Comment la France a fait disparaitre ses médecins ?

  • il y a 3 jours
Dans 10 ans, 49 % des médecins seront partis à la retraite. Autant dire que la pénurie que traverse la France n'en est qu'à ses débuts. Pourtant, c'est loin d'être une surprise : pendant 50 ans, la France a fait le choix de diminuer le nombre d'étudiants en médecine. Un "numerus clausus", mis en place à la demande d'un petit groupe de médecins dans les années 70, désireux de restreindre l'accès à la profession pour garder le grappin sur leurs patients.
Transcription
00:00Le monde entier manque de médecins.
00:01Il manque de médecins.
00:03Il manque de médecins.
00:04Dans le domaine des médecins.
00:05Les médecins sont en retard.
00:06Dans les pays occidentaux, on vit de plus en plus vieux.
00:09Les besoins de soins explosent, mais pas le nombre de médecins.
00:12En France, on a perdu plus de 10 000 généralistes depuis 2010.
00:15Parce que si la population vieillit, les médecins aussi.
00:18Et dans les 10 années à venir, c'est 49% de la profession qui doit partir à la retraite.
00:23On a 15 ans de crise devant nous.
00:25Ouais, c'est la merde et c'est pas moi qui le dit,
00:27c'est l'Organisation Mondiale de la Santé qui parle d'une bombe à retardement.
00:31Pourtant, cette situation, ça fait longtemps qu'on la voit venir.
00:33Et tandis que certains pays ont essayé de résoudre le problème,
00:36en France, cette pénurie de médecins, elle a été organisée.
00:39Comment un petit groupe de médecins est parvenu à limiter l'accès à la profession
00:43pour conserver ses patients ?
00:45Dans cette vidéo, on vous explique comment notre système de santé s'est fait berner.
00:50Nous ne voulons pas que les choses restent comme elles sont,
00:52parce que comme elles sont, elles ne sont pas bonnes.
00:56Mai 68.
00:57A Paris, les premières lacrymos sont tirées boulevard Saint-Michel.
01:00Et par ricochet, l'agitation gagne rapidement la fac de médecine de la Sorbonne,
01:04qui se retrouve derrière un slogan.
01:06Merde aux mandarins.
01:09Les mandarins, c'est l'élite de la hiérarchie médicale.
01:11Les professeurs de médecine, les médecins, les médecins,
01:14c'est l'élite de la hiérarchie médicale.
01:16C'est l'élite de la hiérarchie médicale.
01:17Les professeurs de médecine, les directeurs d'hôpital.
01:20En gros, c'est ceux qui font la pluie et le beau temps sur les carrières médicales.
01:23Les 68A remettent en cause cette verticalité.
01:26Mais pas seulement.
01:27On n'est même pas capable du travail infirmier.
01:28On n'est même pas capable de nettoyer quelqu'un qui a chié dans son lit.
01:31Et ça, on devrait aussi apprendre à nous le faire faire.
01:33Or nous, on ne doit pas y toucher parce qu'on est médecin, on est la future caste.
01:42Pour cette élite, mai 68 est un traumatisme.
01:44D'autant plus qu'avec une réussite au bac en hausse,
01:46le nombre d'étudiants en médecine a presque doublé en l'espace de 4 ans,
01:50passant de près de 35 000 en 1963 à 59 800 en 1967.
01:55Autant de révolutionnaires en puissance qui pourraient menacer la respectabilité de l'institution.
02:00En gros, on n'accueille trop de monde, on n'accueille que des gens basses et sélectionnés,
02:03pas forcément issus des milieux sociaux habituels,
02:05en gros des milieux bourgeois qui alimentaient jusqu'à présent les facultés de médecine.
02:08Des futurs médecins issus de milieux populaires, pour les mandarins, c'est une catastrophe.
02:12Et ils n'hésitent pas à le dire frontalement.
02:14D'avoir toléré de s'ouvrir aux couches sociales moins raffinées,
02:17notre profession s'est d'une certaine manière banalisée.
02:22Contre cette démocratisation de la profession, les profs de médecine fondent un syndicat.
02:26La presse de l'époque parle d'une terreur blanche.
02:28Une caste toute puissante.
02:30Un syndicat redoutable ayant sous sa coupe la plupart des parlementaires de la majorité.
02:34En 1970, l'Assemblée nationale compte 42 députés médecins.
02:38A elle seule, les professions de santé représentent plus de 14% de l'hémicycle.
02:42Ils ont réussi à faire rentrer un de leurs membres au cabinet du ministre de la santé de l'époque.
02:46Ils ont fait tout un travail de l'obligo près des universités
02:49pour pouvoir prendre le contrôle des conseils des facultés.
02:52Les syndicats de médecins ont deux inquiétudes.
02:54D'une part, qu'il n'y ait pas assez de place à l'hôpital pour former ces nouvelles vagues d'étudiants.
02:58Et d'autre part, qu'il n'y ait pas assez de malades.
03:00Et donc, d'être mis en concurrence.
03:02Dire qu'il n'y a pas suffisamment de malades, c'est un prétexte.
03:05On sait très bien que les véritables motifs sont des motifs économiques.
03:08Il y a un problème de gâteau à partager.
03:10Et ce sont des problèmes politiques.
03:12Pourtant, à l'époque, la France manque déjà de médecins.
03:14Mais l'idée d'en former moins arrange bien le gouvernement qui cherche à faire des économies.
03:18La logique, c'est qu'en réduisant l'accès aux soins, l'assurance maladie dépensera moins.
03:23Plus il y aura de médecins, plus il y aura de prescripteurs, plus il y aura de dépenses.
03:27Sale raisonnement.
03:28Le médecin arrive dans le village et il crée plein de malades.
03:32Et à la fin, tout le monde est malade.
03:34Vous n'aurez pas le prix Nobel avec ça.
03:36En 1972, les facultés de médecine inaugurent donc ce numerus clausus.
03:40Un nombre de places fixé par l'État, limitant le nombre d'entrants en deuxième année à 8588 étudiants.
03:47Soit moitié moins que l'année précédente.
03:49Année après année, la sélection va s'intensifier.
03:52En 20 ans, le numerus clausus est divisé par 3, passant à 3500 étudiants en 1993.
03:58Faut bien se rendre compte, pour 10 médecins formés en 71, on n'en forme plus que 2 en 93.
04:04Un niveau historiquement bas qui va se maintenir jusqu'à la fin des années 90.
04:08Et d'un point de vue purement budgétaire, ça fonctionne.
04:11En réduisant l'offre de médecins, on réduit le volume de consultations remboursées par l'assurance maladie.
04:16C'est cynique, mais ça marche.
04:17Mais dans les hôpitaux, la situation devient rapidement intenable.
04:20Parce que moins d'étudiants, c'est moins d'internes.
04:23Et un hôpital sans internes, ça tourne pas.
04:25Les internes sont utilisés comme un personnel médical bon marché.
04:29Ce sont eux qui assurent une bonne partie des gardes et des astreintes pour un taux horaire inférieur au SMIC.
04:33Alors, dans les années 90, au plus bas du numerus clausus, les mobilisations se font de plus en plus intenses.
04:39Mobilisation du personnel hospitalier bien sûr, mais aussi des médecins étrangers recrutés pour pallier le manque d'internes et cantonnés à des statuts inférieurs.
04:47Les médecins en diplôme étranger réclament un statut de médecin à part entière.
04:51Contre l'avis de la sécurité sociale et de la direction du budget, les pouvoirs publics vont se contraindre à remonter le numerus clausus,
04:57qui sera remplacé en 2020 par un numerus apertus.
05:01L'objectif, former 70% d'étudiants supplémentaires dès la rentrée 2027.
05:06Enfin, ça, c'est sur le papier.
05:08Vous avez beau recruter des étudiants en médecine, et les facs de médecine sont pleines, mais il faut des gens pour les former.
05:14Vous avez beau supprimer symboliquement le numerus clausus, ça change en rien en fait.
05:20En réalité, depuis 2020, le nombre de places n'aurait augmenté que de 5%.
05:24Les décisions qui ont été prises hier ont une inertie incroyable.
05:29C'est-à-dire qu'il faudra 15 ans pour résoudre le problème.
05:33Et au fond, même si en 2039 on se retrouvait avec des millions de médecins,
05:37la crise ne se résoudra pas tant qu'on n'aura pas réglé l'autre problème, la répartition des médecins.
05:42Avoir plus de médecins, c'est bien. Mais en avoir un peu partout, c'est mieux.
05:46Et ça, c'est une autre affaire.
05:48Ces 10 dernières années, en France, la répartition des médecins généralistes a empiré.
05:52Dans toutes ces zones, les habitants ont accès à moins de 3 consultations par an.
05:56Les déserts médicaux sont partout.
05:58Pourquoi ? Déjà parce que les médecins ont tendance à rester là où ils ont été formés.
06:03Et ça, on le voit bien sur une carte. Là où il y a une fac, il y a des médecins.
06:06En revanche, pas de fac, pas de médecin.
06:09En fait, c'est assez simple. Presque tous les départements perdent des généralistes,
06:12sauf la façade atlantique et les sommets savoyards, qui semblent particulièrement séduire la profession.
06:17Pour régler le problème, on pourrait construire de nouvelles facs,
06:19pour répartir les lieux de formation, ce qui permettrait aussi d'augmenter le nombre d'étudiants formés.
06:24Si tant est qu'on ait des gens pour les former.
06:26Mais tout ça prend du temps, et on aura beau en former plus,
06:28s'ils s'installent tous dans les mêmes coins, on ne sera pas plus avancé.
06:31Raison pour laquelle de plus en plus de voix demandent d'ores et déjà un équilibrage
06:35entre les zones surdotées et les zones sous-dotées.
06:38Autrement dit, prendre les médecins là où il y en a trop, pour les mettre là où il n'y en a pas assez.
06:43Ça, c'est ce qu'on appelle le conventionnement sélectif.
06:46Le principe, quand un médecin s'installe dans une zone déjà surdotée,
06:50ses zones horaires ne sont plus remboursées par la sécurité sociale.
06:53Alors, ils peuvent toujours s'y installer, mais les patients devront payer leur consultation plein pot.
06:58L'idée, c'est que les médecins coûtent cher à la collectivité, et donc ils ont des comptes à rendre.
07:02C'est ce qu'ont fait le Royaume-Uni, le Canada ou l'Australie par exemple.
07:06Mais chez nous, la médecine libérale reste intimement attachée à sa totale liberté d'installation.
07:11Ce qui est, je tiens à le préciser, une spécificité française.
07:14Parce que dans les autres pays, même en Allemagne, dans les pays scandinaves,
07:18les médecins se pensent comme partie prenante du service public de santé.
07:22Et l'Allemagne, justement, est un cas d'école.
07:24Dès 1993, pour combler la pénurie de médecins à l'Est après la chute du mur,
07:29elle fixe un nombre de médecins à atteindre pour chaque zone et chaque spécialité.
07:33Le calcul de ce seuil intègre tout un tas de données démographiques,
07:36comme le nombre d'habitants, leur âge moyen, l'éloignement des cabinets médicaux ou encore les pathologies fréquentes.
07:41Arrivée à 110% de ce seuil, la zone est surdotée.
07:45La catégorie est bouchée et seul le départ d'un médecin peut permettre l'arrivée d'un autre.
07:50Un fonctionnement qui semble porter ses fruits en jugé par la densité médicale allemande
07:54qui a progressé près de 10 fois plus vite que celle de la France entre 2000 et 2014.
07:59Alors si ça marche, pourquoi est-ce qu'on ne fait pas ça chez nous ?
08:02Figurez-vous qu'on l'a fait pour toutes les professions de santé en fait.
08:05Sauf une, les médecins.
08:08Les infirmières, les kinés, les pharmaciens ou encore les sages-femmes ne peuvent pas s'installer dans les zones surdotées.
08:13Et clairement, niveau répartition, ça fonctionne.
08:16Leur densité s'est améliorée ces dernières années.
08:18Alors en 2023, il a été question d'introduire le conventionnement sélectif pour les médecins.
08:22Mais les médecins libéraux n'étaient clairement pas chauds.
08:25Ça n'a pas de sens aujourd'hui d'interdire des jeunes médecins de s'installer dans des zones comme ça.
08:29L'amendement a été rejeté par l'Assemblée nationale.
08:31Et notamment à l'unanimité des députés médecins qui étaient présents lors du vote.
08:35Les syndicats de médecins s'opposent logiquement à toute remise en cause de leurs droits.
08:39Et c'est bien normal.
08:40Ils défendent les intérêts de leur corporation.
08:42Une corporation particulièrement redoutée par les responsables politiques.
08:47Je ne pense pas que ce soit en empêchant des généralistes
08:51de s'installer dans des zones où il y aurait trop de médecins.
08:54On va répondre à leurs difficultés.
09:01Les décideurs politiques, ils ont d'autant plus une trouille bleue
09:04qu'on a un déficit de médecins généralistes.
09:07Donc leur pouvoir de négociation avec les pouvoirs publics est devenu maximal.
09:13Ils pensent qu'un médecin voit 30 patients par jour
09:17et que donc il peut influencer le vote de 30 électeurs.
09:21Est-ce qu'on peut pour autant parler d'un lobby médecin ?
09:24Pas vraiment.
09:25Si la profession a toujours été surreprésentée en politique,
09:27et notamment à l'Assemblée nationale,
09:29parler d'un lobby médecin relève du mythe.
09:32Tout simplement parce que, pour des raisons institutionnelles,
09:35le Parlement n'a pas beaucoup de pouvoirs sous la Ve République.
09:39A contrario, si on parle du pouvoir médical à l'Assemblée.
09:42Les profs sont surreprésentés à l'Assemblée.
09:44Vous avez l'impression que l'école va bien ?
09:46Non, en fait.
09:47Mais bon, un mythe est un mythe.
09:49C'est-à-dire qu'il peut être faux,
09:51mais si tout le monde y croit, il est vrai.
09:53Alors après 50 ans de tersiversation face à un lobby imaginaire,
09:56peut-être est-il temps de faire face à cette crise qui n'en est encore qu'à son début.
10:00Près de la moitié des médecins partiront à la retraite dans les 10 ans à venir.
10:03Alors que les hôpitaux sont saturés.
10:05Qui s'occupera de leurs patients ?
10:07Rendez-vous dans 15 ans.
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