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La situation en Colombie, infectée par le narcotrafic toujours plus florissant et une corruption généralisée, est explosive. La reprise de la lutte armée est une menace sourde, parfois même clairement exprimée par les anciens combattants. La polarisation politique, l'extrême pauvreté exacerbée par la pandémie nourrissent la violence. Plus de sept ans après la fin du calvaire d'Ingrid Betancourt, plus de 500 personnes ont été kidnappées en 2022, un chiffre qui augmente de 30% par an. Raconter son histoire permet d'éclairer le passé et le futur de la plus veille démocratie d'Amérique Latine, une démocratie sur le fil.

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00:00La Colombie, on est toujours sans nouvelles de celle qu'on appelle la Passionaria, la
00:11sénatrice Ingrid Bettencourt, enlevée samedi dernier par les FARC, principale guérilla
00:15du pays.
00:16On ne savait pas s'il était en vie, on ne savait pas dans quel état il se trouvait,
00:21on avait des craintes qu'elle ait été violée, qu'elle soit malade.
00:25C'est la plus ancienne guérilla au monde.
00:27Elle est issue en 1964 d'un mouvement paysan en lutte contre les grands propriétaires
00:33terriens.
00:34Qu'est-ce qu'on fait ? On se bat ou on part en courant ?
00:42C'était une organisation mondiale de trafic de drogue, pas une simple rébellion colombienne.
00:50Mon travail était de prélever un impôt sur la cocaïne.
00:55On a tous souffert de l'isolement, du manque de communication, de la barbarie, des mauvais
01:05traitements physiques et psychologiques.
01:07On avait réussi à localiser les otages, mais leur libération allait être difficile.
01:13J'avais 6 ans quand mon père a disparu, et j'ai grandi à sa recherche.
01:22Le plus dur, c'est pour les victimes.
01:28Le processus de paix a exigé d'elles qu'elles se confrontent à leurs bourreaux.
01:31Il y a eu des kidnappés qui ont été dans les mains des femmes, d'autres qui ne sont
01:38jamais revenus, et les familles n'ont jamais eu de réponse de savoir où ils ont été
01:43enterrés, s'ils sont morts, comment est-ce qu'ils sont morts.
02:15Je suis une femme politique, je suis sénatrice, candidate à la présidentielle, j'ai créé
02:26mon propre parti qui s'appelle Vert Oxygène, qui a coupé les ponts avec les partis traditionnels.
02:45On s'accommode de la corruption, et pour moi la corruption est le vecteur qui explique
02:56la violence, la guérilla, le trafic de la drogue, et je dénonce et je fais des débats
03:03au Congrès.
03:15J'étais étudiant à Bogotá quand j'ai entendu pour la première fois le discours
03:26d'Ingrid Betancourt.
03:27Je me suis dit qu'elle a un sacré cran cette femme pour tenir tête à tous ces
03:39politiciens corrompus, et c'est comme ça que j'ai commencé à l'aimer, à l'écouter.
03:44Je me suis dit, ça fait du bien d'entendre une proposition nouvelle, différente.
03:49Ce qui m'a le plus frappé c'était sa force, elle osait dénoncer les choses sans
03:54peur malgré les risques pour sa famille.
03:56C'est pour ça que j'ai décidé de travailler pour son parti, Oxygène Vert.
04:01Ce 23 février 2002, je prends l'avion de Bogotá très tôt le matin, j'atterris
04:20à Florencia.
04:21Pour prendre la route de Florencia jusqu'à Saint-Vicent-el-Kavouane, c'était l'endroit
04:29où le gouvernement avait tenu les négociations de paix avec les Farc.
04:42Le gouvernement avait entamé un processus de paix avec les Farc.
04:52Il leur avait même offert toute une zone du sud du pays qu'on a appelée la zone
04:56du Kaguane.
04:57Il leur avait cédé plus de 42 000 kilomètres carrés, l'équivalent de la Suisse, où
05:03les Farc pouvaient faire ce qu'ils voulaient, sans présence de l'État.
05:06En d'autres termes, ils n'y avaient ni juge, ni armée dans le Kaguane.
05:12Malheureusement, les Farc ont utilisé ce territoire pour se livrer à un commerce
05:16d'armes très important, pour se renforcer militairement et créer un bastion où ils
05:21retenaient les personnes kidnappées.
05:27Ils attaquaient la population civile, ils enlevaient des civils.
05:48Quand mes services de renseignement m'ont apporté la preuve que les Farc se servaient
05:54de la zone du Kaguane pour commettre des actes illégaux, nous avons pris la décision
05:58de dire aux Farc, vous ne respectez pas la loi, donc nous rompons le processus de paix.
06:03C'est pour cela que je me rends à San Vincente del Kaguane pour reprendre en main la zone.
06:22On voulait montrer au monde entier que nous contrôlions ce territoire, que les Farc
06:26n'y faisaient plus la loi.
06:27Mais quand je me rends à San Vincente, Ingrid prend la décision d'y aller.
06:34Ingrid et Clara n'en démordent pas, il faut qu'elle y soit.
06:37Nous étions tous très inquiets, nous étions anxieux de ce qui allait se passer.
07:00On n'entrait pas dans n'importe quel territoire, on allait pénétrer une zone que le gouvernement
07:04s'apprêtait à bombarder pour se débarrasser de la guérilla.
07:08Je savais que nous prenions un risque.
07:12J'ai pris une mauvaise décision ce jour-là, je n'aurais pas dû y aller.
07:25Ce n'était pas à moi de faire le voyage.
07:27Je l'ai fait par solidarité, pour accompagner la candidate, je savais qu'elle ne pouvait
07:33pas s'y rendre seule.
07:34J'ai demandé à un de mes généraux de transmettre un message à Ingrid.
07:40S'il te plaît Ingrid, n'y va pas, la zone n'est pas sécurisée, il y a des guérilleros,
07:45il y a encore des combats, n'y va pas.
07:47Elle a répondu je m'en fiche et elle a dit à ses gardes du corps, j'irai quoi qu'il
07:50arrive.
07:51Et quand je vais prendre la route, mes escorts me disent on vient de recevoir l'ordre de
08:13ne pas vous accompagner.
08:14Je dis si c'est le cas, il faut avorter, on va retourner à Bogotá.
08:19Et ils me disent non non, parce qu'on nous donne l'ordre à nous, mais vous, vous êtes
08:23une candidate présidentielle, vous, vous pouvez prendre la route.
08:26L'atmosphère était extrêmement tendue.
08:37Je sentais qu'Ingrid était là par engagement politique.
08:41Clara à l'arrière avait peur, on voyait sa nervosité.
08:46On savait qu'il y avait un risque, mais c'était comme si on pensait pouvoir le surmonter,
08:55comme si on allait pouvoir rentrer chez nous le soir même ou le lendemain comme prévu.
08:58J'avais déjà traversé cette zone à quatre reprises et à chaque voyage, il y avait des
09:10cadavres sur la route.
09:11Donc, bien évidemment, faire ce voyage avec Ingrid Betancourt par voie terrestre, ce n'était
09:20pas évident.
09:21Mais je continue, je dois traverser une rivière en empruntant un petit pont de bois.
09:34Mais ce que je ne vois pas, c'est qu'au sortir du virage, là, il y a deux personnes sur la
09:43route.
09:44Et je vois les bottes en caoutchouc et je sais que c'est le signe que c'est la guérilla
09:51et que c'est la guérilla des Farc.
09:54Un grand maigre moustachu me dit de m'arrêter et de couper le moteur.
09:59Et c'est là que j'ai senti que la situation était hors de contrôle.
10:07Et à ce moment-là, un des guerrilleros qui était là s'approche de nous quand tout
10:18à coup, j'entends une explosion et je le vois sauter.
10:26Un de ces hommes marche sur une mine et vole en éclat.
10:35C'est très, très violent.
10:37Le sang, une jambe déchiquetée, le hurlement de ce guerrillero qui prend conscience qu'il
10:48vient de perdre sa jambe, qui vole dans les airs et tombe des mètres ou plus loin, tout
10:54ça est une violence.
10:55Ingrid me dit, reste avec moi et j'essaye de me rapprocher d'elle.
11:02Et le guerrillero me dit, non, non, non, non, les femmes là-bas, les hommes ici, il nous
11:10sépare avec son arme comme ça, pas comme ça, mais il nous sépare avec son fusil.
11:15Et c'est là où je comprends qu'il ne peut pas me laisser partir, que je suis guillemet.
11:19Ils la font monter dans une camionnette rouge et éclara dans une bleue, avec à son bord
11:32au moins douze guerrilleros.
11:33Et ces deux fourgons partent à toute vitesse.
11:40On ne voit que de la poussière sur la route.
11:44C'est la dernière fois que j'ai vu Ingrid.
12:03Première nuit sans sommeil, évidemment, à attendre, dans l'angoisse, et la radio
12:13qui s'allume à quatre heures du matin.
12:14Un des guerrilleros s'allume près de moi et les bulletins d'info, et donc la façon
12:23dont ils sont en train d'annoncer la nouvelle de ma séquestration.
12:32Et là, l'horreur, et à partir de là commence une descente en enfer.
13:03L'enlèvement est un acte sadique.
13:07Il y a l'angoisse, il y a les sentiments de culpabilité, la douleur, l'inquiétude
13:15de ne pas savoir ce qui va se passer.
13:16C'est insoutenable.
13:18Vous devez vous battre avec vous-même pour tenir, car vous ne savez pas si vous serez
13:28en vie à la minute suivante.
13:30C'est une anxiété à la limite du supportable.
13:33La mort vous accompagne toute la journée.
13:38Quand j'ai appris l'enlèvement d'Ingrid Betancourt, je me suis inquiété parce que
13:41je me suis dit, ça va durer longtemps.
13:44Ils vont en faire un enjeu politique et la transformer en monnaie d'échange.
13:48Ça a donné au Farc cette opportunité.
13:51La réalité est que nous avons subi une guerre civile, et je dis bien guerre civile,
13:55depuis plus de 60 ans.
14:00Un groupe d'insurgés a décidé de prendre les armes contre l'ordre établi, contre
14:05cette démocratie imparfaite qu'il y a tous les travers des gouvernements modernes.
14:11Mais ici, un groupe armé, les Farc, a décidé de se rebeller.
14:16En cette juste lutte, en laquelle nous sommes engagés pour le dérochement du régime
14:22et pour l'instauration en Colombie d'un gouvernement qui s'appuie sur l'inégalité
14:27et pour l'instauration en Colombie d'un gouvernement populaire de libération nationale.
14:32C'est une orientation juste, c'est une orientation endéressante à terminer dans
14:36notre pays avec l'exploitation, avec la misère, avec la faim, avec le terror et avec la guerre.
14:54J'ai rejoint la guérilla pour la patrie ou pour la mort.
14:58En d'autres termes, j'étais prêt à donner ma vie pour transformer le pays.
15:02C'est pour ça que je suis entré chez les Farc.
15:07J'ai grandi dans une famille communiste.
15:27Je me suis engagé en politique au niveau local, dans mon village.
15:32Il y avait ici tout un mouvement d'opposition communiste à la fin des années 70.
15:38On parlait de réformes agraires, on organisait les syndicats nationaux paysans.
15:43On avait obtenu beaucoup d'élus au conseil municipal.
15:49Et c'est à ce moment-là que les assassinats ont commencé.
16:00Des crimes commis par l'État contre des leaders syndicaux ou des opposants pour la
16:09plupart membres du parti communiste colombien.
16:12Cela a engendré une vague de violence terrible dans les campagnes.
16:18C'est pour ça qu'on s'est engagé dans la lutte armée.
16:24Et tout ça s'est passé dans un certain contexte latino-américain.
16:29La révolution cubaine était à son apogée.
16:32Au Nicaragua en 1979, la révolution sandiniste avait triomphé.
16:38Il y avait une guérilla puissante au Salvador et au Guatemala c'était la même chose.
16:42On assistait à l'essor de la lutte armée comme seule réponse au retard de développement de
16:49tout le continent à cause des politiques étatiques.
16:51Donc on a fait le pari d'une insurrection pour obliger l'oligarchie à lâcher le pouvoir
17:06ou à négocier avec nous.
17:21Ils étaient forts, très forts à ce moment-là.
17:35Ils avaient réussi trois ou quatre coups militaires très importants.
17:38Patascoy, Las Delicias, El Biar, ils avaient massacré beaucoup de soldats.
17:43Ils étaient très puissants.
17:52Le 1er novembre 1998, je dormais parce que j'avais terminé mon service.
18:03Je me reposais quand j'ai réalisé que nous étions pris d'assaut.
18:07J'entends des coups de feu, des explosions, des grenades, des bombes artisanales.
18:21À ce moment-là, on essaie de défendre le poste de commande, mais les bombes étaient
18:29d'une puissance dévastatrice.
18:31Toutes les infrastructures de la ville tombent les unes après les autres.
18:37Des collègues policiers perdent la vie.
18:39On continue de se battre jusqu'au moment où les guerrieros nous encerclent.
18:47Ils aspergent le bâtiment d'essence et menacent de nous brûler vifs si on ne se rend pas.
19:00Ils sont plus nombreux et mieux armés.
19:04Ils nous font prisonniers.
19:17Et de là, ils nous déplacent, ils nous sortent de la ville comme s'ils voulaient nous éloigner
19:35de la liberté.
19:37Ils nous emprisonnent au plus profond de la jungle pour mieux nous cacher toujours plus
19:47loin dans la jungle.
19:48Ça nous a brisés psychologiquement parce qu'on a compris que notre captivité allait
19:54durer très longtemps.
19:55Je me rappelle la date d'un an de séquestration, le moment de ce 23 février 2003.
20:07Là, il y a un déclic mental et tout bascule.
20:11Et là, je me dis Ingrin, il faut que tu apprennes à vivre ici parce que ça va être long,
20:20il faut que tu survives et il faut que tu te prépares pour quelque chose qui va être
20:24terrible.
20:25C'est totalement déshumanisant.
20:37Ces gens ne vous appellent même plus par votre prénom, ce bien si précieux.
20:42Moi, je m'appelle Clara et j'attends des gens qui m'appellent comme ça.
20:46Mais ils nous disaient vous êtes un numéro, toi tu es un, l'autre est trois.
20:51Ah tiens, trois ne s'est pas réveillé aujourd'hui.
20:54On se disait on doit continuer, car trois a sans doute été tué ou bien ils l'ont
20:57fait disparaître.
21:24Pendant ces marches forcées, il ne nous laissait que très peu de temps de repos.
21:49On devait continuer alors qu'on était sur le point de s'évanouir.
21:51On marchait, un otage devant, un guerriero derrière, son arme toujours pointée sur
22:03nous.
22:04On sentait la mort toute proche.
22:09La jungle amazonienne est un espace où il pleut tout le temps.
22:21C'est un écosystème d'insectes, tous très bizarres.
22:27Donc moi j'ai découvert les dix mille façons d'être piqué par des insectes.
22:33Tous les jours, je sentais une sensation différente.
22:36Des douleurs différentes en intensité, en sensation, en prolongation dans le temps
22:46de la piqûre.
22:47Il y avait des insectes volants, mais il y avait aussi toutes les fourmis, les vers de
22:52terre qui piquaient, les chenilles, les araignées, enfin tout pique.
22:57Les insectes ont des horaires, donc le matin jusqu'à 9 heures c'est un certain type
23:05d'insectes.
23:06De 9 heures à midi, c'est un autre type d'insectes, et ils se relaient.
23:09La nuche est une mouche qui, en vous piquant, laisse ses oeufs sous votre peau, donc des
23:20petits vers se développent.
23:22Et quand ils commencent à essayer de sortir, ils sortent et ils rentrent, ils sortent et
23:26ils rentrent.
23:27Et c'est comme si vous aviez une lame de couteau qui vous lacererait en continu la
23:30peau.
23:31Normalement, à 4 heures et demie, ils stoppaient la marche et le campement était fait en
23:44une demi-heure.
23:45On devait aller se laver dans un coin d'eau et se préparer pour l'homme.
23:51La nuit est noire, immensément noire, c'est saisissant, et peu à peu s'installe un
24:05silence total comme si tout était figé.
24:07On ressent alors davantage la solitude, et cette confrontation avec soi-même et avec
24:21la nuit est redoutable, à tel point que beaucoup d'otages perdent le sommeil.
24:25Et on n'avait même pas le droit à une lampe de poche ou à une simple bougie, parce que
24:36ça pouvait attirer l'attention des avions.
24:38C'est une belle matinée, le ciel est dégagé avec quelques nuages ici et là, je suis assis
25:00à mon poste et je m'entraîne à actionner nos radars.
25:03Je travaille pour une société qui s'appelle Northrop Grumman.
25:11Nous sommes basés à Bogotá, en Colombie, et notre mission consiste à collecter des
25:15informations sur les stupéfiants.
25:17Nos cibles de surveillance sont liées à la production ou au transport de cocaïne, et
25:24la plus grande partie de la production de cocaïne dans le monde est contrôlée par
25:27un groupe terroriste qui s'appelle les FARC.
25:32Tout à coup, j'entends un bruit qui ressemble à un « bzzz » et notre pilote dit « ceci
25:41est une panne de moteur, messieurs ». Mon cœur s'est mis à battre très fort, parce
25:48que cet avion n'a qu'un seul moteur, et je me suis mis à prier, j'étais certain
25:55que nous allions mourir.
25:56On était au-dessus de montagnes recouvertes d'une triple canopée.
26:03Je me souviens m'être accroché à mon siège des deux mains, j'ai fermé les yeux et
26:09j'ai senti le premier impact.
26:11Quand j'ai rouvert les yeux, on aurait dit que l'avion avait été découpé en deux,
26:21comme une boîte de conserve.
26:22Dès que j'ai réussi à m'extraire de l'avion, j'ai commencé à entendre des
26:30coups de feu tirés dans notre direction.
26:32Je pouvais voir un groupe d'hommes et de femmes, très agressifs, tous très jeunes,
26:40tous adolescents.
26:41Ils se dirigeaient vers nous, ils avaient dégainé leur fusil et les pointaient vers
26:48nous.
26:49Ils nous criaient dessus.
26:50Ils nous ont dit « vous vous mêlez de notre guerre, vous êtes foutus ». Et c'est
26:57à peu près tout.
26:58Ils nous ont pris en otage.
27:00Quand l'avion a été décroché, les espions nord-américains font partie du groupe
27:27de prisonniers.
27:28Je suis fort, je ne suis pas écouté ou torturé.
27:36Attends-moi, bébé.
27:37Joey, Cody, Destiny, je vous aime.
27:57L'avion dans lequel se trouvait Mark était un appareil de surveillance et de reconnaissance.
28:17Lorsqu'ils se sont écrasés, ils étaient en mission pour les autorités colombiennes
28:27et les Etats-Unis.
28:30Dans les années 70-80, les Etats-Unis ont été confrontés au fléau de la cocaïne
28:36et à la violence qui l'accompagne.
28:38Ça dévastait les quartiers défavorisés des villes.
28:45C'était la menace criminelle la plus importante aux Etats-Unis.
28:52Nous avions saisi des kilos de cocaïne à Brooklyn qui avaient les mêmes tampons que
28:59ceux trouvés dans les laboratoires des FARC en Colombie.
29:04Il était très difficile de trouver un seul kilo de cocaïne qui ne porte pas l'empreinte
29:12des FARC.
29:13En 2000, je suis allé à la Maison Blanche pour parler au président Clinton qui m'avait
29:26invité et je lui ai dit que j'allais proposer un plan Marshall pour la Colombie pour lutter
29:32contre le trafic de drogue et que nous allions l'appeler le plan Colombie.
29:36Je lui ai dit que je suis le plus grand producteur de cocaïne au monde et vous le plus grand
29:45consommateur.
29:46Je suis pauvre et vous êtes riches donc vous allez mettre de l'argent sur la table et
29:52moi aussi et nous allons éradiquer la drogue colombienne.
29:56Il s'agissait sans doute du plus grand programme d'aide approuvé par le Congrès sur le continent
30:10américain.
30:11L'idée était de donner aux autorités colombiennes des ressources et un entraînement avancé
30:26pour qu'elles puissent mener la guerre contre les cartels et contre les FARC.
30:46Le plan Colombie nous a été présenté comme un soutien financier des Etats-Unis à la
30:52Colombie pour faire face à ce qu'ils appelaient la menace du trafic de drogue, la soi-disant
30:59menace de la drogue, mais c'était en fait une offensive politique contre la guérilla.
31:16Nous voulions faire sauter le vernis politique des FARC, leur légitimité idéologique.
31:22Il était essentiel pour la DEA et le ministère de la justice des Etats-Unis de démontrer
31:27qu'il ne s'agissait plus d'idéologie.
31:29C'étaient des barons de la drogue, c'était leur job, ils n'étaient pas là pour rendre
31:35la Colombie meilleure.
31:36Au début des années 2000, nous avons décidé de poursuivre plusieurs membres des FARC en
31:44justice.
31:46Nos enquêteurs ont commencé à rassembler des preuves.
31:49On offrait un million de dollars pour chaque capture, c'était notre mise de départ.
32:00Mon pseudonyme au sein des FARC, Sonia.
32:05Mon job était de collecter un impôt sur la cocaïne.
32:16Ce n'est un secret pour personne, dans de nombreuses régions de Colombie, la feuille
32:35de coca et ses dérivés sont les seuls moyens pour les paysans de gagner leur vie.
32:40Que faisaient les FARC ? On prélevait un impôt sur chaque kilo de cocaïne, c'était
32:47ça mon travail.
32:48Alors je disais, combien de kilos vous avez ? 300 kilos ? Vous devez me payer une taxe
32:55sur ces 300 kilos.
32:56Et c'était l'argent qui était remis aux FARC.
32:59On connaissait le bénéfice net réalisé en une journée, l'énigme, le trou noir
33:10en quelque sorte, a toujours été de savoir où allait l'argent.
33:13On savait que la consommation de drogue et les fonds provenant du trafic de drogue aux
33:21Etats-Unis finançaient les criminels en Colombie.
33:24On savait qu'une partie allait à l'enrichissement personnel des FARC, mais ce qui nous préoccupait
33:30le plus, c'était la part de cet argent qui servait à payer les balles et les armes.
33:36Les FARC se finançaient par cette taxe sur la cocaïne, mais l'argent qui entrait
33:46était dépensé pour faire vivre une très grande armée.
33:50Nos effectifs étaient importants.
33:52Par exemple, rien que dans le front 14, celui dont je gérais les finances, nous étions
33:58450.
33:59Il fallait nourrir tout le monde, gérer la logistique, la santé, l'argent de la drogue
34:04était réinvesti comme ça.
34:19Au bout d'un an de captivité, les FARC nous ont sortis de l'isolement et nous ont
34:36amenés dans un grand camp où ils détenaient beaucoup d'autres otages.
34:41Je n'avais jamais rien vu de pareil, seulement à la télé, ça ressemblait à un camp de
34:58concentration nazi.
34:59Il y avait des barbelés, des tours de surveillance, des gardes avec des mitraillettes et des gens
35:06derrière des clôtures.
35:08Ils nous ont amenés dans la partie civile du camp.
35:18Ils ont soulevé le loquet de ce qui ressemblait à une porte de prison et nous ont dit rentrez
35:25là-dedans.
35:26Et là, une femme, une otage s'est approchée de la porte et a dit non, non, non, on ne
35:32veut pas d'eux ici.
35:33Il n'y a pas assez de place.
35:36C'était Ingrid Bettencourt, la femme politique, candidate à la présidentielle colombienne.
35:44Quand on a faim, on a faim.
35:50Et on commence à se battre pour des choses totalement absurdes.
35:54Pourquoi est-ce qu'un tel va avoir plus de nourriture que l'autre alors qu'on a tous
35:59faim ?
36:00Pourquoi est-ce qu'un tel va réussir à ce que le garde lui prête sa machette et pourquoi
36:12pas les autres ?
36:25Un conflit peut surgir pour tout et n'importe quoi.
36:28Parce qu'un tel a mis à sécher ses vêtements sous le seul rayon de soleil disponible, parce
36:33que l'autre a choisi le meilleur arbre pour y fixer sa tente, ça devient vite un enfer.
36:40On aurait pu s'attendre à plus de fraternité, plus de solidarité entre les otages mais
36:46disons qu'il y avait parfois des disputes.
36:59Et ça, c'est quelque chose qui, je pense, était aussi manipulé par les FAL, de nous
37:05mettre un petit peu en rivalité, qui est le chef du groupe, qui est celui qui peut
37:11donner des ordres aux autres.
37:12Nous, on était enchaînés, par le coup, sous un arbre, parce qu'étant donné que j'avais
37:24essayé de m'enfuir de nombreuses occasions, j'étais constamment isolée, je n'avais
37:32pas le droit de parler avec mes compagnons et je vivais toujours un petit peu à l'écart
37:37de tout le monde.
37:38Ça, c'était très très dur.
37:43Nous avons tous souffert de l'isolement, de la cruauté, des abus physiques et psychologiques.
37:49Les femmes, bien sûr, il y a des choses qui nous font particulièrement mal, mais j'ai
37:55aussi été témoin de la douleur des hommes, enchaînés tout le temps, les militaires
38:00enchaînés les uns aux autres, pour marcher et même pour traverser les rivières.
38:04Le risque qu'ils encouraient était énorme.
38:07Ces chaînes étaient tellement ignobles.
38:09On se sent humilié, on se sent comme un animal, comme un faux enchaîné.
38:20Ils nous avaient déjà fait perdre la liberté, mais les chaînes, c'était une humiliation
38:26supplémentaire que rien ne pouvait justifier.
38:28Les gardes qui nous surveillaient n'avaient aucun respect pour la vie, quelle qu'elle
38:44soit, pour les vies humaines ou animales.
38:47Nos geôliers étaient des gamins, pour la plupart des mineurs, c'était des enfants
38:56soldats qui faisaient le sale boulot pour les FARC.
38:59Ils avaient des croyances et des comportements très immatures.
39:18Par exemple, un jour, après avoir regardé un film sur les ninjas, ils nous ont demandé
39:27si les ninjas existaient vraiment et comment ils arrivaient à créer de la fumée pour
39:32disparaître.
39:33Ils étaient persuadés que c'était vrai.
39:36C'est pour ça que c'était des proies faciles pour les FARC.
39:44Les FARC étaient chez eux dans la campagne colombienne, là où l'État, la police, le
39:57gouvernement ont toujours été pratiquement inexistants.
40:01Ils pouvaient débarquer dans les villages et recruter des mineurs pour les enrôler
40:14dans la guérilla.
40:15J'étais très jeune, j'allais avoir dix ans.
40:44Quand un jour, cinq ou six guérilléros sont arrivés dans mon école et ils nous ont fait
40:54un speech à la maîtresse et aux enfants qui étaient là, en nous expliquant qu'ils allaient
41:01emmener certains d'entre nous parce qu'on était en âge de rentrer chez les FARC et
41:06qu'il y avait un quota d'enfants que chaque parent devait à la guérilla.
41:10On m'a choisi, moi et une dizaine d'autres enfants et ils nous ont embarqués dans un
41:19petit camion.
41:20Je n'ai pas trop compris.
41:24Je pensais que c'était une sortie scolaire, j'étais heureuse, je portais mes cahiers
41:27sous le bras et ils nous ont emmenés au plus profond de la jungle.
41:31Nous étions environ 200 enfants, presque tous mineurs, 16, 15, 9 ans, de simples enfants.
41:47Quand j'ai eu dix ans, ils m'ont envoyée à la formation militaire.
41:55C'était terrible, ces entraînements sont très durs, très très durs, mais j'ai réussi
42:18et ils m'ont envoyée auprès d'un commandant qui s'appelait le Paisa.
42:21C'était une personne sanguinaire, mauvaise, ce qu'il ordonnait s'exécutait, sinon
42:37il se vengeait et il tuait.
42:39Dès qu'il m'a vue, je ne sais pas, il m'a dit que je devais être pour lui, mais je
42:50ne comprenais pas et il m'a demandé si j'étais vierge, je lui ai répondu mais qu'est-ce
42:55que c'est que ça ? Il m'a demandé si j'avais déjà été avec un homme, j'ai répondu
42:59que non, jamais, jamais de ma vie.
43:01J'étais tellement choquée, j'ai dit non monsieur, il m'a dit si on ne dit pas monsieur,
43:07on dit camarade, appelle moi camarade.
43:09Il m'a dit tu dors avec moi ce soir, que tu le veuilles ou non, c'est un ordre.
43:20Et tu sais ce qui arrive à ceux qui n'obéissent pas aux ordres chez les FARC, ici, soit vous
43:24vous exécutez, soit vous êtes exécutés.
43:28Cette nuit là, je suis allée dans son lit et il a commencé à abuser de moi.
43:50Les jours et les mois ont passé, j'ai eu 12 ans, il continua à me violer, il avait
44:04aussi deux autres femmes et je suis tombée enceinte à 13 ans.
44:08Et quand c'est arrivé, ils m'ont dit qu'ils allaient me faire avorter.
44:12Ils m'ont dit vous n'êtes pas venue ici pour donner naissance à des enfants, mais pour
44:19vous battre pour un peuple.
44:21C'était très dur, parce que je ne savais même pas, c'était très difficile.
44:32J'ai beaucoup prié, j'ai supplié Dieu de m'aider, j'ai traversé des moments
44:45terribles.
44:46Je me suis beaucoup accrochée à Dieu.
44:56Quand j'ai eu 20 ans, j'ai décidé de m'échapper.
45:12Je suis sortie avec tellement de rage et de haine que j'ai commencé à les dénoncer,
45:19à dénoncer tout ce que j'avais vécu là-bas et ce que j'avais vu, les monstruosités
45:24que j'avais vues là-bas.
45:25Ça les a tellement énervées qu'ils ont commencé à me menacer de mort et à me rechercher
45:32pour me tuer.
45:33Quand on est arrivé, on nous a dit que c'était une organisation qui défendait le peuple.
45:48Mais quel peuple ?
45:50Les filles qui arrivaient là à 10, 11, 12 ans, c'était de la chair fraîche pour
46:02les commandants.
46:03Ce que je veux dire, c'est que mon histoire n'était pas un cas isolé, j'ai vu beaucoup
46:12de filles qui ont vécu la même chose que moi.
46:14Pour survivre, on a dû s'endurcir, de tout.
46:44Et avec tout le monde.
46:45Et tout est devenu normal.
46:47S'occuper des otages, les tuer le lendemain, pour moi c'est devenu un truc normal, quotidien.
46:55Tout ce qu'ils me faisaient faire, je le faisais pour survivre.
46:59On attendait une négociation pour notre libération depuis tellement d'années.
47:17L'évasion était notre seule option.
47:19Moi, j'avais dans le projet de vie de m'échapper, c'était ce que je voulais faire.
47:28Je voulais partir, rejoindre mes enfants.
47:31Parmi les otages, on avait tous des forces et des faiblesses.
47:39Mais il y avait un gars qui avait plus de difficultés physiques quand on marchait et
47:46qui ne savait pas nager.
47:47Il s'appelle John Frank Pinchiao.
47:52C'était la personne la moins susceptible de tenter une évasion et encore moins susceptible
47:57de la réussir.
47:58Ce jour-là, à minuit, j'écoutais la radio, et à un moment donné, une chanson est passée.
48:11Ça disait « Pour un baisse la vie, en tes bras la mort ». Et quand j'ai entendu
48:21ces deux mots, la vie et la mort, j'ai senti que c'était un signe.
48:25J'ai préparé un petit sac à dos et je me suis échappé.
48:29J'ai réussi à atteindre la rivière, mais je savais que les guerriers russes surveillaient
48:36cette zone pour empêcher une opération de libération.
48:39J'ai eu de la chance, c'était l'heure de la relève de la garde, j'ai pu échapper
48:44à leur attention.
48:45Je suis entré dans l'eau.
48:56Ingrid m'avait dit de ne pas me laisser emporter au milieu de la rivière, car même
49:00pour elle qui savait bien nager, c'était trop difficile.
49:03Mais sans le vouloir, je me suis retrouvé rapidement au milieu de la rivière.
49:07J'ai essayé de sortir d'un côté, impossible, de l'autre, impossible.
49:15J'ai commencé à vraiment paniquer, une panique telle que j'ai même espéré l'espace
49:20d'un instant que les guerriers russes me retrouvent et me sortent de l'eau.
49:25Mais j'ai réussi à retrouver mon calme, je me suis dit, il faut que tu continues,
49:32et j'ai réussi à nager vers une rive où l'eau était plus calme, et je suis sorti.
49:45Les derniers jours de mon évasion, j'ai remarqué des hélicoptères qui survolaient
50:00la région et j'ai commencé à me diriger vers eux.
50:05J'ai aperçu un petit village, des policiers et les hélicoptères au sol.
50:12J'étais tellement heureux, je me suis précipité dans les bras d'un policier.
50:34C'était un mélange de sentiments, je ressentais la joie d'être enfin libre,
50:39mais en même temps, je sentais aussi toute la douleur accumulée pendant toutes ces années.
50:48J'ai beaucoup pleuré à ce moment-là, j'ai lâché les vannes.
51:02Ensuite, un officier m'a tendu un téléphone satellite et m'a dit « je vous passe votre
51:07maman ». J'ai dit « non, ce que je veux moi, c'est aller sauver mes compagnons ».
51:11Il m'a répondu « non, vous avez déjà fait votre part, laissez-nous faire le reste ».
51:16On aperçoit à peine son visage, mais son sourire est bien visible et il est pour sa mère.
51:42Six ans, quatre mois et dix-huit jours qu'elles ne se sont pas vues.
51:53Qu'est-ce que je vais trouver dans cette vie ? Papa n'est plus là, je sais que mon mari est avec quelqu'un d'autre.
52:02Je n'ai pas du tout envie de revenir en politique.
52:06Quelle va être ma vie ? Qui je suis ? Est-ce que je pourrais être maman à nouveau ?
52:12Lorsqu'on capture Mélanie à 16 ans, Lorenzo à 13, et là, je vais voir une femme de 23 ans et un homme de 19.
52:25Est-ce qu'ils vont me reconnaître ?
52:41C'était inouï, inouï d'intensité. Les voir, les toucher, les prendre dans les bras.
52:59J'imaginais qu'ils étaient très bien, mais pas aussi bien. Ils sont merveilleux, ils sont très beaux.
53:29Ils m'ont volé huit ans et demi de ma vie. J'ai été enchaîné, privé de liberté, privé de tout ce que j'aurais pu vivre.
53:46Ça, je l'ai enduré, je l'ai dépassé. Mais ils ont aussi fait du mal à ma famille, à mes parents, à mes soeurs, à mes neveux, à mes oncles.
53:56L'angoisse de ne pas savoir où j'étais les a rendus malades et les a fait vieillir prématurément.
54:08Moi, je n'aime pas le terme de syndrome post-traumatique. J'ai l'impression que les gens l'utilisent à tout va.
54:14Tout le monde dit qu'il en souffre. Bien, moi, je ne veux pas souffrir de syndrome post-traumatique. Je ne veux pas le dire aux gens. Je ne veux pas ça.
54:23Je dirais juste que la captivité laisse des cicatrices. Certaines s'effacent, d'autres restent.
54:33Je rêve encore parfois que je suis sur le point de mourir.
54:42Et dans ce cas-là, ce que je fais, c'est que je me force à me réveiller. Je serre mes chiots dans mes bras, j'embrasse ma femme et je me recouche.
55:12Sous-titrage Société Radio-Canada

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