C’était il y a exactement un an, l’inimaginable : Frédéric Leclerc-Imhoff Journaliste reporter d’images pour BFMTV était tué par un éclat d’obus alors qu’il couvrait le conflit en Ukraine. Il avait 32 ans. De lui, nous retenons son parcours exigeant et engagé, ses convictions.
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00:00 Frédéric avait encore à cette époque les cheveux longs, mais le regard déjà bien
00:06 affûté.
00:07 Dans ses mains, un caméscope offert par ses parents pour ses 18 ans.
00:12 Sa première caméra initiatique.
00:14 Il était très heureux.
00:17 Et là, il a commencé à filmer, filmer, filmer.
00:19 Il l'a pu lâcher.
00:20 Il a filmé la famille, il a filmé des paysages.
00:23 Ensuite, il s'est investi beaucoup auprès des sans-papiers, des migrants, la thématique
00:29 des migrants.
00:30 Donc, il a énormément filmé des manifestations, des réunions.
00:34 Il a été devant des centres de rétention, etc.
00:38 Et c'est devenu vraiment son outil pour documenter cette thématique.
00:43 Et ce jour-là, il filme les sourires, les chants et les tambours.
00:48 L'énergie contagieuse de ces sans-papiers en lutte pour obtenir leur régularisation.
00:55 Étudiant en philosophie, Frédéric est alors bénévole pour un média associatif très
01:05 investi sur la problématique des migrants.
01:08 Et en ce mois de mai 2010, âgé seulement de 20 ans, il décide de prendre la route
01:15 pour filmer une marche de 1000 kilomètres de Paris à Nice de travailleurs sans-papiers.
01:19 Et Frédéric ne se contente pas de faire une étape.
01:32 Pas à pas, il parcourt la France à leur côté.
01:35 Et donc, Fred a son petit caméscope Sony vissé à l'œil et il va les filmer, les
01:43 interviewer pendant toute cette marche.
01:45 Il les accompagne à pied.
01:46 Il dort avec eux.
01:47 Des fois à la Belle-Etoile quand personne ne veut les accueillir.
01:50 Des fois en centre d'hébergement.
01:51 Marcher 1000 kilomètres, il faut vraiment avoir envie, cette motivation, cet engagement
02:03 qui est assez exceptionnel déjà je trouve pour un jeune de cet âge-là et puis un intérêt
02:09 pour les autres.
02:10 Et derrière la caméra, il interroge les marcheurs avec bienveillance.
02:14 Du coup, vous n'êtes que deux femmes à marcher sur la marche ?
02:18 Oui.
02:19 Pourquoi il y a si peu de femmes ?
02:20 Il y a trop de femmes sans-papiers.
02:21 Mais elles, elles travaillent et elles ont leurs enfants, leurs...
02:28 Elles ne pouvaient pas venir, c'est tout.
02:29 Je ne veux pas qu'on arrive tout de suite là.
02:32 Je veux que la route soit longue, plus en plus.
02:35 Il y a encore un jour.
02:36 Oui.
02:37 Il y aura du temps.
02:38 Oui, oui.
02:39 Fred, c'était quelqu'un de profondément gentil et de très avenant.
02:43 Il avait un immense sourire.
02:45 Je pense qu'il pouvait mettre en confiance n'importe qui.
02:48 Même les gens qui étaient les plus réticents parfois à laisser entrer les caméras, il
02:53 arrivait à mettre en confiance n'importe qui juste par son sourire, sa patience, sa
02:57 douceur.
02:58 Cette mobilisation pour les sans-papiers l'amène à s'envoler assez frais à l'année suivante
03:04 vers le Mali pour couvrir une nouvelle marche.
03:06 Quand il est allé en Afrique, il nous a quand même dit qu'il partait faire la marche des
03:13 sans-papiers.
03:14 Mais pour nous, c'était logique.
03:18 Caméra au point et dans les rues de Bamako, l'œil toujours aux aguets.
03:24 Il n'y a pas de plan gratuit parce que tout est réfléchi, parce qu'il maîtrise son
03:33 sujet.
03:34 Il y avait un JRE qui avait vraiment tout le J du JRE, le journaliste-reporteur d'images.
03:39 À travers ces images, il cherchait justement le détail que nous, on ne pouvait pas forcément
03:44 percevoir avec un œil un petit peu non averti, disons.
03:49 Et le petit détail, la petite chose qui peut sembler insignifiante, mais qui allait raconter
03:53 quelque chose, qui allait dire de la personne, qui allait dire de la situation et qui allait
03:57 nous ouvrir sur des interrogations, sur des questions qu'on ne serait pas forcément
04:01 posées.
04:02 Faire un pas de côté pour filmer un plan significatif ou choisir un angle singulier
04:10 dans un reportage.
04:11 Alors, étudiant au journalisme, il décide de réaliser un documentaire sur l'IVG, mais
04:18 du point de vue des hommes.
04:19 Je suis avec une fille que je connais très peu.
04:25 On couche ensemble à capot de craque.
04:27 Elle me dit « on est tous d'accord pour avorter si jamais il y a un problème ». Je
04:31 suis tellement précautionneux et parano qu'on en parle avant.
04:34 Tout est réglé dans mon délire.
04:36 Et puis là, craque, je suis désolé, j'ai un enfant de toi et je veux le garder.
04:39 À ce moment-là, il y a forcément des sentiments assez forts qui surgissent.
04:44 Nous, ça nous a beaucoup étonnés parce qu'on s'est dit « franchement Fred, là
04:48 c'est un peu chaud parce que l'IVG pour les hommes, point de vue des hommes, c'est
04:53 notre corps de femme.
04:54 Est-ce que vraiment les hommes ont leur mot à dire ? » Lui, il avait une réponse trouvée.
04:59 « On n'a pas entendu, c'est une thématique qu'on n'a pas traitée, donc à voir ».
05:05 Il voyait, il creusait, il recherchait, il bossait son sujet.
05:09 Et en fait, il a eu des témoignages.
05:12 Donc c'est la preuve qu'il existait ce sujet.
05:14 Oui, c'est un sujet de te chier quand même, pour revenir à l'IVG.
05:21 Sur ces images, il est filmé par une camarade qui réalise aussi un documentaire sur ce
05:26 thème.
05:27 C'est le genre de sujet qui ne te lâche pas.
05:30 Tu y penses une fois, tu y travailles une fois.
05:33 Je ne sais pas pourquoi ce sujet particulièrement.
05:37 Il avait un regard que peu avait, il avait une possibilité de se décentrer aussi beaucoup.
05:42 Parfois, on a du mal à essayer de sortir notre œil de notre propre cercle social.
05:49 Fred, il n'avait aucun souci avec ça.
05:51 Il allait à la rencontre des gens, il voyait, il glanait des informations, il était beaucoup
05:54 à l'écoute.
05:55 Donc, il avait pas mal d'idées aussi grâce à ça.
05:58 Des idées, mais aussi une multitude de questions.
06:03 L'apprenti journaliste s'interroge sur sa manière d'exercer.
06:07 Comment montrer au mieux la vie des gens, raconter le réel dans toute sa diversité.
06:11 Après une série de portraits réalisés à l'occasion des élections municipales,
06:17 âgé de 25 ans, il participe à une émission sur la déconnexion des Français à l'égard
06:22 des institutions.
06:23 Concernant la défiance, on s'aperçoit qu'en Côte-Peloton, les médias, 77% de défiance.
06:30 Je ne sais pas si ça vous décourage, futurs journalistes que vous êtes.
06:33 C'est vraiment très important d'essayer d'aller voir les gens, d'aller voir les
06:36 gens différents et ne pas toujours aller voir les mêmes personnes, ne pas toujours
06:39 inviter les mêmes personnes.
06:40 Essayer de dresser un portrait le plus large possible.
06:43 C'est toujours très difficile, mais il y a toujours moyen d'aller voir des gens qu'on
06:47 ne voit pas forcément à la télévision, de mettre l'accent sur certaines personnes
06:51 et essayer de leur donner la parole.
06:52 Donner la parole à ceux qui ne l'ont pas, sont les motifs tout au long de sa carrière.
06:58 Lors d'un de ses premiers reportages professionnels, à 26 ans, pour cette émission de la TNT,
07:04 il n'hésite pas à grimper dans la nacelle d'un laveur de vitre du quartier de la défense.
07:08 Le plus grand risque, c'est que la nacelle peut taper les carreaux, on peut casser des
07:12 carreaux.
07:13 Vous savez, avec un bout de vitre, si ça tombe sur la tête de quelqu'un à 150 mètres,
07:17 on peut le tuer.
07:18 Il rejoint BFM TV comme pigiste en 2016 et sillonne le pays au gré des soubresauts de
07:26 l'actualité.
07:27 Des incendies de forêt, aux hôpitaux frappés par le Covid, en passant par les ronds-points
07:33 occupés par les gilets jaunes.
07:34 De venir dans un grand média comme BFM TV, ça lui permettait de pouvoir continuer ça
07:42 par les médias mainstream, donc d'apporter la parole de ces gens qu'on n'entend jamais
07:46 jusque dans les grands médias qui ont beaucoup d'audience, etc.
07:50 Derrière tout ça, il y avait quand même une réflexion.
07:51 C'était de se dire, je suis dans une scène, je vais essayer, moi, de mettre ma patte,
07:57 d'aller proposer certains sujets, d'aller chercher d'autres témoignages.
08:02 En 2021, un reportage le marque intimement, comme un écho à ses propres engagements.
08:09 Dans le Nord, un TER vient de percuter des migrants qui tentent de fuir la police.
08:14 Cet accident de TER qui rappelle celui survenu le mois dernier aux Pays-Basques.
08:19 Un migrant a donc été tué.
08:21 Un autre est en situation d'urgence absolue et deux autres sont plus légèrement blessés
08:25 après avoir été percuté par un train.
08:27 Il était avec Antoine Forestier et puis quand la REDAC les a laissés un peu tranquilles,
08:32 ils se sont dit, on ne peut pas s'arrêter là, il faut qu'on aille voir d'où venaient
08:36 ces migrants, etc.
08:38 Ces migrants venaient du camp de Grande-Synthe, donc ils ont été sur le camp de Grande-Synthe.
08:43 Ce n'était pas facile.
08:44 Ils ont dit, ce n'est pas grave, on va y aller quand même, d'abord sans caméra,
08:48 on va aller parler à ces gens.
08:49 Et puis ils ont réussi à faire un reportage avec un réfugié.
08:55 La nuit, il fait très froid, l'eau traverse la tente.
08:59 On n'arrive pas à dormir plus de 5 heures par jour.
09:05 On se lève très tôt pour aller charger nos téléphones.
09:07 À 5 heures du matin, on y va comme ça, on ne fait pas la queue.
09:10 Et au milieu des tentes, dans l'œilleton de sa caméra, le fond et la forme s'entremêlent
09:17 avec la même exigence.
09:18 Je pense qu'il se donnait le mal d'aller chercher des plans qu'on ne voyait pas, des
09:26 plans pas faciles.
09:27 Par contre, il est très lent, il était très très lent.
09:32 Donc ça, à mon avis, ça devait faire suer des sueurs froides dans certains domaines
09:37 parce que quand il faut aller vite, ce n'était pas simple.
09:41 Donc il était capable de se piquer comme ça, de regarder et de se dire "non, ce n'est
09:46 pas là que je veux le faire, non, ce n'est pas là que je veux le faire.
09:49 Bon, je vais me mettre là, je vais voir".
09:51 Et en fait, c'était long, mais c'était beau à la fin.
09:54 Donc ça valait la peine.
09:55 Il était 4 heures cette nuit à Paris lorsque Vladimir Poutine a pris la parole à la télé
10:03 russe pour annoncer une opération militaire spéciale en Ukraine.
10:06 Lorsque la guerre éclate en Ukraine en février 2022, Frédéric décide de se porter volontaire
10:18 pour couvrir la situation.
10:19 Alors ça ne m'a pas étonné du tout qu'il se propose parce que c'est un sujet important,
10:27 c'est le cœur de l'actualité, il fallait qu'il y aille.
10:30 Je l'ai fait faire, c'est lui, c'est son choix.
10:33 Je ne cherche pas à intervenir, toi non plus d'ailleurs.
10:38 Et il nous a dit très clairement, pour moi, c'est vraiment, c'est le sens même de
10:44 mon travail.
10:45 Documenter la réalité de la guerre malgré les risques.
10:49 Il en était très conscient et il pensait que cette peur permettait de garder une vigilance,
10:57 l'ultra vigilance dont on a besoin sur ces terrains là.
11:00 Donc il était très conscient des risques.
11:03 Pourtant, il ne les cherchait pas les risques.
11:06 Ce n'était pas une tête brûlée du tout.
11:08 Il y allait parce qu'il pensait que c'était important de donner la parole aux gens.
11:12 À Zaporizhia, en avril 2022, il filme les évacuations de civils qui ont dû fuir l'horreur
11:21 de Mariupol.
11:22 Ici, avec son binôme Maxime Brandstetter, il se rapproche de la ville d'Orekif, théâtre
11:31 de combats violents.
11:32 On se trouve juste à l'entrée de la ville d'Orekif.
11:36 La ville d'Orekif, c'est là que se déroule le front.
11:38 Avec la fatigue et le stress, il faut s'y reprendre à plusieurs fois pour enregistrer
11:42 les plateaux.
11:43 Depuis un mois, les rues s'avancent.
11:44 Mais putain, pourquoi je le dis ? De la ville d'Orekif, Orekif, c'est là que se déroule
11:48 le front.
11:49 Putain, excuse-moi.
11:50 De sa voix douce.
11:51 Frédéric encourage son collègue, son ami.
11:54 C'est parti.
11:55 On se trouve à l'entrée de la ville d'Orekif.
11:57 Orekif, c'est la ville où se déroule le front, où il y a d'intenses combats au
12:01 sud de Zaporizhia.
12:02 Et regardez, témoin de ces combats autour de nous, d'immenses impacts créés, soit
12:08 par des roquettes, soit par des tirs d'obus.
12:10 Pour lui, c'était un binôme.
12:12 Il ne fallait pas que l'autre se plante.
12:13 Et si l'autre se plante, lui aussi, ça lui remet dessus une responsabilité.
12:18 Et il avait cette gentillesse, il avait ce calme et cette tranquillisation possible
12:22 aussi de l'autre, juste par sa parole.
12:24 Ce jour-là, à Bilozirka, un village à quelques kilomètres de la ligne de front, l'équipe
12:31 a pu suivre des soldats ukrainiens.
12:33 Dans leur reportage, au milieu des débris, Frédéric nous montre aussi ses dessins d'enfants
12:40 offerts à ses militaires pour adoucir un peu leur quotidien.
12:43 Merci pour les nuits tranquilles et pour avoir sécurisé notre ciel, pour votre bravoure.
12:50 Merci pour tout ce que vous êtes.
12:51 Lors de sa deuxième mission en Ukraine, le 30 mai 2022, dans la région de Severodonets,
13:01 Frédéric filme l'évacuation d'un convoi de civils lorsqu'il est victime d'un éclat
13:06 d'eau.
13:07 Le groupe Altis Media a l'immense douleur de vous annoncer la disparition de l'un des
13:19 nôtres, Frédéric Leclerc-Himoff, reporter, journaliste, reporter d'image.
13:24 Il a été tué aujourd'hui près de Lysychansk dans la région de Severodonets en Ukraine
13:30 où il couvrait, bien sûr pour BFM TV, la guerre en cours.
13:34 Mais moi je ne crois pas qu'on puisse dire qu'il était un reporter de guerre.
13:40 Tout simplement, il était reporter dans un pays en guerre.
13:45 Un reporter, les yeux grands ouverts.
13:52 Sur ce plan-là, par exemple, on en avait rapidement parlé quand j'avais vu le sujet
14:00 où cet agriculteur passe la main dans son champ de blé sur ses terres.
14:07 Tout de suite, il a eu en tête, et quand on connaît le film, ça vient aussi au film
14:11 Gladiateur, quand le gladiateur revient sur ses terres, il caresse son champ de blé.
14:15 Il avait certainement en tête, au moment où il a tourné ça, cette référence-là
14:20 qui parle bien sûr à plein de gens.
14:22 C'est vrai que c'est tellement Fred.
14:25 En plus, j'ai eu le off derrière de Maxime qui m'a expliqué qu'il y avait des gars
14:30 des services secrets ukrainiens qui en plus étaient hyper pressants, qui voulaient absolument
14:34 leur carte d'identité, etc.
14:36 Et lui, il s'en fichait, il prenait son temps, il voulait absolument faire son plan parfaitement.
14:40 Je l'imagine, mais tellement bien faire ça.
14:42 Tellement bien.
14:43 C'est Fred.
14:44 Et puis c'est comme s'il voulait trouver, essayer de trouver de la beauté, de la beauté
14:50 de l'humanité même dans cette situation difficile.
14:52 Il y avait un brin d'herbe, il y avait un oiseau, il y avait un chien qui passe, on
14:58 entendait le bruissement du vent.
15:00 Comme l'importance de montrer de la beauté malgré tout.
15:06 C'était comme poser un espoir même dans ces situations extrêmes.
15:12 Merci.
15:22 [Rire]