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L'ancien ambassadeur de France en Russie, Pierre Lévy, était l'invité de BFMTV ce lundi 10 mars dans "Tout le monde veut savoir". Il s'est exprimé sur la guerre en Ukraine et la menace sécuritaire qu'elle implique pour les pays européens.

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00:00L'invité du jour qui était ambassadeur de France en Russie à Moscou entre 2020 et 2024, au moment donc où la Russie a envahi l'Ukraine, bonsoir Pierre Lévy.
00:08Bonsoir.
00:09Merci infiniment d'être avec nous ce soir, vous allez nous raconter donc non seulement votre expérience d'ambassadeur de France en Russie au moment où la Russie traversait les frontières de l'Ukraine,
00:20et également votre appréciation sur la caractérisation de la menace russe puisque c'est ce qui agite le débat, notamment le débat politique.
00:29J'accueille également Ulysse Gosset, bonsoir, éditorialiste politique internationale, qui va vous interroger avec moi.
00:35D'abord cette question donc Pierre Lévy, Emmanuel Macron en fait-il trop ?
00:41Quand on a été ambassadeur de France en Russie, qu'on a vécu ce que vous avez vécu, c'est-à-dire un régime qui met une pression importante sur des diplomates européens,
00:51est-ce qu'on considère qu'il s'agit d'un élément excessif de dire que la Russie est une menace directe pour la France ou est-ce qu'on considère que c'est la pure et simple vérité ?
01:00Non, je crois qu'il y a une réelle menace, une réelle menace pour notre sécurité, pas forcément au sens où on pourrait avoir les chars dans quelques temps, les chars russes à Paris,
01:15mais il y a véritablement, et ça j'ai de multiples exemples, véritablement un projet de destruction de l'Europe, d'affaiblissement de nos démocraties,
01:26on parle beaucoup d'action hybride, c'est vraiment une réalité pour comprendre l'approche russe.
01:32Alors bien évidemment, ensuite, en fonction notamment des sensibilités politiques, certains peuvent avoir une vision assez différente et peuvent considérer que finalement tout ça est très loin,
01:41on peut coexister avec une Russie dangereuse, mais voilà, et je crois que cette prise de conscience est tout à fait positive, je crois, pour mettre le pays en tension.
01:55Et en même temps, je crois qu'il faut bien calibrer le discours, parce que nous sommes dans une période où des décisions rapides sont nécessaires, des réactions sont nécessaires,
02:07et en même temps, il faut prendre le temps de réfléchir à une situation qui est quand même extrêmement, extrêmement complexe.
02:13À l'instant, le président de la République recevant la présidente moldave à l'Élysée a dit la chose suivante, il a dénoncé, notamment concernant ce pays, la Moldavie,
02:21des tentatives russes de plus en plus désinhibées, de déstabilisation.
02:26Ça, très concrètement, avec votre expérience d'ambassadeur qui a été pendant quatre ans à Moscou, ça veut dire quoi ?
02:31C'est des déstabilisations par le biais de cyberattaques, par le biais d'ingérences étrangères dans des processus électoraux ?
02:39Si vous le permettez, ce que je viens de voir là, à la réception du président de la République, m'inspire une autre réflexion tirée de mon expérience personnelle.
02:48Parce qu'il se trouve qu'en 2003, j'étais en charge de la politique européenne de sécurité et de défense.
02:53Et donc, j'ai travaillé sur la Transnistrie, vous savez, cette enclave dans laquelle il y a la 14e armée russe.
03:01Et à l'époque, on travaillait sur ce qu'on appelait le plan Cossac, qui était un plan mis sur la table par les Russes.
03:08Or, il se trouve que Dmitri Cossac est toujours là.
03:12Il occupe un poste très important dans l'administration présidentielle et c'était le négociateur pour l'Ukraine.
03:19Alors, je cite cet exemple, je trouve, parce qu'il est très parlant.
03:22Ça montre la continuité, la mémoire russe, le temps qu'ils considèrent être de leur côté.
03:29Et donc, on a en face de nous maintenant quelqu'un qui a vécu, comme d'ailleurs la plupart des grands responsables russes,
03:36qui ont vécu les 20 ou 30 dernières années de crise, ce qui est, je crois, à la fois un avantage par rapport à nous,
03:44mais c'est aussi un désavantage parce que ce n'est pas nécessairement l'imagination au pouvoir.
03:50Juste avant de vous donner la parole, Ulysse Gosset, quand Emmanuel Macron parle de déstabilisation, de désinibé,
03:56est-ce que, par exemple, là encore, pour ceux qui nous regardent,
03:58il faut s'attendre à ce que la Russie continue d'essayer de perturber des processus électoraux ?
04:03Même en France, ça a déjà été le cas.
04:05Disons peut-être de façon un peu moins insumée, un peu plus contournée dans les années à venir.
04:11Pourquoi pas lors de la future élection présidentielle ?
04:13Bien sûr. Vous savez, tout ça a été très bien documenté et nous-mêmes, on a fait d'énormes progrès.
04:18Il y a cet organisme, Viginium, dont on parle maintenant, qui fait un très gros travail.
04:24Et puis, pendant très longtemps, on avait des opérations que l'on arrivait à détecter, mais on ne les attribuait pas,
04:31contrairement à d'autres pays. D'abord, pour ne pas dévoiler nos modes opératoires,
04:35mais dans certains cas, on les attribuait.
04:39J'ai eu l'occasion d'accueillir des délégations de haut niveau à Paris,
04:42de haut niveau français à Moscou, et qui venaient voir des hauts responsables russes en matière de sécurité.
04:48On leur disait « on sait ce que vous faites, ça ne va pas ».
04:51Et je peux vous dire, on avait ce dialogue avec eux. Mais il est clair que…
04:55Qu'est-ce qu'ils vous répondaient dans ce cas-là ?
04:57C'était « c'est pas nous » ou « c'est pas mon service ».
05:03C'est celui d'à côté, oui.
05:04C'est les services d'à côté, je ne suis pas au courant, je vais voir.
05:07Mais en tous les cas, je crois que c'est très important.
05:09Et il faut bien voir qu'il y a toute une gradation.
05:11Vous vous souvenez des étoiles de David, les mains rouges ?
05:14C'est souvent du low cost, si j'ose dire.
05:17Et d'ailleurs, ça ne gêne pas les Russes de voir qu'ils sont démasqués,
05:21parce que ça montre qu'il y a une pression.
05:23Et puis, ça peut aller beaucoup plus loin.
05:25Pour prendre un exemple, je ne veux pas effrayer les téléspectateurs,
05:28mais ce n'est pas uniquement intervenir sur des fichiers dans des hôpitaux.
05:34Ça peut être aussi mettre en péril tout un système de contrôle aérien,
05:38avec des conséquences terribles.
05:41Dans le contexte actuel de la négociation qui s'engage demain en Arabie Saoudite
05:46entre Américains et Ukrainiens, quelle est la marge de manœuvre de Zelensky ?
05:51Vous connaissez les grands négociateurs russes,
05:53à commencer par l'Avrof, le ministre des Affaires étrangères.
05:56Qu'est-ce qui peut arriver ?
05:58Et comment vous évaluez finalement la stratégie de Poutine
06:02dans cette négociation qui s'engage ?
06:04Est-ce qu'il y a vraiment une négociation ?
06:06Est-ce que les dés sont déjà jetés ?
06:08Et est-ce que Poutine est déjà absolument gagnant de cette négociation ?
06:13Il y a une chose qui me frappe, qui me sidère,
06:16dans cette séquence extrêmement accélérée.
06:19Depuis le 12 février, quand on a appris le premier coup de téléphone officiel
06:23entre le président Trump et le président Poutine,
06:25c'est que les Russes ne disent rien.
06:27C'est quand même très intéressant.
06:29Ils ne parlent pas.
06:30Vous avez vu, il y a tout ce qui se passe à la Maison Blanche,
06:33les négociations à Riyad.
06:34Les Russes ne parlent pas.
06:35Parce que d'abord, il y a une succession de bonnes surprises.
06:39Le président Trump lâche absolument tout
06:42et donc ça défie les lois élémentaires de la négociation.
06:47Et puis deuxièmement, ils ont des positions très très dures,
06:51que je peux rappeler très brièvement,
06:53parce que j'emploie souvent cette image du conflit Matrioshka.
06:58Il y a l'Ukraine, d'abord la plus petite poupée.
07:01Mais l'Ukraine, c'est pas uniquement un problème territorial.
07:05Ils veulent casser sa souveraineté.
07:07Ils veulent la démilitariser.
07:09Deuxièmement, vous avez la poupée intermédiaire.
07:12C'est la lutte contre les États-Unis, l'Union Européenne et l'OTAN.
07:15Et là, véritablement, ils ont un projet totalement révisionniste
07:18par rapport à la configuration européenne.
07:21On n'en parle pas, mais ils ont mis sur la table un projet de traité
07:24en décembre 2021 qui vise en fait à faire revenir l'OTAN
07:29à ses frontières avant 1997.
07:31Donc tout ça est sur la table.
07:34Et le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov,
07:37parle de régler les causes profondes du conflit.
07:40Et puis troisièmement, la troisième grande et dernière poupée,
07:43c'est l'ordre du monde.
07:45Un ordre multipolaire, des sphères d'influence.
07:47Et vous ne laissez faire ce que nous avons à faire dans notre espace.
07:50Et nous terminons ainsi.
07:52Donc voyez, la négociation est beaucoup plus compliquée
07:55que la question du cessez-le-feu.
07:57Et c'est cet ordre révisionniste dont vous parliez, Pierre Lévy.
07:59Et là encore, ça éclaire la question que pose Ulysse,
08:02de votre connaissance fine de la Russie.
08:04Et je voudrais là encore que vous expliquiez à ceux qui nous regardent ce soir
08:07ce que veut dire être ambassadeur de France en Russie à Moscou
08:11dans un moment aussi aigu
08:13qu'au moment où la Russie envahit l'Ukraine.
08:16Qu'est-ce que vous avez vécu ?
08:18Est-ce que vous avez été harcelé par les autorités russes ?
08:21Il y a ce chiffre qui m'a frappé.
08:23Vous avez été convoqué par les autorités entre 15 et 20 fois.
08:26Est-ce que vous vous êtes senti en danger ?
08:30J'ai éprouvé des sentiments très partagés, en fait.
08:34D'abord, c'est un très beau poste.
08:36C'était un honneur de servir la France à Moscou.
08:40Des sentiments partagés parce que d'un côté, c'est la guerre.
08:43Une guerre inutile.
08:45Moi, je pense qu'ils pouvaient atteindre certains de leurs objectifs
08:48sans en arriver là.
08:50Une guerre qui ne se déroule pas exactement comme prévu par le Kremlin.
08:54Des coopérations qui se sont arrêtées.
08:56C'est un pays que j'aime beaucoup.
08:58J'ai beaucoup d'amis russes.
08:59Donc, d'un côté, énorme tristesse devant ce gâchis.
09:03Et de l'autre côté, une très grande satisfaction.
09:06Je dois l'avouer, même parfois du plaisir,
09:10parce que je faisais mon métier dans des circonstances extrêmes.
09:14Paix ou guerre entre les nations.
09:16J'ai toujours considéré que quand on est diplomate,
09:18la paix est mon métier.
09:19Tout ça est un immense échec de la diplomatie en général.
09:22Vous étiez en danger ou pas ?
09:24Quand on vient voir ces images de ces convocations des autorités russes,
09:28elles sont quand même 15 à 20 fois.
09:30C'est quasiment une forme de harcèlement.
09:32Oui, c'est une forme de harcèlement.
09:34Dans la plupart des cas, la convocation n'était pas justifiée.
09:41C'était une mise en scène.
09:42Avec la presse à l'arrivée, le communiqué déjà écrit.
09:45C'était extrêmement désagréable.
09:47Mais extrêmement désagréable parce qu'on n'avait pas de dialogue.
09:49Pas de vrai dialogue sur la substance pour trouver des solutions
09:53et les offrir à nos autorités.
09:55Quand j'ai été harcelé, comme mes collaborateurs d'ailleurs,
09:59c'était pas le russe de base, la population.
10:02J'ai pas senti de mouvements d'hostilité.
10:05Mais tout ça a été organisé par les services.
10:08Les services secrets russes qui font des appels malveillants.
10:12On vous suivait dans la rue.
10:14C'est même plus la peine de suivre quelqu'un dans la rue
10:16avec des systèmes de caméras et des portables.
10:22Mais j'avais des collaborateurs aussi qui étaient harcelés.
10:26C'est une ambiance très lourde.
10:29Qu'est-ce qu'il s'est passé le jour de l'invasion, la nuit de l'invasion ?
10:33Comment vous l'avez appris et comment vous avez réagi avec votre équipe à Moscou ?
10:37Il se trouve que nous étions bien sûr en alerte depuis longtemps.
10:42Vous vous souvenez sans doute de la séquence d'une dizaine de jours précédents.
10:48Il y a eu des afflux de réfugiés qui ont quitté le Donbass.
10:51On avait le sentiment que tout ça était totalement mis en scène.
10:54Il y a eu le 22 février la reconnaissance des deux républiques.
10:59Et puis la veille, une intervention de Peskov, le porte-parole du Kremlin, à 23 heures.
11:08Ça sentait très mauvais.
11:09Moi je l'avais dit à mes troupes.
11:11Et puis il se trouve tout simplement que je dormais
11:15et un gendarme est arrivé dans ma chambre.
11:18Il m'a secoué.
11:19Il m'a dit Elisabeth Behrens qui était ma conseillère de presse et de communication
11:25qui suivait ça de très près comme toute l'équipe.
11:27Réduite parce que nous avions eu beaucoup d'expulsions.
11:31Vous savez ce qu'on appelle les PNG.
11:32J'avais perdu plus de 40 personnes.
11:34Et à ce moment-là, c'est embrayé.
11:37J'ai regardé les chaînes d'information françaises et russes.
11:43Et puis je me suis branché sur ma machine, la messagerie, la messagerie cryptée.
11:51Et j'ai vu les messages de mon collègue à Kiev.
11:54Il nous disait nous sommes bombardés.
11:56Après on a embrayé dans l'action.
12:00Est-ce que vous pensez monsieur l'ambassadeur que Poutine n'a pas renoncé à contrôler l'Ukraine
12:04et à déloger Zelensky de son poste de président à Kiev ?
12:08Certainement pas.
12:09Je suis absolument convaincu.
12:10Et c'était d'ailleurs le discours que me tenaient tous mes interlocuteurs russes.
12:14Les objectifs n'ont pas changé.
12:16Les objectifs initiaux n'ont pas changé.
12:18Alors je leur demandais mais concrètement qu'est-ce que ça veut dire ?
12:20Ah, les objectifs n'ont pas changé.
12:22Moi je pense qu'il a ce projet qui peut ensuite se traduire de différentes façons.
12:28Ça peut être un gouvernement fantoche à Kiev
12:32ou bien l'ultra-droite, des nationalistes.
12:37Mais en tous les cas, l'Ukraine, pour lui, j'entre pas dans un débat historique,
12:41pour lui c'est une part de la Russie.
12:43C'est trop proche, c'est un pays...
12:44C'est inacceptable pour lui de lâcher prise.
12:47Et vous avez dit pression, tension, intimidation
12:50mais vous êtes quand même allé sur la tombe de Navalny.
12:54Là ça va être extrêmement tendu.
12:57Vous y êtes allé avec un collègue allemand, je crois, européen.
13:00Comment ça s'est passé ?
13:01Et il faut un certain courage pour tenir face à cette intimidation.
13:05C'est la position de la France que vous représentez là.
13:07C'est-à-dire que la grosse difficulté,
13:11nous avons proposé à nos capitales d'y aller,
13:15il n'y a pas eu la moindre hésitation.
13:17Mais ensuite, la difficulté tenait au fait qu'y compris la veille et le matin même,
13:22on ne savait pas comment ça allait se passer.
13:24S'il y avait une émeute ou je ne voulais pas être pris dans un mouvement de foule,
13:28pas tant pour ma sécurité que parce qu'après je pouvais être expulsé.
13:32Et donc c'était une ambiance très très lourde.
13:34Et puis ça a pris toute la journée avec les forces de l'ordre.
13:38Tout ça a été plutôt bien contrôlé.
13:40Et puis j'ai eu la chance, si j'ose dire,
13:42de pouvoir dire quelques mots à la maire de Navalny au cimetière.
13:46Merci infiniment, Pierre Lévy, monsieur l'ambassadeur, d'être venu nous voir.
13:50C'est éclairant ce regard.
13:52Ça vous a rappelé la guerre froide ?
13:54Ce qui m'a aussi beaucoup ému, c'est d'être dans la maison des syndicats
14:00et de passer devant le cercueil de Gorbatchev.
14:04Voilà.
14:05C'est aussi l'histoire.

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