• l’année dernière
L'historien Tal Bruttmann, grand spécialiste de la Shoah et de l'antisémitisme, publie "Un album d'Auschwitz. Comment les nazis ont photographié leurs crimes" (Seuil). Il est l'invité de 9H10. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-9h10/le-7-9h30-l-interview-de-9h10-du-lundi-24-avril-2023-7285395

Category

🗞
News
Transcription
00:00 Sonia De Villere, votre invitée ce matin est historienne.
00:02 Bonjour Tal Bruttman, avec deux confrères allemands dont je vais essayer de ne pas écorcher
00:08 les noms, Stéphane Hördler et Christoph Kreutmüller, vous co-signez ce livre absolument magnifique
00:17 "L'album d'Auschwitz", c'est un grand format qui paraît au seuil.
00:22 Puisque vous êtes historien, essayons de reconstituer l'histoire, ce qu'il nous
00:29 faut savoir avant d'ouvrir cet album d'Auschwitz.
00:33 D'abord, qu'est-ce qu'on appelle le programme hongrois ? Qu'est-ce qu'on appelle l'opération
00:38 hongrie ?
00:39 Alors en fait, le programme hongrie ou l'opération hongrie sont parmi les noms de code utilisés
00:48 par Eichmann et ses hommes pour désigner l'immense déportation des juifs de Hongrie
00:53 qui va débuter à partir du 15 mai 1944 dans le territoire hongrois que l'armée allemande
00:59 vient d'occuper.
01:00 Et c'est un plan qui n'a aucun équivalent dans l'histoire de la solution finale.
01:04 La déportation de plus de 630 000 juifs de Hongrie en trois mois, c'est comme ça que
01:10 ça a été planifié par Eichmann à Berlin.
01:13 Et ensuite, à la suite des troupes allemandes, fin mars 1944, Eichmann rentre avec ses hommes
01:19 et il organise cette immense opération qui n'a jamais eu d'équivalent depuis 1941,
01:25 le début de l'assassinat des juifs du RSS, puisqu'on a vraiment quelque chose de très
01:30 particulier qui est de déporter ces plus de 630 000 personnes vers un seul point d'assassinat,
01:36 en l'occurrence Auschwitz, puisqu'à ce moment-là il n'y a plus qu'Auschwitz parmi les centres
01:40 de mise à mort qui fonctionnent, avec une mission, c'est de "traiter" ces 630 000
01:45 juifs de Hongrie en trois mois.
01:47 C'est ça.
01:48 Écoutez une archive, le procès de Nuremberg en 1945.
01:51 C'est l'adjoint d'Adolf Eichmann qui parle.
01:54 Cela a commencé mi-avril 1944.
01:58 Vous dites que ces actions ont entraîné le déplacement d'environ 450 000 juifs
02:10 de Hongrie.
02:11 Qu'est-il advenu de ces juifs ?
02:13 Tous, sans exception, ont été envoyés à Auschwitz, dans le cadre de la solution
02:23 finale.
02:24 Vous voulez dire qu'ils ont été tués ?
02:27 Oui, si on accepte peut-être les 25 à 30% qu'on a fait travailler.
02:32 Et ce qu'il faut comprendre, Tal Brutmann, c'est que le nombre de convois est exceptionnel,
02:41 la longueur des convois est exceptionnelle, l'intensité et la fréquence des convois
02:47 est exceptionnelle.
02:48 Donc en réalité, Auschwitz avait coutume, avait usage d'avaler les déportés la nuit.
02:53 Voilà des déportés qui arrivent en masse le jour.
02:57 De toute façon, toute la machine Auschwitz est poussée quasiment à un point de rupture,
03:01 tellement ils sont nombreux.
03:02 Effectivement, et justement, le projet avec les 630 000 dans la réalité, c'est environ
03:07 430 000 qui seront finalement déportés.
03:09 Mais qu'il s'agisse de 630 ou 430 000, il faut bien comprendre une chose, entre le
03:13 printemps 1942 et le printemps 1944, Auschwitz a servi à s'occuper, du point de vue nazi,
03:18 de 500 000 juifs.
03:19 Autrement dit, ce qui s'est passé en 24 mois va être concentré en deux mois en
03:24 réalité.
03:25 Et ça pousse, comme vous venez de le dire, les capacités d'Auschwitz à son maximum,
03:31 même au-delà du maximum.
03:33 Et un homme va être rappelé pour cette mission, en l'occurrence Rudolf Höss, celui qui
03:38 a créé le camp d'Auschwitz, qui a été promu fin 1943 à Berlin.
03:42 Ses successeurs paraissent incompétents pour Eichmann et donc on rappelle Höss à Auschwitz
03:49 pour qu'il prépare au mieux en quelques semaines, en moins de 15 jours, le site.
03:53 Donc il va faire achever tout un ensemble de travaux, réactiver des chambres à gaz
03:57 qui avaient été laissées de côté.
03:58 Lili Jacob, c'est son histoire aussi qu'il faut raconter, car c'est elle qui va, à
04:05 la libération du camp, voler l'album d'Auschwitz, qu'on appellera aussi dans l'histoire
04:10 l'album de Lili Jacob.
04:12 Lili Jacob, j'imagine qu'on prononce.
04:16 Elle a quel âge ?
04:17 C'est une jeune femme qui a 17 ans, qui est déportée avec l'ensemble de sa famille,
04:21 ses parents, ses grands-parents, ses frères, qui fait partie des juifs de Hongrie.
04:26 Elle est déportée à Auschwitz, ensuite elle est transférée comme énormément de
04:29 juifs de Hongrie vers d'autres camps et elle finit par être détenue au camp d'Odora,
04:35 là où elle va être libérée et là où elle va trouver l'album.
04:37 Ce qui rajoute une couche dans le mille-feuille de pérégrination que cet album va connaître,
04:42 puisque comme vous l'avez dit, elle l'a volée en cherchant, enfin volée, elle se
04:46 l'est appropriée en cherchant de la nourriture ou des vêtements à la suite de la...
04:50 Elle était très très très affaiblie.
04:51 Elle était pratiquement sur le point de mourir, elle était ravagée par le typhus.
04:55 Exactement, en fait, quand la libération intervient, elle est à l'infirmerie du camp
04:59 d'Odora.
05:00 La libération lui a certainement sauvé la vie, comme à des dizaines de milliers
05:04 d'autres détenus des camps de concentration.
05:06 Comme à des dizaines de milliers d'autres détenus malades, ceux qu'on a abandonnés,
05:10 parce qu'on a évacué le camp et on a abandonné les malades.
05:13 On a abandonné ceux qui sont considérés comme mourants.
05:15 Comme à Auschwitz, fin janvier 1945, on a abandonné plusieurs milliers de mourants,
05:20 dont Primo Levi par exemple.
05:22 Lili Jacob, c'est à peu près la même histoire et le même sort.
05:25 Et quand elle trouve cet album en cherchant dans le placard d'un ancien SS, elle tombe
05:32 là-dessus, elle l'ouvre, elle reconnaît des gens de son village, de sa communauté,
05:37 son rabbin et ensuite elle finit par trouver des membres de sa famille.
05:41 Donc immédiatement cet album a une importance fondamentale pour elle puisque non seulement
05:46 ça montre ce qui se passe à Auschwitz, mais en plus ça montre des gens qu'elle connaît.
05:50 Donc elle le garde par derrière.
05:51 C'est là où c'est extraordinairement émouvant.
05:53 C'est-à-dire que comme elle va être l'unique rescapée de sa famille, ça devient son album
05:57 de famille.
05:58 Exactement.
05:59 Elle a plus forte raison qu'elle a raconté ensuite que quand ils ont été déportés,
06:02 les quelques objets qu'ils ont emportés avec eux, il y avait un album de famille qui
06:08 a évidemment été détruit par les nazis comme c'était la règle.
06:11 Autrement dit, cet album vient jouer un rôle très important qui sera ensuite même confirmé
06:15 puisqu'elle va le déposer lors du procédé d'Auschwitz à Francfort en 1963.
06:20 Et il y a des expertises médicales qui sont faites et les psychiatres disent que cet album
06:26 tient une place très importante pour elle parce qu'il compense toute la perte.
06:30 Il faut savoir que cette femme va vivre aux Etats-Unis parmi les histoires incroyablement
06:38 étonnantes.
06:39 Elle va vivre à Miami, elle est serveuse, elle est aide-cuisinière.
06:43 Elle va participer à une célèbre émission de télé populaire, The Queen of the Day.
06:48 Et comme elle participe et qu'elle gagne, elle gagne un prix et avec cet argent, elle
06:52 va faire effacer le tatouage qu'elle a gravé sur l'avant-bras.
06:56 C'est quand même quelqu'un qui va aller de dépression en maladie.
06:59 C'est quelqu'un qui va porter les séquelles psychiques et physiques de son internement
07:03 jusqu'à la fin de ses jours.
07:06 Et maintenant les photographes.
07:08 Il y a deux photographes Tal Brutman qui ont réalisé l'intégralité des 197 photos
07:14 de l'album.
07:15 Les deux photographes sont deux SS qui ne sont pas des photographes professionnels.
07:19 Un est un instituteur, l'autre est un stucateur, c'est-à-dire un artisan du bâtiment.
07:25 Et les deux sont rentrés dans la SS des camps de concentration pour éviter d'aller combattre
07:32 au front.
07:33 Donc ils se sont improvisés photographes par un jeu de réseautage et d'amitié.
07:36 Ils finissent par être les photographes d'Auschwitz.
07:38 Donc ce n'est pas des photographes pros.
07:40 Leurs photos sont d'un point de vue esthétique, elles sont quelconques voire médiocres.
07:46 Mais ces deux hommes, Walter et Hoffman, sont les deux hommes qui vont réaliser toutes
07:52 les photographies prises à Auschwitz entre 1940 et 1944.
07:55 - Alors là il y a deux choses extrêmement importantes.
07:57 Il y a d'abord l'idée que parce qu'à Auschwitz, il y a eu plus de photographies
08:01 faites qu'ailleurs, qu'à Belzec, ça a joué un rôle immense dans le fait que Auschwitz
08:08 devienne un point central dans l'histoire de la mémoire de la Shoah.
08:11 Et puis l'autre chose qu'il faut que vous expliquiez Tal Brutman, c'est ce service
08:16 anthropométrique qu'on dit ? C'est bien ça ?
08:18 - C'est ça.
08:19 En fait, ces photos-là, en particulier celles de Lili Jacob, elles jouent un rôle fondamental
08:26 dans notre connaissance et en fait dans notre représentation de la Shoah.
08:30 - Elles sont mondialement célèbres.
08:32 Elles ont été publiées partout dans le monde.
08:33 - Elles ont été publiées partout.
08:35 En plus, il y a une histoire aussi avec Lili Jacob qui vient compléter ce que vous avez
08:39 évoqué, c'est qu'à la fin des années 40, quand elle rentre en Tchécoslovaquie,
08:42 parce qu'en fait elle est originaire d'une partie de la Tchécoslovaquie qui avait été
08:45 annexée par la Hongrie au début de la guerre, ce qui complique encore plus.
08:48 Toute l'histoire, elle va céder au musée juif de Prague le droit de faire une copie
08:55 des photographies de l'album.
08:57 Et c'est ce musée juif de Prague qui va les diffuser à partir de la fin des années
09:00 50.
09:01 Et étant donné que ce sont les seules photos qui montrent l'arrivée de Juifs dans un
09:05 centre de mise à mort, et en l'occurrence, l'huile d'Auschwitz, elles vont tout de
09:07 suite prendre une résonance considérable et être connues en fait dans le monde entier.
09:12 - C'est ça, c'est-à-dire qu'elles ont servi à la fois dans les procès d'Auschwitz
09:15 comme document pénal, comme preuve, mais pas seulement.
09:19 Elles ont été publiées dans les journaux, dans les manuels d'histoire, c'est-à-dire
09:23 elles constituent une forme de mémoire populaire.
09:25 - Oui, elles sont même reproduites dans des scènes au cinéma, elles sont utilisées
09:29 dans des documentaires évidemment.
09:30 Donc tout un chacun les a vues, les a croisées, soit lorsqu'il a été lycéen, parce qu'elles
09:37 sont dans les manuels.
09:38 C'est vraiment les photos, ou une grande partie des photos, qui ont assise la représentation
09:44 qu'on se fait de la Shoah avec quelques autres photos, comme les photos des fusillades de
09:46 juifs à l'Est, ou la photo dite de l'enfant du ghetto, sont vraiment centrales.
09:52 Elles occupent un rôle fondamental en matière de compréhension, supposons, de la Shoah.
09:58 Et en plus, comme vous l'avez dit, elles ont la particularité d'être quasiment
10:03 les seules à nous être parvenues.
10:06 Il y a eu plein de photos qui ont été prises, on le sait, par différents éléments, à
10:09 Belzec, à Sobibor, à Treblinka ou dans d'autres sites d'assassinats des Juifs.
10:13 Mais cet ensemble-là, 197 photos qui montrent le traitement de "convoi de Juifs", n'a
10:18 pas d'équivalent.
10:19 Il y a quelques poignées de photos qui ont été retrouvées.
10:21 De temps en temps, et ce sera peut-être le cas aussi concernant cet album, puisqu'il
10:26 a été fait en une quinzaine de copies, de temps en temps, il y a une famille qui dit
10:29 "mon grand-père qui était dans l'ASS, on vient de retrouver, après son décès,
10:34 un album chez lui, et récemment un album qui vient de Sobibor a été exhumé".
10:39 Ce qui montre qu'on est face à un ensemble qui n'est pas fini encore.
10:43 - Qui n'est pas terminé.
10:44 Il est 9h18, vous écoutez France Inter.
10:47 Dans ce livre qui paraît au seuil, l'album d'Auschwitz, qui est vraiment un livre extrêmement
10:54 important, accessible à tous, et en même temps très documenté, très précis, j'ai
10:59 compris quelque chose de majeur.
11:00 C'est que ces photos ne sont pas là pour documenter le crime.
11:04 Ces photos sont une partie du crime.
11:07 Ces photos sont un acte criminel en elle-même.
11:11 [Musique]
11:23 [Musique]
11:31 [Musique]
11:39 [Musique]
11:47 [Musique]
11:55 [Musique]
12:05 [Musique]
12:15 [Musique]
12:25 [Musique]
12:35 [Musique]
12:45 [Musique]
12:55 [Musique]
13:15 Leonard Cohen, « Who By Fire ». Il y a des chansons comme ça, on voudrait qu'elles ne se finissent jamais.
13:22 [Musique]
13:29 On nous a mis nus, ça a été quelque chose d'affreux pour moi, les autres je ne sais pas, mais pour moi.
13:36 Et puis alors après ça a été le tatouage, et puis après ça a été le rasage, on nous a enlevé les cheveux, les poils.
13:43 Si vous avez des plaies, quand t'as des plaies, tu souffres, tu ne peux pas travailler comme il faut, chambre à gaz.
13:50 Si tu as des boutons, tu vas te gratter, tu perds du temps, allez, chambre à gaz.
13:56 Il faisait de la place comme ça, parce que quand un convoi arrivait, il fallait bien aller loger.
14:02 Une rescapée des camps dont vous avez peut-être reconnu la voix, car elle était à ce micro il y a peu de temps,
14:09 elle s'appelle Ginette Colinca, ça c'était un témoignage de 2017.
14:14 J'ai invité Tal Brutman, un des trois auteurs de l'album d'Auschwitz, ce grand livre, à tous les sens du terme,
14:20 qui paraît aux éditions du Seuil. Tal Brutman, quand je disais avant d'écouter Léonard Cohen,
14:26 que la photographie elle-même est un acte de violence, elle ne fait pas simplement que regarder la violence,
14:32 elle ne fait pas simplement que documenter la violence.
14:36 Et pourtant, elle n'en montre pas de la violence, ou très peu.
14:40 Pas de photos prises à l'intérieur des fours crématoires, pas de photos de moments de molestage ou d'exécution,
14:47 pas de photos de charniers, de fosses, pas de photos de cadavres.
14:52 - Alors en fait, effectivement, on ne voit pas de violence exercée.
14:55 Et en même temps, ce qui est très intéressant et qui montre aussi les problèmes que pose notre rapport à l'image,
15:01 c'est que ces photographies, elles contiennent énormément de violence, mais on ne s'en rend pas compte,
15:05 et à nouveau, ça montre la manière dont nous, on interprète les images.
15:09 Vous voyez des nuées d'êtres humains au pied des wagons de marchandises ou des wagons imbéciles dont ils viennent de descendre,
15:17 et on connaît tous ce que ça signifie, ils ont passé deux, trois ou quatre jours dans des conditions d'hygiène,
15:23 tout ce qu'on veut déplorable, c'est une horreur, dans ces wagons il y a des cadavres qu'on ne voit pas,
15:28 on voit les êtres humains devant, et donc vu que les deux éléments sont dissociés, on se dit il n'y a pas de violence.
15:33 Alors qu'on a l'image de la violence devant nous, mais on n'arrive pas à la matérialiser concrètement.
15:38 Et en fait, quand on commence à réfléchir à ce qu'on voit dans ces photos, mais ça marche pour toutes les photos,
15:44 la violence, elle est de partout, et il faut vraiment comprendre parfois pourquoi est-ce qu'on ne la voit pas,
15:50 elle a été volontairement pas prise en photo par les SS pour une raison qui est très simple,
15:55 on a affaire à un album qui est censé documenter un Auschwitz en matière de solution finale idéal,
16:03 du point de vue des SS, et cet album est censé être envoyé au leader de la SS, en l'occurrence Himmler,
16:10 et l'objectif c'est vraiment de montrer comment nous les SS, et en l'occurrence moi, Rudolf Höss, on travaille bien à Auschwitz.
16:17 On voit par exemple beaucoup de femmes qui se bouchent le nez, donc ce que la photo dit, c'est l'odeur d'Auschwitz.
16:24 Exactement, et en allant repérer ces éléments-là, ces informations qui sont des détails dans la photo,
16:29 et qui sont loin d'être des détails en réalité, on peut comprendre la réalité de ce que ces personnes voient, comprennent,
16:37 sentent au sens premier terme.
16:39 Alors l'odeur, c'est les urines, c'est les excréments, c'est les corps qui brûlent.
16:43 Exactement, en fait, mais tous les rescapés le disent, Ginette, Colin K, qu'on vient d'entendre, le dit,
16:49 mais tous ainsi sur une chose, ça pue littéralement la mort quand on arrive à Auschwitz,
16:53 et ensuite c'est une odeur qui persiste en permanence pendant toute l'histoire du camp.
16:57 Lili Jacob elle-même va être employée à tirer une charrette pour vider le contenu des latrines dans les espaces alentours.
17:07 Exactement, une fois qu'on les vide, on les emmène juste derrière où c'est encore vidé.
17:12 Lili Jacob photographiée le crâne rasé, il y a pénurie d'uniformes, donc on recycle une robe usagée d'une ancienne déportée
17:21 avec un trait de peinture dans le dos.
17:23 Toutes les femmes ont témoigné de l'extrême violence, de l'extrême brutalité, de l'extrême humiliation qu'elles ont subie à l'arrivée dans le camp.
17:31 Mais en fait, le dernier degré de l'humiliation, ce sont ces deux photographes, Bernard Walter et son adjoint, qui se plantent devant elle et qui les photographient.
17:40 Non seulement il y a cette dimension-là qui est fondamentale, ces personnes qu'on voit après l'enregistrement,
17:46 c'est-à-dire tout le processus qui a été décrit par Ginette, où on rase les gens, où on les tatoue à la fin,
17:52 ça, ça vaut pour les vivants.
17:54 Or, dans l'album, il y a tous ceux qui ne vont jamais rester, qui ne vont jamais devenir des prisonniers d'Auschwitz,
17:59 qui vont être immédiatement assassinés quelques heures après leur arrivée.
18:02 Ceux qu'on "stocke" dans le petit bois, par exemple.
18:05 Entre autres, ceux qui sont "stockés", comme vous le dites, dans le petit bois, et ce terme est totalement pertinent.
18:10 Parce que je rappelle qu'ils arrivent tellement en masse que les fours crématoires sont au maximum de leur rendement,
18:15 et donc on les emmène dans le petit bois quelques heures en attendant.
18:18 En attendant de pouvoir les assassiner, c'est-à-dire les gazer, et ensuite de brûler leur corps.
18:23 Mais on a vraiment affaire à une gestion de flux, c'est d'ailleurs comme ça qu'il faut lire l'album.
18:28 Les SS veulent montrer comment ils gèrent parfaitement ce flux incessant de trains,
18:31 de "juifs" avec des guillemets au sens "réifiés", c'est-à-dire on gère des objets,
18:36 et les objets qui appartiennent à ceux qu'on vient d'assassiner.
18:39 Et tout ça, il faut vraiment le mettre en contexte, et en plus Walter et Hoffman s'amusent avec les victimes.
18:46 En particulier celles qui vont être assassinées.
18:48 Et Hoffman est le plus salopard des deux.
18:54 Il passe son temps à humilier ses victimes en les faisant poser par exemple dos au bâtiment des crématoires,
19:01 ou devant un point d'eau où on déverse les cendres des victimes,
19:06 en jouant avec la connaissance qu'il a.
19:08 Moi, SS, Hoffman, je sais exactement ce qui se passe, je sais exactement ce que vous allez subir,
19:12 mais je vous photographie en faisant des grosses blagues entre SS.
19:17 Les SS comprennent la photo, les victimes qui sont sur la photo n'ont pas la moindre idée de ce qui les attend.
19:21 Donc il y a cette photo absolument exceptionnelle, où on voit une petite grand-mère toute recourbée,
19:26 elle est prise en plongée, et on la voit avancer avec ses petits-enfants à la main.
19:30 C'est-à-dire que le photographe sait qu'elle, elle va vers la mort, elle, elle ne le sait peut-être pas.
19:35 Ces photos sont aussi pleines d'un sous-texte antisémite qui n'est pas forcément dit,
19:42 mais en réalité, elles sont pleines de stéréotypes antisémites séculaires.
19:46 Elles sont pleines de stéréotypes antisémites, et souvent en conformité avec l'antisémitisme nazi,
19:52 qui lui-même est un antisémitiste très particulier.
19:54 D'ailleurs, l'album sourd, avec deux photos de juifs typiques, avec plein de guillemets,
19:58 qui correspondent au cliché antisémite-nazi, et énormément de photos se veulent antisémites.
20:04 Sauf que ce que les photographes n'ont pas vu, ne voient pas quand ils prennent les photos,
20:08 c'est que régulièrement, il y a des attitudes des gens qu'ils photographient,
20:11 qui sont des attitudes de défi, voire de résistance.
20:14 C'est notamment le cas avec une demi-douzaine, c'est très genré, de femmes ou d'enfants
20:18 qui tirent la langue aux photographes dans un geste de défi, qui peut paraître dérisoire,
20:22 sauf que là, on est à Auschwitz, on est après deux ou trois jours de transport,
20:25 on est face à l'EDSS, et vous avez ces femmes et ces enfants qui défient les photographes en leur tirant la langue.
20:30 - Ma dernière question, Tal Brueckmann, c'est la rampe.
20:34 La rampe, au fond, c'est un des personnages centraux de l'album.
20:38 - Non seulement c'est un des personnages centraux, la rampe, c'est-à-dire la gare d'arrivée
20:42 qui est fichée entre deux parties du camp de Birkenau, que tout le monde connaît
20:46 parce que, justement, ces photos, c'est vraiment le point central où tout commence, dans cet album.
20:53 Mais il ne faut pas oublier une chose qui est fondamentale, parce que nous, on connaît ces photos,
20:56 on oublie que tout ne commence pas dans cet album, ça commence à Paris, ça commence à Grenoble,
21:00 ça commence à Lyon, en France. La solution finale, la Shoah, c'est la fin est à Auschwitz,
21:05 comme dans "Dokiod Assassina", le début ne se passe pas dans un face-à-face entre l'ESS et sa victime.
21:11 - Sauf que la rampe, c'est le moment du tri. - Exactement.
21:13 - Comme est titré l'album lui-même, le tri. - Exactement.
21:17 La rampe, c'est le moment où ces victimes rentrent dans l'espace qui va servir à leur assassinat
21:22 et où on a affaire à un tri, et c'est pour ça que je parlais de "juif réifié",
21:25 on tri des objets, on ne tri pas des êtres humains.
21:28 - Tal Brutman, merci, c'est un livre exceptionnel qui paraît au seuil, et c'est l'album d'Auschwitz.
21:33 - Merci. - Dit l'album de Lily Jacob.

Recommandations