L'invité des Matins de France Culture.
Comprendre le monde c'est déjà le transformer(07h40 - 08h00 - 2 Juin 2023)
Retrouvez tous les invités de Guillaume Erner sur www.franceculture.fr
Comprendre le monde c'est déjà le transformer(07h40 - 08h00 - 2 Juin 2023)
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00:00 *Musique*
00:05 Les Matins de France Culture, Guillaume Erner.
00:08 Parlez d'un grand écrivain, d'un grand écrivain qui s'est eu.
00:12 Cela fait longtemps que Milan Kundera ne répond plus aux questions des journalistes.
00:17 Cela fait longtemps également que Milan Kundera refuse de livrer des pans entiers de sa vie.
00:24 Et c'est pourquoi Florence Noiville, vous vous êtes livré à une sorte d'enquête.
00:28 Vous publiez "Milan Kundera écrire, quelles drôles d'idées aux éditions Gallimard".
00:35 Kundera, pour moi, cela évoque de merveilleux souvenirs.
00:39 C'est pratiquement la découverte de la littérature lorsque j'étais adolescent.
00:44 Justement, je me demande, Florence Noiville, s'il n'y a pas aussi une question générationnelle chez Kundera.
00:50 Oui, bien sûr, je verrai vous répondre, Guillaume.
00:54 Mais d'abord, je voudrais réagir sur le mot d'enquête, si vous me permettez.
00:57 Car en fait, ce n'est ni une enquête, ni une biographie.
01:00 Kundera déteste les biographies, donc je me serais bien gardée.
01:03 Il déteste aussi les enquêtes.
01:05 Et il déteste aussi les enquêtes, vous avez tout à fait raison.
01:07 Je me serais bien gardée de suivre ce mouvement biographie.
01:13 C'est plutôt un livre qui ressemble à un manteau d'Arlequin, si on peut dire.
01:19 Vous savez, ces morceaux d'étoffes qui sont cousus ensemble, qui ont des couleurs différentes, des formes différentes, des textiles différents.
01:25 Alors là, vous trouverez en effet quelques éléments biographiques, mais de base, ceux que tout le monde connaît.
01:31 Aucun secours.
01:32 Attendez, attendez, parce que pour les jeunes qui nous écoutent, justement, on va rappeler qui est Kundera.
01:37 On y reviendra en effet.
01:38 Vous trouverez aussi, et notamment pour les jeunes, beaucoup d'extraits de ces œuvres que je voulais absolument donner à entendre.
01:45 Mais vous trouverez aussi des photos, des dessins, des souvenirs personnels, des morceaux de carnets de voyage sur ces traces, en bohème ou en mort à vie.
01:53 Et c'est tout ça qui, cousu ensemble dans une sorte de patchwork, que je ne saurais pas vraiment ranger dans un genre particulier,
02:01 forme une espèce de grande étoffe dont on peut s'enrouler pour se réconforter et se réchauffer.
02:09 Parce que l'œuvre de Kundera aujourd'hui, c'est une œuvre qui réchauffe et qui aide à vivre.
02:14 Et c'est surtout ça que je voulais montrer.
02:16 - Milan Kundera est vivant. Il est en France quelque part. Il est aujourd'hui malade, Florence Noiville.
02:24 Mais lorsque je parlais d'enquête, c'est parce que Milan Kundera, depuis longtemps, ne se prête plus au jeu des interviews, refuse de donner des éléments biographiques.
02:36 Et d'ailleurs, vous le racontez dans "Milan Kundera, écrire, quelle drôle d'idée".
02:40 Vous racontez à quel point, y compris lorsqu'on a accès à Milan Kundera et à son épouse Vera, qui est très importante à la fois dans votre livre, dans sa vie, dans son œuvre.
02:50 - Merveilleuse et très importante, Vera.
02:52 - Eh bien, vous rappelez à quel point ceux-ci refusent de dire le moindre élément biographique.
02:58 Par exemple, la simple circonstance dans laquelle ils se sont rencontrés, cela doit demeurer secret.
03:04 Pourquoi se refusent de la biographie chez Kundera ?
03:06 - Vous savez, Kundera est un être d'une grande élégance.
03:10 Et parmi ces élégances ultimes, il y a celle de la discrétion.
03:14 Une vertu assez peu à la mode, mais qui fait que justement, on l'aime.
03:22 Mais je reviens sur un instant sur votre idée des générations.
03:26 Parce qu'effectivement, c'est important.
03:28 Moi, je l'ai découvert comme ça.
03:30 Et je me souviens très bien de ce moment d'éblouissement kundérien,
03:34 lorsque pour la première fois, je suis en classe préparatoire, j'ouvre l'Art du roman.
03:38 Et là, alors que j'ai dû sans doute lire des ouvrages assez soporifiques sur la chose,
03:45 tout à coup, je tombe sur des pages d'une limpidité et d'une profondeur absolument merveilleuses.
03:51 - Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il dit sur le roman ?
03:53 - Eh bien, parce qu'il est capable, notamment, et c'est ça à l'époque qui me frappe,
03:57 de tirer des fils, pas seulement de parler de littérature,
04:00 mais de tirer des fils extrêmement intelligents, extrêmement clairs,
04:05 entre tous les arts, la littérature, le cinéma, le théâtre, la peinture, la musique.
04:10 On y reviendra peut-être, mais il a failli être musicien.
04:13 Il est très musicien, Milan Kuldera.
04:15 Et ça, cette espèce de cadeau de fête de l'intelligence,
04:20 j'avais envie, en effet, vous avez raison, de le transmettre à la génération d'après,
04:25 celle qui a peut-être moins accès ou celle qui ne le connaît pas encore,
04:29 de transmettre cet éblouissement.
04:32 Et comme j'ai la chance de le connaître, par ailleurs,
04:35 eh bien, je me suis dit que, tiens, peut-être que j'allais le faire de cette manière un peu différente
04:40 que je vous décrivais tout à l'heure, qui est un peu une promenade dans sa vie et dans son œuvre,
04:44 en montrant aussi, en mettant l'accent sur un aspect peut-être moins connu de Kuldera,
04:50 qui est le côté espiègle, le côté qui fait rire,
04:53 et la couverture, on en parlera aussi sans doute, qui est un dessin de lui,
04:58 et où je vois une belle métaphore du travail de l'écrivain.
05:01 - Quelques mots de présentation pour ceux qui nous écoutent
05:05 et qui ne connaîtraient pas Milan Kuldera.
05:07 Qui est-il, Florence Noiville ?
05:09 - Alors, il naît en 1929 à Brno, un nom difficilement prononçable pour nous autres Français.
05:16 C'est la capitale de la Moravie, donc cette région à l'est de la Bohème.
05:21 Et il naît dans une famille très cultivée, où le savoir a beaucoup d'importance,
05:27 et où son père est pianiste.
05:30 Son père, qui s'appelle Ludwig Kuldera, qui est un grand pianiste,
05:33 un grand concertiste, un chambriste aussi, etc.
05:36 Et qui très tôt va l'initier au secret de la musique,
05:40 et dans des conditions absolument merveilleuses, puisqu'il est lui-même, ce Ludwig Kuldera,
05:45 l'ami proche de Janáček.
05:48 Janáček, le grand compositeur tchèque,
05:52 qui est l'une des grandes, grandes, grandes idoles en musique de Milan Kuldera,
05:57 comme Bacon peut être l'une de ses grandes idoles en peinture, par exemple.
06:02 Voyons, rejoint déjà le côté multidimensionnel de l'homme, l'humanisme,
06:07 l'humaniste plutôt à l'ancienne, qui s'intéresse à tout, qui est capable de parler de tout.
06:13 Donc il est d'abord, comment dirais-je, il grandit dans cette atmosphère-là,
06:18 et il est presque destiné à être pianiste.
06:21 Il apprend la composition avec un certain Pavel Haas,
06:25 qui est aussi un grand pianiste, mais qui finira à Térésine de façon tragique.
06:31 Et il compose. Ses premières œuvres de création sont des compositions,
06:36 des petites pièces de musique de chambre,
06:40 qu'un pianiste de ma connaissance m'a jouées,
06:44 qui sont assez Janáčekiennes, mais qui composent à 14 ans.
06:47 Vous imaginez le génie de cet homme qui sait tout faire,
06:53 et qui m'en rappelle un autre, qui est Alfred Brendel,
06:56 qui lui aussi joue et peint, c'est ça que je voulais dire,
07:02 et qui lui aussi vient de Moravia, comme si cette Miteleuropa,
07:06 c'était encore une pépinière pour les gens ultra doués de cette génération.
07:12 - Et le destin de Kundera se confond avec cette Miteleuropa,
07:16 c'est-à-dire avec le destin tragique de cette partie de l'Europe
07:22 particulièrement frappée par la guerre et par les exactions nazies,
07:27 puis avec le communisme dans une forme de succession.
07:32 Il y a d'ailleurs un extrait de Kundera que vous citez dans le livre du rire et de l'oubli.
07:37 "En 1939, l'armée allemande est entrée en Bohème et l'état des Tchèques a cessé d'exister.
07:42 En 1945, l'armée russe est entrée en Bohème et le pays s'est de nouveau appelé République indépendante.
07:49 Les gens étaient enthousiasmés par la Russie qui avait chassé les Allemands,
07:53 et comme ils voyaient dans le Parti communiste son bras fidèle,
07:56 ils ont transféré sur lui leur sympathie."
07:59 Il y a dans cet extrait de Kundera à la fois cette nostalgie, cet humour un peu absurde,
08:07 ce destin tragique des pays de l'Est,
08:11 et son destin à lui se confond justement avec celui de ces "républiques indépendantes" comme il dit.
08:18 Oui, c'est ça qui est passionnant, c'est que vraiment sa vie embrasse un siècle d'histoire,
08:24 et quand vous parliez de république indépendante et de fragilité de ces petites civilisations de l'Europe centrale,
08:32 et de la menace permanente qui est pour elle et pour leur culture,
08:37 et pour la survie de leur culture et de leur langue,
08:40 ce grand voisin soviétique ou russe avec les appétits que l'on connaît,
08:46 et bien ça fait partie aussi des choses qui m'ont donné envie d'écrire sur lui,
08:50 c'est qu'il est aujourd'hui, je ne sais pas si vous vous souvenez de cet essai "Un Occident kidnappé",
08:55 mais il est aujourd'hui d'une grande, grande actualité.
08:59 Qui a été republié effectivement il y a peu de temps.
09:02 On va écouter Kundera au sujet de l'un de ses romans les plus célèbres,
09:07 c'est le premier qui a été traduit en français, "La plaisanterie",
09:10 et il était interviewé sur France Culture, c'était en octobre 1968.
09:15 Votre livre qui est inscrit dans une actualité, dans une réalité politique et sociale,
09:21 est en même temps un livre qui dépasse beaucoup cette réalité,
09:25 je veux dire qui atteint une généralité,
09:28 en ce sens qu'on pourrait en parler au fond comme d'une histoire qui arriverait à n'importe lequel d'entre nous.
09:36 Je veux dire que l'histoire, elle est humaine de ce Ludwig,
09:39 et finalement ce Ludwig, ce qu'il est très représentatif de vous-même,
09:43 et des gens de votre génération, c'est un homme qui est un peu désabusé, il semble.
09:47 Qui recherche un contact par l'amitié, par l'amour, mais qui au fond, qui est solitaire.
09:52 Non, non, c'est ça, c'est vrai, c'est vrai ça.
09:56 Je suis très heureux que vous ne voyez pas dans ce roman seulement un document historique,
10:03 parce que je n'aime pas les romans qui sont seulement les documents historiques, belétrisés,
10:11 parce que je déteste cette littérature.
10:14 Je suis furié quand quelqu'un pense que c'est un roman politique ou idéologique,
10:21 comme on l'a écrit ici aussi, à couvertir.
10:25 Parce qu'un roman politique, ce n'est pas un roman.
10:29 Non, c'est une plaisanterie.
10:30 Oui, c'est une plaisanterie, très bien.
10:33 La voix de Milan Kundera s'était donc sur France Culture en octobre 1968 au micro de Roger Vrini.
10:40 C'est intéressant ce qu'il dit.
10:42 La plaisanterie, ça n'est pas un roman politique.
10:46 Et pourtant, ce roman commence sur une triste farce politique,
10:51 une triste farce que fait la politique à l'humour.
10:54 Quelques mots sur ce roman, ce qu'il raconte, Florence Noiville.
10:58 Alors, il raconte un jeune homme épris de communisme,
11:02 comme l'était Kundera quand il était jeune,
11:05 mais qui par farce, parce qu'il a effectivement un goût de l'espièglerie modérée,
11:12 envoie une carte postale à une jeune femme pour laquelle il soupire à l'époque,
11:20 et qui elle adhère vraiment à l'idéal communiste, au contraire de lui,
11:23 sans la moindre distance, sans le moindre humour.
11:27 Et il lui note notamment sur cette carte postale,
11:32 l'esprit saint pue la connerie.
11:34 Vive Trotski !
11:36 C'est le mot Trotski qui est en trou.
11:38 Le mot Trotski, mais oui, l'ensemble remonte aux autres instances du parti.
11:44 Il est immédiatement exclu, banni, mis au banc du système.
11:49 Il est chassé de l'université, il perd tout le statut qu'il peut avoir,
11:56 et puis, de fil en aiguille, il va faire un certain nombre de petits boulots,
11:59 tous plus dégradants les uns que les autres.
12:02 Oui, c'est-à-dire qu'il s'enfonce dans une existence trop grosse.
12:05 Il s'enfonce dans la relégation, dans une existence misérable.
12:08 Et puis à un moment, il saisit une sorte de coïncidence.
12:13 Vous savez, il croit beaucoup au hasard, au complot.
12:17 Il dit que la vie est un complot de hasard.
12:19 Donc un hasard se présente à lui, il peut se venger du type qu'il a exclu
12:24 en courtisant sa femme et en faisant de sa femme un objet instrumental,
12:30 l'instrument de sa vengeance.
12:32 Et puis, alors là, je ne vous raconte pas, parce que ça serait vraiment trop déflorener là,
12:35 mais tout va de mal en pire, rien ne marche.
12:38 - Mais alors, c'est justement cela qui est étonnant chez Kundera.
12:42 C'est, encore une fois, le livre qu'il a fait connaître en France.
12:46 Il dit que ça n'est pas un roman politique, et pourtant,
12:49 ce roman parle beaucoup de politique, et notamment de la manière dont...
12:53 Vous n'êtes pas d'accord.
12:54 De la manière dont les républiques indépendantes, les républiques démocratiques,
13:00 bref, on comprend qu'il y avait un mot de trop à l'époque,
13:03 broyaient les êtres humains, et comment quelque chose d'aussi humain
13:08 que l'humour pouvait être banni,
13:11 tandis que la seule chose finalement qui protège le peu d'humanité qui demeure,
13:17 c'est l'amour, puisque finalement, l'amour est une sphère qui occupe la première place
13:24 dans nombre de romans de Kundera.
13:26 - L'amour qui peut être risible aussi.
13:29 Et je crois que ça, il faut le développer.
13:32 - Je crois que vous voulez parler de risible amour, Florence Noavid.
13:35 - Oui, mais quand je vous disais que la vie est un complot de hasard,
13:38 une série d'accidents, c'est aussi ça que j'ai voulu mettre en lumière à la relecture de son oeuvre.
13:44 Vous savez, il y a un proverbe yiddish qu'il cite souvent et que je trouve magnifique,
13:49 c'est "l'homme pense, Dieu rit".
13:51 Donc, quelles que soient les constructions que l'homme échafaude,
13:55 de toute façon, comme dans la plaisanterie,
13:58 tout s'écroule et tout se finit en plaisanterie, justement.
14:03 Donc, c'est l'idée qu'on ne peut se rattacher à rien,
14:06 parce que tout le roman, toute sa démarche romanesque,
14:11 consiste, dit-il aussi, à voir jusqu'au fond de tous les leurres.
14:14 Donc à déconstruire les mensonges, les rêves, les utopies, le, le, le...
14:19 Donc, si on ne peut se rattacher à rien,
14:21 et François Ricard dit ça aussi, c'est le roman de la dévastation qu'on dira,
14:25 ni à Dieu, ni à Diable, ni à Marx, ni aux amours qui sont parfois risibles,
14:31 eh bien, il faut transformer ce désespoir en légèreté.
14:36 Rien n'a de sens, rions, et de l'absurde, faisons quelque chose de léger, d'amusant, du beau.
14:44 Une fête, rappelez-vous son dernier livre qui s'appelle "La fête de l'insignifiance".
14:48 Donc, on passe de la plaisanterie à la fête de l'insignifiance.
14:51 C'est vraiment une œuvre sous le signe du désespoir transformé en sourire.
14:57 Et c'est ça, mais j'insiste, parce que c'est ça qui est important pour aujourd'hui,
15:02 pour cette jeune génération du désespoir transformée en art d'être léger.
15:07 Vous voyez, on rejoint complètement le XVIIIe siècle.
15:10 Justement parce que lorsqu'on évoque l'amour, vous parliez de risible amour,
15:15 lorsqu'on évoque aussi la place qu'occupe la chair, car c'est une place extrêmement importante
15:21 dans la plupart des romans de Kundera, "La plaisanterie, la vie est ailleurs",
15:26 il y a cet extrait que j'aimerais vous lire, Florence Noaville, dans "La plaisanterie",
15:31 et qui est important aussi pour voir l'image de Kundera et notamment son rapport aux femmes.
15:38 C'est un homme qui dit "combien de fois ces dernières années,
15:41 des femmes de toutes sortes m'ont reproché ma suffisance.
15:44 C'est un non-sens. Je ne suis pas suffisant, mais à vrai dire,
15:47 je suis moi-même navré d'être incapable, dans mon âge adulte,
15:50 de trouver le rapport véritable à l'égard d'une femme, de n'en avoir, comme on dit, aimé aucune.
15:56 Je ne suis pas sûr de connaître les causes de cet échec".
16:00 On voit en tout cas qu'il y a chez Kundera à la fois un rapport aux femmes,
16:06 une représentation de l'amour, de l'amour sensuel, de l'amour physique,
16:11 avec une vision effectivement assez pessimiste.
16:15 Alors, pardon, je ne voudrais pas...
16:18 Mais il ne faut pas quand même confondre l'auteur et le narrateur.
16:23 Ça, il fait parler l'un de ses personnages.
16:26 En effet, pendant que je travaillais sur ce livre, les amis IES m'ont dit
16:31 "Oui, j'adore Kundera, c'est un immense écrivain, c'est l'un des plus grands du XXe siècle".
16:35 Mais parfois, je trouve qu'il ne ménage pas beaucoup ses personnages féminins.
16:39 Alors, il peut être cru, comme l'est par exemple la peinture de Bacon.
16:44 Mais c'est simplement pour nous dire qu'en matière de travers, de bassesses, de névroses,
16:50 les femmes n'ont rien à envier aux hommes et je ne crois pas que ce soit un scoop.
16:54 Mais j'ai quand même relu très attentivement tous ses romans
16:59 et j'ai trouvé un certain nombre de très beaux personnages féminins
17:02 qui me conduisent à dire qu'en aucun cas, on ne pourrait taxer Kundera de...
17:13 - De misogynie. Alain Finkielkraut, dans votre livre "Florence Noiville",
17:16 "Milan Kundera écrire quelle drôle d'idée" explique que cela lui a coûté le prix Nobel.
17:21 - Oui, alors d'abord, je voulais simplement terminer en disant qu'il y a un certain nombre de très beaux personnages féminins.
17:28 Il y a celui de Lucie dans "La plaisanterie", il y a celui de la fiancée rousse dans "La vie est ailleurs"
17:33 avec un moment de tendresse et de grâce absolument merveilleux.
17:36 Il y a celui de Thérésa dans "L'insoutenable légèreté de l'être", rappelez-vous.
17:39 Puis il y a celui de la Franck, qui a une espèce de force de caractère
17:42 et peut-être qui résume tout dans "La fête de l'insignifiance"
17:45 et où moi, je vois derrière le personnage de son épouse, Vera.
17:49 Donc il y a les deux, il tient toujours les deux, le côté libertinage léger 18e siècle
17:55 et puis le côté tendresse, compassion.
17:59 Et il dit d'ailleurs que la compassion est le plus beau des sentiments.
18:03 - Et Alain Finkielkraut, je veux dire, ce qu'il disait sur le fait que tout cela lui a coûté le prix Nobel ?
18:09 - Peut-être que c'est l'un des éléments...
18:11 Vous savez, Kundera, comme tous les génies, rebrousse poil des idées dominantes et ne mâche pas ses mots.
18:22 Je voudrais par exemple vous lire deux secondes ce qu'il dit sur la jeunesse
18:28 pour montrer à quel point il peut aller à rebours des idées dominantes.
18:31 La jeunesse est horrible, c'est une scène...
18:34 - Voilà, on va s'arrêter là, devant Cyril Ardaud. Non, continuez un peu.
18:37 - C'est une scène où dans les costumes les plus variés des enfants s'agitent et profèrent des formules à prise
18:41 qu'ils comprennent à moitié et auxquelles ils tiennent fanatiquement.
18:44 L'histoire aussi est horrible, qui sert si souvent de terrain de jeu aux immatures,
18:49 terrain de jeu pour un héron jeunot, pour un bonaparte jeunot,
18:53 pour les foules électrisées d'enfants dont les passions imitées et les rôles simplistes
18:57 se transfigurent en une réalité catastrophiquement réelle.
19:01 - Merci. Florence Noiville, on se retrouve dans une vingtaine de minutes.
19:05 Vous publiez Milan Kundera écrire. Quelle drôle d'idée !
19:09 Vous serez rejointe par un autre écrivain, Christian Salmon, 8h sur France Culture.
19:15 * 7h-9h, les matins de France Culture, Guillaume Erner *
19:22 Et on en parle avec vous, Florence Noiville, vous publiez Milan Kundera écrire.
19:28 Quelle drôle d'idée où vous rassemblez des fragments, fragments de vie de Kundera,
19:35 fragments de propos échangés avec des personnes évoquant Kundera,
19:40 vos réflexions sur Kundera, également des citations venant de ses livres et de ses romans.
19:47 Pour parler du grand écrivain, nous recevons également Christian Salmon.
19:52 Bonjour. Dans l'Art du silence, un livre pour lequel je vous avais reçu,
19:56 publié aux éditions des Liens, qui libère, vous avez évoqué notamment Kundera parmi d'autres romanciers.
20:02 Mais celui-ci, vous l'avez particulièrement bien connu parce que vous étiez alors journaliste, je crois, à Libération.
20:11 Vous l'avez interviewé. Alors, qu'est-ce qui s'est passé ?
20:15 - C'est une histoire tout à fait kundérienne parce que c'est une succession de hasards.
20:21 Vous citiez cette phrase sur le fait que la vie est une improvisation permanente.
20:27 En fait, c'est Blandine Jansson qui s'occupait des pages centrales de Libération à l'époque,
20:33 qui m'avait dit "Alors, qu'est-ce que tu nous proposes pour les pages centrales ?"
20:38 Et je ne sais pas pourquoi parce qu'à l'époque, je n'avais pas lu Kundera.
20:42 J'avais juste reçu un émigré tchèque, canadien tchèque, qui venait avec sa famille,
20:48 à qui j'avais souloué mon appartement et qui m'avait dit "En regardant ma bibliothèque, tu n'as pas les livres de Kundera."
20:55 Et quelques jours après, Blandine me demande un sujet et je lui dis "Je pourrais faire un entretien avec l'inconscience de la jeunesse,
21:05 je pourrais faire un entretien avec Mélinde Kundera."
21:08 Elle me regarde et Berluel me dit "Tu peux ?" parce que moi, ça fait des années que je veux faire une interview de Kundera
21:13 et il refuse absolument tous les entretiens.
21:16 Je suis rentré chez moi, un peu accablé parce que je me disais "Bon, je me suis vanté inutilement."
21:23 Et j'appelle Gallimard, l'attaché de presse de Kundera, en lui proposant une double page dans l'eBay.
21:28 Et quelques minutes après, je reçois un coup de téléphone "Allô, ici c'est Véla Kundera, rendez-vous dimanche."
21:36 Et donc j'ai dû lire tout ce qui était publié en français de Kundera en quelques jours.
21:41 Et me voilà devant lui avec ce savoir un peu chaotique et précaire, en train de poser des questions très générales,
21:50 comme les mauvais journalistes ou les apprentis journalistes.
21:53 La surprise, c'est que Mylène m'a gardé en fait tout l'après-midi.
21:58 On a bu beaucoup de whisky, je l'ai quitté à la nuit tombée.
22:05 Et cet entretien est paru quelques jours après dans Libération, ça s'appelle "Le piège du paradoxe terminal",
22:13 a attiré l'attention du correspondant à Paris de la Paris Review de New York,
22:17 qui est une revue célèbre qui interview les grands écrivains sous un même titre,
22:23 "Writer at work", les écrivains au travail,
22:26 et qui nous a proposé d'en faire une version plus longue.
22:30 En fait, on n'a pas fait une version plus longue, on a fait un nouvel entretien qui nous a pris des mois.
22:35 Et là, ce n'était plus un entretien à bâton rompu avec un magnéto, mais c'était une machine, un cutter de la colle.
22:43 Et ça a tellement bien fonctionné entre nous que Mylène a voulu faire un deuxième entretien,
22:51 qui est paru dans la lettre internationale.
22:54 Et puis, chemin faisant, tout ça s'est étalé sur plus d'une année.
22:59 On est devenus amis, on se voyait une fois par semaine.
23:03 Et à la fin, il m'a dit un jour "Mais pourquoi tu ne viens pas travailler avec moi à l'école d'autres études ?"
23:08 Voilà, je suis devenu son assistant.
23:10 Et donc, je l'ai connu de manière assez intime et proche pendant les années 80,
23:14 des années qui sont clés pour comprendre et contextualiser Kundera,
23:19 puisque c'est le moment où il publie "L'insoutenable légèreté de l'être", succès mondial.
23:24 C'est le moment où il publie "L'art du roman", parce que ces deux entretiens sont devenus une partie de l'essai "L'art du roman".
23:32 On écoute justement au début des années 80, Mylène Kundera.
23:36 A l'époque, il mettait en scène Jacques et son maître au théâtre d'après Diderot.
23:41 Il évoquait son attachement pour l'Europe suite à son exil.
23:46 Pourquoi un tchèque, un écrivain tchèque comme vous, est tellement attaché à quelque chose de spécifiquement français,
23:52 comme "Le siècle des lumières", comme Diderot ? Qu'est-ce que ça vous apprend ?
23:56 Pourquoi Diderot ?
23:58 Ce n'est pas seulement spécifiquement français, c'est spécifiquement européen.
24:05 Et vous savez, il faut comprendre ce que c'était vraiment, dans son sens le plus profond, l'invasion russe en Tchécoslovaquie.
24:14 C'était le fait qu'on a arraché définitivement et brutalement un petit pays occidental à l'Occident
24:24 et on l'a incorporé dans une civilisation russe.
24:28 Et à ce moment-là, cette nostalgie de l'Occident était quelque chose de plus naturel.
24:35 Si je dis la nostalgie de l'Occident, je risque d'être mal compris,
24:39 parce que pour vous, l'Occident, c'est la société de consommation, c'est le régime qui existe aujourd'hui.
24:44 Pour moi, l'Occident, c'est l'histoire occidentale, la culture occidentale.
24:50 Et j'ai pour moi cette culture occidentale auquel on a été arraché,
24:57 été concentré, incarné dans ce merveilleux roman de Diderot qui s'appelle "Jacques le fataliste"
25:04 et qui est, me semble-t-il, très sous-estimé, bizarrement, en France.
25:10 La voix de Milan Kundera, c'était en 1981. Commentaire Florence Noiville.
25:16 Cette idée que l'Europe centrale a été rachée à l'Occident, d'une certaine façon, au moment de l'invasion russe,
25:25 elle est reprise dans un Occident kidnappé qui décrit bien la tragédie de l'Europe centrale,
25:30 qu'il voit effectivement comme s'inscrivant dans l'histoire de l'Europe en général.
25:34 Il parle de Diderot, de Laurence Stern, il a un amour pour Rabelais.
25:38 Mais il est celui qui aura pour nous insisté très fortement sur l'apport de l'Europe centrale à l'héritage européen en général.
25:49 C'est-à-dire tous ces pays qui sont le berceau de la psychanalyse, du structuralisme, de la musique de Décafonique
25:56 et bien sûr, bien sûr, ce qu'il aime avant tout, une esthétique romanesque d'Europe centrale qui va de Kafka,
26:03 où Kafka est centrale, où Musil est centrale, où Gombrowicz est centrale, où Brauch, etc.
26:08 Et ça, il développe beaucoup cet art du roman.
26:12 Et il en fait, et je trouve que c'est là-dessus qu'il faut insister, c'est ce qu'il a lui-même apporté,
26:18 cet écrivain d'origine Europe centrale, au roman.
26:21 C'est-à-dire un art du roman dont les tentacules vont absolument partout
26:27 et qui comprend tout, de l'essai, de la poésie, du passé, du présent.
26:35 Il a appelé ça l'archi-roman.
26:37 Alors je ne sais pas si c'est de lui, Christian Salmon le sait peut-être, ce mot d'archi-roman.
26:44 Mais en tout cas, c'est une espèce de démarche pour faire de l'espace romanesque un espace d'expérimentation.
26:53 Il appelle ses personnages des égaux expérimentaux.
26:59 Il les plonge dans une situation donnée et il voit comment ils réagissent.
27:04 Et tout ça n'est pas un instrument gratuit.
27:06 Ce n'est pas du tout pour s'amuser sur une forme gratuitement.
27:09 C'est pour faire du roman un instrument de connaissance de soi,
27:14 un instrument de connaissance de l'humain qui dévoile, au sens de soulever le voile,
27:18 un aspect de la nature humaine qui jusque-là était demeuré invisible.
27:22 C'est pour ça qu'il dépasse largement toutes les réductions politiques et qu'il est parfaitement universel.
27:28 Christian Salmon, c'est un romancier théoricien du roman qui évoque des thèmes politiques.
27:34 Il y a en arrière-fond une évocation de la politique, mais qui a un rapport compliqué à la politique.
27:41 C'est-à-dire que le problème, c'est que Milan a dû, à partir de son exil en France,
27:52 constamment lutter contre la réduction à la politique.
27:59 Il a été caricaturé, réduit à la figure de l'écrivain dissident,
28:07 c'est-à-dire une forme d'opposition au communisme qui était représentée dans ces années-là.
28:14 - Mais ce n'est pas indigne d'être un écrivain dissident, Christian Salmon ?
28:18 - C'est-à-dire que lui a toujours défendu, et de plus en plus, la position, je dirais la politique du roman,
28:25 c'est-à-dire une intervention dans les affaires publiques qui ne s'inspire pas d'une idéologie quelle qu'elle soit,
28:32 mais plutôt de l'art de la connaissance, on pourrait dire aussi de la sagesse du roman.
28:39 Cette sagesse du roman, on ne peut pas la réduire non plus à une forme de relativisme, ce qu'on a fait souvent,
28:44 mais vraiment à un projet, je dirais, phénoménologique.
28:48 D'ailleurs, dans les entretiens que nous avions avec lui dans l'Art du roman, je lui suggère cette définition,
28:58 - Qu'est-ce que vous voulez dire ?
29:00 - Eh bien, précisément ce que vous disiez à l'instant, Florence,
29:06 - Cette sagesse du roman, c'est lui qui l'a...
29:08 - Oui, c'est-à-dire l'idée selon laquelle le roman n'est pas, en tout cas selon sa conception,
29:17 n'est pas une exploration de la psychologie des personnages, encore moins un art engagé au service de la politique ou de l'idéologie,
29:26 mais une, comment dire, une exploration de la situation dans laquelle se trouvent les humains,
29:34 en construisant, c'est cette idée d'ego expérimental qui est très importante,
29:38 en construisant des sortes de processus d'expérimentation, un peu comme la science expérimentale le fait,
29:45 en plongeant ces variables romanaires, ces egos expérimentaux, dans des situations existentielles.
29:51 - Ce qui veut dire, Florence Noiville, que dans les romans de Kundera, il est question de situation de la vie,
30:00 à la fois dans sa banalité, dans son tragique, l'amour, les tromperies, quitter, retrouver,
30:07 des situations assez simples qui sont testées par l'écriture, comment le diriez-vous ?
30:12 - Eh bien je le dirais de façon très simple, parce qu'il l'a dit lui-même avec cette phrase dans l'art du roman que je trouve savoureuse
30:19 et qui résume bien la réduction contre laquelle il a bataillé toute sa vie et dont il est encore parfois l'objet aujourd'hui,
30:27 c'est un grand malentendu, on lui demande "Vous êtes communiste, Monsieur Kundera ?"
30:31 Réponse "Non, je suis romancier." "Vous êtes dissident ?" "Non, je suis romancier."
30:37 "Vous êtes de gauche ou de droite ?" "Ni l'un ni l'autre, je suis romancier."
30:41 Voilà, tout est comme ça. Le roman, c'est effectivement la chose prééminente, ultime,
30:48 et pourquoi, encore une fois, pas pour une raison gratuite, mais parce que le roman, c'est le lieu de la complexité,
30:54 de la nuance, de l'ambiguïté fondamentale de nos conditions humaines.
31:00 Et je dirais qu'aujourd'hui, la complexité et l'art de la nuance, c'est une chose dont on a peut-être un petit peu besoin,
31:06 d'où l'urgence et la nécessité d'aller le relire vite.
31:09 - Christian Salmon ?
31:11 - Oui, absolument. Ce qui me frappe, c'est, vous faisiez allusion à l'article que j'ai écrit dans le livre "L'art du silence",
31:18 intitulé au départ "Comment le monde est devenu koundérien". C'est-à-dire que cet art romanais,
31:25 cet art de la connaissance, non seulement préfigure le monde en devenir, mais il va souligner les différents problèmes,
31:35 les différents paradoxes. C'est un terme très fréquent chez Koundéra. Par exemple, le paradoxe du progrès.
31:44 C'est-à-dire, Koundera dit, depuis deux siècles, l'humanité a cru dans cette notion du progrès.
31:52 Et ce progrès a abouti à une sorte de guerre permanente, non pas l'unification des peuples, comme on le croyait,
31:58 à la destruction de la nature, à la destruction du monde. Des thématiques qui sont centrales aujourd'hui.
32:04 Et la question qu'on peut poser, la question que pose implicitement Koundera, c'est, lorsque l'accomplissement de l'humanité
32:13 se transforme en une dévoration, en une destruction, qu'est-ce qu'il reste de la beauté ? Où est la beauté ?
32:19 Et la réponse de Koundera, qui est un peu passée inaperçue, c'est que la beauté est dans les choses inaccomplies.
32:24 C'est-à-dire dans l'amour non dit, dans l'humilité d'un personnage, dans le fait que l'inaccompli, d'une certaine manière,
32:37 est le refuge de la beauté. - On écoute à nouveau la voix de Koundera. C'était en 1979, à l'occasion de la sortie de son livre,
32:47 le livre du rire et de l'oubli. Il évoquait la situation de la Tchécoslovaquie. C'était au journal télévisé d'Antenne 2.
32:58 L'oubli, c'est une grande énergie, disons négative, qui est capable d'absorber et dévorer tout.
33:10 Et aujourd'hui, il y a des pouvoirs qui savent utiliser cette énergie négative et qui organisent l'oubli.
33:22 - Naturellement, je laissais beaucoup de choses. Je laissais mes amis. Je laissais le paysage auquel je suis très attaché,
33:32 dans lequel je suis enraciné. Je rêve presque chaque nuit le paysage de ma patrie. Mais je crois que cette émigration
33:43 ne signifie pas pour moi l'oubli. Au contraire. - Vous ne pouvez pas y retourner ? - Ce serait assez difficile.
33:52 - Un écrivain en exil. Il faut parler des langues. Il y a peu d'exemples comme cela. Koundera s'est mis à écrire en français,
33:57 comme Sioran l'avait fait, pour reprendre un autre exemple, un autre trajet de la Middle-Europa.
34:02 Il écrit en français à partir de quand ? Comment ça se passe, Florence ? - Il écrit en français à partir de 1993.
34:08 Il écrit d'abord "Les testaments trahis". Effectivement, c'est un défi de taille. Vous l'avez dit, Sioran, mais aussi Konrad,
34:16 Ionesco, Nabokov, il y en a. Mais c'est une poignée qui change de langue. Et quel défi ! Pour un romancier, changer de matière première.
34:25 - Justement, vous qui l'avez lu attentivement, qu'est-ce qui se passe dans son écriture lorsqu'il change de langue ?
34:31 Qu'est-ce que ça change, si j'ose dire ? - On a beaucoup opposé les deux Koundera, le tchèque et le français.
34:40 En réalité, je trouve qu'il y a un merveilleux continuum, notamment dans les thèmes. Et dans ce thème, j'y reviens un petit peu,
34:47 que vous évoquiez, Christian Salmon, ce thème de la modestie, de l'inaccompli, de l'insignifiant.
34:53 Et de l'idée qu'on peut trouver une philosophie de vie, une force vitale dans la fête de l'insignifiance.
35:01 On s'en accommode, on prend acte. Vous savez, il y a cette phrase de Ionesco, je ne sais pas si il est apocryphe ou pas,
35:08 il disait "Dieu est mort, Marc c'est mort, et moi je ne vais pas très bien". Eh bien, Koundera lui dit "D'accord, Dieu est mort, Marc c'est mort, etc."
35:16 Mais moi je vais bien parce que je décide de faire de ce vide, de ce non-sens, de cette insignifiance, une forme de légèreté, de beauté, de gaieté.
35:33 - Justement, le livre "Du rire et de l'oubli", Christian Salmon, est très représentatif de cela.
35:39 C'est un livre particulièrement brillant, à la fois léger, drôle, profond. C'est une drôle de chose si vous pouviez dire quelques mots au sujet de ce livre.
35:49 - Si vous permettez, je voudrais revenir sur le passage au français, parce que c'est un moment de la création koundérienne capitale.
36:02 Cette question du passage au français, de l'écriture en français, en fait il se l'est posée très tôt, au début des années 80.
36:10 Je me rappelle, on avait des discussions là-dessus, et je me rappelle un jour d'une discussion dans laquelle il s'est tourné vers Vera en disant
36:17 "Tu vois, en m'écoutant, je ne pourrai jamais posséder le vocabulaire en français tel que les français le pratiquent".
36:27 Et je lui avais dit "Mais non". J'avais pris l'exemple de Beckett qui avait inventé, justement, à partir de sa méconnaissance partielle du français,
36:38 avait bâti une esthétique. Et on avait à ce moment-là inventé ce néologisme de se "beckettiser".
36:46 Se "beckettiser", c'était à la fois trouver une langue propre à la méconnaissance de la langue, mais c'était aussi se retirer,
36:55 on en parlera peut-être tout à l'heure, se retirer des médias, puisque c'est à ce moment-là qu'il est assailli par des demandes d'interview absolument vertigineuses.
37:03 Et en fait, le moment du passage au français, c'est dans l'art du roman, parce que c'est l'art du roman qu'il écrit en français,
37:09 le premier livre qu'il écrit en français, et c'est pour ça que j'ai collaboré non seulement aux deux entretiens, mais à la relecture et à l'édition de l'ensemble du livre.
37:20 Et c'était à la fois une expérience très intéressante de voir la manière dont un écrivain, pour la première fois, s'empare d'une langue.
37:29 Alors, ce n'était pas un roman, c'était un essai, mais j'étais frappé de voir l'intuition qu'il avait de la langue, en fait.
37:35 Peut-être pas la pratique où il ne la dominait pas, mais il avait une intuition formidable de la langue.
37:42 Il y a chez lui un désir et une fascination pour la langue française, et il y a un passage absolument savoureux qui montre d'ailleurs son humour et son espièglerie,
37:50 donc je reviens toujours là-dessus parce que je trouve que c'est très important.
37:53 Il dit "Je m'imagine dans mes rapports avec la langue française comme un garçon de 14 ans avec Greta Garbo.
37:59 Il vient la voir chez elle et lui confesse son indomptable désir.
38:04 Amusée, elle regarde le pauvre moufflet et éclate de rire.
38:08 "Toi ? Oh non, non, vraiment pas !" Mais évidemment le refus intensifie l'amour comme d'habitude.
38:15 "Moi, la langue française m'aime et plus elle me passionne", dit-il.
38:19 En fait, Greta l'aime, mais elle l'aime en l'accueillant, en lui permettant des petits néologismes par-cis.
38:25 C'est une langue étonnante, avec des libertés nouvelles qu'il prend, des audaces verbales, et c'est tout ça qui fait bien sûr de sa prose un régal.
38:35 - Christian Sellemont, si vous deviez conseiller un livre de Kundera, un auditeur qui aurait la chance de ne pas en avoir encore lu, par où entrer dans l'œuvre de Kundera ?
38:47 - Si vous me permettez, j'en conseillerais deux.
38:50 Et ces deux, on me sont suggérés par Vera Kundera, qui me disait il y a encore quelques jours que deux livres de Kundera étaient best-sellers en Chine aujourd'hui.
39:01 Je veux dire des millions de lecteurs. "La soutenable gèreté", bien sûr, en premier, "Les choses surprenantes" en second, "L'art du roman".
39:09 Et elle ajoutait, tu vois, les Chinois, quand ils veulent comprendre l'Europe, ils lisent "L'art du roman".
39:15 Donc ces deux livres, à mon avis, sont deux moyens de rentrer dans l'univers de Kundera.
39:20 - Florence Noiville ? - J'allais dire les deux mêmes choses, donc on m'a coupé l'arbre sous le pied.
39:25 - La vie est ailleurs, et par exemple, un livre où la sensualité est particulièrement présente, c'est probablement le livre le plus fascinant de Kundera, sur l'amour.
39:40 Le livre du rire et de l'oubli est un livre fait de variation, où il montre une maîtrise absolue dans la construction de l'ouvrage.
39:48 - La construction musicale, on n'en a pas beaucoup parlé. - C'est quelque chose de particulièrement étonnant, le livre du rire et de l'oubli.
39:54 Il disait toujours que sa première idée pour un livre, elle était rythmique.
39:57 Et on disait au tout début de l'émission que son père était pianiste, qu'il avait failli être pianiste.
40:01 La musique, la mélodie kundérienne, tous les livres sont construits un peu comme des sonates ou des fugues, des suites de variations.
40:11 C'est absolument fascinant. Et il y a une chose, peut-être, ça n'est pas un livre, mais il faut juste insister un tout petit peu.
40:18 J'en mets beaucoup, beaucoup dans le livre. Et Dieu sait si nous en avons fait des dessins.
40:28 C'est l'œuvre picturale de Kundera, qui a été montrée de façon très intéressante au centre de Chèque-Rue Bonaparte, il n'y a pas très longtemps.
40:35 Qui montre des hommes tordus et distordus et rigolards, où l'influence du surréalisme est importante.
40:41 Et qui résume aussi assez bien sa philosophie de fait.
40:45 Ça ressemble un peu au diable de Malraux, un autre écrivain qui dessinait comme cela.
40:51 Merci Florence Noiville.
40:52 Milan Kundera, écrire, quelle drôle d'idée.
40:55 C'est publié aux éditions Galima, Christian Salmon, L'Art du silence, aux éditions Des Liens qui Libèrent.
41:01 Dans quelques instants, le point sur l'actualité.