Mercredi 19 avril 2023, BE SMART reçoit Laurent Cohen-Tanugi (Avocat international)
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00:05 Et donc on repart avec Laurent Cohen-Tanuji. Bonjour maître. Bonjour Laurent Cohen-Tanuji,
00:11 donc avocat international, la puissance du droit extraterritorial.
00:15 Vraiment, ça s'appelle "Droit sans frontières", le bouquin, j'ai beaucoup apprécié parce que ça nous remet des idées en place.
00:23 Alors sur trois éléments, on va y aller, et vous rentrez très vite dessus d'ailleurs dans le début du bouquin,
00:31 vous dites "c'est totalement simpliste de penser, notamment quand on parle des États-Unis, qu'il s'agit là d'une forme de guerre économique".
00:38 C'est beaucoup plus que ça. Un, dites-vous, tout le monde le fait, on va voir ça. Deux, donc, tout le monde le fait et c'est souvent au bénéfice du droit,
00:49 ou en tout cas de ce qu'on peut ressentir profondément comme étant la justice, notamment sur la lutte anticorruption.
00:55 Et puis on terminera avec les ambitions des puissances chinoises et russes, qui sont là aussi intéressantes.
01:01 Mais d'abord, tout le monde le fait. Pourquoi est-ce que vous dites que c'est un dérivé finalement obligatoire de la mondialisation ?
01:08 Je suis parti effectivement de l'aspect le plus médiatisé de ce débat sur l'extraterritorialité, c'est le procès qu'on fait à l'application extraterritoriale du droit américain.
01:17 Vous vous souvenez des affaires Alstom ?
01:22 L'amende de BNP Paribas, vous en parlez beaucoup.
01:24 L'amende de BNP Paribas.
01:25 Les 10 milliards de BNP Paribas fondamentaires.
01:27 Voilà. Et donc, on ne parle en général que de ça.
01:32 Et alors, en disant "c'est une violation du droit international", "c'est une escroquerie", enfin, il y a des mots qui sont très durs.
01:41 La première chose, c'est que je me suis penché sur le droit international. Et en fait, on s'aperçoit que même si le droit international, depuis son invention au 17e siècle,
01:48 est fondé sur le principe de territorialité, c'est-à-dire que chaque État est souvent sur son territoire, mais pas sur celui des autres.
01:54 En réalité, le droit international permet l'extraterritorialité.
01:59 À certaines limites, il y a un fameux arrêt Lotus de 1927, déjà fait presque un siècle, qui prévoit qu'il n'y a pas de compétence d'exécution.
02:10 C'est-à-dire qu'on ne peut pas arrêter quelqu'un sur le territoire d'un autre État. Par contre, on peut faire des lois ou même des décisions de justice qui ont un effet extraterritorial.
02:22 Donc ça n'est pas quelque chose qui est contraire au droit international. Ce qu'on constate aujourd'hui, par contre, c'est qu'avec la mondialisation,
02:29 il y a une expansion de l'application extraterritoriale des lois nationales. Pourquoi ? Parce que dans une économie mondialisée,
02:37 dans un univers de plus en plus numérisé, qui ne connaît pas les frontières, pour avoir une efficacité, les lois doivent avoir une extension extraterritoriale.
02:47 On va revenir sur l'Amérique. Vous dites "mais l'Europe le fait". L'Europe le fait même assez massivement, finalement.
02:52 Oui. Alors l'Europe, d'abord, c'est longtemps défini comme une puissance normative internationale. On n'est pas une puissance militaire, on n'est pas un État, etc.
03:00 Mais on crée de la norme et on voudrait que cette norme soit appliquée universellement. Alors je prends deux exemples très simples.
03:08 C'est le fameux règlement sur les données personnelles. RGPD. Le RGPD que tout le monde connaît maintenant et qui a de facto une application extraterritoriale.
03:17 Et on a même des sanctions contre Google, contre Meta, etc. pour violation des RGPD. Voilà. De même, dans le domaine de la régulation des plateformes numériques,
03:28 là aussi, l'Europe souhaite pouvoir réguler... Digital Service Act, Digital Market Act, etc. Tout à fait. Dans le domaine de l'environnement, etc.
03:38 Alors quelle est la différence avec les États-Unis ? C'est que les États-Unis, eux, ont une espèce de... ont une force de frappe parce que c'est une puissance.
03:45 Et puis c'est un État intégré. Ils ont un département de la justice. Ils ont un OFAC. Ils ont un certain nombre d'agences qui ont la possibilité
03:54 de sanctionner ces lois d'application extraterritoriale, tandis que l'Europe n'a pas encore... Il y a un parquet européen qui est assez récent et qui ne concerne que les fraudes
04:03 au système communautaire. Mais il n'y a pas cette force de frappe. C'est ça, la différence.
04:08 Il n'y a pas cette force de frappe. Et vous l'expliquez bien. C'est lié aux règles d'unanimité et aux attermoiements, finalement, de la construction européenne.
04:15 Oui, c'est-à-dire qu'on n'est pas encore un État... Enfin, ça n'est pas un État. Il n'y a pas encore d'intégration politique suffisante. Mais à mon avis, ça va venir.
04:24 Mais, comme vous le dites, il y a quand même bel et bien des amendes, des amendes sur des entreprises américaines. Donc il y a bel et bien une parfaite extraterritoriale. Voilà.
04:33 Il y a même eu une affaire... Parce que le premier domaine dans lequel j'aurais peut-être dû le citer avant, c'est le droit de la concurrence.
04:39 C'est-à-dire que le droit de la concurrence européen est d'application extraterrioriale. Il y a même eu une décision, il y en a eu une plus récente, mais en 2001,
04:45 dans laquelle un projet de fusion entre O'Neill et GE, qui avait été autorisé aux États-Unis, a été interdit par la Commission européenne pour des raisons antitrust.
04:57 Voilà. Donc deux entreprises américaines qui ne peuvent pas, finalement, fusionner parce que ça a un effet sur le marché européen.
05:03 Alors justement, dites-moi un mot de cette théorie des effets, qui est un peu à la base de la réflexion là-dessus de l'Union européenne.
05:11 Oui, c'est-à-dire que lorsqu'il y a, en matière de droit de la concurrence, notamment lorsqu'il y a une entente ou une opération de concentration entre deux entreprises étrangères,
05:20 si cette concentration ou cette entente a un effet sur le marché unique européen, eh bien ça suffit à donner compétence à la Commission européenne.
05:29 Voilà. Et donc cette théorie des effets est une des théories de l'application extraterritoriale qui sous-tend l'application européenne.
05:37 Sachant que, alors vous l'avez dit d'un mot, mais je pense que c'est important, il faut y revenir, parce que les téléspectateurs vont se dire "Ok, on sanctionne Google,
05:44 mais parce que Google travaille en Europe". Mais ça, c'est la base. Même les Américains ne viennent pas chercher en Europe des gens qu'ils auraient condamnés.
05:54 C'est bien pour l'activité sur leur territoire, où on va y revenir, en lien avec le dollar, que ces entreprises sont sanctionnées.
06:04 Voilà. Alors en lien avec le dollar, là aussi, il y a souvent un malentendu, parce que par exemple sur l'affaire BNP Paribas, on a beaucoup dit "En fait, c'est parce qu'on a utilisé le dollar,
06:13 donc utilisons l'euro", où il y a eu ce système de paiement. Mais en fait, ce n'est pas le sujet. Parce que BNP Paribas a une licence bancaire américaine,
06:24 une activité aux États-Unis. Donc cette licence bancaire et cette activité suffit à donner compétence...
06:31 Oui, Laurent, mais c'est là où quand même... On va aller sur l'affaire Huawei, qui est quand même, qu'on le veuille ou non, une prise d'otage.
06:39 D'ailleurs, vous l'expliquez bien, double prise d'otage. Mais c'est quand même parce que BNP... Alors oui, il y a cette licence bancaire aux États-Unis, d'ailleurs,
06:46 qu'ils ont vendue depuis, parce qu'en fait, finalement, leur filiale californienne, c'est compliqué. Mais c'est quand même parce que BNP Paribas ne pouvait pas se voir fermer l'accès au dollar
06:55 qu'ils ont accepté l'ensemble de la procédure qui a amené cette amende de 10 milliards. Alors la puissance du dollar sur une banque comme BNP Paribas...
07:05 Non, c'est l'accès au marché américain. Ah, c'est plus que ça, non. C'est les règlements internationaux. Si vous n'avez plus le droit de vous tuer...
07:11 Non, mais c'est sûr. Bien entendu. Mais ce que je veux dire, c'est que juridiquement, si l'euro avait été... Je comprends. Ça n'aurait pas changé grand-chose.
07:19 Je comprends. Juridiquement, ça ne fonde pas la sanction. Voilà. En revanche, si... Et alors, on va y aller là-dessus, parce que c'est très important.
07:26 Si BNP Paribas accepte de rentrer dans une transaction avec le département de la justice, c'est bien parce qu'ils n'ont pas le choix et qu'ils ne peuvent pas se voir
07:33 fermer l'accès au dollar. Alors le problème, l'un des problèmes, c'est que toutes les entreprises, France Asuo d'ailleurs, font des transactions, en fait.
07:39 Elles ne vont pas au procès. Et en réalité, on s'aperçoit que ça pose problème parce que du coup, les juridictions américaines, les tribunaux n'ont jamais
07:49 ou très rarement l'occasion de se prononcer sur les interprétations que font les procurats américains. C'est seulement lorsqu'il y a des personnes physiques
07:56 qui sont inculpées. Et moi, j'ai eu le cas, puisque j'ai représenté une personne physique qui a été inculpée aux Etats-Unis. Nous avons en fait... Nous avons
08:06 défendu cette personne devant les tribunaux américains. Et finalement, nous avons réussi à faire tomber cette inculpation. Donc lorsqu'on va devant les tribunaux, parfois,
08:15 on a gain de cause. Mais le problème, c'est que les entreprises transigent tout le temps. Alors ça, c'est un truc très intéressant dans votre bouquin. Vous dites en fait,
08:21 le problème, c'est que beaucoup d'Européens ne comprennent pas l'essence du droit américain, qui est un droit en fait de transaction. Voilà. Et il ne s'agit absolument pas
08:32 de mettre le couteau sous la gorge de quelqu'un. C'est comme ça qu'en fait avance la justice américaine. C'est ça ? Oui. Alors il y a effectivement une préférence
08:40 pour la transaction, pour des raisons d'efficacité, pour des raisons de... Aussi parce que... Enfin, c'est une des raisons pour lesquelles les entreprises transigent.
08:47 C'est que, notamment lorsqu'on est au pénal, évidemment, une condamnation ou même un procès peut avoir un impact très négatif sur l'accès à des marchés publics ou autre.
08:57 Mais cela dit, il y a... La Cour suprême des États-Unis a posé un principe qu'on appelle la présomption contre l'extraterritorialité. C'est-à-dire que si une loi américaine
09:06 ne prévoit pas expressément qu'elle est d'application extraterritoriale, elle n'est pas d'application extraterritoriale. Donc ça peut se discuter devant les tribunaux.
09:14 Mais si on transige tout de suite, évidemment, on n'a pas cette marge de manoeuvre. Vous appelez ça la justice négociée, mais en même temps, c'est une grande tradition.
09:21 En tout cas, c'est ce que vous écrivez. Oui, oui. Voilà. C'est des films, on le voit. Tous les films et les séries que l'on consomme, effectivement, il y a toujours "take the deal".
09:31 Toujours un avocat pour dire "take the deal". La France vient d'adopter, avec la loi Sapin II, en matière d'opions, vient d'adopter les instruments de justice négociée,
09:40 ce qu'on appelle la Convention judiciaire d'intérêt public, la CGIP en France. Et c'est vrai que c'est beaucoup plus efficace parce que jusqu'à par avant,
09:47 prenant le cas de la corruption, jusqu'à la loi Sapin II, les affaires de corruption traînaient en longueur devant les tribunaux et en fait n'étaient jamais sanctionnées.
09:56 Je vais vous lire même. C'est plus que ça. Gardons en mémoire que la corruption d'agents publics à l'étranger était non seulement légale en France,
10:06 mais pouvait même faire l'objet d'une déduction fiscale avec l'agrément du ministère des Finances. J'ai découvert ça. C'est en l'an 2000, vous dites.
10:15 Oui, il y avait un bureau à Bercy, en fait, qui tamponnait l'élection fiscale jusqu'à l'entrée en vigueur de la Convention OCDE.
10:22 Alors ce que vous évoquiez tout à l'heure, effectivement, c'est comment l'extraterritorialité peut faire avancer le droit international.
10:29 Voilà. Le cas de la corruption est tout à fait éclairant. Les États-Unis se sont dotés d'une loi anticorruption après le scandale du Watergate,
10:38 donc dans les années 70, le FCPA. Ensuite, ils ont voulu évidemment que les entreprises puissent faire jeu égal, c'est-à-dire que pas seulement les entreprises américaines
10:47 qui soient sanctionnées pour corruption, alors que toutes les autres pouvaient payer les pots de vin, y compris avec déduction fiscale.
10:52 Tout à fait. Donc ça a donné lieu au bout de 20 ans à une convention OCDE, qui est aujourd'hui l'instrument international principal pour la corruption.
10:59 Et ensuite, tous les États membres de l'OCDE ont dû se doter de législation anticorruption. Et donc avec la France, c'est aujourd'hui la loi Sapin 2.
11:08 Et voilà donc comment aujourd'hui, à partir d'une initiative unilatérale des États-Unis, d'application extraterritoriale par définition,
11:16 puisqu'on parle de corruption d'agences publiques à l'étranger, on a maintenant un régime international, au moins au sein de l'OCDE, mais c'est quand même très important,
11:26 qui est le droit international à progresser les soins de vie.
11:30 Ah oui, et puis je peux témoigner de ce qu'au cœur des grandes entreprises aujourd'hui, c'est une obsession maintenant d'énormément de services de compliance,
11:40 de directeur des risques, etc. La loi Sapin 2, derrière le devoir de vigilance et l'ensemble, et c'est fondamentalement extraterritorial,
11:50 puisqu'il faut aller auditer pratiquement l'ensemble des chaînes de valeur à travers la planète. Voilà ce que demande aujourd'hui la loi Sapin 2.
11:57 Et ça, on le doit aux Américains, finalement. Voilà.
12:00 Et alors là aussi, vous parliez de compliance, mais vous parliez de guerre économique.
12:05 Je m'en vais y revenir sur la guerre économique. Attendez, je ne vais pas vous lâcher comme ça.
12:09 Non, non, mais je voulais finir.
12:10 Je disais effectivement que les tenants de la guerre économique, ce qu'ils disent en réalité de tout ça, c'est uniquement une manière pour les Américains
12:20 de mener une guerre économique contre les entreprises européennes, etc. Et même la compliance elle-même, c'est-à-dire la conformité, tout ça, c'est un instrument de guerre économique.
12:29 Pour moi, c'est vraiment une espèce de théorie du complot qui vraiment n'a aucun sens.
12:34 Alors, théorie du complot. J'y pensais avec notamment BAL 3, mais c'est exactement ce que vous écrivez dans le bouquin.
12:43 C'est-à-dire les réglementations bancaires internationales. Finalement, les Européens se les ont imposées.
12:52 Bref, après une crise de 2008, ils sont quand même assez lointainement responsables, mais n'ont aucun moyen, et c'est là où effectivement, il n'y a pas la force de frappe,
13:02 d'exiger des banques américaines, même pour travailler en Europe, qu'elles respectent BAL 3 aujourd'hui et ses règlements internationaux.
13:11 Et donc, on est quand même sur un affaiblissement, parce que c'est davantage de coussins de sécurité, etc.
13:16 C'est quand même un affaiblissement du système bancaire européen par rapport à la concurrence américaine.
13:22 De fait, ces réglementations, on n'a pas la force d'imposer, en fait.
13:26 — Mais on en impose d'autres. — On en impose d'autres. Tout à fait. On en impose d'autres. Mais celle-là est importante.
13:31 Bon. Mais revenons sur l'affaire Huawei. Parce que là, on a quand même... Vous vous souvenez tous.
13:35 On a l'arrestation au Canada de l'héritière de Huawei, directrice financière du groupe, mais héritière de Huawei.
13:44 Franchement, là, on est sur une pure prise d'otage, non, quand même ?
13:48 — Non. Non, je suis pas d'accord avec vous. La prise d'otage, c'est les Chinois qui l'ont...
13:52 — Alors ils l'ont faite avec des Australiens, c'est ça ? Avec des Canadiens ?
13:55 — Non, non. Avec des Canadiens qui n'avaient rien à voir avec le sujet.
13:58 Alors il y en a un qui était un humanitaire, l'autre qui était un diplomate. On les a mis en prison.
14:03 La dame en question, elle, était dans une maison de luxe à Vancouver. Mais elle a été inculpée pour une violation des sanctions.
14:15 — Oui, oui, voilà. C'est ça. Ouais, ouais, ouais.
14:17 — Donc c'était une inculpation judiciaire. Elle était ensuite...
14:20 — Mais oui, mais c'est la directrice financière. Enfin c'est...
14:22 — Oui. Mais alors ça veut dire quoi ? On n'arrête pas les directeurs financiers s'ils sont...
14:27 — Bah non, on n'arrête pas les directeurs financiers. C'est la personne morale qui... L'entreprise.
14:31 Vraiment, je parle sur le contrôle. C'est l'entreprise qui se rend responsable de ces sanctions.
14:35 Donc elle, en tant que directrice financière, sans doute, elle a une part de responsabilité. Mais enfin ça vous semble parfaitement légitime, ça ?
14:42 — Ah bah je vais dire... Il y a une responsabilité morale des personnes morales. Et encore, elle n'est pas reconnue dans beaucoup de pays.
14:51 Mais aussi des personnes physiques. Et l'une des tendances aux États-Unis mais également en Europe aujourd'hui,
14:56 c'est de rechercher la responsabilité des personnes physiques, plutôt que des personnes morales.
14:59 Parce qu'on dit « les personnes morales », c'est très simple. Elles font un gros chèque et c'est terminé.
15:03 Et donc... Alors je dis pas que ça peut donner des abus. Mais dans ce cas-là, je pense que le terme de prise d'otage est excessif.
15:11 Personne n'est inculpé. Alors ce qui est un peu... Là où il y a eu... Enfin le département de la justice, finalement, a cédé,
15:19 enfin a libéré cette personne. Enfin c'est devenu quelque chose de diplomatique, puisqu'il y avait ces 2 malheureux Canadiens...
15:27 — Bien sûr. — ...qui étaient en prison. Alors ça nous amène à ce qu'on évoquait, la Chine, la Russie, etc.
15:35 — Attends, on va y aller après. — On va y aller. D'accord.
15:37 — OK. Donc là-dessus, on conteste le... Je vous entends contester l'idée de prise d'otage. J'ai quand même l'impression que là,
15:43 on va dire l'affaire Huawei d'une manière générale. Et d'ailleurs, on peut en reparler aussi avec la façon dont Trump décide finalement
15:50 totalement de sanctionner l'Iran après la rupture, enfin décide de rompre les négociations sur le traité nucléaire et de sanctionner l'Iran.
15:58 J'ai quand même l'impression que là, on n'est pas dans la même dimension qu'avec BNP Paribas, qu'avec Alstom, etc.
16:04 — Oui, non, non, absolument. Là, ça, c'est de la politique étrangère. — Oui, voilà.
16:07 — C'est du Trump. Voilà. Non, non, c'est différent. Alors là où ça se rejoint, c'est que les sanctions, ce qu'on appelle
16:15 les sanctions secondaires, sont en application extraterritoriale. C'est-à-dire que là, véritablement, on dit aux entreprises étrangères
16:23 « Finalement, si vous commercez avec l'Iran, vous ne pourrez pas continuer à faire des affaires aux États-Unis ».
16:29 Donc là, on n'est pas... C'est un choix. Alors vous diriez que c'est pas un vrai choix, parce que personne ne va choisir de se couper du marché américain.
16:37 Mais on n'est pas dans la coercition juridique, parce que vous êtes tout à fait libre de décider de commercer avec l'Iran et pas avec les États-Unis.
16:46 Mais donc... — D'accord. Non, mais juste témoignage personnel. Il se trouve que... Enfin tout le monde le sait. Alors Renault, d'ailleurs,
16:54 et PSA avaient des activités importantes en Iran. Il se trouve que quand... Alors le thème est mal choisi, mais j'en trouve pas d'autres.
17:01 Lucas de Trump est tombé. Je me souviens très très bien. Je pense que c'était le patron de la marque Citroën à l'époque qui dit
17:09 « Mais on n'a même plus eu le droit d'envoyer ne serait-ce qu'un mail pour dire à nos gens en Iran « Désolé, c'est fini. J'espère qu'on se retrouvera bientôt ». »
17:18 Donc en tout cas, la façon dont les entreprises, elles, ont pris le truc... — Oui. Alors ça, c'est ce qu'on appelle l'« overcompliance ».
17:25 C'est-à-dire la surconformité. C'est-à-dire qu'on est passé d'un extrême à l'autre. De BNP Paribas qui avait été averti à plusieurs reprises
17:32 notamment par le trésor américain, etc., et qui a passé outre à... Aujourd'hui, un Américain ne peut pratiquement plus ouvrir un compte bancaire en France.
17:40 On est passé d'un extrême à l'autre. Et ça, je crois que c'est un problème. Sur la question des sanctions, ce qui est intéressant, c'est que depuis
17:49 la guerre en Ukraine, depuis l'invasion russe de l'Ukraine, l'UE s'est dotée du même arsenal de sanctions contre la Russie que les États-Unis.
18:00 Et donc comprend aujourd'hui la logique des sanctions secondaires. C'est-à-dire que si on permet à un État tiers de contourner les sanctions,
18:06 ça n'a plus aucune efficacité. Et donc on est aujourd'hui à peu près... — Alignés. — Il y a une convergence. De même qu'il y a eu une convergence dans le passé
18:13 sur la loi de la concurrence. Au début, dans les années 60-70, les Américains étaient attaqués en raison de leurs actions en matière de concurrence
18:24 contre une entreprise européenne. Aujourd'hui, on a une totale convergence entre l'UE et les États-Unis dans ce domaine-là. Sur la corruption, c'est pareil.
18:33 Donc vous voyez, on parle... — Oui, oui, non, non. Mais c'est ça qui est très intéressant. C'est que d'une certaine manière, les Américains écrivent.
18:39 Et ils ont commencé avant nous une forme de droit de la mondialisation. C'est un peu ce que vous dites. Et il n'est pas si mal fait. Et donc on s'engouffre derrière.
18:48 — Voilà. Donc ce qui est important, c'est qu'il y ait effectivement de plus en plus d'harmonisation des législations. Enfin si on veut éviter ces conflits d'extraterritorialité,
18:55 il faut une harmonisation des législations. Et il faut une coopération entre les autorités nationales, ce qui est aussi en train de se faire. Donc de mon point de vue, c'est très positif.
19:04 — On a parlé du dollar. Sur le Cloud Act, là aussi, vous dites qu'on délire un peu en Europe autour de cette histoire. Ça aussi, c'est un truc qui est très présent dans la tête des...
19:15 — Oui. Il y a un peu de... Voilà. Je pense que... Alors c'est sûr qu'on a vu encore récemment les Américains espionnent partout.
19:23 Enfin d'ailleurs, la plupart des pays le font avec plus ou moins de succès et de force. — Bah oui. (Rires)
19:28 — Mais l'idée de dire que toutes les procédures judiciaires, etc., ne sont faites que dans le seul but de piquer de l'information sensible aux entreprises, je pense que là, on est un peu dans la parano.
19:41 — Oui, parce que vous l'expliquez bien. Il y a... Alors on peut en redire un mot. Vous l'avez dit très vite. Mais il y a la justice américaine qui, parfois, fait barrière.
19:49 C'est-à-dire que moi, j'avais le sentiment que n'importe quelle demande du Pentagone d'aller voir dans les serveurs d'Amazon était forcément exécutée.
20:00 — Non, non. Il y a l'état de garde-fou. Et puis aujourd'hui, la France même s'est dotée également de garde-fou. Il y a même le CIS qui est un bureau au ministère des Finances
20:09 qui permet de contrôler ce qui est demandé soit par des avocats américains, soit par des géolixions. Il y a la loi de blocage, donc qui a longtemps, n'a servi à rien,
20:19 mais qui commence à voir. Donc il y a toute une série de mécanismes. Et je crois qu'on est plus dans une logique aujourd'hui de coopération qu'il a pu y avoir des abus dans le passé.
20:29 Mais je crois qu'on commence maintenant à savoir travailler ensemble. — Et d'un mot, avant d'en venir effectivement aux Chinois et aux Russes, vous regrettez...
20:36 Alors bon, là, on sort un peu du droit. Mais c'est vrai que la façon... Je me souviens, Bruno Le Maire avait été assez vindicatif et assez volontariste sur l'idée
20:48 d'enfin mettre un système en place européen basé sur l'euro qui allait permettre de continuer à travailler avec l'Iran parce qu'on voulait continuer à travailler avec l'Iran.
20:56 — Non, ça, c'est... D'une part, ça n'a pas d'efficacité juridique, parce que comme je le disais tout à l'heure, ça n'est pas seulement l'utilisation du dollar qui permet de justifier
21:05 la compétence américaine. Donc ça n'est pas efficace juridiquement. Et en plus, aujourd'hui, je crois qu'on ne veut pas non plus nous-mêmes commercer avec l'Iran.
21:13 Donc on est en convergence sur la politique étrangère également. — Alors venons-en pour terminer, effectivement, aux ambitions des puissances chinoises et russes.
21:21 Là, vous pensez, Laurent, qu'il y a quelque chose vraiment à regarder de très près ? — Oui, parce que si vous voulez, jusqu'à présent, prenons la Chine, par exemple,
21:31 qui est quand même le principal... La nouvelle puissance... La Chine, d'aujourd'hui, a vraiment une ambition normative internationale. Elle veut donc restructurer
21:41 l'ordre mondial à sa manière et donc en opposition avec l'Occident. Donc au départ, il y a eu plutôt une attitude défensive, c'est-à-dire comment se prémunir
21:50 contre l'application extraterritoriale du droit américain, les sanctions, etc. Mais aujourd'hui, de plus en plus, on a des dispositions offensives
21:58 d'application extraterritoriale dans un État. Ça vaut pour la Russie, pour l'Iran, pour l'autre, qui ne sont pas... On n'est pas dans le cadre d'État de droit.
22:05 Et puis ça peut aller jusqu'à ce qu'on voit les prises d'otages, plus ou moins simplement, en Iran, en Russie, en Chine, avec l'affaire Huawei,
22:14 où là, les personnes physiques n'ont absolument aucune protection. On est ensuite dans des marchandages diplomatiques, des changes d'otages.
22:21 Donc on est totalement dans un autre univers. Et ça, c'est extrêmement préoccupant, parce que ça peut véritablement freiner la mondialisation.
22:31 On peut y regarder à deux fois avant d'aller... Et donc je pense que là, il y a vraiment besoin...
22:38 — Vous écrivez que la prise d'otages des Canadiens a fait réfléchir des multinationales sur l'envoi de personnel communautaire, expatrié.
22:48 — Donc il faut absolument pas confondre les conflits qu'il peut y avoir entre pays occidentaux sur l'application extraterritoriale de leur droit
22:58 avec ce phénomène qui est véritablement... On sort, j'appelle ça le Far West, en fait. On passe de l'État de droit au Far West.
23:05 Et ça, c'est extrêmement préoccupant. — Vous appelez ça... Oui, l'offert. C'est ça, l'offert ?
23:14 — L'offert, oui. C'est l'utilisation guerrière du droit. — Voilà. — Alors donc pour moi, par exemple, l'anticorruption n'est pas du tout
23:22 de la guerre économique. Par contre, voilà, prendre... À partir du moment où vous avez des États qui sont des États autoritaires,
23:28 dans lesquels le droit, en fait, est un pur instrument de l'arbitraire, il y a quelque chose qui est écrit sur le papier, on vous l'applique,
23:36 et puis vous êtes jugé sommairement. Prenez le journaliste du Wall Street Journal d'aujourd'hui. — Tout à fait.
23:42 — Voilà. Donc là, c'est extrêmement dangereux. — Et ça passe quand même par, vous l'écrivez, la dédollarisation.
23:51 — De leurs économies. — Les Chinois, les Russes, etc. ont voulu effectivement se prémunir contre l'utilisation du dollar.
23:59 Et donc en fait, c'est une autre forme du découplage qui est en cours entre des coupages technologiques mais également
24:06 des coupages financiers, géologiques, etc. — Tout à fait. Il y a cette notion de sud global qu'on a déjà expliquée ici, que les Chinois
24:14 essayent d'imposer, justement, comme une sorte de contre-modèle par rapport au modèle occidental. Et c'est très intéressant.
24:21 — Oui, c'est préoccupant, je crois. — Alors c'est préoccupant. Et juste pour finir, je voulais vous lire quand même ce que Bruno Le Maire a dit récemment.
24:30 Donc il présentait son plan Industrie verte. Et il dit « On vit un Yalta de l'industrie verte. La bataille est mondiale pour récupérer
24:39 sur son sol les investissements qui vont définir le partage de la puissance industrielle au XXIe siècle ». Très bien. Et c'est la phrase d'après qui fait
24:46 une belle conclusion à votre bouquin, à mon avis, Laurent. « Dans la théorie des jeux, le dernier qui respecte les règles est celui qui perd ».
24:55 Il a l'air de dire « Tous les coups sont permis. Et de plus en plus, tous les coups vont être permis ». Est-ce que vous...
25:02 — Moi, je crois que si on va dans cette direction, ça va être le chaos. Ça va être véritablement la guerre économique. Moi, je crois pas.
25:10 Enfin il y a des gens qui pensent que la mondialisation est terminée. Moi, je ne crois pas. Je pense que la mondialisation devient beaucoup plus complexe,
25:17 qu'il y a une interprétation entre la géopolitique et l'économie qui n'avait pas eu depuis... Enfin au cours des années 80, 90, etc.
25:26 Mais je crois qu'il est d'autant plus nécessaire d'avoir des règles et de respecter ces règles et de les faire adopter.
25:33 Je pense que je plaide à la fin pour une convention déjà transatlantique sur les questions de l'extraterritorialité, et puis ensuite,
25:43 plus largement, une convention OCDE de manière à ce qu'on puisse avoir un certain nombre de règles du jeu de base pour le commerce international,
25:53 l'économie internationale.
25:54 Et en tout cas, grâce à vous, on comprend mieux ce qui se joue, notamment, effectivement, dans la tête des Américains.
26:00 Donc merci pour tout ça. Laurent Kohen-Tanuji, donc droit sans frontières.
26:06 Merci de nous avoir suivis et évidemment à très bientôt sur Bismarck.
26:10 Merci de votre invitation.
26:12 [Musique]