Nicolas Legendre, journaliste, correspondant du journal Le Monde en Bretagne, auteur de Silence dans les champs (Arthaud), est l'invité de 7h50. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-lundi-10-avril-2023-5710085
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00:00 7h48, Léa Salamé, votre invitée ce matin, est journaliste en Bretagne.
00:05 Journaliste au monde.
00:06 Bonjour Nicolas Le Gendre et merci d'être avec nous ce matin.
00:09 Bonjour.
00:10 Vous publiez cette semaine « Silence dans les champs » aux éditions Artaud, une enquête
00:13 sur le système agro-industriel en Bretagne, sur ses règles, sur son omerta et sa violence.
00:19 Une enquête sidérante sur la terre bretonne.
00:21 Vous avez réalisé plus de 300 entretiens, visité 29 fermes pendant 7 ans.
00:25 Pendant 7 ans donc, mais en réalité cette enquête vous l'avez commencée bien avant.
00:29 Elle a commencé depuis votre enfance, passée en Bretagne, aux côtés de vos parents paysans.
00:33 Vous aviez déjà pressenti qu'il y avait un problème ?
00:36 C'était difficile de pressentir.
00:38 En tout cas, j'ai grandi dans le bain avec mes parents à la ferme, éleveur laitier
00:42 en conventionnel en Bretagne.
00:44 Et je captais des choses à table quand ils parlaient des quotas, du remembrement, de
00:50 la paie de lait, des pénalités.
00:51 Et puis de ce rapport, du rapport qu'ils avaient à cette entité lointaine qu'est
00:55 la laiterie.
00:56 C'était une espèce de chose qu'on avait du mal à palper et qui payait toujours mal,
01:03 toujours trop mal.
01:04 Donc effectivement, j'ai grandi dans cette atmosphère et c'est sans doute là d'une
01:08 certaine façon qu'a commencé l'enquête.
01:10 La Bretagne est aujourd'hui, dites-vous, une région malade, tuée à petit feu par
01:13 une maladie qui a un nom, le productivisme agricole.
01:17 Je ne dis pas qu'elle est malade.
01:19 Je ne dis pas qu'elle est en train d'être tuée à petit feu par le productivisme agricole.
01:24 Effectivement, on peut dire qu'elle a un problème et des problèmes avec le productivisme agricole.
01:31 Mais je me méfie parce que je sais après qu'on va revenir vers moi en me disant "vous
01:36 avez dit que la Bretagne est en train d'être tuée par le productivisme".
01:38 Ce qui n'est pas forcément...
01:39 C'est moi qui le dis, c'est moi qui ai lu votre livre.
01:42 Quelle est votre définition du productivisme agricole ? Faire du volume ? C'est ça ?
01:46 C'est faire du volume, effectivement maximiser les rendements avec l'utilisation de beaucoup
01:51 de machines et beaucoup d'intrants, notamment de synthèse, et sans forcément prendre en
01:57 compte les conséquences négatives de cette activité.
02:00 Cette définition que vous dites, faire du volume, faire du volume, elle est rejetée
02:04 par les acteurs de l'agro-industrie, ou dit moins, ils la pondèrent en tout cas.
02:07 Oui, c'est ça toute la particularité de ce complexe agro-industriel et du système
02:11 agro-industriel qui s'appuie sur une idéologie qui est le productivisme.
02:14 C'est que c'est finalement une idéologie qui ne dit pas son nom.
02:19 A aucun moment, moi on a dit à mes parents "vous êtes des agriculteurs productivistes".
02:24 Or dans les faits c'est ce qu'ils étaient, c'est-à-dire des petites mains du complexe
02:28 agro-industriel.
02:29 Vous dites le productivisme agro-industriel n'a officiellement pas de nom, ce qui lui
02:33 permet de faire croire qu'il est simplement la vie, la normalité ou le cours des choses
02:37 et qu'il n'existe pas d'itinéraire bis.
02:39 On fait partie du système et c'est comme ça.
02:41 Ce système est selon vous profondément inégalitaire, foncièrement violent, souvent impitoyable
02:45 avec les plus faibles, et verrouillé par le poids du silence.
02:48 Il existe partout ailleurs, ce n'est pas une spécificité bretonne, mais à votre
02:52 sens il a atteint dans votre région sa forme la plus poussée, la plus aboutie.
02:57 Vous dites "la Bretagne est un cas d'école".
02:59 En quoi ?
03:00 Ce n'est pas un cas à part, parce que ce système s'est mis en place dans plein d'autres
03:05 endroits à travers le monde, en Occident particulièrement.
03:08 En revanche, effectivement c'est un cas d'école parce que la Bretagne a une histoire
03:11 particulière, a une géographie particulière, a une culture particulière, et surtout parce
03:15 qu'elle était très peu industrialisée avant l'avènement de l'agriculture industrielle
03:21 et de sa sœur siamoise, l'industrie agroalimentaire.
03:24 Donc elle a plongé, finalement, corps et âme dans les temps modernes, dans l'ère
03:29 industrielle, avec l'industrialisation de l'agriculture.
03:31 Il y a un homme, une figure centrale que vous citez dans le livre, qui est à vos yeux responsable
03:36 de la diffusion du productivisme en Bretagne, c'est l'entrepreneur Alexis Gourvenec.
03:41 En quoi est-il à vos yeux l'un des hommes les plus importants de l'histoire de la
03:45 Bretagne ces 50 dernières années ?
03:46 Paysan, entrepreneur, syndicaliste, qui a été très actif dans les années 60.
03:52 Et en fait, Alexis Gourvenec a incarné littéralement toute cette montée en puissance du productivisme
03:58 en Bretagne.
03:59 Il a incarné aussi le réveil d'une certaine paysannerie bretonne et de la Bretagne dans
04:04 son ensemble.
04:05 Donc c'est tout un monde, c'est les Trente Glorieuses.
04:09 Il a poussé l'État à entreprendre un certain nombre de chantiers, donc il a fait
04:12 d'une certaine façon beaucoup de choses pour la Bretagne.
04:15 Mais c'était aussi une personnalité brutale qui n'acceptait pas d'être remise en cause
04:22 et qui a déclaré un jour qu'il fallait nous débarrasser des minables.
04:30 Voilà, nous devons abandonner, dans le Télégramme dans les années 70, vous avez cette citation,
04:34 vous l'a rapporté, nous devons abandonner à leur sort les minables qui ne nous intéressent
04:37 pas.
04:38 C'est à ce prix et à ce prix seulement que nous gagnerons la bataille de la production.
04:41 Les minables, c'est les agriculteurs qui refusaient le système.
04:44 Les minables, ce sont les petits paysans et plus précisément, ce sont ceux qui ne pouvaient
04:51 ou ne voulaient pas sauter dans le train du progrès, comme on disait à l'époque.
04:56 Qui a fait quand même, il faut le dire, le miracle breton, ce qu'on a appelé le miracle
05:01 breton.
05:02 C'est là où c'est compliqué.
05:03 Qui a très largement contribué en tout cas.
05:06 À la prospérité économique de la région.
05:09 Qui est toujours quelque chose de valable.
05:11 C'est pour ça que c'est compliqué pour nous, bretons, de prendre en compte toutes
05:18 les conséquences de ce truc.
05:19 Parce que c'est ça qui nous a...
05:21 Je ne vais pas utiliser le mot sortir de la misère parce qu'à mon avis c'est complètement
05:24 dévoyé, on a dit beaucoup de choses à ce sujet.
05:27 Mais en tout cas, c'est ça qui a fait la prospérité.
05:29 Nicolas Legendre, au cœur du système, il y a l'endettement.
05:32 Vous l'expliquez très bien, les paysans sont poussés à s'endetter pour s'agrandir,
05:35 agrandir, agrandir les fermes.
05:36 Du coup, les paysans bretons sont les plus endettés de France, dites-vous.
05:41 Et cet endettement est un piège parce qu'il les place dans une situation de servage, d'esclavage
05:47 même, écrivez-vous.
05:48 Un esclavage qui conduit au suicide.
05:50 Et vous rappelez qu'en France, l'agriculture est la profession la plus exposée au risque
05:53 de suicide.
05:54 Et que toute profession confondue, la Bretagne a le plus fort taux de suicide en France.
05:59 Oui, alors je précise qu'il y a énormément de paramètres qui conduisent au suicide.
06:05 Mais effectivement, ceux qui travaillent sur le sujet, les scientifiques, disent que
06:10 la question de l'endettement, des problèmes de revenus, en fait partie.
06:14 Et effectivement, il y a une sorte de piège qui se referme dans cette idée de toujours
06:23 agrandir son exploitation, toujours davantage se mécaniser, se robotiser.
06:29 C'est-à-dire qu'il y a une promesse qui n'est pas tenue en fait.
06:31 A la base, on a dit aux paysans, endettez-vous, surtout achetez des machines et vous verrez,
06:37 ça ira beaucoup mieux pour vous.
06:38 Et ça ne marche pas comme ça.
06:39 Non, parce qu'ils sont beaucoup moins nombreux.
06:40 Et que pour beaucoup, en tout cas, je précise qu'il y en a un certain nombre pour qui
06:44 ce modèle fonctionne très bien.
06:46 Mais pour un certain nombre, effectivement, le prix à payer est cher.
06:50 Combien de fois m'a-t-on dit, écrivez-vous, si ma femme n'avait pas été là, si mon
06:53 oncle ne m'avait pas aidé ou s'il n'y avait pas eu les enfants sous-entendus, je
06:56 me serais foutu en l'air.
06:58 Ce système tient aussi par le chantage et l'intimidation.
07:00 Et là, votre livre bascule dans le thriller d'espionnage.
07:03 Ce couple d'agriculteurs qui s'opposaient au système voit leur tracteur saboté et
07:06 leur vache empoisonnée.
07:07 Tel autre opposant au système qui est suivi en voiture par des hommes, qui voit son domicile
07:12 visité quand il n'est pas là.
07:13 Il y a assez de journalistes, on en a parlé.
07:14 Morgane Larche qui a eu sa voiture une nouvelle fois sabotée il y a deux semaines.
07:17 Vous citez un ancien éleveur qui vous dit « c'est pas la Corse ici, on ne tue pas,
07:22 c'est plus subtil, c'est sournois, c'est la peur ».
07:24 Bien entendu, c'est pas la Corse et c'est pas encore moins la mafia sicilienne.
07:30 Absolument pas.
07:31 En revanche, on a une sorte d'ordre social breton, je reprends les mots d'un sociologue,
07:36 qui s'est mis en place autour de ce complexe agro-industriel, autour du productivisme en
07:41 Bretagne.
07:42 Et les fondements de cet ordre social, c'est qu'il faut faire corps en Bretagne.
07:48 Il faut faire corps autour de ce modèle.
07:51 Si on le critique, on peut éventuellement être taxé de critiquer l'économie bretonne
07:56 dans son ensemble, voire la Bretagne dans son ensemble.
07:57 Et donc, chacun peut être amené à des moments différents à défendre cet ordre social,
08:04 y compris par des moyens qui sont illicités.
08:07 Effectivement, moi j'ai recueilli un certain nombre de moyens.
08:09 Au début, je suis tombé de ma chaise quand on m'a dit « on m'a mis des antibiotiques
08:13 dans le Tankalè, on m'a saboté mon tracteur ou ma voiture ». Et puis les témoignages
08:19 se sont accumulés en fait, 10, 20, 30, 40.
08:23 Et au bout d'un moment, c'est la force du nombre finalement.
08:25 Et là, vous, vous avez jamais été intimidé ?
08:28 Non.
08:29 Vous n'avez pas peur ?
08:30 Je ne vais pas dire que je suis totalement serein.
08:33 Vous parlez de l'alliance entre les barons de l'agrobusiness et les barons politiques
08:38 de la région qui les protègent.
08:39 Vous citez Olivier Rolinger, le grand chef étoilé qui a été candidat écologiste
08:43 et qui vous dit « il y a une espèce de contrat ici, une entente non écrite, très sourde,
08:47 très profonde entre les politiques et l'agrobusiness ».
08:49 Oui, de longue date, l'État et un certain nombre d'élus, c'était très vrai avec
08:57 le RPR dans les années 60 et 70 où il y a carrément eu une consanguinité en fait
09:00 entre les élus RPR et le Mondagouin industriel en Bretagne.
09:04 Mais de longue date, il y a eu une sorte d'accompagnement par l'État qui a bien été aussi obligé
09:10 d'encadrer par des normes.
09:11 Et c'est aussi pour ça que certains paysans se plaignent de l'empilement des normes,
09:17 qui est réel et qui bien souvent leur empoisonne la vie.
09:20 Donc voilà, l'État d'un côté a accompagné et de l'autre, il a dû normer parce qu'il
09:26 y a eu des conséquences négatives sur les hommes, sur les humains et sur les milieux.
09:30 Silence dans les champs, système agro-industriel, violences et omerta, cette en enquête chez
09:36 Artaud.
09:37 Nicolas Le Gendre, je vous remercie, c'est passionnant même quand on ne connaît rien
09:40 à l'agro-complexe agro-alimentaire, comme vous dites, à l'agrobusiness, on rentre
09:45 dedans.
09:46 Merci beaucoup et belle journée.
09:47 Merci Léa, il est 7h58.