• il y a 8 heures
"Parlons-en" prend le pouls de l’opposition russe ou plutôt de l’état de la résistance à la guerre et à l’autoritarisme de Vladimir Poutine. Qui sont ces Russes qui se dressent encore et qui sont prêts à risquer leur vie ? Est-il encore possible d’être un opposant en Russie ? Un émission avec A.Stroganova, directrice de l’ouvrage "Ces russes qui s’opposent à la guerre", V.Dorman, ex-correspondante à Moscou et E.Bouche, auteur de l’essai "Memorial : face à l’oppression russe".

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Transcription
00:00Bonjour Agnès Stroganova.
00:09Bonjour.
00:10Et bienvenue sur ce plateau qui est un peu le vôtre, journaliste à la rédaction russe
00:13de RFI.
00:14Vous avez dirigé cet ouvrage, C'est Russe qui s'oppose à la guerre et qui nous a inspiré
00:19le titre de cette émission qui vient de sortir aux éditions des Petits Matins, ouvrage dans
00:24lequel vous dressez le portrait d'une quinzaine de dissidents russes, ouvrage auquel vous
00:29avez participé, Étienne Bouche, bonjour Étienne, ancien correspondant à Moscou.
00:33Vous avez signé un mémorial il y a quelques mois face à l'oppression russe, édition
00:38plein jour, un essai sur l'ONG prix Nobel de la paix 2022 qui lutte contre le révisionnisme
00:44du Kremlin et sauvegarde la mémoire des crimes de la période stalinienne communiste et ceux
00:48d'aujourd'hui.
00:49Essai qui vous vaut une sélection pour le prochain prix Albert Londres, on croise les
00:53doigts pour vous.
00:54Et bonjour Véronika Dorman, journaliste à Libération, spécialiste de la Russie,
00:59vous avez réalisé entre autres avec Zhenya Bochakova un travail précisément autour
01:03de ce peuple russe qui marche au pas, il y a un documentaire et un livre et le livre
01:07est sorti chez Jean-Claude Lattès et vous venez de rencontrer Ilya Yashin en Pologne
01:12il y a quelques jours, auquel votre journal Libération a consacré sa une, c'était
01:16en fin de semaine dernière, on va y revenir dans un instant.
01:20Agnès Stroganova, pourquoi quand on parle de la Russie, de Poutine et de ses dissidents,
01:24c'est écrit dans le livre, vous écrivez que le terme opposition ne convient plus
01:30et qu'il faut parler de résistance ?
01:32C'est Marie Mandras, la politologue qui a préfacé ce livre et qui insiste sur le
01:38terme de résistance pour parler de ce qui reste aujourd'hui des opposants en Russie
01:44parce qu'avec des lois de censure militaire qui ont été introduites avec le début de
01:49l'invasion en février 2022, les lois précisément c'était au mois de mars, l'opposition
01:56de facto n'existe plus parce que s'opposer est devenu quasiment impossible.
02:04Donc on voit des actes de résistance comme l'écrit Marie Mandras, c'est-à-dire que
02:12ce sont des gens qui ne jouent plus du tout dans le champ légal, qui n'agissent plus
02:18du tout dans le champ de l'égalité parce que tout est interdit.
02:24Donc on se retrouve face à une poignée de gens maintenant, deux ans et demi, que dure
02:32cette invasion.
02:33Et là, comment dire là, ceux qui essayent de faire quelque chose, ils agissent souvent
02:46dans l'ombre.
02:47Et ce qu'on montre aussi dans notre livre, c'est les Russes avec qui on a pu parler
02:54à l'intérieur de Russie, ils sont anonymes parce que s'ils parlent ouvertement, ils risquent
02:59grand.
03:00S'opposer aujourd'hui, c'est risquer clairement sa vie.
03:03Comment est-ce que se considère il y a la Chine que vous avez rencontré il y a quelques
03:06jours en Pologne, Véronika Dorman ? Alors il y a la Chine, on le rappelle, il a été
03:10condamné pour avoir publiquement dénoncé la guerre en Ukraine, il a été emprisonné
03:14deux ans, il a été libéré cet été contre son gré dans le cadre d'un échange historique
03:19entre la Russie et l'Occident, on en reparlera peut-être tout à l'heure.
03:21Lui, il se considère comme quoi ? Comme un opposant, comme un résistant ? Les deux,
03:26mais un opposant.
03:27Lui, il a été dans la réelle opposition politique depuis des années, c'est un vétéran
03:30de la vie politique russe et il a pu, contrairement à un grand nombre de figures un peu reconnaissables
03:36qui résistent à Poutine, il a vraiment participé à la vie politique russe malgré
03:42le fait qu'elle est vérolée depuis des années, que le régime de Vladimir Poutine
03:47a tout coopté et qu'il n'y a pas de réelle opposition qui avait de poids réel.
03:51Mais il y a la Chine, il a toujours considéré qu'il fallait infiltrer le système de l'intérieur,
03:57on ne pouvait pas être résistant de l'extérieur, ni de la Russie, mais même pas du système
04:00politique russe, quels que soient tous ses défauts.
04:02Donc il a commencé sa vie politique au début des années 2000, il était déjà jeune
04:07militant et déjà dans l'opposition au Kremlin, et il a réussi à se faire élire.
04:12Donc les dernières années avant la guerre, il était élu municipal, c'est un quartier
04:17de Moscou, mais néanmoins il a remporté des scrutins, il a réellement fait campagne
04:21en Russie.
04:22Les dernières années avant la guerre, il a sillonné la Russie, il est allé dans les
04:24provinces, moi je l'ai suivi, à Kostroma, où il faisait des meetings devant, il y avait
04:29trois grands-mères qui lui parlaient, mais néanmoins il était en costard, il leur parlait
04:33comme à un véritable électorat, il a toujours pris ça extrêmement au sérieux.
04:36Donc lui c'est un homme politique avant tout, homme politique dans l'opposition, résistant
04:39aujourd'hui, exilé contre son sort, et en fait très ennuyé avec cette situation, parce
04:44que c'est ce qu'il me disait, il n'avait jamais imaginé qu'il devrait faire de la
04:47politique à l'extérieur de la Russie.
04:49Et pour lui c'est un vrai sujet, parce qu'il est convaincu qu'il faut être près des gens,
04:53c'est des gens qu'il connaît, et c'est également ce qui le distingue de pas mal
04:56d'opposants ou d'opposants déclarés, c'est que vraiment il est allé au fin fond du pays.
05:02Et donc voilà, il faut qu'il se réinvente aussi en tant qu'homme politique, et il revendique
05:07ce terme d'opposant, il se dit opposant.
05:09Ça fait deux ans et demi, Etienne Bouche, qu'on se demande quel est l'état, même
05:13presque numériquement, de l'opposition russe, alors il y a les leaders, les meneurs, et
05:19puis l'état de la population, de la société civile, de la population russe, qu'il est
05:24difficile de résumer à 135 millions d'habitants, mais deux ans et demi après le début de
05:29l'invasion à grande échelle de l'Ukraine, elle en est où, cette société russe, vis-à-vis
05:34et de la guerre, et de Vladimir Poutine ?
05:35Alors vis-à-vis de la guerre, je pense que ce serait très très difficile d'établir
05:38vraiment, d'avoir une vision très nette de ce qui s'y passe, dans la mesure où effectivement
05:44les personnes ne peuvent pas s'exprimer librement, et les instituts de sondage qui s'intéressent
05:50à cette question, pour essayer de sonder la population, sont bien embêtés, parce
05:53qu'en réalité, il y a ce qui est dit, et tout doit être pris à caution, parce
06:00qu'effectivement, les gens ne sont pas libres de s'exprimer, et en même temps, la parole
06:05publique, elle mérite un certain examen, dans la mesure où, de quelle opinion peut-on
06:13parler ? Quand on parle de l'opinion publique en Russie, il est quand même très difficile
06:15de savoir de quoi on parle, parce qu'une opinion, elle se construit dans un système
06:22qui permet l'éclosion d'une pensée raisonnée, quand on peut confronter différents points
06:27de vue. Aujourd'hui, une personne qui va dire qu'elle soutient l'action du Président,
06:32ou au contraire... De quelle action parle-t-elle ? De quoi l'action parle-t-elle ? Et surtout,
06:36encore une fois, il faut vraiment s'interroger sur la question de l'opinion publique, parce
06:41que qu'est-ce qu'elle raconte, cette opinion, et surtout sur quoi elle se fonde ? Donc aujourd'hui,
06:46il reste évidemment des journalistes qui sont sur place pour continuer à sonder cette population,
06:55mais elle s'exprime avec d'autant plus de réticence et de prudence aujourd'hui qu'on sait
07:00qu'effectivement, tout un arsenal juridique a été constitué pour justement entretenir la population
07:09dans une sorte d'isolement, où chaque individu va rester isolé l'un de l'autre, et donc le travail
07:15d'analyse est aujourd'hui considérablement compliqué. Oui, à titre d'exemple, on ne peut
07:20toujours pas parler de guerre en Ukraine. On a vu il y a quelques jours, là, ce papa célibataire
07:26qui avait été libéré, après je crois deux ans de prison, pour le dessin que sa fille avait fait
07:30à l'école, où elle disait simplement non à la guerre. On entend beaucoup dans la voix des
07:35opposants, à la fois en Russie et en exil, et on le voit encore ce matin dans l'interview
07:40qu'a donnée la veuve d'Alexei Navalny au Figaro, qu'il y a un potentiel de contestation en Russie,
07:44mais qui serait pétrifié par l'oppression et ce système, effectivement, qui se décline à l'infini
07:49de toutes ces lois qui empêchent, en gros, de dire n'importe quoi d'un peu discordant par rapport
07:54à la voix du Kremlin. On comprend bien qu'il est difficile de définir les contours de ce potentiel
08:00de contestation, mais il existe en Russie aujourd'hui. Je pense aussi qu'il suffit de
08:04quelques exemples pour que la masse, la population, se taise et ne se prononce pas. Vous avez parlé
08:13d'Alexei Moskalov, donc ce papa qui vient d'être libéré après deux ans en colonie pénitentiaire.
08:18Lui, il a presque eu de la chance d'avoir eu que deux ans de colonie pénitentiaire.
08:24Moi, un autre exemple qui me vient en tête, c'est celui d'un moscovite lambda qui s'appelle Yuri
08:28Kochovets, qui a été interrogé par la Radio-Russie, la Radio-Liberté, donc la rédaction en russe de
08:37Radio-Liberté, à Moscou au début de la guerre. Et lui, il a dit, donc c'était juste en
08:45sondage comme ça dans la rue, et lui, il a dit qu'il s'opposait à la guerre, rien de plus.
08:50Il a été condamné aux travaux d'intérêt général, l'équivalent des travaux d'intérêt public
08:57en Russie. Ensuite, en appellation par l'accusation, il a été condamné à cinq ans de prison,
09:04juste pour avoir participé à un sondage de rue. Et il suffit d'un exemple comme ça pour que les
09:09autres ne disent rien. Surtout, justement, comme disait Étienne, dans une société très atomisée
09:15où les gens ne savent pas s'ils peuvent parler à leur collègue du bureau. Moi, j'ai des amis,
09:20des connaissances qui restent à Moscou et qui me disent, je viens au bureau, je ne sais pas si
09:24je peux parler avec une collègue. J'ai une copine qui me dit, je mets mon casque et je me tais,
09:29je ne dis rien parce que sinon, ça peut être dangereux.
09:32Véronica, vous avez beaucoup travaillé sur ces questions. Est-ce que cette société russe,
09:37encore une fois, qu'on ne peut pas résumer à une pensée unique, 135 millions de personnes
09:41dans un pays si grand, est-ce qu'elle est coupablement silencieuse, silencieusement
09:45coupable, apathique, attentiste, effrayée, on le comprend ? Elle est tout ça à la fois ?
09:50Elle est tout ça à la fois et c'est vrai qu'aujourd'hui, les gens qui essaient encore de
09:53prendre le pouls du pays qui est très complexe, c'est un pays quand même qui s'étend sur des
09:58milliers de kilomètres carrés, qui traverse neuf fuseaux horaires, onze fuseaux horaires,
10:03donc c'est un continent et ce qu'on pense à Vladivostok n'est pas nécessairement ce qu'on
10:07peut penser à Moscou parce qu'on est vraiment à l'autre bout du monde. Les gens qui essaient
10:13encore de tester un peu tout ça se disent qu'il y a des signaux faibles d'un mécontentement.
10:18Par exemple, on va voir que les Russes sont de plus en plus déprimés, de moins en moins
10:22enthousiastes, qu'ils ne vont pas sortir avec beaucoup de désirs dans des manifestations
10:28officielles qui ne sont pas nécessairement vues comme politiques, qui auraient pu être des fêtes
10:31foraines. Donc il y a des signaux comme ça de fatigue et moi je pense, de tout ce que je lis,
10:39de tout ce que je vois, de tout ce que j'entends, qu'il y a quand même énormément de gens qui,
10:43de manière totalement naturelle, n'aiment pas la guerre, ne veulent pas la guerre,
10:46ne veulent pas que leurs enfants meurent, même quelles que soient les raisons considèrent que
10:51la guerre c'est mal parce que c'est quand même un élan très humain et que donc on ne peut pas
10:55dire qu'il y a une majorité de Russes qui sont pour la guerre. En revanche, que plus personne
10:59n'ose le dire, que ce ne soit pas, on a l'impression d'ici que c'est assez facile, tu dis t'es pour,
11:02t'es contre, c'est pas vrai, c'est pas facile parce qu'il y a la peur d'être dénoncée,
11:09il y a la peur de tout perdre, il y a le fait que de toute façon ça ne changera rien que tu parles,
11:12que tu ne parles pas, que tu sois d'accord, que tu ne sois pas d'accord. Donc il y a une atomisation
11:16de chacun se referme sur soi et essaie en fait de garder sa dignité humaine mais à sa propre
11:20échelle. Donc à mon échelle à moi, je sais ce que je pense, j'ai ma conscience, j'ai Dieu,
11:24j'ai mes copains, et c'est pas grave. De toute façon, la vie politique c'est quelque chose
11:29qui est très lointain, qui ne nous concerne pas, qui ne s'occupe pas de nous. Les hommes qui sont
11:33au Kremlin, c'est pas pour nous qu'ils sont là, c'est pas de nous, c'est ce qu'on dit dans notre
11:37livre et dans le film et c'est un sentiment d'ailleurs qui n'a pas commencé avec cette
11:41guerre. Le divorce entre la société et le pouvoir, ça fait partie vraiment des lignes
11:46de fracture de la Russie depuis toujours, presque on peut dire, mais même avant Poutine,
11:50même avant pendant la période soviétique, enfin de tout temps en fait, il y a eu cette dichotomie
11:56et résultat c'est qu'il y a les Russes d'un côté, il y a le pouvoir de l'autre et ces deux histoires
12:02parallèles. Et donc voilà, moi je suis vraiment prête à parier que la plupart des gens numériquement
12:09si on demandait à chacun de ces 135 millions de Russes, une énorme majorité dirait non à la guerre.
12:14Pas pour les raisons qu'on n'imagine, pas parce qu'il ne faut pas tuer des Ukrainiens, pas parce
12:17que cette terre ne nous appartient pas. Puis non, la guerre ne veut pas forcément dire non à Poutine.
12:20Exactement, mais la guerre c'est atroce. En revanche, il y a cet homme qui incarne le pouvoir
12:24depuis maintenant un quart de siècle, on n'a pas d'autres solutions, il n'y a pas d'autres visages
12:29qui ont émergé, ceux qui ont essayé d'émerger sont morts ou sont en exil et donc pour un Russe
12:33aujourd'hui qui n'a pas le choix de se dire, parce que ceux qui sont partis quelque part ils ont été
12:37poussés à l'exil, c'est terrible, c'est très dur l'exode et en même temps ils avaient cette
12:41possibilité d'une certaine manière, ils avaient un passeport, ils avaient des contacts, ils parlaient
12:45une langue, ils pouvaient s'imaginer, ils pouvaient se projeter dans l'immigration. L'immigration c'est
12:48quelque chose d'extrêmement pénible et il faut savoir qu'à la veille de la guerre, 10% des Russes
12:53avaient un passeport étranger, c'est ce qu'on oublie, c'est qu'un passeport pour voyager à
12:56l'étranger, le reste n'ont qu'une carte d'identité nationale.
12:59Etienne, Véronique a parlé des signaux faibles, au-delà des signes de mécontentement dans des choses apolitiques,
13:05il y a eu des signaux faibles, ou en tout cas des signaux ces derniers mois, les funérailles de Navalny,
13:10alors certes, c'est un endroit particulier du pays, c'était à Moscou, sauf à Rome, il y avait quand même
13:15beaucoup de monde, il y a eu aussi le soutien aux candidats vaguement anti-guerre, dont finalement
13:20la candidature n'a pas été sans surprise retenue par le Kremlin pour la présidentielle,
13:25mais il y a eu quand même des choses, ils disent quelque chose.
13:29En fait, comme le disait Ania à l'instance, effectivement je pense qu'il y a une sorte de
13:33très grande suspicion dans la société russe, les gens ont peur de s'exprimer, ils ne savent pas
13:38effectivement comment aborder leurs proches, ils ne veulent pas créer des conflits
13:44dans leur milieu professionnel, dans leur famille, etc. Et qu'un événement comme
13:51les funérailles d'Alexé Navalny, etc. sont des instants qu'on peut saisir pour peut-être essayer
13:57de faire passer un message dans le cadre qui nous est permis, qui nous est donné.
14:03Effectivement, ça a été très impressionnant et en même temps émouvant de voir que la seule
14:11résistance que pouvaient exprimer les moscovites à cet instant-là, c'était simplement de déposer
14:16des fleurs. C'est triste et émouvant à la fois. Ce qui est en tout cas intéressant pour revendiquer
14:21sur tout ce qui a déjà été dit, c'est que la plus grande prouesse des autorités russes
14:27c'est d'être parvenu à faire croire à chaque individu en Russie qu'il était fondamentalement
14:33seul et que toute initiative politique ou l'idée de prendre le destin en main de son pays était
14:41vouée à l'échec. C'est très frappant, je pense qu'on est assez saisi quand on a travaillé en
14:46Russie, de parler à n'importe quelle personne que l'on croise. On arrive avec des idéaux,
14:53même un petit peu de prétention occidentale en disant « Mais que faites-vous là ? Pourquoi
14:56vous êtes si apathiques ? Allez-y, défendez, dévantez votre pays. » Et la réaction qu'on a
15:01généralement, on se retrouve opposé à une réaction complètement résignée « Mais qu'est-ce que je
15:05peux faire ? » Et de toute façon, tout ça ne mène à rien, ça ne sert à rien. Alors il y a quand
15:10même des collectifs qui se créent, notamment ces comités anti-guerre dont il est question dans le
15:15livre. À quoi ça sert un comité anti-guerre ? Qui sont d'ailleurs anonymes. Il y a aussi
15:22d'organisations. Vous interviewez une jeune femme qui a monté un comité féministe anti-guerre.
15:28Qu'est-ce qu'ils font ces comités ? Il y a aussi un autre exemple, c'est quelqu'un qui a monté une
15:32structure pour aider les déserteurs. Donc ça ce sont des petites choses mais qui existent.
15:37Oui c'est des petites choses et à la fois ce sont des grandes choses parce qu'ils font réellement
15:42des choses dans un pays où plus personne n'ose rien faire. Donc ça a de l'importance. Quant à
15:50la résistance féministe anti-guerre, c'est un grand mouvement qui a vraiment pris de l'ampleur
15:55depuis ces deux ans et demi que dure l'invasion. Eux ils ont grosso modo deux volets de ce qu'ils
16:05font. Il y a des choses qu'ils font en Russie et donc là ils essaient de naviguer doucement,
16:13de surtout créer des groupes de soutien virtuels et réels pour celles qui restent dans le pays.
16:24Donc justement de permettre aux autres de ne pas se sentir ça.
16:27De recréer un collectif.
16:28Oui mais ce n'est pas vraiment des collectifs parce que parfois ils ne peuvent pas se retrouver,
16:35ils ne savent pas qui est qui. Ils sont obligés de prendre des précautions vraiment
16:41très sérieuses parce qu'on sait maintenant que tous ces groupes, tous ces tchats sont infiltrés
16:45par les agents et donc ça c'est de prendre des gros risques de communiquer avec ces vrais noms.
16:53Mais en revanche, de créer ces groupes où on ne peut pas se sentir seul. Ensuite en ce qui
16:59concerne leurs actions en exil, c'est beaucoup plus visible, c'est beaucoup plus réel. On peut
17:07voir ce qu'ils font, c'est palpable, des expositions, des festivals. Là ils sont libres
17:14de faire ce qu'ils veulent et de montrer leur activité en plein jour.
17:20Grigory qui est celui qui aide les Russes à déserter ou à éviter la conscription et qui
17:24témoigne dans ce livre, dit que son association reçoit quand même entre 40 et 60 demandes par
17:28jour de Russes qui veulent être aidés soit à quitter le pays, soit à essayer de ne pas
17:34se retrouver sur le front en Ukraine. Véronika, dans les premiers mois de la guerre, on se disait
17:40que quand notamment les babouchkas, les grand-mères russes verraient revenir dans des cercueils leurs
17:46enfants ou leurs petits-enfants, quelque chose se créerait de l'ordre de l'humanité, ce que vous
17:51disiez tout à l'heure, et que la guerre finirait par produire quelque chose de tellement insupportable
17:57que la colère viendrait de la population et que quelque chose, et je crois que c'est ce que vous
18:01disiez, Elia Yachin, quand vous l'avez rencontré, que c'était là-dessus d'une certaine façon qu'il
18:06fallait miser, même si c'est assez terrible comme Paris, et qu'à la fois il faudrait canaliser cette
18:13colère-là, mais pour l'instant on ne sent pas la colère venir et pourtant les Russes reviennent
18:17dans des cercueils par dizaines de milliers. Alors il y a plusieurs choses, il y a d'une part que ces
18:21cercueils, en fait, nous on sait qu'ils sont des dizaines de milliers, la plupart des Russes ne le
18:25savent pas, ça veut dire qu'à part la famille concrètement qui a perdu son enfant mais qui se
18:29sent elle aussi isolée parce qu'elle ne sait pas qu'en fait toute l'unité a été décimée ou qu'ils
18:35sont partis, c'est pas juste son fils conscrit qui est parti mais encore une quinzaine de gamins,
18:41la pression des autorités militaires qui arrivent derrière en disant « c'est secret de défense,
18:45vous n'avez pas le droit d'en parler, vous n'avez pas le droit d'aller manifester, vous n'avez pas
18:48le droit de sortir et réclamer ni les corps, ni des informations, ni les droits ». La grande
18:52différence avec les maires de soldats de l'époque de la guerre de Tichigny dont tout le monde se
18:56souvient qui était très visible, qui était très vocale, qui était bruyante, qui arrivait en fait
19:00à mobiliser l'opinion, c'est que évidemment que ces maires elles ont surgi tout de suite dès qu'il
19:05y a eu des soldats, dès qu'il y a des soldats il y a des maires, dès qu'il y a des dépouilles,
19:08il y a des familles qui les réclament. Elles sont tombées sous la répression ambiante de n'importe
19:15quelle voix dissidente. Donc ça c'est une partie, c'est la répression. L'autre aspect, et ça c'est
19:20quelque chose de terrible et on va publier aujourd'hui le reportage d'un médiarus indépendant
19:26qui a enquêté sur ces hommes russes qui signent volontairement, ça fait trois ans quasiment que
19:30la guerre dure, et il y a des hommes à 50 ans qui sont prêts à aller se battre en Ukraine,
19:37alors parce qu'ils ne savent pas que vraiment la Russie c'est pas aussi simple et que cette
19:41guerre n'est pas totalement gagnée, mais surtout parce que les autorités promettent des salaires
19:44mirobolants aujourd'hui, ça veut dire qu'aujourd'hui vous signez à Moscou et vous touchez 50 000 euros
19:49par an, ce qui est trois fois, quatre fois le salaire moyen d'un russe, et d'un russe de province
19:57encore plus. Donc ça veut dire que les autorités ont compris, à la fois répriment d'un côté pour
20:02pas qu'il y ait de bruit fait autour de ces morts, les russes ne savent pas combien de morts
20:07réellement l'état du front. Nous on le voit, on le regarde tous les jours parce qu'on a accès à ce
20:12qui se passe du côté ukrainien, il y a des chiffres, il y a des calculs. Le citoyen russe ordinaire qui
20:17regarde la télé, même s'il lit un peu, même s'il se renseigne un peu sur les réseaux, même s'il va un
20:21peu plus loin que la propagande officielle, n'a pas conscience du désastre humain que c'est, ni côté
20:26ukrainien, ni côté russe. Et ensuite cette promesse de, non seulement tu prends pas beaucoup de risques
20:31parce que tu vas faire la guerre un peu, et puis comme on est en train de gagner parce qu'on est
20:34très fort, tu vas pas forcément mourir, mais en plus tu vas revenir riche, tu vas acheter
20:38une voiture, tu vas payer l'éducation de tes enfants, tu vas pouvoir payer ton appartement et tous tes crédits,
20:44et ça c'est, je pense que Paris, on peut pas se l'imaginer d'ici, la misère financière en fait et sociale de ce
20:50pays majoritairement, et les autorités jouent là-dessus, donc ils achètent en fait. Les hommes
20:55russes, et même quelques femmes, deviennent des mercenaires, sont achetés pour aller à la guerre.
20:59La misère dont se nourrit la propagande, c'est un aspect extrêmement important, Etienne, de cette
21:04société russe, vous avez beaucoup travaillé là-dessus aussi Véronica. Bien sûr d'ailleurs il allait
21:09vous disait qu'il voulait essayer d'inviter les gens à installer des VPN, donc qui permettent de
21:15contourner la propagande et de regarder des chaînes qui ne sont pas des chaînes d'Etat russe,
21:20c'est aussi ce que fait Memorial. Lutter contre le rouleau compresseur du récit, du narratif du Kremlin, Etienne ?
21:27La difficulté aujourd'hui, c'est qu'effectivement, l'un des principaux défis de l'opposition russe,
21:33c'est de savoir comment continuer, l'opposition qui est en exil, continuer à toucher cette population et
21:39essayer d'enrayer cette machine, et aujourd'hui je crois qu'il est encore trop tôt pour...
21:43Parce que le canal n'existe pas en réalité. Parce qu'en fait, il faut penser à ce que Véronica a parlé de l'émigration à l'instant,
21:50il faut se rendre compte ce que ça signifie, en fait beaucoup de gens sont arrivés ici, ça signifie
21:55déjà avoir un visa, pour l'essentiel, trouver du travail, trouver un logement,
22:02et peut-être se stabiliser, et donc demander à des gens qui ont des nécessités impérieuses
22:11à résoudre à l'étranger, leur demander ensuite aussi de s'occuper de l'avenir de leur pays,
22:17de maintenir un contact avec leurs proches en Russie. Souvent plus, ils sont ici, ils ont besoin
22:22de subvenir aux besoins de leur famille en Russie, ça va être un véritable défi, donc aujourd'hui j'ai
22:26l'impression qu'il est peut-être trop tôt, ça fait deux ans et demi, l'opposition elle se cherche un peu,
22:31elle est en recomposition, mais bien sûr il y a déjà des collectifs, des médias indépendants,
22:37des militants qui, principalement sur la plateforme Youtube, mais aussi sur des canaux
22:43comme Telegram, etc., qui essayent d'entretenir ce lien, de démystifier un petit peu les récits
22:47officiels, on voit déjà que le pouvoir essaye de riposter, on voit que Youtube est déjà
22:55ralenti, on essaie de ralentir les flux, etc. Est-ce qu'on peut envisager qu'il y aura
23:01une fermeture complète de Youtube ? On ne sait pas, et effectivement il faut expliquer parfois
23:06à une population qui se désintéresse de l'actualité, de lui expliquer que voilà, en utilisant tel
23:12mécanisme, tel VPN, elle peut avoir accès à tel contenu, telle ressource, mais en même temps c'est
23:17vrai qu'il faut toujours essayer d'aller au-delà de réticence, de méfiance, souvent quand on
23:23s'adresse à des proches et qu'on leur envoie des vidéos qui vont dire la vérité, souvent on se
23:27revoit recevoir une grimace parce que je n'ai pas envie de faire ça, ça ne m'intéresse pas.
23:32Un mot de mémorial quand même, l'ONG Prix Nobel de la Paix 2022, dont le cofondateur Oleg Orlov a
23:38passé quelques mois en prison, il a été libéré cet été, je crois, à la faveur de l'échange dont
23:43on parlait tout à l'heure. Comment est-ce qu'il travaille, les gens de mémorial ? Lui, il a dû
23:48partir, comme beaucoup. Après, tous ne sont pas partis parce que pour Oleg Orlov, il fait partie,
23:54peut-être figure d'exception pour les hommes de sa génération parce que beaucoup de personnes de son
24:00âge ont préféré rester en Russie pour des convictions personnelles, pour des raisons familiales,
24:07ont préféré rester en Russie. Mais lui, il n'a pas eu trop de choix, c'est comme il est allé à
24:09la Chine, on l'a mis dans un avion. De toute façon, il ne voulait pas partir également, ce sont des
24:14gens qui considèrent qu'ils ont été déportés, qu'ils n'avaient aucune intention de partir.
24:19Aujourd'hui, l'activité de mémorial est considérablement compliquée dans la mesure où
24:25ils n'ont plus accès au terrain et on sait qu'en Russie, c'est incroyable de voir combien ce pays
24:32est grand et combien encore, même sur le travail tout simplement de recherche historique, il y a
24:37encore tellement de choses qui n'ont pas été entreprises tout simplement par manque de militants,
24:41manque de temps. Il y a énormément de choses à entreprendre. Aujourd'hui, il y en a beaucoup qui
24:47continuent de travailler à l'étranger, sur le travail d'archives, etc. Ce qu'il leur reste un
24:52petit peu. Mais aussi, ils tiennent, quand on discute avec eux, à garder un certain...
24:59Ils préfèrent ne pas trop dévoiler la manière dont ils travaillent, parce que justement,
25:03ils préfèrent préserver les gens qui sont sur place. Et on parlait des petits indices tout à
25:07l'heure pour essayer de justement prendre la température de ce que peuvent penser les gens.
25:12Ça peut paraître complètement anecdotique dans le contexte actuel, mais par exemple,
25:15Memorial continue de faire des excursions urbaines, où en fait, ils convoquent un petit
25:23groupe, une quinzaine, une vingtaine de personnes, et ils leur racontent l'histoire de la ville dans
25:29laquelle ils vivent sous un angle tout à fait différent, un angle historique, pour leur
25:33expliquer que cette rue que vous empruntez tous les jours, voilà ce qui s'est passé en telle
25:37année, etc. Peut-être s'intéresser à ce qui s'est passé à l'époque soviétique peut paraître
25:41secondaire au vu de la situation actuelle, mais en réalité, tout ça est lié, parce que ça crée
25:47une conscience civique et ça aiguise un esprit critique, et que ça contribue à élever un sens
25:54critique d'une population pour qu'ils deviennent in fine d'authentiques citoyens.
25:59Memorial qui continue aussi de recenser le nombre de prisonniers politiques depuis le début de
26:03l'invasion russe, je crois qu'on est à plus de 4000 et encore le chiffre est sous-estimé.
26:06Quotidiennement, effectivement, ils recensent, ils donnent le nom de ces personnes.
26:11Après, ceux qui sont en prison, ils sont quelques centaines, et les personnes qui ont été arrêtées
26:18avec les manifestations, il y en a eu plus de 10 000, mais juste pour rebondir sur ce que disait...
26:22On va juste marquer une courte pause, vous gardez bien ce que vous voulez dire,
26:26Ania, et on se retrouve juste après.
26:27Merci.
26:3210h30 ici à Paris, la suite de notre émission aujourd'hui autour de cette question,
26:36que reste-t-il de l'opposition russe, plus de deux ans et demi après le début de l'invasion
26:40en grande échelle, à grande échelle de l'Ukraine, on en parle avec Ania Stroganova, rebonjour.
26:44Journaliste à la rédaction russe de RFI, vous avez co-dirigé ces Russes qui s'opposent à la guerre
26:47qui vient de sortir au petit matin, ouvrage auquel vous avez participé, Etienne Bouche,
26:51rebonjour Etienne. Journaliste aussi, vous avez signé l'an dernier Memorial face à l'oppression
26:56russe, sélectionné pour le prix Albert-Londres qui sera dessiné début décembre, et Véronique
27:01Adorman est avec nous, rebonjour. Journaliste à Libération, vous avez rencontré il y a quelques
27:05jours l'une des voix de cette opposition russe, Ilya Lyashin, qui a été libérée après deux ans
27:11dans les prisons russes cet été. Juste avant la pause, on parlait du rôle de Memorial, Ania,
27:17vous vouliez dire quelque chose ? Oui, je voulais juste rebondir sur ce que disait Etienne,
27:20sur ce travail qui continue de mener en Russie malgré tout, mais ce travail est constamment
27:25saboté par des anti-Memorial, mais tout ça, évidemment, est inspiré par les autorités,
27:32c'est-à-dire qu'il y a des Memorial, des plaques commémoratives qui sont arrachées,
27:39il y a des croix de mémoire qui sont arrachées, donc tout ce qu'ils font, en fait, est constamment
27:46saboté par les autorités, ils ne peuvent pas se sentir en sécurité, même en faisant
27:52ce travail historique qui ne serait pas directement... Avec ce type de manifestation,
27:58Memorial contribuait à s'approprier aussi l'espace public en Russie, et donc il y a
28:02une espèce de lutte pour la conquête du territoire, et le pouvoir qu'un rapport
28:07comme ça de prédation va enlever, justement, va essayer d'effacer toutes les traces de ce que
28:14peuvent entreprendre les militants pour expliquer que les citoyens ont leur place dans l'espace
28:19public. Aujourd'hui, on est très frappé de voir que les Russes n'occupent pas l'espace public,
28:23c'est assez frappant. On parlait de la force de la propagande, de ces Russes qui se taisent pour
28:29tout un tas de raisons qu'on a évoquées tout à l'heure, mais Véronika, des Russes qui soutiennent
28:33Vladimir Poutine et avec lui, sa guerre en Ukraine de façon éclairée, documentée, il y en a
28:39nécessairement, mathématiquement ? Bien sûr, alors il y a ceux qui soutiennent le plus fort
28:43de manière générale, par réflexe aussi, il y en a toujours eu dans tous les régimes,
28:47il y a ceux qui ne se sont jamais posés la question, il y a ceux qui sont très près de
28:49la mangeoire, ça veut dire que c'est un système aussi qui a cultivé son soutien par la corruption
28:57depuis des années et donc le cercle rapproché de Poutine a beaucoup à perdre, à le condamner
29:04et donc voilà, le Parlement est à sa botte, les députés sont à sa botte, à partir du moment où...
29:10Et puis il y a ceux qui sont à sa botte volontairement parce qu'ils ont choisi d'être du
29:13côté du plus fort et de continuer à profiter de ce que ça implique et il y a ceux qui n'ont pas le
29:17choix, c'est les fonctionnaires, à savoir que la Russie est une espèce de mammouth géant de la
29:22fonction publique et que tous ces fonctionnaires, que ce soit les profs, les postiers, les employés
29:28des services publics, sont dépendants de l'État directement, leurs salaires sont dépendants de l'État,
29:33l'existence même des entreprises... Et donc la cellule familiale aussi ? Donc la cellule familiale,
29:38donc en fait c'est même pas tellement une question de choix politique, est-ce que je veux, est-ce que
29:41je veux pas ? C'est que être contre Poutine, c'est en fait être contre son gagne-pain. Donc c'est tout
29:48ça qu'il faut avoir à l'esprit et je voudrais juste, pour finir sur cette idée de mémorial,
29:53c'est qu'en fait ce qui se passe aussi, ce que le régime en déclarant cette guerre continue aussi,
29:58ce dont il continue à priver les Russes, c'est justement leur droit à la mémoire, leur droit à
30:02la pleine possession de leur passé, la compréhension de ce passé. En fait ça aussi, c'est en train
30:07d'être... Il y a un assaut contre ça, c'est pas seulement contre la liberté de manifester ou d'être
30:11contre la guerre, c'est la liberté de savoir qui tu es et d'où tu viens. Et en fait c'est ce que
30:16fait Mémorial en essayant de maintenir ça, c'est de conserver un peu de société civile en Russie,
30:24parce que c'est ça que le Kremlin veut écraser absolument. Je crois que vous disiez, Étienne,
30:27dans votre livre précédent que c'était le Kremlin, enfin le pouvoir russe, essaie d'empêcher les
30:33Russes de faire nation, et en cela quelque chose émerge. Oui, c'est exactement ce que dit Véronika,
30:37c'est qu'en fait si l'on prive l'individu de sa continuité historique et de son sentiment
30:42d'appartenance, les individus sont condamnés à rester des individus isolés qui n'ont aucun
30:47rapport les uns avec les autres, et donc la conséquence directe de cela, c'est empêcher tout
30:52mouvement collectif, toute initiative qui permettrait justement... Il faut que les Russes
30:56arrivent à se voir, se regarder en fait, et à prendre conscience qu'ils ont un destin et un passé
31:01commun, et qu'en fait le système qui prévaut aujourd'hui n'est pas une fatalité,
31:07mais pour essayer de faire ingérer cette idée dans l'esprit des gens, c'est quelque chose
31:12que Memorial a entrepris pendant une trentaine d'années, et que malheureusement tout ça aujourd'hui
31:18est saboté, qu'on ne connaît pas l'issue de la guerre en Ukraine, mais il va y avoir un travail
31:25qui va être absolument immense à entreprendre derrière, parce qu'il va falloir aussi se poser
31:30la question, tous ces gens qui sont partis combattre en Ukraine, qu'est-ce qu'on fait d'eux,
31:34qu'est-ce qu'on leur dit, qu'est-ce qu'on va raconter ensuite, et ça c'est exactement ce que
31:37dit Irina Shcherbakova dans le recueil qu'on a publié, c'est que l'après-guerre en Ukraine risque
31:44d'être très très compliqué, parce qu'il va falloir essayer de... Si on veut effectivement créer une
31:49nation, comment fédérer tous ces gens, il va falloir essayer d'imposer un récit commun.
31:55C'est la cofondatrice de Memorial, et elle parle effectivement d'une période qui sera plus difficile
31:59que la perestroïka en Russie. En vous écoutant, c'est vrai qu'on a l'impression que se dessine
32:03une société russe où chacun vit un peu chacun l'un à côté des autres, et ça me fait penser
32:09à ce que dit toujours dans le livre Elga Pirikova, qui est une ancienne députée de l'opposition,
32:13je crois. Elle dit si vous voulez savoir comment les gens vivent en Russie en 2024, relisez votre
32:18dystopie préférée. Les gens qui vivent en Russie ne soutiennent pas tous le pouvoir, ils ne sont pas
32:23non plus des esclaves lâches comme certains tentent de l'imaginer, ils ne savent simplement
32:27pas comment s'y prendre au cours des années, ils ont perdu en compétences.
32:30C'est exactement ça, et ça comme le disaient Véronika et Étienne, c'est quelque chose qui
32:39n'a pas commencé avec l'invasion en 2022, ça dure déjà depuis les années 2000. Moi je voulais
32:47aussi rajouter quelque chose qu'on n'a pas encore mentionné, c'est le rôle de l'église orthodoxe
32:52dans tout ça, dans la sacralisation du concept de la guerre, qui soutient cette guerre qui est
33:00devenue pour certains milieux traditionnalistes une sorte de djihad sacré, où mourir pour sa
33:08patrie est quelque chose de très bien. Donc les gens qui sont croyants, là je parle des orthodoxes,
33:17qui sont pas si... des pratiquants en tout cas, ils ne sont pas si nombreux qu'on l'imagine,
33:23je crois que c'est vraiment... Après il y a beaucoup de gens qui se déclarent croyants
33:29parce que c'est une doctrine officielle maintenant du régime russe, et donc eux aussi ils sont minés
33:36à la fois par la propagande, mais aussi par cette propagande religieuse qui les inspire,
33:44et qui leur fait croire que la guerre c'est quelque chose de bien et de sacré.
33:49Pour revenir sur ces opposants, la plupart des dissidents dont on parle tout à l'heure,
33:54Véronika Dorman, sont en exil. On a parlé d'Ilya Lyashin, d'Orlé Gorlov, Vladimir Keramoza aussi
34:01qui a été libéré cet été. En fait cet échange quand même cet été, peut-être qu'on peut en redire
34:04un mot parce qu'il est très important, et il dit aussi beaucoup de la stratégie russe d'exil forcé,
34:09on pourrait... Enfin c'est ce que vous disiez Ilya Lyashin, en disant bah nous on ne voulait pas
34:13partir, on voulait d'ailleurs, c'est ce que disait aussi Alexei Navalny, rester en Russie pour résister
34:17de l'intérieur, et d'une certaine façon, en nous exfiltrant, Vladimir Poutine essaie de jouer sur
34:22le côté opposition en exil, vous voyez ils vous ont abandonné eux aussi, donc il n'y a plus personne pour vous.
34:28Et un peu de tout ça, on a eu récemment des révélations, ou en tout cas de la confirmation
34:32qu'Alexei Navalny a réellement été tué en prison, qu'il aurait été empoisonné,
34:37il y a beaucoup de signes convergents, ce qui veut dire que ce n'était pas un accident,
34:42mais une fois, Navalny était vraiment la figure de l'opposition qui fédérait le plus, qui donnait
34:47le plus d'espoir, et même en prison, il continuait à incarner une rébellion inacceptable pour le
34:53Kremlin. Une fois lui décédé, une fois lui écarté du tableau, c'est vrai que les autres figures de
34:59l'opposition, y compris Karamorza, Vladimir Karamorza, qui est très connu en Occident, mais qui n'a
35:03jamais eu autant de suiveurs, il n'a jamais fédéré des foules, il n'a jamais pris une tribune
35:08comme ça sur une place à Moscou. C'est lui qu'on voit à l'écran, où il y a Yachin, qui est très
35:16connu en Russie, mais qui l'était beaucoup moins à l'extérieur. C'est beaucoup moins dangereux pour
35:19le Kremlin, c'est beaucoup plus facile de les laisser partir, ça permet de dire,
35:25regardez, alors il y en a un qui est mort accidentellement en prison, mais les autres, avant que
35:28quelque chose leur arrive, on va les laisser partir, vous les voulez, prenez-les.
35:32Il raconte avoir vécu l'enfer. Voilà, mais ce que je veux dire, c'est que c'est une manière de jouer sur
35:35tous les tableaux, de dire, mais non, il n'y a pas de répression en Russie, mais non, il n'y a pas
35:38de torture en prison, mais non, donc c'est une manière de nourrir tout ça. C'est une manière
35:41aussi, effectivement, de leur couper l'herbe sous le pied, parce que ces deux-là, pour Ilya Yachin
35:45et pour Vladimir Karamurza, ils étaient très clairs sur le fait qu'il fallait rester en Russie
35:49pour rester efficace. Donc, non, on ne vous fera pas cette fleur, vous allez sortir.
35:54Vous allez vous lancer dans ce désert, en fait, ce n'est pas un désert, mais c'est une espèce de
35:59jungle à l'extérieur pour eux, parce qu'il y a effectivement beaucoup de gens qui sont contre la
36:03guerre et qui seraient même prêts à faire des choses, mais qui sont éparpillés, qui sont éclatés
36:06aux quatre pays du monde, aux quatre coins du monde. Ce que fait Ilya Yachin, c'est d'aller dans
36:1040 villes, donc son projet d'aller dans 41 villes qui l'ont souhaité son anniversaire et qui ont...
36:14Il est à Paris aujourd'hui.
36:15Voilà, qui ont défendu et où des gens sont sortis pour manifester leur solidarité avec les prisonniers
36:21politiques. C'est très bien, c'est pour unifier, mais ça veut dire aussi que 41 villes du monde,
36:25c'est énorme, c'est des gens qui ne parlent pas la même langue dans ces pays. Alors, les Russes
36:30parlent tous la même langue, mais donc ils sont une espèce de diaspora éparpillé. Les leaders
36:35de l'opposition qui sont eux aussi éparpillés, alors il y a les leaders autoproclamés, il y a les leaders
36:39réellement suivis, ne s'entendent pas entre eux, n'arrivent pas à se réunir autour d'une même table.
36:43Mais ça, c'est vrai depuis des années. C'était vrai déjà en 2010-2011 à Moscou, quand l'opposition
36:49avait le vent en poupe. Déjà, ils n'arrivaient pas à se réunir dans une même pièce et on a tous été
36:53témoins de ça et on a couvert ces réunions. Donc, c'est une manière d'affaiblir encore plus ce
36:59mouvement. Et finalement, on voit aussi que Vladimir Poutine et le Kremlin n'a que très
37:05peu à faire de ce que nous racontent ici et des tribunes qu'on leur donne ici. Et très bien, ils
37:09sont invités sur tous les plateaux, ils font des manifestations, ils sont dans les journaux, mais ça
37:13n'affecte pas. Ça rentre très peu en Russie, donc vraiment au compte-goutte, les gens qui voient ça
37:17côté russe. Et ça ne les effraie pas, ça n'ébranle pas leur pouvoir. Et le seul danger réel, c'était
37:24Alexeï Navalny, il a été écarté. Et aujourd'hui, finalement, ça leur a délié les mains.
37:28Etienne ?
37:29Moi, j'étais le 4 juin de cette année à Berlin, à l'occasion de l'anniversaire de Navalny, qui était
37:35mort quelques mois plus tôt. Et en fait, c'était le plus grand rassemblement de l'opposition du
37:39mouvement de Navalny. Ils se sont réunis, je ne sais pas combien, plusieurs milliers, dans une
37:44grande salle de concert à Berlin. Et ça a été absolument symptomatique de ce dont on parle
37:48à cet instant. C'est qu'en fait, j'ai croisé beaucoup de gens qui me disaient qu'ils
37:53travaillaient à tel QG, dans telle ville de Russie, etc. En fait, ce sont des jeunes, pour la plupart,
38:02qui ont découvert la politique, qui ont acquis un certain sens civique avec Navalny. Et quand
38:09toutes les structures de Navalny ont été décrétées indésirables en 2021, avant même sa mort, etc.,
38:15tous ces gens ont été contraints de partir parce que les premiers militants avaient commencé à
38:18être mis en prison pour des motifs fallacieux. Et en fait, j'ai vu des gens qui étaient effectivement
38:24éparpillés entre l'Allemagne, la Géorgie, la Lituanie, etc. Ils étaient tous très contents
38:28de se retrouver, sauf qu'en fait, ils étaient tous un peu hébétés parce que finalement,
38:32qu'est-ce qu'on fait maintenant ? On les sent quand même dans le deuil lourdement de Nalbané.
38:37Ils l'ont extrêmement frappé. Ils regardaient Navalny avec une telle admiration. Vraiment,
38:43il portait un message, il portait un nouvel espoir, le fait qu'il ait disparu comme ça,
38:47tué dans une cellule. Et en fait, aujourd'hui, ils n'ont plus de chef. Ils ne savent pas,
38:53parce qu'encore une fois, dans la population russe, le sens politique ne faisait qu'émerger.
39:00En fait, la population n'était pas formée, etc. Et donc, aujourd'hui, ils doivent prendre
39:06l'héritage de Navalny et essayer de le réinjecter dans ce qui reste de l'opposition et agir.
39:15Mais malheureusement, effectivement, il y a encore des querelles stériles entre les différents
39:21représentants de l'opposition. Et c'est tout le défi que va représenter cette émigration
39:26aujourd'hui. Comment on va se fédérer, sachant que chacun a effectivement ses urgences personnelles,
39:31parce qu'il faut vivre, il faut manger. Et puis avec un calendrier qui s'inscrit dans le temps
39:35long et dans le temps court, il y a celui de la nécessité de permettre à la guerre de s'arrêter
39:40d'une façon ou d'une autre. Et puis celle d'envisager l'après-Poutine. Pour l'instant,
39:43sur ce projet politique-là, il n'y a pas grand-chose. Aujourd'hui, Yulia Navalnaya,
39:47la veuve d'Alexei Navalny, a déclaré à BBC qu'elle allait se présenter à l'élection présidentielle
39:54en Russie, si elle avait la possibilité d'y retourner un jour. Ça reste très hypothétique,
40:01mais je pense qu'il y a cet effort de la part du mouvement de Navalny de donner de l'espoir
40:06à travers les figures de Yulia Navalnaya, qui, elle, a déclaré le lendemain de sa mort qu'elle
40:11allait reprendre son combat. Pour l'instant, on voit qu'elle fait énormément de rencontres
40:16politiques avec des chefs d'État européens, mais elle n'arrive pas encore à s'incarner
40:22d'une manière forte auprès de cette opposition, cette résistance russe qui est très éparpillée
40:29et très perdue. Mais peut-être que c'est Yulia Navalnaya qui arrivera un jour à s'incarner.
40:35Et quand on voit dans les différentes manifestations de l'opposition à travers le monde,
40:40en Europe surtout, ce qui est frappant, c'est qu'en fait, on sent que les leaders ont pris
40:43conscience que toute cette base militante a vraiment besoin d'espoir, qu'on leur dise qu'en
40:48fait, non, le combat n'est pas perdu, on va continuer parce qu'il y a aussi le risque d'une
40:52sorte d'abattement et peut-être qu'avec le temps aussi, les convictions vont peut-être aussi un
40:57petit peu se déviser parce que les gens vont peut-être faire leur vie ici, pour des raisons
41:03professionnelles, sentimentales, etc. Il y a la Chine, lui, il dit qu'il rentrera en Russie ?
41:11Dès qu'il peut, et c'est ce qu'il a dit, il sait aujourd'hui qu'il ne peut pas rentrer parce
41:15qu'il est toujours personne indésirable et agent de l'étranger. Il a un risque pour sa sécurité en
41:20étant en Europe, comme on l'a vu avec des espions russes ? Est-ce qu'un opposant russe aujourd'hui
41:25risque sa vie ? Alors j'ai posé la question, il m'a dit je ne veux pas être parano. Lui, il se
41:30balade sans sécurité visible en tout cas. Il considère qu'il est un citoyen lambda et considère
41:35que sa publicité, c'est ce qu'il protège parce qu'il a cette foi dans les institutions, dans les
41:39mécanismes qui margent, dans la police, dans les services de sécurité des pays qu'il accueille,
41:43et il considère que quand il a rendez-vous avec 500 personnes dans une salle, il ne risque rien.
41:49Est-ce qu'il a un risque pour sa sécurité ? On ne peut pas le dire parce qu'on s'est toujours dit
41:51que non, en fait, si tu n'es pas trop connu, ce n'est pas grave. Et puis tout d'un coup, il y a eu
41:54des empoisonnements et le Kremlin et le FSB ont fait beaucoup d'efforts et investi beaucoup de
41:59temps et d'argent pour faire du mal à des gens qu'on pensait plutôt insignifiants. Donc on ne
42:04peut pas le dire à 100%. En revanche, ce que lui veut, c'est être visible. Il ne veut pas se cacher.
42:09Il ne veut pas devenir un politicien en exil. Ça, c'est sûr. C'est-à-dire qu'il dit la seconde où
42:14c'est possible, il y retourne. Mais pour l'instant, ce n'est pas possible pour lui. Et c'est aussi
42:17plus important parce que ça, c'est vraiment son cheval de bataille. C'est les autres prisonniers
42:21politiques. Il sait que s'il y retourne, qu'il n'y aura plus de négociations d'échange, que
42:28ceux qui sont en prison, les pays occidentaux ne voudront pas s'engager pour les négociations
42:34et que c'est de sa responsabilité d'honorer aussi, même s'il ne voulait pas sortir,
42:39cette chance qu'il a eue. Il a beaucoup parlé d'espoir. Il veut que les gens sentent qu'il y a
42:45une raison, qu'ils sont beaucoup, qu'ils sont éparpillés, mais qu'ils sont ensemble, qu'ils
42:50sont loin de chez eux, mais qu'il y a encore des ponts qui peuvent communiquer avec l'intérieur
42:54de la Russie. Donc il essaie d'être dans ce message positif. Merci beaucoup. Il sera fait
42:58aujourd'hui citoyen d'honneur de la ville de Paris. Merci beaucoup Véronica Dorman,
43:02on vous lit dans Libération sur la Russie. Merci beaucoup Agnès Stroganova, ces Russes qui
43:07s'opposent à la guerre les petits matins. Merci beaucoup Etienne. Mémorial face à l'oppression
43:12c'est sorti aux éditions plein jour.

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