"Le fantasme de pureté est terrifiant"
BRUT BOOK. Raconter les rapports hommes/femmes de l'ère post #MeToo, exposer les points de vue de différentes générations, parler avec nuance de notre société à travers ses non-dits : c’est ce que réussit Karine Tuil dans son nouveau roman "La guerre par d'autres moyens" publié aux Éditions Gallimard.
BRUT BOOK. Raconter les rapports hommes/femmes de l'ère post #MeToo, exposer les points de vue de différentes générations, parler avec nuance de notre société à travers ses non-dits : c’est ce que réussit Karine Tuil dans son nouveau roman "La guerre par d'autres moyens" publié aux Éditions Gallimard.
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00:00Moi, j'aime bien l'idée qu'un roman va à la fois vous divertir et vous amener à vous questionner.
00:06Voici la romancière Karine Thuil.
00:08J'aime bien cette idée qui est quelque chose d'un peu, oui, d'un peu dérangeant, d'un peu subversif.
00:12Son nouveau livre s'intitule La guerre par d'autres moyens.
00:16C'est un roman où il est question d'amour, de trahison et surtout de jeu de pouvoir.
00:21Oui, c'est vraiment un roman sur le pouvoir, toutes les formes de pouvoir,
00:24à la fois le pouvoir politique, bien sûr,
00:27à travers le portrait de cet ancien président de la République, Dan Lehmann,
00:31mais aussi le pouvoir économique, parce que je décris les forces sociales en présence.
00:35Selon votre place sociale, vous n'évoluez pas aux mêmes endroits.
00:40Et puis, c'est aussi le pouvoir dans un couple,
00:43le pouvoir entre les hommes et les femmes aujourd'hui, après Me Too.
00:47Aujourd'hui, une fois sur deux, j'ai le droit à une question sur Me Too, dit Lehmann.
00:51On dirait que les journalistes sont dressés pour ça.
00:54Cette révolution est nécessaire, papa.
00:57Léo a raison, répliqua Nizan.
01:00Oui, mais je n'aime pas l'idée de rendre les hommes
01:02collectivement responsables des actions des autres.
01:05Et puis, vous voyez des rapports de domination partout.
01:09C'est normal, papa, on n'en a pas encore fini avec le patriarcat.
01:13Ne t'inquiète pas, c'est juste un petit moment difficile
01:15à passer pour les hommes de ta génération.
01:18Oui, mais à quel prix ?
01:20C'est là que le cinéma, plus que la politique aujourd'hui,
01:23a un rôle à jouer, non sans Nizan.
01:25Il est une force de changement social.
01:27Chaque personnage est une sorte de représentation,
01:30évidemment un peu archétypale,
01:33des identités que je décris.
01:37Lehmann incarne un peu un monde ancien.
01:41C'est un homme qui refuse ce changement,
01:44cette révolution, ou qui la trouve en tout cas très excessive,
01:47trop radicale.
01:49Et puis, il y a Léonie qui est forte de ses combats,
01:53de ses convictions, qui pense que son père ne peut pas comprendre
01:58la société telle qu'elle est aujourd'hui,
02:00qu'il incarne effectivement ce monde ancien,
02:03ce patriarcat qu'elle souhaite démolir, effacer.
02:09Et puis, il y a Romain Nizan qui est un personnage assez complexe,
02:13qui lui, sans doute, a compris qu'une révolution était en cours,
02:17que les choses avaient changé depuis Me Too,
02:20et qui était prêt à jouer une sorte de rôle.
02:24C'est-à-dire, il n'est pas totalement sorti de son identité première,
02:30il n'est pas complètement acquis à la cause féministe,
02:35mais il en a saisi, en tout cas, la portée.
02:39Il y a quelque chose d'un peu calculateur
02:41chez le personnage de Romain Nizan,
02:43alors que Lehmann est quelqu'un d'un peu plus brutal,
02:46d'un peu plus authentique,
02:47mais je trouve que son authenticité,
02:50même si elle porte en elle une forme de férocité parfois envers les femmes,
02:55elle porte en elle une sincérité.
02:58– C'est quoi les principales difficultés auxquelles vous avez dû faire face,
03:01d'un point de vue littéraire,
03:02pour retranscrire ces questions de pouvoir avec nuance ?
03:06– Déjà, il faut que ça sonne vrai,
03:07donc ça c'est très difficile quand on écrit des dialogues,
03:11il faut qu'il sonne vrai,
03:12que le lecteur tout de suite se sente en phase.
03:16L'idée, c'est que le lecteur se dise « moi aussi je ressens cela »,
03:20qu'une personne de l'âge de Léonie va se dire « moi aussi je ressens cela ».
03:23– Est-ce que c'est difficile de se mettre dans la tête de quelqu'un de 20 ans ?
03:27– Moi, je suis très entourée de jeunes,
03:29et j'adore discuter avec eux justement sur leurs ressentis,
03:33comment ils voient la société,
03:34qu'est-ce qu'ils voudraient dénoncer,
03:38la façon dont ils perçoivent aussi les choses,
03:40et c'est de cette façon que j'ai, par ce travail de discussion,
03:43qui a duré assez longtemps,
03:45que j'ai pu construire le personnage de Léonie Léman,
03:48qui est la fille du Président.
03:50Elle a 24 ans, c'est une fille qui est combative, qui est féministe,
03:57et ce que j'ai beaucoup aimé chez ce personnage, c'est ses contradictions,
04:01c'est qu'à la fois elle aussi a des idéaux politiques
04:04et des engagements féministes très forts,
04:06mais dans la réalité du désir, dans la réalité de la vie, elle se trahit.
04:11Il faut rappeler comment dans la vie, parfois,
04:14on en vient à trahir ce que l'on est, à trahir ses idées,
04:18à trahir ses pensées les plus profondes, ses opinions les plus profondes,
04:24parce que la vie est complexe,
04:26parce que tout d'un coup, vous êtes confronté à des éléments
04:29qui vous transpercent, et notamment le désir, l'amour, l'attirance.
04:35Quand elle est confrontée à sa mère,
04:37elle est amenée à changer aussi sa façon de penser.
04:41Et d'ailleurs, sa mère le lui dit à un moment, elle lui dit,
04:44tant que des filles de ton âge iront avec des hommes de mon âge,
04:49vous leur donnerez le pouvoir de mépriser les femmes de mon âge.
04:53J'écoutais parfois ma fille Léonie et ses amis
04:55évoquer leurs relations polyamoureuses avec une joie et une légèreté apparentes.
04:59Mais leur liberté n'évitait pas la souffrance.
05:02Elle jonglait avec tout un vocabulaire anglo-saxon
05:05pour identifier les nouveaux comportements amoureux.
05:07Love-bombing, ghosting, gaslighting,
05:12démonstration d'amour excessif suivie de disparitions brutales,
05:15confusion, manipulation, refus de l'attachement.
05:20Je n'en viais pas leur jeunesse.
05:21Il me semblait que ma génération avait été plus insouciante.
05:25Je les entendais questionner leur avenir,
05:27leurs rapports amoureux, leur place dans le monde,
05:30tentant de contrôler chacune de leurs interactions
05:33pour ne pas paraître en demande, ne pas souffrir.
05:37Moi aussi, j'étais devenue prudente.
05:39Je me tenais à distance de l'amour,
05:41convaincue que tout attachement menait à la perte.
05:44C'est quelque chose que j'avais vraiment voulu décrire dans ce livre,
05:49cette évolution dans le rapport à l'amour.
05:53Aujourd'hui, il y a une sorte de distance, presque de peur vis-à-vis de l'amour.
06:00Et même, on peut le dire aussi, parfois une désexualisation des rapports.
06:06Et cette peur m'a toujours semblée assez étonnante
06:09puisqu'elle est constitutive de l'acte même d'aimer.
06:12C'est-à-dire qu'à un moment dans le livre, je dis
06:14aimer quelqu'un, c'est lui donner une arme avec l'autorisation de nous tuer.
06:19Et dans cette nouvelle génération,
06:22il me semble qu'il y avait, oui, une sorte de prudence.
06:26Parce que aussi, les nouveaux outils de communication
06:29ont engendré des comportements qui sont une source de très grande souffrance.
06:33Et je pense notamment au ghosting,
06:35c'est-à-dire une personne qui disparaît du jour au lendemain.
06:38J'ai entendu beaucoup de jeunes de cette génération me dire
06:41qu'ils avaient subi ce genre de choses.
06:44Et c'est extrêmement brutal puisque du jour au lendemain,
06:46la personne que vous aimiez sort de votre vie.
06:49Et j'aimais bien cette opposition avec Marianne
06:52qui vient d'une génération où il n'y avait pas tout ça.
06:55Donc quand vous aimiez quelqu'un, vous deviez le voir.
06:59Vous pouviez lui téléphoner éventuellement,
07:01mais l'autre n'était pas toujours disponible.
07:04Et ça a évidemment changé les comportements amoureux,
07:06ne serait-ce que parce que la notion de manque aujourd'hui n'existe plus.
07:09Vous ne pouvez pas manquer à quelqu'un
07:11puisque l'autre est toujours disponible.
07:13Et donc j'avais envie de dire que finalement,
07:17dans notre nouvelle société,
07:19il y a une sorte de maîtrise des comportements amoureux,
07:21une absence de lâcher prise.
07:23Et cette codification nouvelle des rapports amoureux
07:25entrave l'expression même de l'amour.
07:28Je suis convaincue que les nouveaux outils de communication
07:32créent en réalité de la solitude et non pas du lien.
07:37Parce que vous êtes disponible en permanence
07:39et en réalité vous n'êtes en connexion avec personne.
07:42Et c'est la raison pour laquelle j'avais aussi envie de raconter tout cela
07:46en utilisant le jeu de l'écrivaine Marianne
07:49qui donne son point de vue très personnel sur l'évolution sociétale
07:54à travers une série d'observations
07:56et notamment la solitude des nouvelles générations.
08:02Moi je suis une grande lectrice de Philippe Roth
08:04et j'avais été très marquée notamment par son roman La tâche
08:08dans lequel il disait que le fantasme de pureté est terrifiant.
08:12Et j'aime bien montrer dans mes livres des personnages qui sont un peu impurs.
08:17C'est-à-dire qu'ils ne sont pas parfaits, ils sont humains.
08:21Donc ils ont beaucoup de failles, beaucoup de faillures.
08:24Ils se présentent d'une certaine façon,
08:26ils agissent en contradiction avec leurs affirmations
08:29mais ça les rend extrêmement humains et ça les rend vivants.
08:33Et peut-être que c'est quelque chose qu'on tend à occulter
08:36ou à nier dans notre société,
08:38cette tâche qui est constitutive aussi de notre être.