Chaque semaine, nos critiques Samuel Douhaire et Marie Sauvion commentent et notent un film sorti le mercredi. Presque cinquante ans après sa sortie, le film de la cinéaste belge Chantal Akerman n’en finit pas de fasciner les cinéphiles. Ce chef-d’œuvre épuré et radical, à la beauté inépuisable, ressort en salles.
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Court métrageTranscription
00:00 Jeanne Dillman de Chantal Ackerman ressort en salle.
00:02 Tout à coup, ce film revient sur le devant de la scène
00:05 parce qu'il a été élu meilleur film de l'histoire du cinéma
00:09 par la revue Sight and Sound.
00:28 Le film raconte trois jours de la vie domestique
00:31 d'une veuve au foyer qui s'occupe de son fils lycéen
00:35 et qui, occasionnellement, se prostitute.
00:37 Chantal Ackerman raconte quelque chose de totalement inédit.
00:41 C'est-à-dire, tout le monde ne peut pas être un mousquetaire,
00:43 tout le monde ne peut pas être Wonder Woman
00:46 et que tout à coup, elle va faire de la vie quotidienne, ordinaire,
00:50 un motif de cinéma, c'est-à-dire qu'on est dans la cuisine avec Jeanne Dillman
00:54 et qu'on la regarde travailler de ses mains,
00:57 accomplir des gestes qui sont autant de rituels
01:00 et qui sont scrutés minute après minute,
01:03 heure après heure, jour après jour,
01:06 jusqu'à un dérèglement.
01:08 C'est-à-dire qu'il y a une panne de réveil
01:10 et la vie bien ordonnée de Jeanne Dillman,
01:13 ça va être la même, mais avec ce léger décalage temporel,
01:16 c'est-à-dire de rattraper le temps perdu.
01:19 Et là, le film part vraiment dans tout à fait autre chose.
01:22 [Bruit de porte]
01:38 Je chante à la carmane fait du cinéma,
01:39 on n'est pas vraiment dans du réalisme documentaire brut,
01:43 on ne fait pas du cinéma-vérité, pas du tout,
01:45 on est vraiment dans de la pure mise en scène
01:48 parce que le film, sous ses deux ordres de films très basiques,
01:51 il est très très complexe dans le montage,
01:53 le travail sur le son aussi,
01:55 sur les cadrages qui sont quand même très subtils,
01:57 il y a des jeux de reflets aussi qui sont très forts pendant tout le film.
01:59 Par exemple, pour faire comprendre dans la partie dérèglement,
02:03 dans la partie inquiétante, un peu thriller du film,
02:06 ça va passer beaucoup par le cadre.
02:08 Jeanne Dillman a ses habitudes dans un café
02:10 où rituellement, vers 15h30, elle va boire un petit noir.
02:14 Et puis ce jour-là, elle arrive trop tard,
02:16 sa table n'est pas libre.
02:18 Comme le film est fait de plan fixe,
02:20 au lieu de déplacer la caméra,
02:22 le plan reste le même que dans la séquence où tout allait bien.
02:25 Et du coup, c'est Jeanne Dillman qui se retrouve bord cadre,
02:28 elle se retrouve comme ça reléguée à la droite de l'écran
02:32 et on comprend que plus rien ne va,
02:33 au point qu'elle ne peut même pas le boire ce café.
02:35 Ackermann arrive à créer une sorte de thriller.
02:37 Jeanne Dillman, c'est un peu comme la rencontre
02:40 de Danny Arnault et de Wes Anderson,
02:42 si Hitchcock s'était penché au-dessus du berceau.
02:45 Ça donne quelque chose de tout à fait extraordinaire.
02:48 C'est un film qui parle de féminisme,
02:50 fait par une réalisatrice très féministe,
02:52 interprétée par une actrice qui a été
02:54 une des très grandes figures du féminisme
02:57 dans les années 70 et 80.
02:58 Une grande actrice très populaire,
03:01 grâce notamment au film de Jacques de Mipodal.
03:03 Et là, ce film, c'est un petit peu le chef d'œuvre
03:06 de sa deuxième partie de carrière très engagée,
03:09 très auteuriste, avec une interprétation sidérante.
03:12 Puisque donc, il y a cette fameuse scène où elle épluche les patates,
03:15 mais il n'y a pas que ça.
03:15 Il y a toutes les scènes où elle se livre à la prostitution.
03:18 Et là, le film est très intéressant là-dessus.
03:19 Sur qu'est-ce que peut être une prostitution domestique.
03:22 Voilà, donc il y a vraiment la grande puissance de mise en scène
03:25 et il y a une immense actrice.
03:27 Alors, le film est une épreuve.
03:43 C'est-à-dire qu'il est à la fois long à regarder
03:47 et destiné à faire éprouver le quotidien de Jeanne Dillman.
03:50 La durée n'est pas un hasard.
03:52 Il fait trois heures et quart.
03:53 En même temps, c'est difficile de s'y ennuyer
03:56 parce que d'abord, il est spectaculairement beau
03:58 et qu'ensuite, on est tellement occupé.
04:01 C'est-à-dire que c'est un film qui vraiment fait cogiter le spectateur en permanence.
04:06 On est tout le temps occupé à se demander ce qu'elle pense.
04:08 Elle ne parle pas beaucoup, Jeanne Dillman.
04:10 Pourquoi elle fait ces choses ?
04:11 Pourquoi elle parle si peu à son fils ?
04:13 Donc, c'est écrit avec une précision diabolique.
04:16 C'est absolument passionnant de bout en bout.
04:18 Jeanne Dillman, chef-d'œuvre.
04:20 Jeanne Dillman, bravo, bravo, bravo.
04:23 [musique]