La philosophie de Jankélévitch peut-elle être une aide pour apprendre à mieux vivre ? Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, s'est intéressée à sa pensée et en a a fait une série d'émissions sur France Inter, publié désormais en livre aux Editions Les Equateurs. Elle est l'invitée de 8h20.
Retrouvez tous les entretiens de 8h20 sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien
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00:00 L'invité du grand entretien ce matin est philosophe et psychanalyste, professeur titulaire
00:05 de la chaire Humanité et Santé au CNAM, elle publie aux éditions des Équateur un
00:11 été avec Jean Kélévitch.
00:13 Vous pourrez dialoguer avec elle au 01 45 24 7000 et sur l'application de France Inter.
00:19 Cyndia Fleury, bonjour.
00:20 Bonjour.
00:21 Et bienvenue à ce micro que vous connaissez bien, c'est grâce à vous que nous avons
00:25 passé l'été dernier sur Inter avec Jean Kélévitch.
00:28 Votre livre est le recueil de la chronique quotidienne que vous avez consacrée au philosophe.
00:32 On va reprendre le temps ce matin de cheminer avec Vladimir Jean Kélévitch qui a beaucoup
00:38 de choses à nous dire et à nous apprendre car vous écrivez que Vladimir Jean Kélévitch,
00:44 homme du XXe siècle, né en 1903, mort en 1985, travaillait pour le XXIe siècle, directement
00:53 pour le XXIe siècle.
00:55 Pourquoi en avait-il une si claire conscience et qu'est-ce que ça pouvait vouloir dire
01:01 pour lui que de se projeter ainsi ?
01:03 Alors, on va rétablir la vérité et la vérité biographique parce que c'est une formule
01:09 qu'on trouve notamment dans sa correspondance.
01:12 Alors il l'a reprise plusieurs fois mais elle part d'une forme de désenchantement,
01:17 de désenchantement par rapport à ses compatriotes du XXe siècle qui le lisent peu.
01:23 Il se plaint régulièrement dans sa correspondance de ne pas être édité, il est toujours en
01:29 train de chercher un éditeur.
01:30 Donc si vous voulez, c'est un peu au départ une boutade en disant "écoutez, de toute
01:35 façon, je travaille directement pour le XXIe, sous-entendu ceux qui même me retrouveront
01:41 à un autre moment et donc je leur donne rendez-vous pour plus tard".
01:44 Mais passé cette anecdote, c'est clair qu'il a de toute façon toujours eu un sens d'attraper
01:51 si j'ose dire les deux extrémités du temps.
01:54 Et donc en gros, c'est bien évidemment, et sans doute on va en parler, le penseur
02:00 de l'imprescriptible et fondamentalement de ce qui ne passe pas.
02:05 Et en même temps, toute cette conscience du passé doit justement, c'est ce qu'il
02:10 appelle la futurition, doit nous permettre de penser le futur.
02:14 Donc je pense qu'il était naturellement projeté vers le fait de dire "les leçons
02:19 de l'histoire doivent compter", précisément pas pour nous inscrire dans un ressentiment,
02:23 une amertume, mais pour mon Dieu, faire en sorte que ce qui a été nous transforme et
02:29 qu'on invente autre chose que notamment la grande catastrophe du XXe.
02:33 - Le temps, on va en parler, on va en entendre écouter Jean Kélevitch, en parler également
02:38 au micro de Jacques Chancel dans quelques instants.
02:41 Un mot sur la vie de ce français d'origine russe, naturalisé à l'âge d'un an, juif,
02:48 normalien, agrégé de philosophie, il est radié de la fonction publique en 1940 et
02:54 il entre tout de suite en résistance, il distribue des tracts en pleine rue, on retrouve
03:00 pendant la guerre des armes chez lui, il fera partie de différents réseaux de résistance.
03:06 Plus tard il dit, et ces mots sont incroyables, les gens de 1940 et 44 qui s'engageaient,
03:14 ils ne parlaient pas de l'engagement, ils n'avaient pas le temps, on ne conjuguait pas
03:19 le verbe, on le faisait.
03:21 En 45 c'est facile de s'engager, il y a beaucoup de résistants et d'engagés en peau de lapin
03:27 dans ces années-là qui ne parlaient que de ça.
03:29 Alors on sent une flèche contre Sartre parmi d'autres, mais cette expérience de l'engagement,
03:35 de la résistance, elle a été fondamentale, cruciale chez lui ?
03:38 - Elle a été cruciale et effectivement c'est vrai que sur les flèches direction Sartre,
03:44 il parlait même de l'engagement d'après-guerre, en disant il y a une compensation maladive
03:50 de Sartre à s'engager après-guerre parce qu'il était plutôt en train de faire les
03:54 mouches, alors même si on peut donner tout un statut au texte, bien évidemment.
03:59 Merleau-Ponty, il l'a raconté maintes fois que quand on est allé lui demander de l'aide,
04:04 Merleau-Ponty a dit "je fais ma thèse".
04:05 Et donc ça, sincèrement c'est quelque chose qui n'est jamais passé parce que l'éthique
04:11 de l'engagement de Jean Kélévitch, effectivement n'est pas celle du discours.
04:14 Et il y a un moment donné où, je ne vais pas dire que la philosophie se tait, mais
04:18 la philosophie est là pour construire l'acte.
04:20 Et l'acte, à un moment donné, c'est ce qu'il appelait le "séance tenante".
04:24 Il disait "le moment de sérieux", en fait c'est un sérieux de la temporalité,
04:30 ce n'est pas un sérieux du dogme, ce n'est pas les ismes.
04:32 Il a fait souvent des déclarations contre tous les dogmatismes, les conformismes, les
04:37 marxismes, etc.
04:38 Il disait "les ismes à dégager, le séance tenante, je m'engage".
04:43 Ça, c'est véritablement l'éthique.
04:45 Et l'éthique, c'est quand même le cœur de sa philosophie.
04:47 Et le courage aussi, qui est une vertu cardinale chez Jean Kélévitch.
04:51 "Pour qu'il y ait un jeu, il faut le courage", écrit-il.
04:55 Philosopher, c'est être courageux ?
04:57 En fait, il n'est pas du tout dans ses illusions, si vous voulez, métaphysiciennes, qui consistent
05:03 à dire "le sujet précède tout".
05:05 En fait, le sujet, sincèrement, il n'y a pas de philosophie du sujet chez Jean Kélévitch.
05:10 Ce qui est certain, c'est qu'on fait un acte courageux et "choum", tiens, c'était
05:15 donc ça, moi.
05:16 Parce que sinon, qu'est-ce qui se passe ?
05:18 Il dit "c'est le on qui n'est personne".
05:20 Le on qui n'est personne, c'est notre modalité quotidienne de vie.
05:24 Et puis, il y a des moments dans la vie où précisément, cette conjonction entre notre
05:29 décision et le moment fait que nous advenons en tant que sujet.
05:33 Et c'est ce qu'il appelle notamment l'irremplaçable.
05:35 Donc c'est ça, c'est tout d'un coup, je ne peux pas déléguer à autrui cette chose
05:39 que je dois faire.
05:40 Avec la guerre, la Shoah, vous écrivez, Cynthia Fleury, que Jean Kélévitch n'arrivera pas,
05:45 ne voudra pas pardonner aux Allemands, non seulement aux bourreaux, mais à la philosophie
05:50 allemande tout entière.
05:51 Le pardon est mort dans les camps de la mort, dit Jean Kélévitch.
05:55 Et après la guerre, il se jure de ne jamais aller en Allemagne, il se jure de ne plus
06:00 jamais lire les philosophes allemands, de ne plus écouter de musique allemande.
06:05 Comment analysez-vous la radicalité de cette démarche, ce refus de pardonner ?
06:12 Je pense qu'il faut l'analyser de deux façons.
06:15 La première, c'est sans doute, il faut l'analyser d'abord par la raison, par le logos, en disant
06:19 en fait que c'est une fidélité à une colère contre l'horreur.
06:23 Et qu'il n'a pas voulu lâcher cette colère parce qu'il avait un sentiment bien évidemment
06:29 de trahison.
06:30 Le deuxième temps, c'est de l'irrationnel, c'est-à-dire que c'est quelque chose qui
06:34 était plus fort que lui.
06:35 Il avait effectivement des colères qui l'emportaient.
06:38 Et d'ailleurs, il reconnaissait, il l'a reconnu.
06:42 Il y a eu un moment très important où tout le monde se rappelle de ce courrier envoyé
06:47 par un jeune, enfin pas si jeune, professeur de français, allemand, qui entend un jour
06:53 Jean Kélévitch dire « mon Dieu, mais de toute façon, les Allemands n'ont jamais
06:58 demandé à être pardonnés ». Donc moi, ce que je vois surtout, c'est mes collègues
07:03 qui se portent bien et qui ne se posent pas la question de cette mémoire atroce.
07:08 Et Vjard Ravling, pour ne pas le nommer, lui écrit en 1980 en lui disant « vous savez,
07:12 moi je suis né juste après la guerre, je suis totalement innocent de tout cela, mais
07:17 pourtant je porte sur moi cette dette éternelle contre l'horreur, etc. et je tiens à vous
07:24 le dire ».
07:25 Donc il y a une correspondance qui s'échange avec eux et malgré cela, il lui dit « venez
07:30 en Allemagne ». Il lui dit « écoutez, je suis trop vieux, c'est fini tout ça,
07:33 mais venez chez moi ».
07:34 Et donc Ravling viendra le rencontrer chez lui à Paris et puis jusqu'à la fin de
07:41 sa vie, ils auront une correspondance, mais en fait une correspondance courtoise, mais
07:47 sans aller dans le fond.
07:49 On sent effectivement quelque chose qui est que voilà, il y a une radicalité.
07:53 C'était plus possible de faire ce lien alors que sincèrement c'est délirant quand
08:00 on le pose deux secondes puisque vous êtes philosophe et musicologue, absolument ça
08:06 n'a pas de sens de se séparer et de la philosophie allemande et de la musique allemande.
08:11 Sans oublier le fait que lui c'est un enfant de ça, je veux dire son père, grand traducteur
08:15 de la philosophie allemande, lui-même sa thèse sur Schelling, enfin c'est se renier
08:20 soi-même, ça n'a pas de sens et puis il était bien évidemment, s'il travaille
08:24 pour le 21e, il travaillait pour la réconciliation.
08:26 Mais malgré tout, il l'a posé, alors de façon moins vindicative vers la fin de sa
08:31 vie, mais je pense qu'il voulait encore une fois, c'était une fidélité à l'acte
08:36 de résistance.
08:37 Et comment comprendre là aussi ce concept cardinal chez Jean Kélévitch qui est l'imprescriptible ?
08:44 L'imprescriptible, c'est bien évidemment, on connaît toute la définition juridique
08:51 qui est l'enfant de 47, de 48, c'est-à-dire le crime contre l'humanité qui ne peut
08:57 pas être prescrit, mais justement c'est presque le pivot, c'est le terme pivot de
09:04 sa morale au sens où, si vous voulez, et puis Dieu sait si lui c'est un grand philosophe
09:10 de l'esthétique, de la nature, on parlera du printemps par exemple, la matinée de
09:14 printemps.
09:15 Mais en fait, ce qu'il faut comprendre, c'est que la matinée de printemps, en fait,
09:18 ce n'est pas saisonnal, c'est moral.
09:20 C'est moral au sens où il faut saisir résolument ce moment pour inventer demain
09:27 des nouvelles choses.
09:28 Mais en même temps, si on invente sans jamais porter la trace de ce qui a été, en fait,
09:33 on est dédié à l'erreur.
09:36 On va refaire la même chose.
09:38 Et donc tout l'enjeu pour Jean Kalévić, c'est effectivement d'inventer un futur
09:44 conscient, conscient, critique, réflexif sur lui-même et l'imprescriptible, c'est
09:50 ça.
09:51 C'est véritablement le fait qu'en fait, la valeur du pardon, elle a du sens s'il
09:54 y a de l'impardonnable.
09:55 Et ça, c'est une querelle en philosophie parce que sincèrement, vous pouvez défendre
10:00 les deux positions.
10:01 Vous pouvez défendre la position qui dit que non, le sens du véritable pardon, c'est
10:06 précisément de pardonner l'impardonnable.
10:08 Et puis vous avez de l'autre côté Jean Kalévić qui pose que non, il y a un point
10:13 de non-retour.
10:14 Essayons de planter le décor, Cynthia Fleury, et de voir maintenant quel type de philosophe
10:20 est Jean Kalévić.
10:21 L'histoire de la philo est faite de monuments.
10:23 Platon, Aristote, Kant et Hegel, chacun a son système, sa doctrine, sa grande œuvre.
10:27 Jean Kalévić appartient-il à cette lignée, celle des philosophes qui font école, qui
10:32 ont élaboré un système ?
10:34 On a plutôt l'impression, en vous lisant, qu'il est d'une autre espèce de philosophe,
10:40 ceux qui cultivent les à-côtés, qui ne font pas système.
10:43 Est-ce que je me trompe en disant les choses de cette manière ?
10:46 Non, vous ne vous trompez pas puisque résolument, il s'échappait de tout système et de tout
10:53 réductionnisme.
10:54 Et puis en plus, c'est quelqu'un qui a passé toute sa vie à essayer de traquer
11:01 l'impalpable.
11:02 Le je ne sais quoi, le presque rien d'une vie, ce qui fait à la fois la valeur d'une
11:07 pensée, mais ce qui fait la valeur d'un rapport au monde.
11:11 Et il a été comme ça, effectivement.
11:13 C'est une grande stylistique, une parole, on l'entendra peut-être tout à l'heure.
11:17 Et donc, il a traqué cela.
11:19 Néanmoins, poser cela, c'est quelqu'un qui a quand même posé une métaphysique,
11:23 une éthique et une esthétique.
11:25 Donc, ce n'est pas systémique, mais enfin, on voit quand même un geste d'une très
11:30 belle ampleur et surtout avec des connexions à l'intérieur.
11:35 Il y a des thèmes pivots.
11:36 La question du temps, la question de l'irréversible, la question de l'imprescriptible.
11:42 Donc, c'est quand même tout à fait...
11:44 Alors, sur le temps, on va l'écouter justement au micro de Jacques Chancel.
11:48 C'est une archive de 1979.
11:52 Le temps, c'est la philosophie.
11:53 C'est le maître problème.
11:54 C'est le problème par excellence de la philosophie.
11:56 Il a tous les caractères du problème philosophique.
11:59 Et balouissant.
12:00 Et je ne trouve rien de plus beau et de meilleur que la phrase de saint Augustin à propos
12:05 du temps.
12:06 Quand on ne me demande pas ce que c'est que le temps, je sais ce que c'est.
12:10 C'est pour moi une évidence merveilleuse.
12:12 Mais dès qu'on me demande ce que c'est, alors je m'embrouille.
12:15 Je commence à chuchoter, à barguigner.
12:19 Je ne sais plus où j'en suis.
12:20 Donc, je ne peux reconnaître son évidence que de loin.
12:24 Et de près, il me fuit.
12:25 Quand vous le regardez dans les yeux, le temps, ce n'est plus rien.
12:29 Ce sont des points.
12:30 C'est une série.
12:31 Comme dans la musique dodecaphonique.
12:32 C'est des allumettes que vous rangez les unes à côté des autres.
12:36 Ou des jeux d'enfants.
12:37 C'est une série.
12:39 Mais quand vous regardez quelle est son essence, quand vous regardez le temps dans le blanc
12:43 des yeux, le temps s'enfuit.
12:44 Comme une fée.
12:45 Mais il faut conserver chaque parcelle du temps.
12:47 Chaque moment d'une journée est quelque chose d'important.
12:51 Et parfois même, un seul moment d'une journée...
12:53 Mais quand elle est passée.
12:54 Oui.
12:55 C'est plus le temps.
12:56 Quand ma journée sera passée, aujourd'hui, je dirais que c'est une journée merveilleuse.
12:59 J'ai dialogué avec Jacques Chancel.
13:01 J'ai eu si bons souvenirs.
13:03 Mais c'est un pris-coup.
13:04 En ce moment, je ne pense pas au temps.
13:06 Il est inconcevable qu'on puisse penser au temps quand on est soi-même dans le temps.
13:11 Emporté par sa tornade.
13:12 Par son courant.
13:13 Par son torrent impétueux.
13:15 Quel torrent aussi.
13:17 De voir cette pensée cascader au micro de Jacques Chancel.
13:23 Qu'est-ce qui se joue ?
13:26 Il avait inventé ce mot "primultime" pour qualifier l'instant qui est à la fois premier
13:32 et ultime.
13:33 Qu'est-ce qui se joue ?
13:35 Il se joue la vérité de l'illusion de la continuité du temps.
13:40 C'est un grand partisan de la discontinuité du temps.
13:44 Au sens où le temps, il le dit à un moment donné, il n'est fait que de points, que d'instants.
13:48 Et on ne le vit pas comme ça.
13:50 Mais la vérité, c'est que l'instant qui vient de partir, là, il est parti pour toujours.
13:54 Il est irréversible.
13:55 Alors, ça ne veut pas dire que, mon Dieu, un autre instant ne va pas arriver.
13:58 Mais donc, c'était une invitation, si vous voulez, fondamentalement, à comprendre le
14:02 caractère irréversible de nos vies.
14:04 Alors que généralement, nous comprenons le caractère irréversible de nos vies un
14:08 peu tardivement.
14:09 Et nous nous mettons à vivre.
14:10 Donc, c'est véritablement un auteur qui invite à dire "attention, le temps, disait-il,
14:16 n'est qu'à l'endroit".
14:17 Dans l'espace, on peut avoir l'illusion de revenir en arrière.
14:20 Le temps, c'est toujours à l'endroit.
14:22 Et donc, c'est inéluctablement quelque chose qui se vit au dépens de la vie.
14:27 C'est-à-dire que le temps qui est passé, il n'est plus.
14:29 - Mais c'est une invitation à avoir une vie joyeuse de ce fait ?
14:33 - Oui, c'est une invitation à saisir fondamentalement l'occasion d'être.
14:38 Le kairos, c'est une déformulation du temps.
14:41 C'est l'occasion divine.
14:42 - Le moment opportun.
14:43 - Le moment opportun.
14:44 Et en même temps, il avait, encore une fois, le kairos, ce n'est pas nécessairement l'obligation
14:49 héroïque.
14:50 Ce n'est pas ça.
14:51 Le kairos, c'est de comprendre que c'est irréversible, que si je ne saisis pas cet instant,
14:56 il est passé pour toujours.
14:57 Donc, malgré tout, on voit comment Jean Kélévitch est un très très grand philosophe du mouvement,
15:05 du vitalisme.
15:06 C'est d'ailleurs son lien profond avec Bergson.
15:09 Et la temporalité, je le redis, c'est un concept pivot dans sa métaphysique parce
15:13 qu'on ne peut pas définir l'homme sans dire en fait l'homme, c'est quoi ? C'est
15:18 un animal temporel.
15:19 Ce n'est pas l'animal politique de Aristote, c'est l'animal temporel.
15:22 C'est ça la définition en métaphysique.
15:24 On ne peut pas définir le temps sans en passer par l'éthique.
15:28 Encore une fois, je le dis, le sérieux chez Jean Kélévitch, ce n'est pas le dogme,
15:33 c'est le rapport au temps, ici et maintenant.
15:34 Voilà, c'est en se tenant.
15:36 Tu fais ce que tu as à faire ici et maintenant.
15:38 Et puis, c'est une esthétique, le temps, parce que bien évidemment, comment il va
15:42 dire le temps puisque les mots, c'est impossible, il le dit, il va utiliser la musique.
15:47 Et donc, il va aller chercher la musique pour dire en fait son rapport au temps parce
15:52 qu'il dit que c'est la musique qui est l'art le plus susceptible de raconter cette
15:55 trace, les choses qui apparaissent et disparaissent.
15:58 - Alors, on va l'écouter, Jean Kélévitch, précisément, parler de la musique en elle-même
16:04 et de son rapport à elle.
16:05 - Pour moi, la musique, d'abord, c'est la moitié de ma vie, sinon la vie toute entière,
16:09 enfin la moitié de ma vie.
16:10 Elle n'est pas un délassement.
16:12 Je peux vous dire, comme on dit de Dieu, vous savez, on sait ce qu'il n'est pas, mais
16:15 on ne sait pas ce qu'il est.
16:16 Alors, la musique, je sais ce qu'elle n'est pas.
16:18 Elle n'est pas un passe-temps.
16:19 Elle n'est pas une distraction.
16:21 Ce n'est pas comme le billard ou le bridge pour certaines personnes, pour les présidents
16:26 et directeurs généraux, qui ont besoin de se délasser.
16:28 Je ne me mets pas au piano pour me délasser.
16:29 Encore, j'oublie tout.
16:31 J'oublie tout.
16:32 Alors, je ne sais pas ce que ça veut dire.
16:35 C'est une forme d'expression de l'ineffable, par excellence, de ce qu'on ne peut pas exprimer
16:40 autrement.
16:41 On l'exprime par la musique.
16:43 Et ça me rappelle une chose que je cite toujours.
16:46 C'est une pièce de Janáček, d'un requin qu'ils appellent « Sous un sentier ombreux ».
16:51 Et cette pièce s'appelle « La parole manque ».
16:53 Alors, la parole manque.
16:55 Et quand la parole manque, alors la musique élève la voix et dit des choses que la parole
17:00 ne peut pas exprimer.
17:01 - Quelle place avait la musique dans sa vie ?
17:03 - Elle était essentielle.
17:05 D'abord, c'est certainement un lien à ses origines.
17:07 Donc, toute la famille russe, c'était les pianistes, la grande-tante, la sœur, Saint-Pétersbourg,
17:14 le conservatoire.
17:15 Donc, en gros, il baigne dans la musique et le piano parce que c'était un pianiste.
17:19 Alors, il disait « je suis plutôt un lecteur de piano ».
17:22 Donc, sous-entendu, il faut quand même que j'ai la partition devant les yeux.
17:26 Et il disait « je n'ai pas de doigts, etc.
17:28 Je fais des fausses notes ».
17:30 Enfin bref.
17:31 Donc, il n'avait pas un rapport.
17:33 Mais malgré tout, tous les jours, en tout cas très, très régulièrement, sur son
17:37 piano, et vous l'avez entendu, il dit « je ne me délace pas ».
17:40 C'est-à-dire que...
17:41 Alors, attention, ça ne veut pas dire que c'est une attaque contre le plaisir, etc.
17:45 Mais c'est une attaque contre ce qu'il disait « tuer le temps ».
17:48 Par exemple, c'est une formulation « ceux qui tuent le temps sont des avachis de la
17:54 morale ».
17:55 Et en fait, la banalité du mal au sens Arendt, ça commence là, dans l'ennui.
18:00 - Vous consacrez des pages à l'ennui.
18:02 - Voilà, dans l'ennui qui est une modalité éthique.
18:05 Donc, c'est très intéressant de voir, alors que nous, on le mettrait plutôt du
18:07 côté épistémo, de ceux qui, bon, ne sont pas...
18:10 Mais non, en fait, tous ceux qui ne sont pas curieux du monde, qui manquent justement
18:14 cet instant pour agir dans le monde, en fait, éthiquement, ils ne sont pas au bon endroit.
18:18 Et donc, cette expression « tuer le temps », il la haïssait.
18:21 Et donc, bien évidemment, quand il jouait au piano, ce n'était pas pour tuer le
18:24 temps, c'était pour l'investir.
18:25 - Vous écrivez « le piano est inséparable de la vie de Jean Kalévić, inséparable
18:30 de sa philosophie, inséparable de son être ».
18:33 Vous voulez définir la philosophie de Jean Kalévić, jouer Lisse ou de Bussi, n'expliquez
18:40 pas.
18:41 Écoutez, on va donner la parole à Philippe qui nous appelle de Toulouse.
18:44 Bonjour Philippe.
18:45 - Oui, bonjour Madame Cynthia Fleury.
18:48 Écoutez, j'ai la chance de vous parler.
18:51 On a fait jusqu'à présent, au début de l'émission, beaucoup de références à
18:55 Jean Kalévić, et pardonnez-moi de parler tout simplement de vous.
18:59 Vous avez écrit, il y a un livre, il y a 13 ans, qui m'avait beaucoup marqué, qui
19:03 est « La fin du courage ». Je dirais un livre de vie finalement, car il abordait
19:07 une question alors peu soulevée qui est celle de ce que je nommerais le découragement
19:11 sociétal et qui mettait en parallèle cette phase de l'épuisement et de l'érosion
19:15 de soi.
19:16 Et à l'époque, moi j'ai particulièrement noté le rapport de l'homme au temps, bien
19:20 sûr, mais le rapport de l'homme à une perte de son temps disponible, ayant pour
19:24 cause finalement une diminution inquiétante de son temps pour réfléchir à toutes les
19:29 décisions urgences et finalement le rapport avec le titre de votre livre pour réfléchir
19:34 au courage.
19:35 Alors ma question est très simple Madame Fleury, si vous aviez à réécrire ce livre
19:40 aujourd'hui, quelles en seraient les nouveautés ?
19:41 Merci infiniment pour cette question Philippe.
19:44 Cynthia Fleury vous répond, ça résonne beaucoup avec le livre sur Jean Kalévić.
19:50 Oui, ça résonne beaucoup puisque c'est un livre qui notamment met au cœur aussi
19:56 sa thèse, ce que Jean Kalévić nommait le cogito du courage, c'est ce qu'on a
20:01 dit tout à l'heure, c'est-à-dire le fait que précisément pour être au monde,
20:04 on a besoin d'un viatic, d'une vertu particulière qui s'appelle le courage parce
20:08 que sinon on manque et le monde et son sujet, donc c'est beaucoup.
20:11 Donc on a vraiment une vertu opérationnelle.
20:14 Non, j'écrirais sensiblement la même chose, c'est terrible.
20:18 Mais en revanche, sur la question du temps propre, parce que j'entendais cette question,
20:23 elle est absolument déterminante, c'est-à-dire que vous savez qu'en philosophie, et c'est
20:29 raconté aussi par Jean Kalévić, un humain a besoin de manier trois grandes dimensions
20:35 du temps, le chronos, l'ion et le kairos.
20:40 Alors le chronos, on le voit, c'est le temps chronologique, linéaire, ce qui s'est
20:44 passé avant et demain, ce n'est pas au même endroit et c'est très important,
20:47 c'est tous ceux qui font du chronos tout le temps, c'est métro-boulot-dodo et donc
20:51 c'est fatigant parce que c'est cyclique et on en meurt.
20:53 Le lion, c'est le moment de suspension, c'est quand on tombe amoureux et qu'on
20:57 a l'impression que le temps s'arrête, quand on vient dans une matinée de France
21:01 Inter et que le temps se suspend, voilà, on fait de l'ion.
21:05 Malheureusement, il ne se suspend pas.
21:07 Il ne se suspend pas.
21:08 Et puis le kairos, c'est quand on agit et à partir du moment où on est privé d'une
21:12 de ces dimensions du temps, généralement, on tombe malade.
21:15 Mais Aristote, on va aller chercher Aristote deux secondes, disait que le temps le plus
21:18 essentiel pour l'homme, et ça renvoie à la question de monsieur, c'était la scolée.
21:21 Et la scolée, c'est la contemplation, c'est l'activité noétique, mais en français,
21:25 c'est l'école.
21:26 Enfin, en français, en latin, c'est la scuola.
21:29 Donc tout ça pour dire qu'en fait, si on vole à l'homme la possibilité de réfléchir
21:35 sur lui-même, en fait, on le massacre.
21:37 Dernière question, quelle place faisait-il à l'amour ?
21:39 C'était la place.
21:41 Il le dit d'ailleurs dans sa philosophie de l'éthique, l'amour a une place essentielle,
21:46 c'est la vertu qui rassemble toutes les vertus.
21:47 Et surtout, très, très belle formule, il dit en fait, le contraire du mal, ce n'est
21:52 pas le bien, c'est l'amour.
21:53 Et donc, on voit encore une fois que ce n'était pas du tout quelqu'un qui était dans le
21:57 pur et l'impur.
21:58 Ce n'est pas comme ça que ça se passe.
21:59 Ce qui se passe, c'est une force vive, une énergie vitale qui est celle d'aimer et
22:05 qui fait face à l'horreur.
22:06 Mais ce n'est pas encore une fois celui qui vient expliquer la théorie du bien.
22:10 Parce que la théorie du bien, c'est quelque chose qui peut bouger.
22:12 Ce n'était pas du tout un défenseur de la vérité.
22:15 C'est un défenseur du pragmatisme, du mensonge pour se sauver et notamment sauver les juifs
22:20 quand ils sont mis en danger.
22:22 Un été avec Jean Kélévitch, signé Cynthia Fleury.
22:25 Merci d'être venu en parler ce matin au micro de France Inter.
22:29 C'est une coédition inter-équateur.