Les trois fondateurs de la revue "Le Grand continent", qui publient “L’empire de l’ombre, guerre et terre au temps de l’IA” (Gallimard), sont les invités de France Inter. Il s'agit de Gilles Gressani, Ramona Bloj et Mathéo Malik.
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00:00Et dans le grand entretien ce matin, trois fondateurs, trois membres d'une revue importante,
00:12indispensable même, née en ligne, elle est devenue la plateforme de référence pour comprendre
00:18les débats stratégiques, politiques, économiques, mais aussi, et c'est absolument essentiel,
00:25intellectuel à l'échelle du continent, du grand continent, c'est son titre.
00:30Il publie « L'Empire de l'ombre, guerre et terre » au temps de l'IA, de l'intelligence artificielle,
00:36c'est le quatrième volume de la revue qui est dirigé par l'écrivain Giuliano D'Ampoli.
00:41Ça vient de paraître aux éditions Gallimard et chers auditeurs, vous pourrez ouvrir le dialogue
00:46avec l'équipe du grand continent dans un instant au 01 45 24 7000 ou en nous écrivant sur l'application Radio France.
00:55Ramona Bloge, Gilles Gressani, Matteo Malik, salut à tous les trois et bienvenue.
01:00Merci d'être avec nous.
01:01Ramona Bloge, vous êtes rédactrice en chef du Grand Continent, en charge notamment des analyses et des études stratégiques,
01:08et on aura besoin de votre expertise pour comprendre notamment ce qu'on appelle assez rapidement
01:13la guerre commerciale ou les relations entre les Etats-Unis et le reste du monde.
01:18Gilles Gressani, bonjour. Vous êtes le directeur du Grand Continent, de la revue Le Grand Continent,
01:23et Matteo Malik, également rédacteur en chef du Grand Continent, en charge notamment des grands formats et des pages idées.
01:30Et des pages idées, c'est justement ce dont il est question dans ce livre que vous publiez,
01:37puisque vous réunissez des textes souvent qui sont méconnus, mais indispensables pour comprendre ce qui se joue depuis Washington,
01:47depuis l'élection de Donald Trump.
01:49On va partir d'un constat assez simple et que vous faites dans ce livre.
01:54Nous sommes tous les spectateurs d'un spectacle, d'une pièce de théâtre fascinante.
02:00Sur la scène, Trump, Poutine, Elon Musk, Xi Jinping, c'est un spectacle chaotique dont on a du mal à comprendre le sens des menaces existentielles qui pèsent sur nous.
02:13L'Empire de l'Ombre, au fond, c'est essayer de comprendre ce qui se déroule dans les coulisses.
02:18Gilles Gressani ?
02:20En fait, depuis un peu moins de 100 jours, on se réveille quotidiennement en regardant le portable,
02:26en disant qu'est-ce qui s'est passé dans le dernier épisode de la série télé, du reality show The Apprentice in the White House.
02:33Et c'est même en temps réel, sur mon écran par exemple, devant moi, avec le fil AFP,
02:38qui n'arrête pas d'être inondé de nouvelles contradictoires chaotiques venues de Washington.
02:44Et ça, c'est un piège évidemment pour nous, parce qu'effectivement, on est pris par cette espèce de sidération.
02:47Vous parlez de spectacle, c'est effectivement une mise en scène d'une transformation, d'un bouleversement absolument sans précédent.
02:56En même temps, la différence qu'il y a entre Donald Trump en 2025 par rapport à Donald Trump en 2017,
03:01parce qu'en réalité, on l'a déjà connu, Donald Trump à la Maison Blanche.
03:04On a déjà assisté, si vous voulez, au prequel, en tout cas, l'épisode pilote de la série qu'on est en train de regarder aujourd'hui.
03:09Eh bien, la différence fondamentale, c'est que ce chaos, cette destruction, ce spectacle de la destruction,
03:14aujourd'hui, il est structuré, il est porté par une élite, en fait, en réalité, peut-être deux élites,
03:21qui sont en train de mettre à musique, de transformer d'une manière radicale et efficace aussi l'État américain.
03:28D'un côté, nous avons les seigneurs de la Silicon Valley,
03:31adeptes d'une idéologie que, parfois, eux-mêmes définissent les lumières obscures, les lumières noires.
03:38Et de l'autre côté, nous avons une élite, une contre-révolutionnaire assez classique,
03:42composée par des personnes qui n'étaient pas dans des partis, qui n'étaient pas dans des administrations,
03:46mais qui, en fait, se donnent comme objectif, en fait, quelque chose qui peut paraître faramineux,
03:50mais qui est de transformer la démocratie américaine, faire passer à l'échelle les États-Unis,
03:55en transformant une démocratie, avec tous ses défauts, en une monarchie ou en un empire.
03:59Alors, on va justement rentrer dans le détail, on va prendre des exemples extrêmement précis,
04:03on va essayer de voir ceux qui ont pensé, théorisé, ce qui se passe dans le monde,
04:08mais quand on parle d'empire de l'ombre, on est immédiatement suspecté de conspirationnisme,
04:14de voir un complot derrière, justement, cette scène de théâtre,
04:18des forces occultes qui seraient à l'œuvre derrière ce que nous vivons.
04:22Votre démarche, c'est exactement l'inverse, c'est comprendre les inspirations des dirigeants
04:28d'aujourd'hui. Mathéo Malik, notamment en traduisant des textes, en allant à la source.
04:34Effectivement, pour comprendre ce qui se passe en coulisses et aller au-delà un petit peu
04:39de notre étonnement, la démarche, qui est d'ailleurs une démarche qu'on avait déjà
04:42dans le Grand Continent, mais plutôt avec des pays comme la Russie de Poutine
04:46ou la Chine de Xi Jinping, c'est de traduire et d'expliquer, de contextualiser des textes
04:52d'intellectuels organiques, doctrinaires de ces régimes qui ont des actes qui peuvent
04:57nous paraître étonnants. Or, la contradiction ou le paradoxe, c'est qu'avec les États-Unis,
05:02beaucoup de gens en Europe pensaient déjà connaître les États-Unis, on pensait savoir
05:05comment ça fonctionnait. Là, ce qui nous a paru essentiel pour essayer justement d'aller
05:10au-delà de ce spectacle, ce spectacle destructeur, c'est d'aller au cœur de ces doctrines-là,
05:18en allant chercher des textes qui sont, pour entrer un petit peu dans le concret, au cœur
05:21aussi de ce volume papier. Donc, certains gourous, certains seigneurs de la Silicon Valley
05:27comme Peter Thiel, comme Marc Andressen, beaucoup moins connu en France, mais absolument central.
05:32Peter Thiel, c'est l'un des fondateurs de Paypal, c'est un très grand nom, il a fondé
05:36également une entreprise qui s'appelle Palantir et qui est connue parce que c'est
05:41un logiciel qui a permis de retrouver Ben Laden. C'est une entreprise qui est très liée
05:47à la CIA. Peter Thiel, c'est un théoricien de la pensée libertarienne, comme on le dit
05:54aujourd'hui, et c'est un très grand réactionnaire également.
05:56Et c'est un théoricien aussi de l'apocalypse, de l'apocalypse comme révélation. Il a publié
06:00un texte, notamment en décembre, sur le fait que, finalement, le règne de Trump allait
06:06révéler au monde tout un tas de vérités cachées. C'est un disciple de René Girard
06:11également. Donc, on a ce mélange absolument hétérogène, qui est très bien représenté
06:15par le quatrième texte qu'on publie, enfin son auteur, qui s'appelle Curtis Yarvin,
06:20qui est, lui, pour le coup, un théoricien explicite de ces Lumières Noires, dont on publie
06:24un texte absolument central, le manifeste formaliste, et qui peut être complété par la lecture
06:29aussi dans le Grand Continent en ligne, d'un entretien fleuve qu'il a accordé, le plus
06:34long qu'il ait accordé à une revue européenne que nous avons publiée en trois parties.
06:39Et ça, c'est absolument exceptionnel d'avoir justement pu l'interroger, pu interroger
06:43ses motivations. On va en parler, on va rentrer dans le détail. Et puis, j'aimerais, Ramona
06:48Bloch, que vous nous décriviez ce qui se joue derrière la guérilla culturelle, cette
06:54guerre économique. Mais partons quand même d'un mot, d'une expression qui structure le livre.
07:00Nous vivons à l'ère du techno-césarisme. C'est un concept qu'on retrouve sous votre
07:05plume, Gilles Gressani, qui est repris par Giuliano D'Ampoli. C'est une nouvelle théorie
07:10du bonheur. Alors expliquez-nous ça. Quel rapport entre Donald Trump, Elon Musk, Peter
07:15Till et les théoriciens de la Silicon Valley et des Lumières Obscures ? Et la théorie
07:21du bonheur ?
07:21Théorie du bonheur ou théorie du futur ? En fait, la difficulté que nous avons vis-à-vis
07:26de Donald Trump, c'est qu'on pense que c'est un projet spectaculaire, destructeur, mais
07:31totalement sectoriel. Au fond, on pourrait négocier des petits points, des ajustements
07:34marginaux. On pourrait essayer de créer un nouveau sommet, un nouveau format de diplomatique.
07:39Au fond, on va pouvoir résoudre tout ça d'une manière technocratique avec business
07:42as usual. Et dans un an et demi, il perdra les midterms. Et dans trois ans, il ne sera plus
07:46président et il reviendra en fait.
07:48La logique classique de la politique américaine, au fond, ce qui s'est passé à la fin de
07:52son premier mandat quand Biden a pris le pouvoir.
07:55Et c'est là que je crois qu'il y a un sujet assez structurant. C'est que ce qui est en
08:00train de se consolider, de se construire aujourd'hui à Washington, est un projet philosophique,
08:04un projet de transformation civilisationnelle. Et on ne pourra pas répondre à ce projet-là
08:08d'abord sans le connaître. Et c'est pour ça qu'on croit faire œuvre utile en traduisant
08:13ses textes, en les commentant, en essayant de donner la parole à ses auteurs.
08:16Et au fond, il faut vraiment connaître, prendre très au sérieux.
08:20Pour rentrer dans une démarche de résistance.
08:22Pour essayer de penser que la seule manière de s'opposer à ce projet n'est pas de proposer
08:27des nouvelles tarifs ou un peu plus de commerce de certains types de spiritueux qui seraient
08:32produits dans le sud-ouest de la France. Mais en fait, trouver la manière d'opposer
08:36à cette espèce de consolidation impériale un projet différent. Et en fait, qui peut-être
08:41peut même nous aider à remotiver, à retraduire des mots qui paraissaient un peu
08:44poussiéreux, un peu usés par le temps, comme les mots de démocratie ou de république,
08:49et qu'en fait, il faut retraduire. Il faut rendre à nouveau à l'énergie du contemporain.
08:53Il faut les revitaliser. Le projet politique techno-césariste, il peut être décomposé en
09:00deux phases. C'est ce qu'on lit dans la préface. La première, c'est la machine à
09:03chaos des réseaux sociaux. Et la seconde, l'adhésion des citoyens à la nouvelle
09:06machine algorithmique. Alors c'est une phrase qui peut paraître un peu compliquée.
09:10J'aimerais bien que vous nous fassiez une petite explication de texte, toujours Gilles
09:15Gressani, pour essayer de comprendre comment est-ce qu'on peut faire adhérer des masses
09:20à un nouveau Léviathan, à une machine algorithmique. Ça paraît très abstrait, mais on va prendre
09:26un exemple extrêmement concret, juste derrière celui de TikTok.
09:30En fait, c'est très concret. Il y a l'idée qu'il n'y a plus de citoyens. Mais il y a
09:35à la place une masse passive qui consomme au maximum, qui peut produire un peu, mais
09:42qui en fait n'est pas concernée par le politique.
09:45C'est nous.
09:45En fait, on sort la politique de la place publique, on la renferme non plus dans des
09:49châteaux forts ou dans des palais, mais dans des baies vitrées dans la Silicon Valley
09:53ou au Kremlin dans des épais mûrs. Mais l'objectif au fond de tout ça, c'est de désactiver
10:00la possibilité démocratique d'une société de faire corps et de faire société. Et c'est
10:04là qu'il y a quelque chose qui est effectivement césariste. Utiliser la plèbe pour consolider
10:08son pouvoir monarchique et central, rendre passif la société, appliquer ce filtre impérial
10:14qu'on retrouve et qui, évidemment aussi, dans le volume, il est très bien déployé
10:18par un des théoriciens de ce coup d'État sur la société fait en Russie par Poutine,
10:23Vladislav Surkov, le fameux mage du Kremlin, qui pense effectivement que ce à quoi on assiste,
10:29c'est une contamination impériale par une retraduction de la forme empire. Et là, ce
10:33qu'on doit faire, je pense qu'il faut commencer à faire, c'est prendre mesure de ce projet.
10:38C'est un projet, un projet qui est compact, qui n'est pas forcément homogène. Il y a
10:43plein de différentes variantes à l'intérieur, mais qui veut aller quelque part. Et comme
10:46le disait le très grand philosophe américain Mike Tyson, plus connu dans ses portails
10:52des gants de boxe, quelqu'un qui philosophait, mais il avait parfois comme ça des aphorismes.
10:56Tout le monde a un projet jusqu'à ce qu'il reçoive une droite dans la figure. Et peut-être,
10:59effectivement, c'est ça ce qu'il faut qu'on s'apprête à faire, trouver la manière de casser
11:03la logique qui semble aujourd'hui irréparable d'un projet qui avance au pas de marche.
11:08Ramon Abloge, les grandes entreprises de la tech, on est habitué à en parler, on est habitué
11:12maintenant à citer les noms d'Elon Musk et puis des patrons des GAFAM de Mark Zuckerberg.
11:18Ils ne sont pas simplement des chefs d'entreprise, ils portent un projet idéologique. Est-ce que
11:24vous pourriez nous dire comment est-ce que ces entreprises qui sont nées, a priori pour
11:28libérer la parole des individus, des citoyens, de tout un chacun, se sont transformées en
11:34machines à soumettre ?
11:37Je dirais qu'il y a une contribution très bonne dans le volume qui traite exactement
11:42de ça, qui est le coût d'état permanent.
11:45On peut se poser la question...
11:46Le coût d'état de la Silicon Valley.
11:48On peut se poser la question, est-ce qu'ils se sont transformés ou est-ce qu'il y a eu
11:52toujours cette intention dans les réseaux sociaux ?
11:55Et il y a l'autrice qui était une ancienne députée européenne qui maintenant se trouve
11:59à Stanford, qui a travaillé sur ces dossiers et qui a un constat très pertinent, surtout
12:05aujourd'hui quand on voit l'IA, qui dit en fait on est tellement émerveillé, on a été
12:09tellement émerveillé avec l'émergence des réseaux sociaux et aujourd'hui avec l'IA
12:13que chaque émerveillement individuel se transforme dans une... on cède collectivement un pouvoir à ces entreprises qui ont un impact très très important sur nos sociétés et sur les démocraties.
12:27Et c'est important le mot que vous venez d'employer, le mot d'emprise, parce qu'il y a des avantages réels qu'on peut tous constater en sortant notre smartphone ou en allant sur un écran.
12:36En l'occurrence, l'efficacité au travail, pour se divertir, il y a énormément d'applications pratiques.
12:42L'un des slogans d'Apple, c'était
12:44« Il y a une application pour presque tout ». Qu'est-ce qui est effrayant dans ce phénomène-là ? Parce que ce coup d'état permanent, c'est pas un abus de langage, c'est très concret.
12:55Le cas d'une entreprise qu'on connaît tous, Uber, qui contourne toutes les règles, est-ce que vous pouvez nous expliquer
13:02comment il participe de cette emprise et de ce nouveau pouvoir, Gilles Gressani ?
13:09En fait, ce grand-monnaie l'a expliqué très précisément, il y a eu une consolidation monopolistique
13:13qui passe aussi par la cession du pouvoir politique.
13:17Au fond, on s'est dit, puisque le progrès technique est un but en soi,
13:22au fond, si on cède de la capacité de négociation à ces entités qui deviennent de plus en plus fortes, de plus en plus structurées,
13:29au fond, on ne perd rien parce qu'il y aura une prospérité partagée.
13:33Et en fait, c'est là qu'il y a un piège, c'est qu'en enlevant le politique du technologique,
13:37en fait, on a rendu la technologie politique.
13:40Sauf que, évidemment, en même temps, on a perdu la possibilité du droit des citoyens et du rapport de force de jouer là-dedans.
13:48Et Uber, par exemple, produit sa propre régulation.
13:51Donnez-nous un exemple, parce que c'est vraiment important pour nos auditeurs.
13:54Il désactive, par exemple, Uber, les applications de ses chauffeurs plusieurs heures par jour
14:01pour être sûr qu'ils ne fassent pas trop d'heures, qu'ils ne travaillent pas assez pour toucher le salaire minimal.
14:08C'est ahurissant d'imaginer ça.
14:10Oui, mais en fait, ce n'est pas si fou.
14:12Il y a une contribution dans le volume qui est très intéressante, celle de Darren Hatchemoglu,
14:16qui est le prix Nobel de l'économie de 2024,
14:18où, en fait, il met en perspective cette histoire, donc ce fait très concret,
14:23avec une histoire plus longue.
14:25Et il dit, au fond, nous, nous sommes habitués,
14:28l'Occident est habitué à vivre dans un moment dans lequel le progrès technique
14:31produit systématiquement du progrès social.
14:35C'est un peu le secret des Lumières.
14:36C'est un innovant.
14:38La technologie apportera des gains de productivité, des gains de bien-être.
14:43On vit tous mieux parce qu'il y a de la technologie.
14:45En fait, il prend un contre-exemple qui est très intéressant.
14:48Il dit, au fond, au Moyen-Âge, il y a eu des très grandes innovations.
14:51Le moulin, avant, c'était une innovation faramineuse.
14:54Vous avez des gains de productivité incroyables.
14:56Sauf que, évidemment, ce qui s'est passé, c'est que ces gains de productivité n'étaient pas partagés.
15:02Il n'y avait pas de lutte sociale suffisante pour remettre en question
15:04le fait qu'il y avait une captation par quelques-uns de tout le pouvoir et de tous ses avantages.
15:09Et, au fond, que la prospérité soit obtenue par le progrès technique, ça ne va pas de soi.
15:14Et c'est d'ailleurs une des choses qu'on retrouve de manière assez paradoxale
15:16dans une autre contribution du dossier central du volume, par Sam Altman,
15:20le fondateur de OpenAI, l'un des pères de l'intelligence artificielle.
15:25Et qui, en fait, a un discours purement technocésariste,
15:28qui consiste à dire, au fond, pourquoi il n'y aura pas de problème pour vous,
15:33masse, informe, qui n'a pas de contrôle politique sur ce que je fais ?
15:36C'est parce que je suis très bon et très généreux.
15:39Et donc, en fait, on revient vraiment à cette idée de, il n'y a pas de contrôle,
15:42il n'y a pas de rapport de force, il y a une cession du pouvoir.
15:45Et c'est là, je pense, que la question de la République et de la démocratie
15:48redevient extrêmement contemporaine.
15:50C'est pour ça qu'en regardant l'Empire de l'ambre en face,
15:52en essayant de prendre du recul, on peut réactiver aussi des choses
15:55qui ne font pas forcément dans le même sens.
15:57Avant de retrouver Frédéric au Standard Inter,
16:00il y a un mot, il y a un texte absolument passionnant
16:03qui est publié sur votre site et qu'on retrouve dans la revue.
16:06C'est un texte sur l'Empire de l'hypnocratie.
16:10L'hypnocratie, comme si on vivait dans un état d'hypnose permanente.
16:15Il y a deux hommes qui se sont imposés
16:17comme les deux plus grands hypnotiseurs de l'époque moderne.
16:21Ce sont Trump et Elon Musk.
16:23Comment est-ce qu'ils nous hypnotisent, justement, Mathéo ?
16:27Ce qui nous a beaucoup intéressés avec, effectivement,
16:30ce concept d'hypnocratie, c'est qu'il propose une nouvelle grille de lecture
16:34de quelque chose qu'au fond, on ressent tous.
16:37Face à cette sursaturation, il y a une expression en anglais
16:40qui est un terme de football américain qui est « flooding the zone »,
16:43c'est-à-dire, au fond, nous inonder individuellement et collectivement
16:47avec des nouvelles, des gestes toujours plus aberrants,
16:49toujours plus farfelus, toujours plus bizarres,
16:52toujours plus inquiétants aussi, mais en même temps,
16:54toujours plus spectaculaires.
16:56Et, au fond, sous la plume de Jianwei Xun,
17:01l'hypnocratie, c'est cet état de prise de contrôle de nos imaginaires
17:06par un effet de transe permanente dans laquelle nous nous trouvons...
17:10Une transe comme quand on rentre en transe profondément,
17:14en train de danser, par exemple...
17:16Sous l'effet de...
17:17Sous l'effet de stupéfiants.
17:19De stupéfiants ou de suggestions hypnotiques
17:21qui agissent, en fait, et qui nous mettent dans un état
17:26où, là encore, et ce qui est très intéressant avec ce concept d'hypnocratie,
17:30c'est la manière dont il est très profondément lié
17:32aux nouvelles technologies dont on parlait,
17:34et où, effectivement, cette cession du pouvoir,
17:37ce déplacement, cette prise du pouvoir par un certain nombre d'acteurs
17:39pour la déplacer des instances politiques
17:42où il était généralement vers les grandes entreprises technologiques,
17:48eh bien, on retrouve exactement ce même phénomène.
17:50C'est-à-dire, c'est...
17:51Dans l'hypnose, vous avez cette idée un petit peu
17:53de perte de contrôle, de perte de la volonté.
17:56C'est un concept qui permet, en fait,
17:58de mettre en perspective ce sentiment qu'on a.
18:01Et donc, au fond,
18:04ce que propose Jianwei Xun comme solution par rapport à ça,
18:08c'est la difficulté de se réveiller de l'hypnose,
18:10c'est plutôt contrôler cette transe,
18:12essayer d'avoir une certaine lucidité
18:15par rapport à ce qui est en train de nous arriver.
18:17Et pour que tout le monde comprenne,
18:18un exemple que tout le monde connaît,
18:21TikTok.
18:22TikTok, c'est un outil qui ne se contente pas
18:26de distribuer du contenu.
18:28Il exporte, il propage une manière particulière
18:31de voir le monde, de vivre le temps,
18:33l'identité et les relations.
18:36On va en parler dans un instant,
18:37mais on file au standard.
18:39Bonjour Frédéric.
18:41Bonjour Antin, bonjour.
18:42Et bienvenue.
18:44Merci à vous.
18:45Donc, j'ai regardé vos photographies ce matin,
18:48vous avez l'air tous les trois,
18:50jeunes, beaux, intelligents.
18:52C'est le cas, je vous le confirme.
18:55Absolument.
18:56Je me demandais comment vous alliez réparer ce monde,
18:58vu qu'on vous laisse à mauvais état,
19:00où l'humanité va se déchirer
19:02avec une férocité seulement pour les restes
19:05de moins en moins nombreux de terres, d'eau, de matériaux,
19:09et où la technologie, finalement, destructrice,
19:14prétend remplacer ce qui restera d'intelligence humaine.
19:17Merci pour votre question, Frédéric,
19:20qui veut lui répondre,
19:21puisque c'est l'ambition, d'ailleurs, du Grand Continent
19:24et de votre démarche d'intellectuel, en l'occurrence,
19:27c'est d'organiser la résistance.
19:29Oui, disons, je pense qu'il y a une question qui est très importante.
19:34Sauver le monde, c'est peut-être un peu trop pour une matinale,
19:36mais on va peut-être prendre un peu plus sectoriel.
19:39On a souvent dit que nous vivons dans une période
19:42dans laquelle, au fond, le débat intellectuel de haut niveau,
19:46la culture, c'est fini,
19:47que la grande histoire française des revues, c'est fini.
19:51Et en fait, moi, je trouve que,
19:53dans notre petite expérience,
19:55on montre que ce n'est pas simplement pas vrai,
19:57mais on est vraiment dans le cas inverse.
20:00Un article du Grand Continent qui fonctionne bien
20:02peut avoir des millions de lecteurs.
20:05Ce n'était pas le cas des revues historiques,
20:07parce qu'évidemment, elles étaient structurées
20:11par des processus d'impression, de distribution
20:13qui étaient beaucoup plus lents.
20:14Aujourd'hui, grâce à la technologie,
20:16on peut produire du débat de très haut niveau,
20:18très démocratique, très démocratisé.
20:19Et c'est votre cas.
20:20Catherine, sur l'application d'Inter, par exemple,
20:22vous fait un beau compliment.
20:24Le Grand Continent est un incroyable magazine
20:25avec des perspectives réellement passionnantes,
20:27des textes rédigés avec des spécialistes jeunes et brillants.
20:31Et elle a parfaitement raison.
20:33Mais j'aimerais quand même qu'on comprenne
20:34comment se libérer de cette emprise
20:36et de cette nouvelle forme d'impérialisme.
20:40Parce qu'individuellement,
20:41chacun d'entre nous ne peut pas le faire.
20:44C'est très compliqué.
20:46Exemple qu'on trouve d'ailleurs
20:47dans ce coup d'État de la Silicon Valley,
20:51les fameux cookies.
20:53On y est tous confrontés quand on va sur un site.
20:57On a le droit de les refuser,
20:58on a le droit de paramétrer,
21:00mais en pratique, c'est souvent compliqué.
21:02C'est facile de dire que les citoyens
21:03peuvent faire quelque chose,
21:05mais en réalité, ces entreprises nous incitent
21:08à dire oui, à dire oui aux cookies,
21:11à faire de nous des prisonniers de leurs dispositifs.
21:15C'est véritablement quelque chose
21:17qu'on ne sait pas d'ailleurs d'où vont nous donner.
21:20Et Mathéo, ça c'est quelque chose
21:21qui est véritablement problématique.
21:23L'exemple que vous prenez, effectivement,
21:24il est très intéressant,
21:26parce que c'est exactement le processus
21:28de ce que Marie-Étio Chacke, dans ce volume,
21:30appelle le coup d'État permanent.
21:31Donc l'ancienne députée européenne.
21:33Exactement, qui a différentes phases
21:34et qui se fait plus ou moins à bas bruit
21:37ou plus ou moins brutalement.
21:39Mais là, en l'occurrence,
21:40c'est une manière d'obtenir, entre guillemets,
21:43avec beaucoup de guillemets,
21:44le consentement de, au fond,
21:46donner toute ou partie de ces données,
21:48avec, effectivement, facialement,
21:50l'idée de, oui, on peut refuser,
21:53mais en réalité, il est évidemment
21:54très difficile de refuser.
21:58Pardon, oui, allez-y.
21:59Non, non, non, je vous laisse terminer.
22:00Non, non.
22:01C'est malheureusement la fin de notre entretien,
22:02mais c'est vrai que le temps passe vite
22:04et qu'il y a énormément de sujets
22:05qu'on aurait pu aborder.
22:06Non, non, et effectivement,
22:07je pense que c'est typiquement là encore
22:10où l'Europe et où nous
22:12pouvons quand même réagir,
22:14parce qu'on parle beaucoup
22:15de ces réglementations
22:17peut-être un peu lourdes,
22:19un peu, voilà,
22:20refuser les cookies,
22:21qu'est-ce que ça veut dire, au fond,
22:22protéger nos données personnelles,
22:24et au fond, est-ce qu'on en a vraiment
22:25quelque chose à faire ?
22:26Toute cette révolution à bas bruit,
22:28au moment où Musk rachète X,
22:30rachète Twitter et le transforme en X,
22:31on comprend un petit peu
22:32pourquoi est-ce qu'on a besoin
22:33de ces réglementations.
22:34Et pourquoi on a besoin aussi
22:35du grand continent ?
22:37Le grand continent en ligne,
22:38le grand continent sur papier,
22:39ce sont des lectures indispensables
22:41et de vrais outils de résistance.
22:42C'est comme ça qu'il faut penser
22:43les textes que vous traduisez
22:45ou que vous produisez.
22:46La résistance intellectuelle,
22:49c'est au fond peut-être
22:50une arme efficace,
22:51en tout cas, on le souhaite,
22:52et je recommande donc
22:53chaleureusement cette revue
22:56L'Empire de l'ombre,
22:57guerre et terre,
22:58au temps de l'intelligence artificielle,
23:00c'est publié chez Gallimard.
23:01Merci à tous les trois,
23:02je vous souhaite une excellente journée.