Tueur trader et psychopathe - L'Amérique de Bret Easton Ellis

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En 1991, « American psycho », le troisième roman de l'écrivain controversé Bret Easton Ellis, a suscité de vives discussions parmi les critiques et les lecteurs. Ce livre extraordinairement dérangeant a transporté ses lecteurs dans l'esprit de Patrick Bateman, un cadre cynique spécialisé dans les fusions et acquisitions, obsédé par les marques, les détails insignifiants, la culture pop et les meurtres brutaux.
Transcript
00:30La hache l'atteint au milieu de sa phrase en plein visage.
00:38Le coup près, épais, s'enfonce de biais dans sa bouche ouverte et lui la ferme.
00:43La conversation suit sa pente naturelle.
00:44Ni structure proprement dite, ni sujet précis, ni logique interne, ni sentiment.
00:50Des mots, c'est tout.
00:51Mais des mots qui se chevauchent pour la plupart, comme dans une bande son mal montée.
00:56« Salut, je suis Pat Betman » dis-je, tendant la main.
00:59Remarquant au passage mon reflet dans le miroir accroché au mur avec un sourire de satisfaction.
01:04Puis, très vite, le sang commence à couler doucement de chaque côté de sa bouche.
01:08Et quand je retire la hache, manquant d'arracher Owen de sa chaise par la tête pour le frapper,
01:13Sabrina se embrasse pleine langue, tandis que je continue à la bouffer.
01:16La bouche, le menton, une sombre vérité.
01:19Personne n'est à l'abri de rien et rien n'est racheté.
01:22Je suis innocent pourtant.
01:25Le mal, est-ce une chose que l'on est ou est-ce une chose que l'on fait ?
01:55C'est presque comme si l'auteur disait à lui-même
01:58« Combien de fèces peux-je mettre sur le mur avant que maman et père se fassent vraiment en colère ? »
02:02Et maman et père se sont fait en colère.
02:07Le livre est un rêve de vision de la vie de New York dans les années 80.
02:11Vu par les yeux du tueur sérieux Patrick Betman,
02:14un yuppie avec une prédilection pour la torture et le meurtre.
02:17J'ai trouvé le livre un faillite.
02:18J'ai pensé que les caractéristiques étaient plates
02:22et que ça servait simplement à être un véhicule pour les obsessions négatives d'Ellis.
02:27Je pense que le livre est un faillite.
02:29L'actualité de l'actualité d'Ellis, ce n'est pas de débaisser les femmes,
02:32pas de débaisser les gens, pas de débaisser les petits animaux sur la rue,
02:35mais de débaisser l'imagination.
02:37C'est ce que je ne peux pas le pardonner.
02:38Mais pensez à ce que vous avez un contexte moral pour, c'est ça ?
02:42C'est pas un petit livre pauvre.
02:44C'est un majeur de la publication.
02:47Sans intérêt, sans sujet, il n'y a rien dans ce livre,
02:50si ce n'est quantité de détails invraisemblables
02:52sur des vêtements de luxe, des produits alimentaires ou des produits de beauté.
02:56Si ce livre n'était pas le plus repoussant de l'année,
02:59il serait sans doute le plus ridicule.
03:01Et sans surprise, il ne mène nulle part.
03:03Les personnages sont inexistants et donc sans aucune évolution.
03:07C'est ce que j'ai pensé quand j'ai lu ce livre.
03:09J'ai pensé que c'était un faillite.
03:11C'est ce que j'ai pensé quand j'ai lu ce livre.
03:13Les personnages sont inexistants et donc sans aucune évolution.
03:17Il n'y a aucune explication à la folie de Bateman.
03:20Pas d'intrigue, aucune enquête judiciaire.
03:22Un ennui profond pour tout le monde, sauf pour son auteur, visiblement.
03:31Et si vous relisiez le livre aujourd'hui, vous seriez du même avis ?
03:34Je préférais me pendre que de le relire.
03:44American Psycho me poursuivra jusqu'à la tombe.
03:48Aucun de mes romans n'atteindra jamais cette notoriété.
03:52C'est assez cocasse, je vous l'accorde,
03:54d'être là à vous parler de Patrick Bateman,
03:56trente ans après la sortie de ce livre.
04:00Je croyais en avoir fini avec lui.
04:03Je pensais en avoir fini avec Patrick Bateman en décembre 1989,
04:07lorsque j'étais un peu plus jeune.
04:09Je pensais en avoir fini avec Patrick Bateman en décembre 1989,
04:12lorsque j'ai terminé le livre.
04:14J'étais persuadé que mon roman expérimental
04:17ne dépasserait pas les 5000 ventes.
04:20J'espérais pouvoir enfin tourner la page,
04:22et ne plus jamais en parler.
04:25Il ne m'était jamais, jamais venu à l'esprit que les gens puissent être bons,
04:29ou qu'un homme pût changer,
04:31ou que le monde pût être meilleur au travers de ce plaisir que l'on prend
04:34à tel sentiment, telle apparence, ou tel geste,
04:38à recevoir l'amour ou l'amitié de son prochain.
04:41Rien n'est affirmatif.
04:43Le terme de bonté d'âme ne correspondait à rien.
04:46C'était un cliché vide de sens,
04:48une sorte de mauvaise plaisanterie.
04:50La surface, la surface, la surface.
04:54Voilà ce dans quoi on trouve une signification.
04:57C'est ainsi que je vis la civilisation,
05:00un colosse déchiqueté.
05:09Je m'intéressais beaucoup aux films d'horreur enfants, dans les années 70.
05:17Ces films étaient le reflet du monde secret dans lequel je vivais alors.
05:22C'était un monde en apparence parfaitement normal,
05:25dans une famille normale de classe moyenne supérieure.
05:33Mais sous la surface,
05:35sous ce vernis de la famille parfaite,
05:38se cachait une toute autre histoire,
05:41faite de mille choses dissimulées.
05:55Il y avait toutes ces tensions entre mes parents,
05:58l'alcoolisme de mon père,
06:00et puis le fait de découvrir que j'étais homosexuel, différent.
06:05Et ces films d'horreur reflétaient bien tout cela.
06:09Ils étaient l'expression de cette horreur qui surgit au cœur même
06:12de cette normalité que l'on s'efforce de vivre.
06:21Dans ces films, il n'y avait jamais vraiment d'intrigue.
06:24Les choses arrivent sans qu'on sache vraiment pourquoi.
06:27Pourquoi la petite régane de l'exorciste est possédée,
06:29pourquoi le requin se met à attaquer.
06:31Il n'y avait jamais d'explication.
06:33Ça arrive, c'est tout.
06:38Toutes ces règles,
06:40tous ces usages auxquels il fallait se conformer,
06:43tout ça n'était qu'une apparence, une comédie.
06:51En voyant ces films, je me sentais devenir plus fort.
06:54J'avais le sentiment de grandir.
06:57En réussissant à les regarder sans craquer, sans paniquer,
07:00sans m'enfuir du cinéma,
07:02je me sentais devenir adulte.
07:07Mon allégresse macabre a fait place à de l'amertume
07:11et je pleure sur moi-même.
07:13Je veux juste être aimé,
07:15maudissant la terre et tout ce qu'on m'a enseigné,
07:18les principes, les différences, les choix, la morale,
07:22le compromis, le savoir, l'unité, la prière.
07:27Tout cela se résumait à
07:29« Adapte-toi ou crève. »
07:35Brett était particulier.
07:38Il portait un costume en classe.
07:41Il était en avance sur nous,
07:43dans son écriture, dans sa pensée.
07:46Il n'avait pas peur des polémiques.
07:48Il voyait les choses en grand, comme au cinéma.
07:55On entendait toujours parler de ce qui était arrivé la veille à Brett
07:58pour savoir si c'était vrai ou pas.
08:00Il inventait constamment des histoires sur les uns et les autres.
08:06Ça n'était jamais méchant, mais c'était étrange.
08:11C'était peut-être une façon pour lui de manipuler un peu les gens.
08:15Ou alors ça l'amusait, tout simplement.
08:24Un jour, l'écrivain Joe McGuinness, un des profs de Bennington,
08:27est tombé sur un texte que Brett avait écrit lors de son examen d'entrée.
08:31Il a été très impressionné et l'a tout de suite fait lire à son agent.
08:36En le lisant, ses qualités d'observateur,
08:39son style très particulier, sautaient immédiatement aux yeux.
08:47Un an plus tard, je suis entré comme éditeur chez Simon & Schuster.
08:51Un jour, un manuscrit arrive sur mon bureau.
08:54C'était un roman entier.
08:56Et c'est devenu « Moins que zéro ».
09:00C'était un roman autobiographique sur la jeunesse de Los Angeles.
09:04Et ce roman montrait un talent qui ne pouvait être ignoré.
09:12Les réactions de notre comité éditorial étaient assez contrastées.
09:17L'un des patrons avait à l'époque prononcé cette sentence, qui est restée.
09:21« Si on doit publier un roman qui met en scène des zombies cocaïnomanes,
09:25alors je suppose que c'est celui-là qu'on doit choisir. »
09:33J'ai rencontré Brett en 1984.
09:38Son éditeur m'avait passé le manuscrit de « Moins que zéro » quelques semaines auparavant.
09:45J'en avais lu quelques pages, rien de plus.
09:49Je me suis d'abord dit qu'il cherchait juste à faire de la provoque.
09:54Et puis j'ai rencontré Brett.
09:57On est allés boire des coups.
09:59On a passé une très bonne soirée, le courant est bien passé.
10:04Le lendemain, j'ai ressorti le manuscrit de « Moins que zéro » et je l'ai lu.
10:09J'ai vraiment été épaté.
10:11J'ai compris que c'était un type qui avait une vraie réflexion sur la fiction.
10:16Écrire un roman aussi exceptionnel que « Moins que zéro » à cet âge-là,
10:22ça n'arrive qu'une fois par génération.
10:24Peut-être même toutes les deux, voire trois générations.
10:27Brett avait une maturité étonnante.
10:30C'était un auteur très précoce, doté d'une très grande faculté d'observation.
10:35Après avoir lu son livre,
10:37j'ai su que Brett allait vivre la même chose que moi.
10:41J'étais en train de devenir célèbre.
10:44On parlait de moi dans la presse tous les jours.
10:49J'étais assailli par les journalistes, par les fans.
10:54Et je me suis dit que c'était le moment.
10:57Je me suis dit que c'était le moment.
10:59J'étais assailli par les journalistes, par les fans.
11:04J'ai compris qu'il allait vivre la même chose.
11:07Et je me suis dit que je pourrais peut-être l'aider.
11:10Et en effet, c'est ce qui s'est passé.
11:23Je me suis installé à New York, comme j'avais toujours voulu le faire.
11:27En 1987, New York était en pleine transformation.
11:33Des quartiers entiers étaient en voie de gentrification,
11:35d'autres restaient encore délabrés.
11:37Ça restait le New York que j'adorais,
11:39celui qui m'avait attiré dans tant de films que j'avais vus depuis les années 1970.
11:45C'était là que je voulais vivre.
11:48Comme dans les films de Woody Allen.
11:50Tous ces films m'ont énormément influencé.
11:52Je me rappelle avoir vu Manhattan et m'être senti transporté.
11:55C'est ce film qui m'a donné envie de vivre à New York.
12:23C'était vraiment une période très excitante pour des écrivains comme nous.
12:28Dans les années 1970, puis au début des années 1980,
12:31la littérature n'était vraiment pas centrale dans la culture dominante.
12:37Très peu d'auteurs étaient en prise avec la culture populaire.
12:42Le rock, la télé, le cinéma étaient les principaux véhicules culturels.
12:47Et puis à partir du milieu des années 1980,
12:49vous aviez tout à coup une bande d'écrivains qui,
12:52comme l'ont dit certains journalistes,
12:54ont rendu la littérature à nouveau sexy.
13:01On avait l'impression d'être au centre de la culture.
13:04Et ce centre était à New York,
13:06à un moment véritablement passionnant.
13:08C'était le centre de la culture.
13:10C'était le centre de la culture.
13:12Et ce centre était à New York,
13:14à un moment véritablement passionnant.
13:18Vous aviez aussi toute cette musique.
13:20C'était vraiment grisant.
13:25Tout était possible,
13:27avec les plus belles femmes,
13:29les conversations les plus passionnantes,
13:31et les meilleures drogues, bien sûr.
13:36On a vraiment profité de notre célébrité.
13:43Quelques romans n'ont sans doute jamais vu le jour à cause de tout ça.
13:53La nouveauté est devenue une valeur en elle-même.
13:56Plus l'auteur était jeune,
13:58plus il était glamour,
14:00et plus on parlait de lui dans la presse à sensation.
14:02Ce qui était un atout.
14:04Et de ce côté-là,
14:06Brett et Jay étaient en plein dans le mille.
14:09Ils faisaient sans arrêt la fête.
14:11La presse People n'en perdait pas une miette.
14:19Et franchement, les éditeurs adoraient ça.
14:22Ils pouvaient annoncer qu'ils avaient signé
14:24avec les auteurs les plus en vue du moment.
14:30Brett s'est retrouvé tout à coup avec pas mal d'argent.
14:33Il invitait régulièrement une vingtaine de personnes
14:36dans les meilleurs restaurants.
14:38Et il organisait des fêtes complètement folles.
14:41À Noël, par exemple.
14:44On ne savait jamais sur qui on allait tomber,
14:47mais toutes les vedettes de l'époque s'y retrouvaient.
14:50Et ils régalaient tout ce beau monde,
14:52avec des serveurs déguisés en anges,
14:54ce genre de délire.
14:58Il se passait souvent des trucs bizarres.
15:00Les gens avaient tendance à nous confondre, Brett et moi,
15:02comme si on était dans un roman de Brett Easton Ellis.
15:05Quand personne n'arrive à se souvenir du nom de personne.
15:09Les gens venaient me remercier pour ces fêtes de Noël,
15:12mais ce n'était pas moi qui les organisais,
15:14c'était toujours Brett.
15:26J'ai écrit American Psycho
15:28à une époque où j'étais déjà devenu
15:30une sorte de célébrité littéraire.
15:33Et j'ai compris assez rapidement que cette célébrité,
15:36ce n'était pas vraiment moi.
15:38Cette personne dont on parlait dans les journaux,
15:40ce n'était pas moi.
15:47Ce n'était pas le vrai Brett,
15:49mais plutôt ce que les gens, les critiques,
15:51les journalistes imaginaient de moi.
15:57Et ça a fini par m'effrayer.
15:59Je me suis dit que j'étais mort.
16:02Le vrai Brett était mort.
16:04Et c'était cet autre Brett qui allait prendre le dessus.
16:08Et c'est ce qui s'est passé.
16:10Je suis devenu le bad boy de la littérature américaine,
16:13particulièrement après American Psycho.
16:15Mais c'était déjà le cas avec Moins que Zéro
16:17et Les Lois de l'attraction.
16:19Le bad boy, drogué, nihiliste,
16:21qui se fout de tout, la jeunesse, les boîtes,
16:24toutes ces choses-là,
16:26le sexe, la drogue, et ainsi de suite.
16:29Et tout ça a peu à peu alimenté mon livre.
16:37Il est à peu près quatre heures de l'après-midi
16:39et je rentre de Central Park,
16:41où, non loin du zoo des enfants,
16:43là où j'étais le petit Mac Cafré,
16:45j'ai jeté aux chiens qui passaient
16:47des morceaux de la cervelle d'Ursula.
16:50Tout le monde semble abattu dans la cinquième avenue.
16:53Tout respire la déchéance.
16:55Des corps gisent sur les trottoirs, glacés,
16:58alignés sur des kilomètres.
17:00Certains bougent, la plupart sont inertes.
17:03L'histoire est en train de sombrer
17:05et seuls quelques rares individus
17:07semblent vaguement conscients de la sale tournure
17:09que prennent les choses.
17:13Je remarque que la ligne des gratte-ciels
17:15a changé depuis peu
17:17et lève un regard admiratif sur la Trump Tower,
17:19immense,
17:21miroitant avec orgueil dans la lumière
17:23de cette fin d'après-midi.
17:28Beaucoup d'employés sont en train de construire le bâtiment.
17:30Des milliers de personnes
17:32ont dépensé des millions de dollars
17:34sur la ville de New York.
17:36Beaucoup de très riches ont choisi la Trump Tower.
17:38Je pense que c'est une étape vitale pour New York.
17:54Quand j'ai emménagé à New York,
17:56je savais que j'allais écrire American Psycho
17:58et que mon nouveau roman
18:00parlerait de Wall Street,
18:02de tout ce milieu.
18:04Après mon arrivée,
18:06j'ai commencé à traîner avec les gars de Wall Street.
18:08Mes copains avaient des grands frères
18:10qui travaillaient là-bas.
18:12Ils avaient 25, 30 ans
18:14et ils gagnaient beaucoup d'argent.
18:16Je voulais savoir comment ça marchait,
18:18comment on pouvait gagner autant d'argent.
18:26Dans les années 80,
18:28les années Reagan,
18:30Wall Street est devenu
18:32le véritable poumon du capitalisme.
18:3424 heures sur 24,
18:367 jours sur 7.
18:38Régulièrement,
18:40quelqu'un libère l'énergie animale de ce pays.
18:42Et là, Dieu sait comment ça peut tourner.
18:44C'est ce qui s'est passé dans les années 80.
18:46Avec toute cette glorification des banquiers,
18:48des traders, de Wall Street,
18:50de tout cet argent qui circulait.
18:52Chez Lazard, on avait l'habitude de dire
18:54que pour gagner, il faut que les autres perdent.
18:56Il en fallait toujours plus.
18:58Toujours plus !
19:10Et la culture en a été profondément transformée.
19:12Elle est devenue beaucoup plus matérialiste,
19:14une culture de consommation.
19:16Et célébrée en tant que telle.
19:24Je ne connaissais pas grand-chose à Wall Street,
19:26au métier de trader.
19:28Mais le livre a commencé à changer
19:30quand j'ai compris que personne
19:32ne voulait vraiment m'en parler dans le détail.
19:36En fin de compte,
19:38c'était surtout leur style de vie qui les intéressait.
19:44Et je peux le comprendre.
19:46Pour un jeune homme de 25 ans
19:48ou une jeune femme, c'est important.
19:50L'allure, les manières,
19:52la répartie, l'argent qu'on gagne,
19:54qui a la plus belle petite amie,
19:56le plus beau costume,
19:58la voiture la plus classe,
20:00l'appartement le plus grand.
20:02C'était tout un environnement
20:04qui représentait bien la culture yuppie de l'époque.
20:12Et puis,
20:14à force de traîner avec ces gens,
20:16j'ai vu mon livre dévier.
20:18Ça devait être au départ
20:20un roman assez classique
20:22à propos d'un jeune homme de Wall Street
20:24dont les valeurs se corrompent peu à peu.
20:28Il a la petite amie,
20:30beaucoup de drogue,
20:32et puis finalement,
20:34il décide de tout plaquer.
20:38Un peu comme Clay dans « Moins que zéro »
20:40et Sean dans « Les lois de l'attraction ».
20:44L'idée était de faire une sorte de trilogie
20:46sur la jeunesse des années 80.
20:48C'était mon projet au départ.
20:50Et puis un soir,
20:52alors que j'étais au milieu d'un autre dîner
20:54avec ces types,
20:56tout a changé.
21:04Je serais bien incapable d'expliquer pourquoi,
21:06mais au milieu du repas,
21:08ça m'est apparu comme une évidence.
21:10Patrick Bateman va être un tueur en série.
21:12Ou va imaginer qu'il est un tueur en série.
21:17C'était très étrange.
21:19Tout était confus.
21:21Et tout d'un coup,
21:23c'est devenu limpide.
21:25Je ne peux pas vous dire
21:27d'où est venue cette nouvelle orientation.
21:29Quelque chose dans mon inconscient
21:31m'a fait faire cette connexion.
21:47J'ai balancé l'ancien livre
21:49pour laisser place au nouveau.
21:51Et puis, j'ai commencé à imaginer une voix.
21:53Je n'avais pas de visage en tête en écrivant.
21:55Aucune idée.
21:57Même vague.
21:59Mais il y avait cette voix.
22:01La hache latine au milieu de sa phrase
22:03j'ouvre toutes les fenêtres,
22:05j'enfonce le rire.
22:07J'envoie la voix.
22:09J'envoie la voix.
22:11J'envoie la voix.
22:13J'envoie la voix.
22:16Un clochard auquel j'ai crevé les yeux,
22:18certains printemps,
22:19est assis en tailleur sur une couverture pouilleuse
22:21au coin de la 57ème.
22:23Son nez est dans un tel état
22:25que je n'imagine guère que l'on puisse respirer au travers.
22:29J'ai sorti mon portefeuille
22:31pour faire semblant de laisser un dollar dans le pot de café vide.
22:33Je me dis soudain,
22:35pourquoi se donner cette peine ?
22:37De toute façon, personne ne regarde,
22:39et surtout pas lui.
22:41Je retire le dollar.
22:45Ce qui s'est probablement passé chez Brett Easton Ellis,
22:48c'est qu'il a trouvé une voix romanesque,
22:51qui est très particulière dans ce livre et qui pour moi en fait la réussite,
22:54voix qu'on ne retrouve pas véritablement dans ses autres livres.
22:57Et cette voix lui a permis d'exprimer quelque chose qui est très profond en nous,
23:02qui est ce que j'appellerais la désempathie,
23:06le contraire de l'empathie,
23:08l'incapacité complète à ressentir ce que ressent l'autre.
23:12Et cette désempathie elle est très profondément ancrée en nous,
23:15parce que même si, sous la protection du surmoi, de la société,
23:19nous essayons de nous mettre à la place de l'autre,
23:22fondamentalement ce n'est pas le cas.
23:24Donc il y a quelque chose de très profond dans cette image violente
23:28qu'il nous renvoie de nous-mêmes.
23:42Je n'ai rien à voir avec Patrick Bateman.
23:45Nous et moi n'avons rien en commun.
23:47Ou alors sur le plan littéraire peut-être.
23:50On partage tous les deux une certaine insatisfaction.
23:55Mais je ne suis pas un personnage de roman, moi.
23:57Patrick Bateman est un personnage auquel j'ai réfléchi pendant des années.
24:01J'avais des projets pour lui.
24:03Je voulais explorer certaines choses avec lui.
24:05C'était de loin bien plus intéressant que mes petits problèmes de célébrité dépressive
24:09traînant dans le New York de la fin des années 80.
24:14Alors oui, bien sûr, on partage certaines choses.
24:17Le rejet du monde dans lequel on vit, de ses valeurs qu'on déteste,
24:21ce monde dans lequel on se sent piégé car on n'a nulle part où aller.
24:24Et le seul espoir qui nous reste, c'est de ne pas devenir dingue.
24:30L'œil éclaté pend hors de l'orbite et coule le long de sa joue.
24:34Mais il ne cesse de cligner des paupières.
24:37D'une main, je lui attrape la tête, la fais basculer en arrière.
24:41Puis, maintenant la paupière ouverte entre le pouce et l'index,
24:45je lève le couteau et enfonce la pointe de la lame dans l'orbite qui se remplit de sang.
24:51Puis incise l'œil lui-même en biais.
24:54Et comme il commence enfin à crier, je lui fends le nez en deux.
24:58Et le sang gicle.
25:00Quand j'ai lu le livre, je me suis dit,
25:04wow, ça va chier.
25:06Je dois reconnaître que j'ai été un peu...
25:10un peu troublé par la violence d'American Psycho.
25:16Je n'étais pas le seul.
25:18Brett lui-même était...
25:21Il a attendu le dernier moment pour écrire ses passages violents.
25:25Il a d'abord écrit tout le reste.
25:28Je me rappelle avoir essayé de le joindre pendant plusieurs jours sans succès.
25:33Pourtant, on se parlait tout le temps à l'époque.
25:36Jusqu'à ce que son agent, qui était aussi le mien,
25:39m'explique qu'il était vraiment au fond du trou.
25:47Rien d'étonnant à force d'écrire toutes ces scènes.
25:50Il n'avait fait que ça et en l'espace de quelques semaines seulement.
25:54J'ai fini par aller le chercher chez lui
25:57et le traîner dans un restaurant pour qu'il se sorte de tout ça.
26:24Je me souviens avoir présenté le livre lors d'une réunion marketing du groupe
26:29en présence de responsables de la vente, de la publicité.
26:33Je leur avais fait parvenir des extraits.
26:36Et ils étaient horrifiés.
26:38Je ne pouvais pas le faire.
26:40Je ne pouvais pas le faire.
26:42Je ne pouvais pas faire ça.
26:44Je ne pouvais pas faire ça.
26:46Je ne pouvais pas faire ça.
26:48Je ne pouvais pas faire ça.
26:50Je ne pouvais pas faire ça.
26:53Je voulais qu'il n'y ait aucun malentendu.
26:57J'ai peut-être eu le tort de penser qu'ils le liraient avec la distance nécessaire
27:01pour comprendre ce que moi j'avais compris.
27:04Oui, c'était un livre horrible, mais c'était également drôle.
27:09C'était une satire qui invitait le lecteur à ne pas le lire au premier degré.
27:22Il y a eu une énorme polémique.
27:25Énorme.
27:26Beaucoup de gens étaient très en colère contre Brett.
27:30On a dit qu'il était misogyne, qu'il détestait les femmes.
27:34Il a même reçu des menaces de mort.
27:36C'était du sérieux.
27:39Il y a des extraits d'American Psycho qui paraissent dans deux magazines.
27:45Et déjà le scandale explose.
27:50Très peu de gens ont lu le livre.
27:52Très peu de gens ont lu les épreuves d'un bout à l'autre.
27:55Mais ça suffit, les extraits suffisent,
27:59pour allumer la mèche du pétard qui va exploser
28:03avec protestation des associations féministes,
28:08insultes, menaces de mort, etc.
28:11On n'avait pas vu ça depuis très très longtemps quand même.
28:15J'étais juste horrifiée par les descriptions de la violence
28:20qui étaient contenues dans le livre.
28:22Et d'un autre point de vue, en tant que féministe,
28:25et en tant que personne qui travaille à plein temps
28:28pour l'empouvantement des femmes et les droits des femmes,
28:31j'étais très effrayée par ça,
28:33parce que je pense que ça envoie un message très dangereux aux gens qui l'entendent.
28:45Je me souviens d'un article de Norman Mailer dans Vanity Fair.
28:49Mailer reconnaissait à Brett une grande ambition avec ce livre,
28:53mais il jugeait aussi qu'une telle violence n'était pas vraiment justifiée.
28:57Et cet article était l'un des plus positifs.
29:00Dans l'ensemble, ils étaient vraiment tous très hostiles.
29:10Mes éditeurs m'ont tous laissé tomber, partout dans le monde.
29:14Tous, y compris aux États-Unis.
29:17Il n'y a que l'éditeur britannique qui m'est soutenu.
29:21Mais 26 autres éditeurs m'ont lâché.
29:24Je comprenais qu'on puisse être choqué par ce livre,
29:27même si, personnellement, l'art ne me choque pas.
29:31Ce n'était pas ma façon de voir les choses.
29:33L'art n'a rien à voir avec la morale.
29:43J'étais fatigué.
30:13Et je ne savais plus quoi dire.
30:15La polémique était si violente, les réactions si profondément hostiles.
30:24Que pouvais-je dire de toute façon ?
30:26Rien.
30:27C'était sans espoir.
30:29Ils ne comprenaient pas le livre.
30:31Ils y voyaient ce qu'ils voulaient voir, ce que le New York Times voulait y voir.
30:36Et honnêtement, je m'en fichais pas mal.
30:44Au risque de paraître vieux jeu,
30:46j'estime qu'il y a une morale derrière l'acte d'écriture.
30:50Faute de quoi, écrire est une perte de temps.
30:52Il ne s'agit pas de professer, de prêcher, de juger tel ou tel comportement.
30:58Mais au cœur de l'acte d'écriture,
31:00il doit y avoir une envie de changer le monde, de le rendre meilleur.
31:07Je ne me vois pas en modèle.
31:09Je reconnais que j'aime déranger.
31:11J'aime explorer des terrains que d'autres écrivains négligent.
31:15Parce que ça me plaît, tout simplement.
31:18Ce n'est pas quelque chose que je m'impose.
31:23Ce n'est pas facile d'expliquer pourquoi on écrit tel ou tel livre.
31:26C'est une question d'envie.
31:29Changer le monde ?
31:31Comment on fait ça en tant qu'écrivain ?
31:33On peut sans doute changer le point de vue de certaines personnes sur le monde.
31:37Peut-être les inspirer.
31:39C'est déjà beaucoup.
31:44Mais écrire un roman, c'est un acte très personnel.
31:47C'est quelque chose de très intérieur.
31:49Ça n'a rien à voir avec les autres, avec votre public, avec vos lecteurs.
31:55Vous travaillez sur quelque chose qui est en vous,
31:57qui est souvent douloureux,
31:59et dont vous cherchez à vous débarrasser.
32:10Je ne sais plus qui avait, quel écrivain avait dit
32:14que ce qui pouvait arriver de pire,
32:17c'était d'être prisonnier du cauchemar de quelqu'un d'autre.
32:22Eh bien, je pense que c'est un peu la sensation,
32:26si je me souviens bien, qu'on éprouvait en se plongeant dans ce livre,
32:31en se disant que c'était un cauchemar de quelqu'un d'autre.
32:35Je me souviens bien qu'on éprouvait en se plongeant dans ce livre.
32:39Ce ne sont pas mes cauchemars à moi,
32:41ce sont ses cauchemars à lui,
32:43mais il les impose d'une certaine manière.
32:46À la fois, on a envie d'en sortir,
32:49parce que c'est pénible,
32:51et en même temps, on est secrètement attiré.
32:55C'est ça, la force de ce livre.
32:58Je crois que la littérature est là pour nous confronter à l'horreur.
33:02Ce n'est même pas qu'elle peut, c'est qu'elle doit.
33:04Si ce ne sont pas les écrivains qui nous parlent de l'horreur du monde
33:09et de l'horreur en nous, qui va le faire ?
33:21Ce livre est une bombe jetée au beau milieu d'une société bien lissée.
33:27À travers le personnage de Patrick Bettman,
33:29des horreurs sont proférées et infligées à d'autres groupes sociaux
33:33qui, clairement, ne font pas partie de la classe dominante.
33:36C'est sans aucun doute une vision d'homme blanc,
33:39riche sur le reste du monde.
33:43Le fait que j'enseigne la littérature m'a probablement un peu protégée.
33:47Ça m'a permis de lire le livre avec un certain recul,
33:50d'avoir une lecture un peu différente de celle d'autres lecteurs.
33:54Je ne me suis pas sentie particulièrement choquée.
33:57Je ne me suis pas non plus sentie personnellement insultée,
34:00ni en tant que femme ou en tant que personne de couleur.
34:05J'y ai vu plutôt un exercice de provocation,
34:07une envie d'aller le plus loin possible.
34:10Il a su utiliser son personnage de façon très efficace
34:13pour dénoncer la totale absence de valeur
34:16qui règne sous la surface polissée de notre société.
34:21Si votre peau vous semble desséchée, grumeleuse,
34:24ce qui fait paraître votre visage terne et plus âgé,
34:27utilisez une lotion clarifiante
34:29qui, en vous débarrassant des petites peaux mortes,
34:32vous laisse un épiderme éclatant.
34:42Je verse mon jus de pamplemousse citron dans un des verres à pieds Saint-Rémy.
34:46Aligné à côté du four à pain panasonic et de la cafière Salton,
34:49se trouve le percolateur Krebina en argent massif.
34:52Aujourd'hui, je porte un costume Alan Flosser.
34:55Il date des années 80.
34:57Le modèle que l'on préférera possède des épaules larges mais naturelles,
35:01une poitrine ample et un dos assouflé.
35:04Les revers souples devront être larges de 12 cm environ,
35:07la pointe du revers s'arrêtant au trois quarts de la largeur.
35:12Cette idée d'avoir un narrateur, le « je » du livre,
35:16qui passe son temps à scanner tout ce qu'il y a autour de lui,
35:19à énumérer les marques de tous les vêtements qu'il voit,
35:22de tous les objets, depuis la bougie sur la table jusqu'à la fourchette,
35:26en passant par le mouchoir qui dépasse d'une poche,
35:28tout cela est absolument absurde.
35:30Et c'est une volonté de sa part pour mieux souligner cet hyperconsumérisme,
35:34l'hypermatérialisme, le narcissisme débridé de notre société.
35:39C'est un fil qu'il déroule tout le long du livre.
35:42Ce n'est pas une maladresse stylistique,
35:44et j'imagine que ses éditeurs l'ont sans doute poussé à épurer,
35:47à raccourcir, à élaguer.
35:49C'est une sacrée bagarre.
35:57« American Psycho » avait manifestement déjà été revu par un éditeur,
36:03mais pas par moi.
36:05Je savais bien que Brett traversait une période difficile.
36:08Il avait déjà connu cette phase de l'édition,
36:10même s'il ignore quelles suggestions on lui avait faites.
36:19Il avait traversé toutes ces étapes de l'édition,
36:21toute cette procédure bien établie, jusqu'au choix du papier.
36:25Il était passé par tout ça.
36:27Et maintenant, il fallait tout recommencer.
36:30Pas de chance.
36:31Je ne publie jamais un livre qui a été revu par quelqu'un d'autre.
36:35Je ne livre que des manuscrits définitifs.
36:38Je ne demande l'aide de personne.
36:40Je ne livre que des versions définitives.
36:42J'ai toujours procédé comme ça.
36:44Connaissant Gary, j'imagine sa réaction à la première lecture.
36:48Il a dû se dire « Qu'est-ce qu'on va faire de ce truc ? »
36:52Alors, il s'est mis en tête de le réviser pour faire un roman plus grand public.
36:57Mais il n'était pas question que ça se passe comme ça.
37:02Quand j'ai lu ses remarques sur les 25-30 premières pages,
37:05je me suis demandé comment on allait pouvoir s'en sortir.
37:19L'idée était de publier le roman dès que possible
37:23pour que les gens puissent se faire une idée par eux-mêmes.
37:26J'ai sauté dans un avion pour qu'on puisse se retrouver ensemble
37:30et accélérer un peu les choses.
37:32Un ami nous a négocié une chambre à l'hôtel Bel Air
37:35pour qu'on puisse se rendre dingue mutuellement sans perdre trop de temps.
37:43Je procède toujours en identifiant les meilleurs passages
37:47et les choses plus faibles qu'on peut probablement améliorer.
37:51Je travaille toujours de cette manière, ligne par ligne.
38:00Il faisait ses modifications et puis je repassais dessus et j'annulais tout.
38:04Il était très en colère.
38:06On a continué comme ça jusqu'à l'aéroport.
38:08Puis il m'a écrit une lettre deux semaines plus tard où il me disait
38:11« Tu seras très embarrassé dans dix ans à cause de ce livre.
38:14Je fais de mon mieux pour t'aider. C'est mon job.
38:17Je pense qu'on aurait vraiment pu l'améliorer. »
38:20Pour beaucoup de gens, c'est lui qui avait raison.
38:23Ceux qui n'ont pas aimé le livre et qui ne l'aiment toujours pas
38:26auraient sans doute préféré que ce soit Gary qui ait la main.
38:29Mais ça n'aurait pas été mon livre.
38:31Désolé les gars, c'est pas ce que je veux faire.
38:34Voilà ce que moi je veux faire.
38:45Le livre a continué à bien se vendre pendant une dizaine d'années.
38:48Puis le film est sorti et lui a donné une véritable seconde vie.
38:56Christian Bale livre une performance remarquable dans le film.
38:59Et grâce à lui, le personnage a désormais un visage.
39:04En lisant le livre, je me suis sentie en colère.
39:07Mais j'ai tout de même continué.
39:09Non pas par obligation, mais parce que je n'arrivais pas à croire
39:12ce que j'étais en train de lire.
39:14Arrivée à la moitié, je me disais qu'il y avait forcément là un sens caché.
39:18Il y a quelque chose dans ce livre qui vous engage malgré vous.
39:22Et c'est ce qui m'a permis de continuer à lire.
39:25C'est ce qui m'a permis de continuer à lire.
39:28C'est ce qui m'a permis de continuer à lire.
39:32Et si vous allez au bout et que vous vous dites que cet immonde
39:35est totalement vide de sens, c'est que vous l'êtes également,
39:38vous qui l'avez lu jusqu'au bout.
39:42La réalisatrice Mary Harron m'a dit qu'elle avait été approchée
39:46pour réaliser une adaptation du roman.
39:48Elle m'a prévenue.
39:50Je sais que tu vas le détester. Ne fais-moi confiance.
39:53Je pense qu'on peut en faire une satire féministe.
39:57Et j'ai compris qu'elle avait raison.
40:02J'ai repensé à mes années à la fac avec ces groupes de mecs,
40:06ces confréries où on ne voyait que de l'arrogance,
40:09tous ces gars qui ne pensaient qu'en termes d'argent,
40:12persuadés d'être les maîtres du monde.
40:15Toutes ces choses qui définissent ce qu'on appelle la toxicité masculine.
40:25Je ne connaissais pas particulièrement le milieu décrit dans le roman.
40:29Par contre, les trous du cul macho, ça oui, à 100%.
41:00C'est une comédie.
41:02La première erreur de l'écriture venait des gens qui pensaient
41:05que le livre était tout sur la violence.
41:07Mais si on ajoute les séquences de violence dans ce livre,
41:10on obtient environ 4 pages.
41:12Et on obtient environ 396 pages de listes, de satires sociaux
41:16et de choses qui se passent dans la tête de Patrick Bateman.
41:19Pour moi, ce n'était jamais vraiment un livre sur la violence.
41:30L'odeur du sang s'infiltre dans mes rêves.
41:33Des rêves effrayants pour la plupart.
41:35Un transatlantique prend feu.
41:37Éruption volcanique à Hawaï.
41:39Mort violente de la plupart des agents de change de Salomon.
41:43James Robinson me cause du tort.
41:45Retour au pensionnat puis à Harvard.
41:47Les morts se lèvent et marchent au milieu des vivants.
41:50Mes rêves, en un film interminable,
41:53une pellicule éternellement déroulée,
41:55accidents de voitures, désastres,
41:57chases électriques et suicides horribles,
42:00seringues, pin-ups mutilés, soucoupes volantes...
42:03Brett Easton Ellis est un grand écrivain de l'hallucination.
42:07À la fois l'hallucination en raison de la drogue,
42:10chez ses personnages, qui sont toujours entre deux états,
42:13mais hallucination aussi dans la perception du monde.
42:17À partir du moment où vous introduisez dans un livre l'hallucination,
42:21vous introduisez un dispositif de doute constant.
42:24Si quelqu'un voit la réalité transformée,
42:27quelle devient sa crédibilité ?
42:29Or, Bateman manifestement souffre d'hallucinations.
42:32Le véritable résumé du livre n'est pas ce qu'on lit souvent,
42:35l'histoire d'un trader qui est à la bourse le jour
42:40et qui, la nuit, commet des meurtres.
42:42C'est le livre sur quelqu'un qui est malade,
42:46qui imagine qu'il a commis des meurtres,
42:49qu'il les a peut-être commis,
42:50mais l'indécidabilité est vraiment le cœur du livre.
42:53Est-ce que ceci s'est passé ? Est-ce que ceci ne s'est pas passé ?
42:56On peut lire le livre de cette manière, on peut le lire aussi d'une autre manière.
42:59C'est précisément l'objet de la littérature que l'indécidabilité.
43:05Je n'avais jamais rien lu de tel.
43:08C'était la première fois de toute ma vie que je tombais sur un livre
43:12qui me mettait au défi,
43:14qui semblait faire tout ce qui était en son pouvoir pour me faire renoncer.
43:18Et comme lectrice, j'ai été captivée par cette expérience inhabituelle.
43:28Toutes ces listes interminables,
43:31qui, d'un point de vue littéraire, faisaient parfaitement écho
43:35à la minutie des descriptions de torture et de meurtre,
43:40c'était tout à fait cohérent de la part de l'auteur.
43:43Cela dit, je n'ai jamais apprécié le livre.
43:46Je parle en termes de plaisir.
43:49Et je suis curieuse de savoir qui peut apprécier un tel roman.
43:54Je me demande quel plaisir peut-on éprouver à la lecture de ce livre.
44:01Après avoir balancé la première version,
44:03je me suis demandé comment exprimer d'un point de vue littéraire l'idée de la folie.
44:07Sans avoir à écrire, Patrick Bateman devient dingue.
44:10Comment exprimer cette folie par le style ?
44:13C'est une chose qui m'intéressait beaucoup.
44:16C'est devenu une obsession.
44:21Par la répétition, l'hallucination, la confusion entre les personnages,
44:26le fait de ne pas bien entendre ce qui se dit.
44:32Comment transcrire tout cela sur le papier ?
44:35Comment, en tant qu'écrivain,
44:37puis-je refléter la personnalité et la sensibilité d'un homme qui est fou ?
44:41Et tout ça par la voix du personnage.
44:45Et c'était un exercice passionnant.
44:49Autre question, comment rendre l'ennui intéressant ?
44:54Est-ce que c'est souhaitable ?
44:56Est-ce qu'il faut défier le lecteur
44:58en lui offrant quatre longs paragraphes de description de vêtements ?
45:02Est-ce que le lecteur va les lire ou sauter le passage ?
45:05Ça aussi, ça m'intéressait.
45:07Peut-être que oui, peut-être qu'il faut rendre le passage ennuyeux
45:10au point de forcer le lecteur à le sauter.
45:14Il y a beaucoup de choses qui m'intéressaient dans l'écriture même d'American Psycho.
45:17Je n'avais que 25 ou 26 ans,
45:19et ce sont des choses qui ne m'intéressaient plus du tout aujourd'hui.
45:24Mais voilà, j'étais jeune, j'avais envie de prendre des risques.
45:32Je possédais tous les attributs d'un être humain,
45:34la chair, le sang, la peau, les cheveux,
45:38mais ma dépersonnalisation était si profonde,
45:40avait été menée si loin que ma capacité normale à ressentir de la compassion
45:44avait été annihilée, lentement, consciencieusement effacée.
45:49Je n'étais qu'une imitation,
45:51la grossière contrefaçon d'un être humain.
46:00Kiev, Patrick Bateman,
46:02de toute évidence, comme le titre l'indique,
46:04il faut le situer dans le personnage du psychopathe.
46:07Dans les années 70, on a commencé à identifier un type de personnalité,
46:11pas vraiment une maladie mentale,
46:13mais un type de personnalité qui remplissait certains critères spécifiques,
46:17l'absence d'émotion, une tendance à l'impulsivité,
46:20un narcissisme complètement débridé,
46:23une incapacité à maintenir des relations sociales sincères et honnêtes,
46:28bref, le portrait très négatif d'un personnage très inquiétant.
46:37Un des effets intéressants du succès d'American Psycho,
46:41c'est qu'il a mis un peu sur la carte ce lien entre monde normal et psychopathe
46:48qui n'a pas été appréhendé par la justice,
46:51qui évolue librement dans son milieu.
46:53Donc dans la finance, dans le commerce en général,
46:57aussi dans la politique,
46:59il se trouve que les psychopathes dans la population sont relativement rares,
47:06dans le milieu de l'entreprise, ce chiffre semble monter jusqu'à 10-15%,
47:12et il monte à mesure qu'on grimpe les échelons de la hiérarchie,
47:17ce qui suggère qu'on vit dans un monde,
47:19et je pense que c'est aussi un des messages d'American Psycho,
47:22qui est fait de telle sorte qu'il favorise et qu'il récompense certains traits psychopathiques.
47:36On est tous un peu complices.
47:38Est-ce que véritablement un psychopathe peut faire le mal qu'il fait
47:42s'il n'est pas un peu aidé par l'environnement dans lequel il est,
47:46s'il ne peut pas s'y fondre facilement,
47:48passer inaperçu, facilement cacher ses traces,
47:52et dans le fond profiter d'une certaine complicité
47:54du fait que les gens ne font pas attention,
47:56qu'ils détournent le regard,
47:58ou qu'ils jouent le jeu parce que ça les arrange.
48:06American Psycho est un roman très visionnaire.
48:10Trump, par exemple, il y occupe une place bien particulière,
48:16comme une représentation de la corruption et de l'absurdité du business américain.
48:22Patrick Bateman est un grand admirateur de Trump dans le livre,
48:26et d'ailleurs pour moi, ça en dit long sur Donald Trump.
48:30L'argent, c'est bien.
48:34Le pouvoir au blanc, ça aussi, c'est bien.
48:38Mais les minorités, quelles qu'elles soient, y compris les gens pauvres,
48:42ça c'est moins bien.
48:44Il n'y a pas d'argent, c'est un peu pire,
48:47c'est ce qu'on dirait, le pouvoir au blanc.
48:50Le pouvoir au blanc, c'est un peu pire,
48:52c'est ce qu'on dirait, le pouvoir au blanc.
48:57y compris les gens pauvres, ça c'est moins bien, on n'en veut pas.
49:02Et les fractures sont bien pires aujourd'hui que du temps d'American Psycho.
49:18Bret Easton Ellis a réussi à capter des phénomènes qui se sont révélés endémiques dans la société américaine.
49:25Les excès du capitalisme, les relations entre les hommes et les femmes, entre riches et pauvres, entre noirs et blancs.
49:33Les problèmes qu'on affronte aujourd'hui en 2021 ont bien souvent pour origine des graines qui germaient déjà en 91 et que Bret Easton Ellis a su repérer.
49:41Une Amérique psychopathe. Le titre est vendeur bien sûr, mais il souligne bien le problème. Notre société a quelque chose de malade.
49:57Il a fallu de longues années pour que le public comprenne réellement le sens de ce roman. Il est devenu culte à cause de son côté violent et gore.
50:18Et même si c'était une erreur de la part des lecteurs, au moins ça a permis de faire vivre le livre.
50:25Avec le temps, les gens ont compris que ce n'était pas un livre sur la violence, même s'il contient des scènes violentes.
50:33C'est un livre qui décrit une culture qui est en train de pourrir de l'intérieur.
50:38Je note souvent des citations quand je travaille sur un livre. Il y en avait une en particulier que je n'étais pas sûr d'utiliser. C'était un peu incongru.
50:59Elle était de Miss Manners, une spécialiste des bonnes manières. Plus j'avançais dans le livre, plus il me semblait que cette citation avait du sens. Elle collait parfaitement au roman.
51:15On commet souvent l'erreur de croire que les bonnes manières ne sont que l'expression d'une pensée heureuse. Les bonnes manières peuvent être l'expression d'un large éventail d'attitudes.
51:23C'est le but même de la civilisation. Les contraintes sont nécessaires. Si nous suivions toutes nos impulsions, nous nous entretuerions.
51:30Et elle a raison. Elle ne parle pas littéralement de meurtre, mais de choses plus symboliques comme la censure publique ou le lynchage médiatique.
51:40American Psycho semble appartenir à une époque de liberté totale, comparée à aujourd'hui. Aujourd'hui, si j'écrivais un nouveau roman, ce serait une critique bien plus radicale de la société qu'American Psycho.
51:58Quelqu'un a dit que American Psycho était devenu aujourd'hui un livre respectable.
52:03J'imagine que cette personne suggérait que si on est toujours là au bout de 30 ans, on peut devenir respectable.
52:10Un peu comme une vieille prostituée qui, à force de faire partie du paysage et en vieillissant, devient respectable à sa façon.
52:17Et ça m'importe peu pour être franc. Je ne cherche pas à être respectable, ni moi, ni mes livres.
52:25Mais il est vrai que ça fait un moment que le roman est dans le paysage.
52:32On verra combien de temps ça durera.

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