À 8h20, un Grand Entretien consacré au podcast sur Alfred Dreyfus, avec son créateur Philippe Collin, et deux historiens intervenant dans les épisodes Perrine Simon Nahum et Philippe Oriol. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-jeudi-19-decembre-2024-2505918
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00:00« France Inter, Léa Salamé, Nicolas Demorand, le 7-10 »
00:05« Et avec Léa Salamé, nous vous proposons ce matin une table ronde sur une affaire d'État,
00:10l'une des plus grandes crises politiques de la Troisième République, dont les résonances
00:15avec notre époque sont encore nombreuses.
00:18Nous parlons de l'affaire Dreyfus et nos invités Léa.
00:21Philippe Collin, auteur et producteur de podcasts historiques pour France Inter, Léon Blum,
00:25Céline, Philippe Pétain et donc le dernier en date, Alfred Dreyfus, le combat de la
00:29République.
00:30Bonjour à vous.
00:31Bonjour.
00:32Bonjour.
00:33Aperine Simon Nahoum, vous êtes historienne et philosophe, spécialiste de l'histoire
00:35du judaïsme et de théorie politique, professeure attachée au département de philosophie de
00:40l'École Normale Supérieure.
00:41Et nous sommes également en duplex de Médan, où Zola avait une maison qui abrite aujourd'hui
00:46le musée Zola Dreyfus, avec Philippe Auriol, bonjour, vous êtes historien, spécialiste
00:51de l'affaire Dreyfus, auteur notamment de l'Histoire de l'affaire Dreyfus de 1894
00:56à nos jours, aux belles lettres, une somme de 1500 pages, bonjour à vous.
01:00Et soyez donc les bienvenus au micro d'Inter, un podcast Philippe Collin en 10 épisodes
01:07qui relève du polar, qui retrace les méandres d'un complot d'une ampleur inouïe.
01:14Vous nous replongez dans cette affaire énorme, gigantesque, en vous demandant, on va y revenir,
01:21ce qu'elle a encore à nous dire aujourd'hui.
01:24Pour commencer, dites-nous pourquoi avoir décidé de rouvrir le dossier en quelque
01:28sorte, le dossier de l'affaire Dreyfus, qui est tout de même une affaire très connue,
01:32très enseignée, sur laquelle beaucoup de choses ont été écrites, des films ont été
01:38tournés, vous aviez la conviction qu'il y avait encore quelque chose à creuser, à raconter ?
01:43Oui Nicolas, très connu en effet, mais premièrement par exemple, je pense qu'on a besoin de
01:47rehausser l'image d'Alfred Dreyfus, on est encore victime de clichés qui sont liés
01:52au cinéma ou à la littérature, d'un homme accablé par son destin, un peu phallo, hautain,
01:56méprisant, pas du tout.
01:57On regarde les travaux de Vincent Duclert et de Philippe Aurion, on s'aperçoit qu'on
02:00a affaire à un héros civique, à une personne qui était dans son affaire, qui est un modèle
02:04de république, et c'était intéressant de réentendre ça et peut-être de le faire
02:08diffuser.
02:09Les travaux de Duclert sont importants, il faut les offrir au plus grand nombre, en
02:12tout cas c'est notre désir.
02:13Deuxième chose, très connue oui, on dit souvent que c'est une erreur judiciaire,
02:18ce n'est pas une erreur judiciaire, c'est un complot, c'est une machination judiciaire,
02:21il faut le répéter.
02:22Et derrière le complot, il y a beaucoup de choses qui se jouent, de l'affaire Dreyfus
02:24qui se déploient.
02:25La troisième chose, Nicolas, c'est que quand on passe du temps avec Alfred Dreyfus,
02:29on est revigoré par l'esprit de la République, on veut devenir Émile Zola, on veut devenir
02:34Auguste-Ferrand Kessner.
02:35J'en parle parce qu'avec mon équipe, on s'est dit, il y a là, ici, une manière
02:39à se ressourcer de la République.
02:41Oui, et puis il y a aussi dans l'affaire Dreyfus, chez vous particulièrement, Philippe
02:44Collant, ça peut être vu comme la clé de voûte de tous les podcasts précédents que
02:48vous avez faits.
02:49C'est-à-dire que ce soit Pétain, Blum ou Céline, à chaque fois, la figure de Dreyfus
02:53passe, elle traverse ces podcasts.
02:54Oui, j'ai dit que c'était la série des séries.
02:56C'est-à-dire qu'en effet, depuis 4 ans qu'on travaille maintenant sur ces grands
03:00personnages, on a croisé Dreyfus à chaque fois.
03:02Et c'est vrai qu'on s'aperçoit à quel point il est au cœur de l'histoire politique
03:06du XXe siècle.
03:07Et donc, il donne à voir, finalement, ce que nous sommes devenus tous français et
03:10française.
03:11Philippe Auriol, vous avez littéralement consacré votre vie de chercheur à Dreyfus
03:15et à l'affaire.
03:16Quand Philippe Collin vous a contacté pour ce podcast, vous vous êtes réjoui que le
03:21très grand public soit à nouveau confronté à ce qui a été une convulsion majeure de
03:27l'histoire de France ?
03:28Oui, bien évidemment.
03:31Et surtout, en passant par ce format et ces formats faits par Philippe Collin, dont les
03:38podcasts sont absolument extraordinaires.
03:39Donc, en fait, oui, bien sûr, c'était une grande joie.
03:42Et pour rebondir sur ce que vous disiez tout à l'heure, il reste beaucoup, beaucoup,
03:46beaucoup à savoir sur l'affaire.
03:47Et on continue, d'ailleurs, et la joie qui était la mienne, c'est que là, en fait,
03:53le podcast, comme l'expo qui va avoir lieu au musée d'art et d'histoire du judaïsme
03:57dans peu de temps, ne s'appelle pas du tout l'affaire Dreyfus, comme on l'a toujours
04:02fait jusqu'à présent, mais Alfred Dreyfus.
04:04Et ce que disait Philippe Collin tout à l'heure est vraiment important, puisque l'idée,
04:08c'est notre combat avec Vincent Duclert depuis longtemps, c'est de remettre Dreyfus
04:12au sein de son histoire.
04:13L'affaire Dreyfus s'appelle l'affaire Dreyfus, elle ne s'appelle pas l'affaire
04:16Martin.
04:17Et l'idée, c'est de montrer ce personnage tout à fait fascinant et qui était très
04:22largement à la hauteur de l'événement auquel il s'est trouvé mêlé sans jamais
04:28avoir rien demandé.
04:29Voilà.
04:30Perrine Simon Nahoum, vous êtes historienne et philosophe et vous partagez ce constat,
04:34en tout cas cette volonté de Philippe Collin de rehausser l'image d'Alfred Dreyfus,
04:40de mettre l'homme en lumière et en premier avant l'affaire.
04:45C'est d'abord Alfred Dreyfus et ce n'est pas l'affaire Dreyfus.
04:48Vous aussi, vous pensez qu'il faut continuer à l'enseigner, à le connaître et qu'il
04:53y a encore des zones d'ombre qu'on ne connaît pas sur l'affaire Dreyfus ?
04:57Oui, alors il y a évidemment des zones d'ombre et je crois que le travail de Vincent Duclert,
05:02la grande biographie qu'il a consacrée à Alfred Dreyfus, est absolument essentielle.
05:07C'est essentiel, je dirais, pour des raisons historiques, mais aussi pour nous, par l'enseignement
05:13politique et civique, et Philippe Collin l'a très bien rappelé, que porte Dreyfus.
05:18C'est-à-dire que l'affaire Dreyfus, c'est à la fois une théorie du complot, c'est
05:25à la fois effectivement une faillite des institutions, mais c'est à travers Dreyfus
05:31et sans qu'il s'en réclame, je dirais, réellement, le fait que la société prend
05:41la suite des institutions, des institutions qui non seulement ont failli, mais ont fabriqué
05:48un faux dans l'espoir de se sauver elles-mêmes.
05:51Et je dois dire qu'aujourd'hui où règne un certain pessimisme historique et d'une
05:57certaine façon aussi un pessimisme sur l'avenir des démocraties, c'est très important pour
06:01nous d'avoir cet exemple de quelqu'un qui est demeuré l'acteur de sa propre histoire
06:09jusqu'au plus profond du désespoir.
06:13L'histoire d'Alfred Dreyfus, c'est l'histoire d'un homme, c'est l'histoire d'un soldat
06:18aussi, mais c'est aussi l'histoire d'une âme, et d'une âme républicaine et démocrate.
06:24Parce que le parcours de Dreyfus avant l'affaire, c'est celui d'un homme issu d'une famille
06:29juive alsacienne qui entre dans l'armée avec une vocation quasi mystique, un attachement
06:34absolu pour la République.
06:36Ses idéaux vont rapidement se confronter à l'antisémitisme au sein de l'armée, déjà
06:42pendant ses études à Polytechnique, mais il continue, Philippe Collin, à aimer passionnément
06:51la République.
06:52Il l'aime passionnément au point qu'en 1914, quand la première guerre mondiale éclate,
06:58le capitaine Dreyfus, le brave Dreyfus, remet son uniforme et va faire la guerre alors qu'il
07:02a 50 ans.
07:03Il y retourne parce qu'il va défendre les valeurs de la République face au Reich Allemand.
07:08Il y va en tant que patriote et pas nationaliste, ça c'est très important.
07:12On ignore ça, mais Dreyfus va tenir jusqu'au bout, il meurt en 1935, habité par ses valeurs
07:17patriotiques.
07:18C'est difficile, vous savez, pour les antisémites, Dreyfus, parce qu'on dit souvent que le
07:23juif est traître à la patrie, qu'il n'est pas de chez nous, qu'il est ennemi de l'intérieur.
07:27La difficulté pour les antisémites avec Dreyfus, c'est qu'il aime profondément
07:31la France, la France de la République, jusqu'à en effet se battre jusqu'à la fin de sa
07:35vie.
07:36Vous retracez les débuts de l'affaire, et c'est un peu un roman d'espionnage,
07:38vous nous replongez dans les étapes de la machination, les intrigues, les traîtres,
07:41les papiers déchirés, les faux papiers, les ambitieux.
07:44Bref, toute la machination qui se met autour d'Alfred Dreyfus, en fait, ce qu'on voit,
07:49ce qu'on comprend en écoutant votre podcast, c'est qu'il ne pouvait pas y échapper.
07:52Le piège se referme littéralement sur lui.
07:54C'est une machination.
07:55C'est-à-dire qu'au départ, on trouve un coupable idéal, c'est un présumé innocent
08:00qu'on désigne comme coupable.
08:02Et dès le départ.
08:03Et il est idéal parce qu'il est juif.
08:04Coupable idéal parce qu'il est juif.
08:05Alors en tous les cas, celui qui prononce son nom, et Auréole connaît ça par cœur,
08:09c'est Albert-Bertin Mourot, qui est un commandant de l'armée française, qui va suggérer
08:13à son supérieur, le colonel d'Aboville, que c'est sans doute Dreyfus.
08:17Parce qu'il est juif et qu'évidemment, il est traître à la patrie.
08:19Et que dès le départ, il y a donc une machination.
08:21Évidemment, c'est parfait.
08:22Il est juif.
08:23En plus, il est alsacien.
08:24Donc en plus, il est un peu allemand.
08:25Donc c'est vraiment parfait.
08:26C'est le coupable idéal.
08:27Vous êtes d'accord ? C'est le coupable idéal ?
08:29Oui, absolument.
08:30Et je crois que l'affaire Dreyfus nous montre, en fait, quels sont les ressorts de l'antisémitisme
08:36tout au long des périodes et jusqu'à aujourd'hui.
08:39Pourquoi ? Parce que le problème avec le juif, c'est
08:42qu'il n'est ni le même, ni l'autre.
08:45Ce qui montre bien que l'antisémitisme a un ressort anthropologique et un ressort
08:49philosophique profond.
08:51Et donc, Dreyfus, c'est exactement ça.
08:53C'est-à-dire qu'au moment où il cherche à être le même, donc un juif entré dans
08:59le saint des saints, l'état-major de l'armée française, il doit forcément aussi être
09:04l'autre.
09:05Et c'est pour ça que l'affaire Dreyfus sera, elle aussi, suivie peu d'années après
09:10par le protocole des sages de Sion, qui est exactement cette théorie du complot qu'on
09:14retrouve aujourd'hui au sein de nos démocraties modernes.
09:17Et Philippe Auriol, on a du mal à imaginer la violence inouïe qu'il y a déferlée
09:22sur Dreyfus une fois que l'affaire éclate.
09:25Violence qui salit sa réputation, le fait qu'il soit dégradé publiquement, le rôle
09:31de la presse dans le récit de ses événements.
09:33On sous-estime dans la mémoire collective l'épreuve d'infamie qu'il a dû endurer
09:42quand l'affaire éclate, avant le bagne, avant l'île du diable.
09:48Oui, bien sûr, et on parlait tout à l'heure du patriote, on parlait du républicain, mais
09:53on pourrait parler du résistant aussi.
09:55Et c'est absolument incroyable la manière qu'a été la sienne de toujours garder
10:00la tête haute, de ne jamais faiblir, d'aller jusqu'au bout pour l'honneur du nom, pour
10:04l'honneur de la famille, etc.
10:05Et ce qui est intéressant par rapport à ce que vous disiez, quand on voit la presse,
10:09c'est quelque chose qu'il ne faut pas oublier, parce que c'est vraiment complètement essentiel.
10:12C'est que quand l'information de l'arrestation de Dreyfus fuite, elle n'est pas donnée
10:17à une agence de presse comme elle aurait dû l'être, elle n'est pas donnée à
10:20un journal de référence comme elle aurait dû l'être.
10:22Elle est envoyée à la Libre Parole, le journal antisémite d'Edouard Drumond, dont le titre,
10:26ne l'oublions pas, est La France aux Français.
10:29Et l'idée est vraiment là, c'est-à-dire que dès le début, l'idée, c'est de monter
10:32cette affaire et de faire monter cette affaire, qui n'est finalement que la conclusion de
10:37ces campagnes que les antisémites, depuis 1886, mènent en France.
10:40Et on voit aussi, et on comprend combien cette affaire, vous le dites, les institutions
10:46ont failli, et ensuite c'est la société entière qui va faillir d'une certaine manière.
10:50Les déchirements que vont provoquer dans les familles l'affaire Dreyfus, on se rappelle
10:55du dessin de Carandache, vraiment j'encourage tout le monde à aller le re-regarder et le
10:59montrer aux enfants, avec ce avant-après, surtout ne parlons pas de l'affaire Dreyfus
11:05dans un dîner à table.
11:06Et ensuite, ils en ont parlé et tout le monde se tape dessus, la société va se diviser
11:12complètement.
11:13Il y a même eu une discussion entre historiens sur le fait qu'il y ait eu, ou non, à ce
11:17moment-là, au moment de l'affaire Dreyfus, une guerre civile en France en fait.
11:21Pourquoi le pays s'est déchiré de cette manière et à ce point sur cet officier,
11:25sur ce capitaine ?
11:26Parce que ce sont les débuts de la République, une République qui est encore mal assurée,
11:33qui s'installe à partir du début des années 1870-1873, mais qui s'installe sur fond
11:40d'une société française, restée en fait très traditionnelle, très traditionnaliste,
11:46dans laquelle évidemment les nationalismes se déchaînent.
11:52Ceux qui sont partisans d'un régime monarchique vont avoir du mal à renoncer au pouvoir.
11:58Et donc la République, on le sait, elle passe par le renouvellement profond d'un paysage
12:05à la fois intellectuel et social, par cette éducation que Ernest Renan appelait de ses
12:12vœux.
12:13Mais c'est une République encore fragile, finalement, dans laquelle on voit bien que
12:18l'affaire Dreyfus est aussi le combat d'institutions, à savoir le combat de l'armée, qui est quand
12:24même une institution dans laquelle, comme je l'ai rappelé, les juifs n'ont pas encore
12:30leur place, le combat d'un certain nombre de grands corps contre ces institutions nouvelles
12:36de la République.
12:37Philippe Auriol, pourquoi le pays a-t-il été déchiré ?
12:41Je vous repose la question de Léa.
12:44Moi, je ne saurais pas vous répondre parce que je n'étais pas là, bien évidemment.
12:48Oui, bien sûr, mais vous avez dû.
12:50Oui, mais naturellement, parce que là se posent des questions qui sont des questions
12:55absolument essentielles à ce moment, et entre autres par rapport à, pour rebondir encore
13:00sur ce que disait Perrine Simon-Naoum, avec cette possibilité aussi du citoyen de prendre
13:05la parole dans cette République qui le permet, et d'avancer quand effectivement les institutions
13:11ont failli ou quand effectivement les choses ne se passent pas comme il le faudrait qu'elles
13:14se passent, de pouvoir aussi intervenir, et bien évidemment, le fait de voir des gens
13:20qui vont prendre position d'un côté va aussi renforcer l'autre côté, et bon, je ne sais
13:25pas si la France s'est déchirée, parce qu'on parle beaucoup d'une troisième France aujourd'hui
13:28qui était une France qui ne voulait plus entendre parler de l'affaire Dreyfus, parce qu'elle
13:32durait trop et qu'elle était trop compliquée, mais en fait, il y a ces enjeux qui sont des
13:36enjeux qui nous préoccupent toujours d'ailleurs, et qui fondent la République certainement.
13:40Philippe Collin, l'affaire Dreyfus, c'est aussi, on le voit dans votre podcast, la naissance
13:43des intellectuels, c'est le moment où un savant, un sachant, un écrivain, un scientifique,
13:48un détenteur de savoirs, va exercer un pouvoir, en l'occurrence moral et politique dans l'espace
13:53public, et évidemment, il y a Zola, mais il n'y a pas que Zola, mais il y a Zola, il
13:58y a le jacuzzi de Zola, qu'aurait été l'affaire Dreyfus sans le jacuzzi de Zola ?
14:02Alors, je ne sais pas si je peux répondre à cette question, mais en tout cas, ce qui
14:05est certain, on peut peut-être dire que sans Zola, Dreyfus meurt peut-être sur l'île
14:10du diable.
14:11C'est-à-dire que l'affaire est pliée, les Français, dans leur grande majorité,
14:15sont persuadés qu'il est coupable, il y a l'autorité de la chose jugée, donc Zola
14:20va relancer l'affaire, à son corps défendant, puisqu'il va donc passer en justice, il
14:24va être condamné à la prison.
14:25Je pense que sans Zola, il n'y a pas d'affaire Dreyfus, ça c'est vraiment important, et
14:29vous l'avez dit, Léa, le pouvoir devient un savoir, un savoir devient un pouvoir à
14:35ce moment-là, c'est vraiment fondamental.
14:36Et je vais réagir comme sur cette France déchirée, parce qu'il y a une chose qui
14:39est très éclairante par rapport au présent.
14:40On a souvent l'impression que l'affaire Dreyfus, c'est deux Frances, l'une contre
14:45l'autre, une France qui serait héritière de la Révolution française, et une France
14:48réactionnaire.
14:49Or, c'est un peu différent, Nicolas, et ça fait écho au présent, nous avons une
14:52relation à trois termes, nous avons une bourgeoisie libérale, qui est au centre, majoritaire,
14:57qui a d'ailleurs aboli l'ancien régime par la Révolution française, et qui est
15:01prise entre deux pôles, un pôle socialiste, un mouvement qui se met en place, progrès
15:05social, un pôle réactionnaire, nationaliste, xénophobe.
15:09Et la bourgeoisie libérale, elle hésite, elle est prise entre deux feux, et elle va
15:14choisir la République, elle va choisir le progrès social.
15:18Nous sommes dans une situation qui n'est pas très éloignée de ce que nous racontons
15:22ici.
15:23Avec une bourgeoisie libérale qui hésite en ce moment, de l'Union des Grandes Quatre.
15:26Tout à fait, Léa.
15:27Et donc, je l'aurais dit avec un peu de gravité, cette bourgeoisie-là, elle a un rôle historique
15:30majeur à jouer dans les mois qui viennent, et elle sera comptable devant l'histoire.
15:33L'affaire Dreyfus, qui a été un moment capital du nationalisme, porté par Barès,
15:38par Maurras, l'action française naît pendant l'affaire Dreyfus.
15:40Quand Charles Maurras est condamné en 1945, il va d'ailleurs dire, c'est la revanche
15:45de Dreyfus.
15:46Il y a vraiment...
15:47Phrase terrible.
15:48Phrase terrible.
15:49C'est la revanche de Dreyfus, si je suis condamné aujourd'hui en 1945.
15:52Oui, ça montre la continuité symbolique, l'importance symbolique de l'affaire Dreyfus,
15:59jusqu'à aujourd'hui.
16:00Et je crois que ce que vient de dire Philippe Collin est extrêmement important pour nous,
16:06à savoir l'importance aussi de ces grandes figures qui ont porté le combat.
16:10Alors, il y a celle extraordinaire de Bernard Lazare, et on doit remercier.
16:15Alors, on a parlé d'Alfred Dreyfus, mais parlons de Bernard Lazare, et personne ne
16:19le ferait mieux que Philippe Auriol, qui a aussi consacré sa vie.
16:22Et puis, il y a Jaurès, effectivement.
16:25Et c'est Jaurès qui va entraîner ce basculement.
16:29Et donc, je pense que, comme le dit très justement Philippe Collin, il est important
16:34de rappeler aujourd'hui, finalement, le rôle que jouent des leaders politiques, le rôle
16:41que jouent des leaders intellectuels pour la défense des valeurs qui sont absolument
16:46fondamentales dans la République.
16:48Et la dernière chose, peut-être, que je dirais, c'est qu'il me semble, et ça, c'est
16:52un tout petit peu moins irénique, qu'avec, aujourd'hui, en tout cas pour les Juifs en
16:59France, il y a un cycle qui s'achève.
17:01Ce cycle, c'est celui ouvert par l'affaire Dreyfus.
17:04C'est celui où les Juifs servent, en fait, de vigie, de lanceur d'alerte sur les dangers
17:10qui menacent la République.
17:12Aujourd'hui, il me semble que ceux qui sont premiers, ce sont les dangers qui menacent
17:16la République.
17:17Et que finalement, d'une certaine façon, les Juifs, qui sont toujours républicains
17:21et démocrates, en sont, en quelque fois, les victimes collatérales.
17:25Si aujourd'hui, l'innocence de Dreyfus est acceptée par tous, ou presque, il y avait
17:31eu dans l'armée, il y a une vingtaine d'années, une petite polémique, sa mémoire reste assez
17:37compliquée.
17:38Vous racontez notamment la controverse, dans les années 80, autour de la statue de Thyme,
17:43l'artiste français, statue de Dreyfus, qui devait être installée dans la cour de l'école
17:49militaire.
17:50Elle n'y est pas.
17:51La panthéonisation envisagée par Jacques Chirac en 2006, avant d'être écartée.
17:58La figure d'Alfred Dreyfus n'occupe toujours pas une place apaisée dans la mémoire nationale.
18:04Philippe Collin.
18:05Non, je crois que ça reste un conflit.
18:08Une crainte aussi.
18:09Une crainte.
18:10Ça a été une grande fracture.
18:11Donc on craint la réactivation des fractures.
18:13Mais vous savez, par exemple, il y aurait une chose intéressante.
18:15Est-ce que l'école Saint-Cyr pourrait désigner une promotion Alfred Dreyfus ? Ou Polytechnique,
18:20ce serait assez extraordinaire.
18:21Ça n'est pas le cas ?
18:22Ça n'est pas le cas.
18:23Toujours pas.
18:24Duclerc m'en a parlé.
18:25Vincent Duclerc.
18:26Ce serait intéressant que l'école de Saint-Cyr nomme une promotion Alfred Dreyfus.
18:30Polytechnique, il y a plein d'amphithéâtres à Polytechnique.
18:32J'ai appris il y a quelques semaines qu'il n'y avait aucun amphithéâtre Alfred Dreyfus.
18:35C'est un héros de X de Polytechnique.
18:38Il devrait y avoir.
18:39Ce n'est pas une victime Alfred Dreyfus.
18:40C'est un combattant.
18:41Il est victime d'une machination, mais il réagit en combattant.
18:44C'est un modèle d'officier républicain.
18:46Donc, il devrait avoir un amphithéâtre Alfred Dreyfus à l'école Polytechnique.
18:50Ça revient sur le début de cet entretien, sur votre volonté de réhausser l'image
18:56et la réputation d'Alfred Dreyfus.
18:58C'est là où on a envie de vous demander pourquoi est-ce qu'il apparaît toujours
19:04encore comme un personnage secondaire de sa propre affaire ?
19:07On se souvient de Zola et de Jacuzzi quand on parle de l'affaire Dreyfus.
19:10Encore le film de Polanski récemment.
19:12Le cœur du film de Polanski, ce n'est pas Dreyfus, c'est le commandant Picard,
19:16celui qui va révéler l'affaire, celui qui va dire qu'il y a un faux et qui va
19:20trouver le vrai coupable, etc.
19:21Mais ce n'est pas Dreyfus.
19:23Philippe Auriol, vous avez beaucoup travaillé sur cette question-là, sur comment réhausser
19:26l'image de cet homme.
19:27Oui, ce n'est même pas le réhausser, d'ailleurs, c'est le remettre à sa place.
19:31La question que vous posez est vraiment intéressante, comment se fait-il effectivement que cette
19:37image perdure ?
19:38Je le vois parce que dans le musée Dreyfus qui se trouve à Médan, assez souvent je discute
19:43avec les visiteurs et qu'ils me disent « mais quand même, ce Dreyfus, c'était un personnage
19:48qui… », etc.
19:49Et c'est vraiment passionnant.
19:50Comment l'expliquer ?
19:51Il y a de multiples raisons, mais une des grandes raisons, c'est aussi le « travail
19:56» qui a été celui d'un certain nombre de Dreyfusards qui n'ont pas été contents
19:59à partir du moment où Dreyfus revenait parce qu'il n'avait plus les mains libres.
20:03Vous voyez, quand Georges Clemenceau, que j'aime passionnément par ailleurs, peut
20:06définir Dreyfus comme un marchand de crayons, ce qui n'est pas d'ailleurs complètement
20:10exempt d'antisémitisme, ça pose des vraies questions.
20:12Et c'est vrai que c'est cette image, effectivement, qui a tendance à perdurer, mais qui est en
20:18train de se corriger, je pense, petit à petit.
20:20Même Blum ! Même Blum avait écrit, pardon, s'il n'avait pas été Dreyfus, aurait-il
20:25même été Dreyfusard, pour montrer combien il le tenait en grande estime.
20:30S'agissant de la statue de Dreyfus, il est très intéressant de savoir maintenant qu'elle
20:36va être déplacée.
20:37Donc elle se trouve au bout de la rue Notre-Dame-des-Champs avec, voilà, un peu par hasard…
20:42Au boulevard Raspail, dans un petit square.
20:45Et elle va être déplacée et elle va être mise sur l'île de la Cité, maintenant,
20:51si j'ai bien compris, et il faut en remercier la maire de Paris, en face, donc, du tribunal.
20:57Elle sera juste sur l'île de la Cité, sur la place du tribunal.
21:02C'est au moins symbolique.
21:03Donc, ce qui est symbolique.
21:04Puissamment symbolique.
21:05Voilà.
21:06Absolument.
21:07Écoutez, merci à tous les trois.
21:08Céline Perrine, Simon Naoum, Philippe Auriol, les podcasts sur… Votre podcast, pardon,
21:17Philippe-Alfred Dreyfus, le combat de la République, sur l'application Radio France.
21:21Merci encore.
21:228h46.
21:23Merci à vous.