:36:57 Déjà, le jour blanchissait
01:36:59 les vitres de la cuisine.
01:37:01 Au loin, un coq chanta,
01:37:03 et plus près, ce fut le sifflet
01:37:05 d'un bateau qui avait jeté l'encre
01:37:07 pour la nuit dans les environs du
01:37:09 saucer, et qui se hâtait de
01:37:11 reprendre sa route dès le lever
01:37:13 du soleil. Il fallait
01:37:15 se hâter, surtout ne pas se
01:37:17 faire surprendre.
01:37:19 Rapide, il ouvrit l'armoire,
01:37:21 prit le sac contenant les
01:37:23 50 000 francs qui étaient cachés
01:37:25 entre deux piles de draps, puis,
01:37:27 à pas de loup, fermant la porte
01:37:29 avec précaution, il fila vers
01:37:31 Pont-Saint-Esprit.
01:37:33 Comme il y arrivait, il se trouva nez
01:37:35 à nez avec Trofime, l'ancien berger
01:37:37 de la Caluberte.
01:37:39 — Ola, fit celui-ci,
01:37:41 vous vous êtes levé de bonheur.
01:37:43 Sans doute, venez-vous vendre votre
01:37:45 vendange ? Cette année,
01:37:47 elle a dû être bonne, et vous en avez
01:37:49 plus que pour vos besoins.
01:37:51 Mafoix fit l'aîné évasivement,
01:37:53 et, mécontent de cette rencontre
01:37:55 qui lui parut de mauvais augure,
01:37:57 car elle venait bien malencontreusement
01:37:59 lui rappeler un passé
01:38:01 auquel il ne voulait plus songer.
01:38:03 L'autre hocha la tête.
01:38:05 — Ah, vos affaires marchent
01:38:07 bien, ce n'est pas comme à la
01:38:09 Caluberte. Ce toîné,
01:38:11 qui devait tout révolutionner,
01:38:13 avec ses méthodes nouvelles apprises
01:38:15 à l'école, est en train de ruiner
01:38:17 une propriété qui avait été
01:38:19 toujours si prospère.
01:38:21 Ils n'ont pas de veine, elle est ravoue.
01:38:23 Vous savez la nouvelle ?
01:38:25 L'aîné ne répondit rien.
01:38:27 Il ne s'occupait plus, depuis
01:38:29 longtemps, de ce qui se passait à la
01:38:31 Caluberte, et voulait demeurer
01:38:33 dans cette ignorance.
01:38:35 Mais Trophime était lancé.
01:38:37 Depuis qu'on l'avait renvoyé,
01:38:39 il avait du ressentiment contre les ravous,
01:38:41 et se réjouissait en lui-même
01:38:43 de tout ce qui leur arrivait de fâcheux.
01:38:45 Aussi, ce fut
01:38:47 d'un air satisfait qu'il ajouta
01:38:49 — Hein, la babette,
01:38:51 vous devez savoir ? — Ils ont voulu
01:38:53 la marier avec un monsieur,
01:38:55 le vétérinaire de Sauveterre.
01:38:57 Ah, cela n'a pas duré.
01:38:59 Il paraît qu'il a traité comme une
01:39:01 esclave la malheureuse. Il a batté
01:39:03 à ce que l'on dit. Bref,
01:39:05 elle est revenue à Bondragon,
01:39:07 et les gens d'affaires s'occupent de son divorce.
01:39:09 Croyez-vous ?
01:39:11 L'aîné était devenu
01:39:13 tout pâle. Était-ce possible ?
01:39:15 Ses idées se heurtaient
01:39:17 tumultueuses.
01:39:19 — Chacun a ses peines ici-bas,
01:39:21 dit-il en tendant la main
01:39:23 trop fine. Tout le monde
01:39:25 porte sa croix. Mais je
01:39:27 suis pressé. Au revoir.
01:39:29 Et il s'éloigna.
01:39:31 Paulite l'attendait
01:39:33 assis sur une borne.
01:39:35 — Ne restons pas là, fit-il.
01:39:37 On n'est pas bien pour causer, et je
01:39:39 ne tiens pas que l'on te voit à mes côtés.
01:39:41 Cela pourrait éveiller des soupçons
01:39:43 et te faire reconnaître.
01:39:45 Il s'en allère
01:39:47 de leurs pas pesants vers la campagne.
01:39:49 Écoute, reprit l'aîné,
01:39:51 quand ils se trouvèrent dans les champs
01:39:53 qui bordent le Rhône.
01:39:55 J'ai réfléchi toute la nuit,
01:39:57 et, à la vérité, je m'étais
01:39:59 arrêté à une idée que je pensais bonne
01:40:01 et qui eut tout arrangé.
01:40:03 Mais voici que je viens
01:40:05 d'apprendre certaines choses.
01:40:07 — N'importe. D'ailleurs,
01:40:09 ceci est mon affaire. La tienne,
01:40:11 la voici.
01:40:13 Et, prenant son frère par le bras,
01:40:15 la tirant sous les zones qui faisaient
01:40:17 en ce lieu un fourré épais, il continua.
01:40:19 — D'abord,
01:40:21 puisque tu n'es pas mort, la moitié
01:40:23 de l'héritage t'appartient.
01:40:25 Tu auras donc ta part.
01:40:27 Et voici, pour commencer,
01:40:29 cinquante mille francs qui vont te permettre
01:40:31 de gagner Marseille et d'y attendre
01:40:33 sous un faux nom.
01:40:35 — D'y attendre quoi ?
01:40:37 demanda Paulite.
01:40:39 — Ta femme et ton enfant.
01:40:41 — Ma femme ?
01:40:43 — N'est-elle pas ?
01:40:45 — Mais tu l'as épousée.
01:40:47 — Eh bien, je te la rends.
01:40:49 Et je te la rends telle que tu l'as laissée
01:40:51 à ton dernier départ.
01:40:53 Oui, je l'ai épousée pour qu'elle ne se tue
01:40:55 à pas et que le petit eut un père.
01:40:57 Mais j'ai toujours vécu avec elle
01:40:59 comme si elle eût été ma belle-soeur
01:41:01 et te croyais en mort, Paulite.
01:41:03 Je te jure que je l'ai toujours
01:41:05 considérée comme ta veuve.
01:41:07 Mais puisque tu es vivant,
01:41:09 il est juste que tu la reprennes.
01:41:11 — Mais toi !
01:41:13 Une heure auparavant,
01:41:15 à cette question, il eut haussé les épaules
01:41:17 et en lui-même, il se fut répondu
01:41:19 « Moi, une corde au cou
01:41:21 ou un saut dans le rône
01:41:23 me donnant l'oubli. »
01:41:25 Mais à présent, l'espoir
01:41:27 lui est en son cœur et il dit
01:41:29 « Ne t'occupe pas de moi. »
01:41:31 Pourtant,
01:41:33 tu ne peux rester ainsi.
01:41:35 Il te faut quelqu'un et puisque Babette
01:41:37 « Ne t'occupe pas de ça, te dis-je,
01:41:39 l'amion ira te rejoindre
01:41:41 et là-bas, où vous vous retirerez,
01:41:43 tu pourras l'épouser
01:41:45 car je demanderai le divorce.
01:41:47 Mais tu n'en seras pas
01:41:49 moins solitaire.
01:41:51 Qui sait si, des fois,
01:41:53 Babette est aussi divorcée.
01:41:55 Paulite le regarda
01:41:57 d'un air interrogateur.
01:41:59 Mais l'aîné reprit
01:42:01 sa physionomie fermée et ajouta
01:42:03 « Donc, tu vas attendre
01:42:05 l'amion à Marseille.
01:42:07 Dès ce soir, je vais la mettre
01:42:09 au courant et dans deux ou trois jours
01:42:11 elle sera près de toi.
01:42:13 Alors, vous partirez et tout sera
01:42:15 pour le mieux.
01:42:17 Frère, dit Paulite attendrie,
01:42:19 tu es bon et certes,
01:42:21 je n'espérais pas.
01:42:23 Mais l'aîné fronça les sourcils
01:42:25 « Pour qui me prends-tu
01:42:27 donc, cadet ? »
01:42:29 Puis l'ayant attiré vers lui
01:42:31 « Et maintenant, adieu.
01:42:33 Il y a du travail au saucer.
01:42:35 File par le plus court.
01:42:37 Télégraphie-moi ton adresse à Marseille
01:42:39 et attends. »
01:42:41 Tous deux s'embrassèrent avec émotion
01:42:43 et se séparèrent.
01:42:45 Toute la journée, la gaieté
01:42:47 de l'aîné est au damion.
01:42:49 Le soir, comme
01:42:51 ayant fini sa besogne ordinaire,
01:42:53 elle allait se coucher et souhaiter le bonsoir
01:42:55 à son mari.
01:42:57 « Écoute que je te parle, lui dit-il.
01:42:59 C'était si inattendu
01:43:01 qu'elle en eut comme un tressaillement
01:43:03 et une émotion étrange
01:43:05 l'étrangla.
01:43:07 « Que me veux-tu ?
01:43:09 T'apprendre une fameuse nouvelle.
01:43:11 « Une nouvelle ?
01:43:13 Polite des points morts.
01:43:15 Elle le regarda
01:43:17 effrayé. N'était-il point fou ?
01:43:19 Tu crois que j'ai perdu
01:43:21 la raison ? Ma foi, il y aurait
01:43:23 de quoi. Mais j'ai tout mon bon sens
01:43:25 et poli, t'es bien vivant.
01:43:27 Est-ce possible ?
01:43:29 fit-elle toute pâle.
01:43:31 « Hier, continua-t-il,
01:43:33 cet homme qui rôdait autour des vignes,
01:43:35 c'était lui. Il n'osait
01:43:37 se présenter.
01:43:39 Ah, c'est une histoire incroyable.
01:43:41 Et il refit le récit
01:43:43 que Polite lui avait fait la veille.
01:43:45 Puis il conclut
01:43:47 « Toute la nuit,
01:43:49 j'ai retourné le problème dans ma tête.
01:43:51 Écoute, Mion, je peux bien
01:43:53 te le dire, j'ai pensé à me tuer.
01:43:55 Mais j'ai rencontré
01:43:57 Trofime, et alors ?
01:43:59 Mais ne nous égarons pas.
01:44:01 Voici ce que j'ai décidé.
01:44:03 Je vais te remettre la part de
01:44:05 l'héritage qui revient à Polite,
01:44:07 et tu vas aller avec ton petit
01:44:09 le rejoindre à Marseille,
01:44:11 d'où vous vous embarquerez pour quelques
01:44:13 pays lointains.
01:44:15 Et toi ? » demande Mion,
01:44:17 comme tout à l'heure elle avait fait Polite.
01:44:19 Et comme tout à l'heure,
01:44:21 l'aîné sourit.
01:44:23 « Trofime m'a appris des choses,
01:44:25 répondit-il.
01:44:27 Elle est pleine de ses pointes accordées avec le vétérinaire.
01:44:29 Elle va divorcer.
01:44:31 Alors ? »
01:44:33 Mion baissa la tête et murmura
01:44:35 « C'est bien, je ferai
01:44:37 suivant ton désir. »
01:44:39 Puis, s'écroulant sur une chaise,
01:44:41 elle se mit à pleurer silencieusement.
01:44:43 La Mion était partie pour Marseille
01:44:47 depuis quinze jours,
01:44:49 quand un soir, sur la route de la
01:44:51 Caluberte, l'aîné rencontra
01:44:53 Babette. Ils s'arrêtèrent,
01:44:55 émus tous deux, et se
01:44:57 contemplèrent un instant en silence.
01:44:59 « Enfin, Babette, dit ta voix basse,
01:45:03 est-ce vrai que ta femme
01:45:05 t'a quittée ? »
01:45:07 « C'est vrai. »
01:45:09 « Tu ne méritais pas cela. »
01:45:11 « Dis-toi ce qui arrive. »
01:45:13 « Oui, nous sommes bien malheureux. »
01:45:15 Alors il la regarda dans les yeux,
01:45:17 lui prit la main,
01:45:19 et doucement,
01:45:21 « De nos deux misères, Babette,
01:45:23 nous ne pourrions nous faire une joie. »
01:45:25 Elle ne lui répondit rien,
01:45:27 hésita une seconde,
01:45:29 puis tomba dans ses bras.
01:45:31 Trois mois après,
01:45:33 les deux divorcés étant prononcés,
01:45:35 ils se marièrent.
01:45:37 Fin du roman de
01:45:39 Rodolphe Bringer, L'Honneur
01:45:41 Commande

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