Les grands entretiens de Mazarine Pingeot - Nathan Devers

  • il y a 3 mois
Interroger la crise démocratique en passant par la philosophie, voici ce que peut faire Nathan Devers au sein de ses ouvrages "Les liens artificiels" et "Penser contre soi-même". Il associe cela notamment à la préférence du métavers, ce monde virtuel où chacun peut s'échapper des difficultés de la réalité. Le succès que rencontre le métavers, il l'analyse comme une volonté de sortir de l'expérience du monde et de l'identité imposée par la naissance. Dans son ouvrage « Penser contre soi-même » il évoque la nécessité repenser l'identité imposée par la naissance et un besoin de transformer l'existence de chacun en une quête de reformation. Avec le retour en force des identités dû aux crises politiques actuelles, Nathan Devers appelle à reconstituer un monde commun qui irait au-delà du fil d'actualité sur son smartphone. Si le métavers est plus que jamais imposant grâce aux dirigeants des GAFAMS qui nous imposent une « mondialisation sans monde », il reste confiant quant à l'avenir en rappelant que le rôle que joue la technique aujourd'hui, la littérature le jouait hier. Ainsi donc, en nous exhortant à la « micro-résistance » il nous invite à construire des espaces de discussion et de rencontre dans des cafés par exemple pour que chacun parvienne un peu plus à « vivre son expérience ». Abonnez-vous à la chaîne YouTube LCP : https://bit.ly/2XGSAH5Suivez-nous sur les réseaux !Twitter : https://twitter.com/lcpFacebook : https://fr-fr.facebook.com/LCPInstagram : https://www.instagram.com/lcp_an/Retrouvez nous sur notre site : https://www.lcp.fr/#LCP #LesGrandsEntretiens

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00:00Générique
00:02...
00:21Nathan Devers, bonjour.
00:23Vous êtes philosophe et romancier,
00:25et on va essayer aujourd'hui d'interroger la crise,
00:29et notamment la crise démocratique,
00:32à la lumière de vos objets d'études.
00:34Dans un premier roman, vous avez mis en scène
00:36un jeu grandeur nature, où la tentation était grande
00:39de préférer le monde virtuel, le métavers
00:42ou l'antimonde, comme vous le nommez.
00:46Préférez cette antimonde au monde réel,
00:49toujours plus décevant, toujours plus fragile,
00:52peu fiable et finalement assez ennuyeux.
00:55Dans votre dernier livre,
00:56Penser contre soi-même, vous revenez sur votre itinéraire
00:59et vous interrogez plus précisément
01:01cette seconde naissance qu'est la philosophie.
01:04Vous avez d'abord voulu devenir rabbin,
01:06on va peut-être en parler un peu,
01:08puis vous avez bifurqué, ou plutôt vous avez sauté
01:11dans un autre monde, qui n'est pas le monde du métavers,
01:14mais un monde, je sais pas comment le qualifier,
01:17le monde du philosophe, dans lequel vous avez sauté
01:20après avoir eu une crise de la vocation.
01:25Je dirais le monde de la recherche.
01:28Pas, entendu au sens professionnel,
01:31mais dans le sens où c'est un monde
01:34où le verbe chercher a beaucoup plus d'importance
01:37et est le seul qui compte par rapport au verbe trouver,
01:40où les questions, non seulement, précèdent les réponses,
01:43mais n'appellent pas nécessairement de réponses,
01:46et où les vies sont vécues...
01:48Les vies, vraiment, au sens entier du terme,
01:51pas seulement la dimension intellectuelle,
01:54la dimension purement rationalisante,
01:56mais la philosophie, c'est ce que j'essayais de dire
01:59dans ce livre, c'est une affaire d'existence
02:01qui nous engage tout entier, avec notre part de raison,
02:04avec nos hasards, nos affects, nos rencontres,
02:07notre histoire, notre expérience.
02:09Tout n'est affaire que de recherche, donc de quête,
02:12donc de quelque chose qui doit être construit par nous.
02:15C'est non seulement une responsabilité,
02:18mais c'est quelque chose, me semble-t-il,
02:20d'éminemment excitant. C'est ce que j'appelle
02:23un bonheur difficile, un bonheur dont l'extase n'est pas immédiate,
02:26mais dont l'extase se situe dans la création du bonheur
02:29plutôt que dans le bonheur lui-même.
02:32Il est tellement difficile qu'on peut lui préférer, éventuellement,
02:35une forme de jouissance et de bien-être,
02:38notamment dans le métavers ou l'antimonde,
02:40puisque c'est aussi une possibilité.
02:42Votre personnage finit par passer plus de temps
02:47dans ce monde virtuel que dans le monde réel,
02:49précisément parce que l'existence est lourde à porter.
02:53Oui, bien sûr. Il me semble que la passion du virtuel...
02:57D'abord, elle n'a pas été inventée par la révolution numérique,
03:00elle existe bien avant que Mme Bovary lit ses romans,
03:03elle est aussi dans un métavers à sa manière,
03:05et que c'est une passion qui exprime...
03:09Je n'aurai pas de jugement de valeur sur elle,
03:11c'est pas bien ou mal, c'est pas quelque chose de binaire,
03:15mais qui peut exprimer quelque chose de presque métaphysique,
03:18à savoir l'idée que la vraie vie est en dehors du monde
03:21et que la vraie vie, il faut la chercher dans un monde parallèle,
03:25une autre dimension, soit qu'on va inventer dans sa tête,
03:28soit qu'on va trouver dans l'art, soit qu'on va trouver,
03:31par des moyens techniques, ceux du numérique.
03:33Ça, évidemment, que ça a une part qui est sublime,
03:36de cultiver l'imaginaire, de multiplier les possibles, etc.,
03:40ce que j'essaie d'écrire dans ce roman,
03:44qui, à mon avis, peut être une sorte de spirale angoissante,
03:47c'est quand ça confine en une forme de confort,
03:50de vivre dans sa bulle,
03:52de ne plus vouloir avoir l'expérience du monde,
03:55qui est que le monde est là pour nous contrarier,
03:58pour, précisément, nous heurter,
04:00et évidemment, les autres êtres humains,
04:02autrui qui est toujours une menace,
04:05une violence de la souveraineté de mon égo.
04:08Et il me semblait qu'il y avait, dans cette tentation,
04:11de s'enfermer dans sa bulle, de s'enfermer dans son confort,
04:15que ce soit par le numérique,
04:16que ce soit aussi par la recherche d'un confort intellectuel,
04:20d'une existence où on serait complètement fusionné,
04:23comme dirait François Julien,
04:25en train de coïncider à son identité
04:27et à ne plus vouloir en sortir.
04:28Dans les deux cas, il y a la suppression
04:31de cette violence de l'altérité.
04:32C'est ça qui introduit le contre, du pensée contre soi-même.
04:36Alors, pour revenir au titre de votre dernier ouvrage,
04:39pensée contre soi-même,
04:41on pourrait s'interroger sur les définitions
04:43de chacun des mots.
04:45Le soi-même, il évolue, en l'occurrence,
04:47il est le soi-même hérité de sa culture, de ses parents.
04:51Le soi-même en situation, et puis il y a le nouveau soi-même.
04:55Qu'est-ce qu'être soi-même ? Et puis, qu'est-ce que penser ?
04:58Oui, tout à fait.
04:59Alors, on pourrait dire,
05:01le premier sens de cette expression,
05:03c'est penser contre la manière dont le soi-même s'est construit.
05:09Notre identité est avant tout, en premier lieu,
05:13déterminée par notre naissance.
05:15Quand je dis naissance, j'entends pas l'événement de la naissance,
05:19mais le fait qu'on n'a rien choisi dans cet événement,
05:22qui nous définit complètement.
05:23C'est un événement sur lequel on n'a aucune prise,
05:26on n'a pas été consulté pour savoir si on veut être ou ne pas être,
05:30on a encore moins été consulté sur le point
05:32par lequel on veut rentrer dans le monde,
05:34on n'a pas été consulté sur notre prénom, etc.
05:37Il y a toute une identité qui s'impose à nous,
05:40l'être jeté, dont parle Heidegger,
05:42jeté sur la scène du monde,
05:43avec un texte à réciter, qui se déroule presque automatiquement,
05:47et à partir de là, il y a un soi-même qui s'écrit,
05:50et qui s'écrit presque sans nous.
05:52Penser contre et qui dicte non seulement notre identité,
05:55nos manières d'agir, mais souvent nos réflexions.
05:58Par exemple, grandir dans une famille qui croit ou qui ne croit pas en Dieu,
06:02qui est sensible à telle ou telle idéologie,
06:05tout ça nous influence sensiblement.
06:07Il me semble que la pensée,
06:09si elle est juste la cristallisation, l'épiphénomène de notre identité,
06:13de notre naissance, ce n'est pas de la pensée.
06:15Les deux termes se définissent ensemble.
06:18Penser contre soi-même, c'est essayer d'apprendre
06:21à ne plus se préparer à la mort, comme disait Socrate,
06:24mais d'aller à l'encontre du processus de la naissance,
06:27de faire de la pensée la négation de la naissance.
06:29Le deuxième sens, ce serait de dire, peut-être,
06:32penser contre l'idée du soi-même,
06:34contre cette idée atroce de l'identité
06:37vécue comme un carcan,
06:39vécue comme un destin,
06:40vécue comme un verdict.
06:42Estimer que, justement,
06:44ce qui fait l'enjeu même de l'existence,
06:47dont la pensée est peut-être le point culminant,
06:50c'est le travail de la négation,
06:52c'est le travail de l'ouverture,
06:55c'est le travail d'essayer de créer des failles,
06:58des béances, des cassures au sein de cette identité,
07:02pas du tout dans une sorte de grand masochisme.
07:05Dans les mots, Sartre a cette phrase,
07:07où il dit, je me suis efforcé de penser contre moi-même
07:10au déplaisir qu'elle me causait.
07:12Il y a un côté un peu maso dans ce penser contre soi-même,
07:15mais ce serait pas tellement ce sens,
07:17ce serait au sens, j'en reviens,
07:19de transformer l'existence en quête.
07:21Dès lors qu'on voit plus l'identité
07:23comme quelque chose de déjà écrit,
07:25comme quelque chose qui s'impose à nous,
07:28qui impose nos visions du monde,
07:30qui nous impose des systèmes de valeurs,
07:32des goûts, des manières d'agir,
07:34l'identité, on la vit véritablement
07:36comme quelque chose qui est proche de l'écriture.
07:39Vous avez conscience qu'aujourd'hui,
07:41la réponse à la crise que nous traversons,
07:44qui est multifactorielle, mais notamment politique,
07:47c'est précisément le retour des identités.
07:49Et c'est précisément également
07:52le discours qui ne supporte pas l'idée du contre-soi-même,
07:58c'est-à-dire le discours qui est dogmatique,
08:01qui affirme, qui est croyant,
08:04qui est idéologique,
08:06et donc qui ne souffre absolument pas
08:09à l'idée qu'une négation,
08:10qu'une négativité puisse être...
08:14puisse être fertile.
08:16Alors, voilà, vous êtes un petit peu une voix,
08:18on va dire, je sais pas,
08:20originale dans la scène politique actuelle,
08:23enfin, politique et intellectuelle actuelle,
08:25parce qu'en effet, on a l'impression
08:27que les deux réponses à la crise,
08:30comme le disait Kant de manière très juste,
08:33c'est soit le scepticisme total,
08:35soit le dogmatisme.
08:37Et donc, vous essayez de dessiner un chemin entre les deux,
08:40mais c'est une voix un peu dissonante.
08:42Comment arrivez, je sais pas, dans vos cours,
08:45comment vous arrivez à faire venir les étudiants
08:47à cette idée que penser, c'est parfois aussi
08:50se faire un peu violence ?
08:51Il me semble, déjà, je suis tout à fait d'accord avec vous,
08:55que nous vivons un moment
08:57où la notion de monde commun est en danger,
08:59puisque le monde commun,
09:01c'est pas seulement la juxtaposition des individus,
09:04c'est pas seulement le pratico inerte,
09:06être à côté les uns des autres dans une queue d'un supermarché,
09:09ou être tous connectés au même réseau social.
09:12Le monde commun, c'est précisément d'essayer
09:15de co-constituer un espace qui dépasse mon monde propre,
09:19le monde de ma sphère d'appartenance.
09:21Et donc, c'est nécessairement quelque chose qui a lieu,
09:24enfin, qui a trait, sinon à la violence,
09:26du moins à la sortie de soi, au dépassement de soi.
09:30Et c'est dans cette logique que,
09:32je sais pas si c'est original ou non,
09:34mais que je voulais vraiment insister
09:36sur l'idée selon laquelle, au coeur de la philosophie,
09:39enfin, plutôt, au coeur du verbe philosopher,
09:42il y a une violence constitutive, fondamentale,
09:46qui, chez chaque philosophe, prend une forme différente.
09:49On la trouve de manière criante chez Platon,
09:52on la trouve aussi, sans doute, chez Descartes,
09:54le début des principes de la philosophie,
09:57on la trouve chez Heidegger, à peu près partout.
10:00Et cette violence-là,
10:01qui s'exprime à travers des concepts
10:04qui sont tous différents, il me semble que,
10:06fondamentalement, il y a cette idée
10:08que philosopher, c'est à la fois un geste suicidaire
10:12et un geste de renaissance.
10:13C'est cette anecdote, qui est peut-être inaugurale
10:16pour la philosophie, peut-être vraie, peut-être fausse,
10:19mais que Diogène Laher se raconte,
10:21à savoir quand Platon rencontre Socrate,
10:24lui qui était tragédien,
10:25lui qui avait toute une vie où il adhérait à son identité
10:28dans la cité, brûle ses pièces.
10:30Il ne décide pas de les ranger dans un tiroir,
10:33il les brûle, et il se brûle lui-même en faisant cela.
10:36Il me semble que cette dimension de violence,
10:39dont on n'entend peut-être pas assez parler aujourd'hui,
10:42il y a ce discours que la philosophie doit rendre heureux,
10:45avoir parfois une vertu thérapeutique,
10:47oui, il y a un bonheur derrière, une jubilation du philosophé,
10:51mais cette violence qui est la porte d'entrée,
10:53qui est presque le prix à payer, la douane
10:56pour se livrer à cette activité,
10:58il me semble que c'est vraiment une condition de possibilité
11:01qu'on ne peut pas faire l'impasse.
11:03Oui, alors, avec mes étudiants,
11:05je ne suis pas violent
11:08ou j'essaie de ne pas les effrayer,
11:11mais en tout cas, c'est vrai que ce que j'aime bien
11:14essayer de faire quand j'enseigne la philosophie,
11:18c'est deux choses.
11:19D'abord, de rappeler que la philosophie,
11:21c'est une dimension, enfin, c'est une activité
11:24qui ne se réduit pas à une dimension purement rationnelle,
11:28comme si on adhérait à une logique dualiste,
11:30d'un corps séparé de l'esprit.
11:32Deuxièmement, vis-à-vis des auteurs,
11:34il peut y avoir une manière religieuse d'enseigner la philosophie.
11:38La philosophie peut parfois être le contraire du philosophé
11:41et s'enfermer dans un carcan tout aussi dogmatique
11:44que les dogmatismes religieux ou idéologiques
11:46et essayer d'avoir un rapport rigoureux, mais critique,
11:49par rapport au philosophe qu'on étudie.
11:51-"Si penser, c'est dire non", pour reprendre le titre de Derrida,
11:55c'est comment créer du commun ?
11:59Oui, question.
12:01Comment intégrer la pensée philosophique
12:04dans...
12:07dans un champ politique, si elle n'est que critique ?
12:10Est-ce qu'elle est à même, aujourd'hui,
12:13peut-être d'ailleurs, d'être audible, de susciter...
12:16On peut imaginer que c'est dans une démocratie, précisément,
12:19que la pensée critique pourrait se développer,
12:22que c'est même la condition pour la pensée critique
12:25de se développer, mais aujourd'hui, elle est quand même
12:29extrêmement concurrencée par d'autres types de discours,
12:32que ce soit des discours autour des identités communautaires,
12:35d'appartenance, ou, éventuellement, le métavers,
12:39le monde virtuel, dans lequel des fausses communautés
12:43se créent, en réalité,
12:46qui sont des communautés fermées, des communautés closes.
12:49Comment le discours philosophique peut-il avoir une prise,
12:52aujourd'hui, sur le réel et dans le champ politique ?
12:55Je dirais deux aspects qui sont majeurs.
12:58Le premier, c'est d'essayer, précisément,
13:01de constituer ce monde commun,
13:03et ça, c'est une responsabilité, je dirais,
13:06individuelle et collective.
13:07Ca passe par mille et une choses,
13:09ça passe par être très méfiant des bulles de filtre
13:12qu'il y a sur les réseaux sociaux,
13:14qui précisément font qu'on se réveille chaque matin,
13:17on voit son fil d'actualité et on s'enferme dans son identité.
13:20Savoir que les identités ne pensent pas,
13:22aujourd'hui, je pense que, politiquement,
13:25on voit émerger des mouvements qui nous disent
13:27qu'une identité nous livre un positionnement politique,
13:31construire des espaces de discussion, de pensée, etc.
13:34Mais surtout, le deuxième aspect, qui me semble plus important,
13:37c'est un travail entre soi et soi,
13:39d'essayer de voir que l'altérité, c'est pas seulement d'autrui,
13:43être tolérant, ouvert d'esprit,
13:44c'est voir qu'il y a une altérité en soi-même,
13:47que je ne suis pas, justement, un bloc d'identité
13:50dont le moi serait, en quelque sorte,
13:53le personnage principal et unique.
13:55Voir qu'il y a en moi-même un agrégat
13:59de processus, d'histoire,
14:01de strates d'identité,
14:04d'émergence accumulée,
14:06comme sur des couches archéologiques,
14:08qui dialoguent les unes avec les autres.
14:11Faire cette expérience aussi, peut-être,
14:13de se délivrer de l'idée du moi
14:16et du poids, et de l'aspect, si vous voulez, carcan,
14:21que cette idée peut avoir dans l'existence.
14:23Un des penseurs qui a insisté vraiment là-dessus
14:26ces dernières années, c'est un penseur pas très connu en France,
14:29mais que je trouve très important, Francisco Varela,
14:32mort en 2001, et qui, précisément, invite à sortir
14:35de ce qu'il appelle cette angoisse cartésienne,
14:38cette volonté de s'accrocher à son moi.
14:40Voir qu'il y a en moi, par exemple, en moi-même,
14:43un juif, un Français,
14:45quelqu'un qui aime aller dans des cafés,
14:49quelqu'un qui est passionné, amoureux de littérature,
14:52de philosophie, etc., je pourrais multiplier les exemples
14:56pendant trois heures, c'est déjà un travail
14:58où j'invente une collectivité au sein de ma personne,
15:02et qui, évidemment, à la fin, a un impact central
15:04dans mes relations avec autrui et dans la constitution
15:07de ce monde commun.
15:08C'est la possibilité du débat, du dialogue,
15:11y compris avec celui qui ne pense pas comme vous.
15:13Mais dans l'espace du métavers,
15:15puis revenons à votre premier ouvrage,
15:17parce que je trouve que c'est extrêmement intéressant,
15:20cette pluralité des inédités est juste impossible,
15:23elle est structurellement impossible,
15:25et pourtant, on voit bien que c'est une promesse
15:28qui est de plus en plus séduisante.
15:31Est-ce que, justement, on ne pourrait pas dire
15:33que cette définition du pensée par le pensée contre soi-même
15:37est rendue impossible, que ce soit dans le métavers
15:40ou également dans l'intelligence artificielle ?
15:42Est-ce qu'on ne pourrait pas se dire,
15:44en utilisant votre catégorie du pensée contre soi-même,
15:47que c'est ça qui distingue l'intelligence des machines
15:50de l'intelligence des hommes ?
15:52La machine ne peut pas penser contre elle-même.
15:55Vous avez raison, je suis d'accord avec ce que vous dites.
15:58Moi, si le métavers m'a intéressé,
16:00c'est presque plus comme une métaphore,
16:02je ne suis pas du tout technophobe,
16:04mais c'était la métaphore de la promesse
16:07de tu vas être relié au monde entier
16:09sans avoir à sortir de chez toi,
16:11c'est littéralement ça, le métavers.
16:13Tu mets ton casque, et le casque, c'est l'image même de la bulle,
16:17l'image même de l'enfermement
16:19où le visage devient quelque chose d'indépassable,
16:22et mon visage se met à contenir le monde.
16:24Je mets mon casque, je suis en pyjama chez moi,
16:27et je peux aller à Tambouctou, aller dans un café,
16:30faire un entretien d'embauche, travailler, visiter des musées.
16:33Et donc, il y a cette idée que le monde n'est plus quelque chose
16:37dont la... Enfin,
16:39qui nécessite que je sorte de moi-même
16:41pour pouvoir y rentrer.
16:43Et ça, c'est, à mon avis,
16:45la violence presque constitutive du métavers,
16:48et pas seulement du métavers,
16:50parce que cette promesse-là, on la voit déjà.
16:52Le moment du confinement a été un moment très instructif,
16:56parce que c'était sans doute
16:58une des plus grandes expériences de mondialisation.
17:01Nous étions tous et toutes assignés à résidence,
17:03et pourtant, nous n'avons jamais été aussi bien mondialisés
17:07à ce moment-là, puisque tout fonctionnait.
17:09On pouvait téléphoner, faire des vidéos conférences
17:12avec l'autre bout de la planète, la politique continuait sur Twitter,
17:16le travail continuait en télétravail, etc.
17:18Et donc, le monde se passait du monde.
17:21Cette mondialisation sans monde est, à mon avis,
17:24quelque chose qui, justement, résume bien le danger.
17:27Alors, évidemment, il ne s'agit pas de dire que ça implique
17:32qu'automatiquement, on va rentrer dans l'ère des identités,
17:35dans l'ère de l'enfermement sur soi,
17:37mais quand même, je pense qu'il y a une médiation très claire
17:40entre le technique et l'existentiel.
17:43Non seulement vous dites que l'expérience subjective
17:46elle-même se transforme, voire s'annihile,
17:48mais qu'il y a aussi un projet politique derrière,
17:51c'est-à-dire que le métavers, dans votre anti-monde,
17:54mais on va dire dans la vie réelle aussi,
17:56il est quand même dirigé,
18:00sans rentrer dans le discours complotiste,
18:03mais il y a une intention derrière,
18:05c'est-à-dire qu'il y a quand même des chefs d'entreprise
18:08dans la Silicon Valley qui ont des idées assez arrêtées
18:11sur les règles politiques de leur invention,
18:14et ça ne s'appelle pas une démocratie.
18:17En l'occurrence, votre personnage, Adrien Steiner,
18:20qui est celui qui a inventé ce métavers,
18:22qui est en fait juste le monde réel, mais virtuel,
18:25c'est-à-dire qu'il n'y a pas un scénario préétabli,
18:28c'est ça qui est génial, l'idée que vous allez vivre votre vie,
18:31elle n'est pas dans le vrai monde, mais juste dans le monde virtuel,
18:35c'est votre vraie vie, mais pas tout à fait.
18:37La vulnérabilité, la souffrance, tout ça va être évacué.
18:41C'est un petit peu la promesse transhumaniste
18:44dans certains nombres de dirigeants du GAFAM,
18:46des GAFAM qui investissent assez massivement là-dessus.
18:49C'est quelque chose qui n'est pas juste une métaphore.
18:52Oui, tout à fait.
18:53Et ce personnage-là, je l'ai écrit en m'inspirant
18:56des gens que vous avez mentionnés,
18:58les grands patrons de la Silicon Valley,
19:00les Bergs, les Musks, même Jobs, en quelque sorte,
19:04et je cherchais une clé pour ces gens-là.
19:06Evidemment, ils sont milliardaires,
19:08mais mon personnage, je voulais pas qu'il soit motivé par ça,
19:12parce que c'est la vision la plus superficielle
19:14qui se joue pas seulement à la création d'un empire économique.
19:18Evidemment, ils ont du pouvoir et ils sont fiers de l'exercer.
19:21Il y a quelque chose de messianique,
19:23voire de démiurgique, là-dedans.
19:25Je pense que ce sont des gens, fondamentalement,
19:28qui fondent une religion de la technologie
19:30et qui sont des très grands religieux
19:32qui croient ou non en Dieu, c'est pas le sujet,
19:35pour deux raisons.
19:36D'abord, la religion, c'est une des deux étymologies possibles,
19:39religarer, c'est pas la seule, mais créer du lien.
19:42Et, objectivement, dans nos vies,
19:44notre manière de créer du lien avec les autres,
19:47elle est façonnée beaucoup plus par Mark Zuckerberg,
19:49par Elon Musk, peut-être,
19:51que par les pouvoirs politiques classiques,
19:54que par l'Elysée, que par la Maison Blanche aux Etats-Unis.
19:57Ils ont réussi, ces gens-là,
19:59à donner, dans la microphysique de nos liens quotidiens,
20:02de notre monde quotidien, notre rapport à tout,
20:04notre rapport à l'ennemi, à nos proches,
20:07aux gens qui habitent à l'étranger parmi nos proches,
20:10notre rapport au désir, à la sexualité,
20:12à la politique, etc.
20:13Ce sont les grands configurateurs de liens.
20:15Finalement, nous communions toutes et tous
20:18à la religion de la technologie,
20:20même si nous ne sommes pas nécessairement tous fans de cela.
20:23Aujourd'hui, c'est notre lien.
20:25Évidemment, religieux, parce que ce sont des créateurs de monde.
20:28Quand Mark Zuckerberg présente le métavers,
20:31et qu'il dit cette phrase incroyable,
20:33le but de ce métavers, c'est de reproduire
20:35le feeling of presence, le sentiment de la présence.
20:38On a l'impression que c'est du Derrida,
20:40une sorte de milliardaire américain
20:42qui joue toute sa fortune, qui fait des investissements massifs,
20:46juste pour pouvoir déplacer la métaphysique de la présence
20:49et faire en sorte qu'un monde absent puisse être tout aussi présent,
20:53voire plus présent que le monde présent.
20:55Je croyais que c'était la fin de l'expérience,
20:58au sens de l'appropriation de la chose vécue,
21:01de l'événement vécu.
21:03C'est ce que déjà, d'ailleurs, Benjamin le prédisait,
21:06la fin de l'expérience.
21:08Le virtuel, c'est la fin de l'expérience,
21:11enfin, le fait de vivre sa vie, quoi.
21:14J'aurais une petite réticence sur cette idée, sur un point.
21:18C'est l'idée...
21:22Je suis assez... J'ai été très marqué par l'ecclésiaste.
21:25L'ecclésiaste, qui est une grande leçon d'essayer de dire
21:29ne vois pas ton présent comme un temps de destruction de tout.
21:33Ce qui peut te faire paniquer,
21:35il y a une critique très claire du c'était mieux avant.
21:38Tu te rends pas compte que ça existait sous d'autres formes.
21:41Je pense que la passion du virtuel, la passion du confort,
21:44la passion du cocooning, on dirait ça, de la bulle,
21:47la passion de ne pas vouloir affronter l'expérience,
21:50aujourd'hui, ça peut prendre ces formes-là,
21:52mais ne pas oublier que ça a pris d'autres formes par le passé.
21:55Le poids des idéologies qu'on a pu connaître au XXe siècle,
21:59qu'est-ce que c'est, sinon, un refus de l'expérience historique ?
22:02La manière de vivre, pas toujours,
22:04mais dont la vie religieuse peut pousser aussi
22:07à être dans une grande négation du monde,
22:09c'est aussi un refus de l'expérience.
22:11C'est pas une critique, c'est ce qui rend ça formidable,
22:14mais la littérature, le roman, peut avoir joué ce rôle,
22:18et d'ailleurs, il était éminemment critiqué pour ça,
22:21jusqu'au XIXe siècle, comme aujourd'hui,
22:23on critique les écrans, d'être, si vous voulez,
22:26une grande machine à dénégation de son expérience réelle.
22:30Je pense que ce sont des processus qui se renouvellent,
22:33qui prennent des visages nouveaux, des configurations nouvelles,
22:37mais que la grande question n'a pas changé
22:39depuis l'époque de Platon, c'est comment faire en sorte
22:42de vivre l'expérience et de la vivre philosophiquement.
22:45Vous ne pensez pas qu'il y a une mutation anthropologique
22:49de l'omniprésence technologique, et notamment du virtuel ?
22:53C'est de ça dont il est question, et des réseaux sociaux,
22:56et de la transformation des liens.
22:58Parlez.
22:59Je pense que le technique, évidemment,
23:01il y a des médiations constantes entre le technique,
23:04le culturel, le politique, l'idéologique, etc.,
23:07et que, évidemment, c'est pour ça que je trouve ça passionnant
23:10de s'intéresser aux évolutions et aux révolutions techniques,
23:14ce ne sont pas seulement des histoires de machines
23:16mais c'est beaucoup plus large que ça,
23:18et ça change complètement, que ce soit nos vies,
23:21le corps social, avec des mutations anthropologiques
23:24plus profondes, que ce soit la baisse de la concentration,
23:27on le voit.
23:28En revanche, il me semble que, derrière toutes ces mutations,
23:32les questions qui se posent,
23:33même si ce sont des questions qu'il faut poser
23:36en termes contemporains, en tout cas...
23:38C'était des dangers qui existaient avant sous d'autres formes.
23:42Néanmoins, vous, qui travaillez
23:45sur un engagement à la fois physique de la pensée,
23:49donc un lien intrinsèque, un dépassement des dualismes,
23:53la question du corps,
23:54que ce soit celle du corps social ou du corps propre,
23:58est quand même très mise de côté par le virtuel
24:02et par cette nouvelle forme d'idéologie
24:05ou de négation du réel, on va dire.
24:07Oui, alors, oui, tout à fait,
24:09mais ça dépend de ce qu'on appelle le corps.
24:12Le corps, c'est un concept auquel on peut donner
24:14plusieurs définitions.
24:16On peut dire que c'est le corps comme organisme,
24:18le corps physique, cette chaise, ce fauteuil est un corps,
24:22le corps comme organisme biologique,
24:24comme corps vivant, mais aussi vécu en première personne,
24:27très bien, mais le corps, ça veut aussi dire d'autres choses.
24:31Le corps, ça veut aussi dire ce qu'on appelle en anglais
24:34l'embedment, le fait d'être situé.
24:36Si je suis situé dans le monde, c'est parce que mon corps l'est.
24:39C'est pas un problème physique, ou charnel, ou tangible,
24:42mais ça touche au fait que toute pensée
24:45se situe dans un arrière-plan idéologique,
24:47que toute pensée dépend de l'horizon,
24:49de son milieu social, de son temps, de son époque.
24:52Avec le virtuel, elle se détériorise...
24:55Ouh là ! Elle se détéritorialise pas mal, la pensée.
24:58Exactement, mais ça reste quand même, je pense,
25:00peut-être des expériences extrêmes,
25:02mais des expériences extrêmes du corporel.
25:05C'est le corps outillé,
25:06c'est le corps qui est hybridé de technique,
25:09mais c'est ce qui fait, par exemple,
25:11je sais pas vous, mais pour ma part, mon smartphone,
25:13j'ai l'impression qu'il appartient à ma chaire,
25:16qu'il fait partie...
25:17-...de ma prolongation.
25:19Ca sera ma dernière question.
25:21La répercussion, par exemple, sur la relation amoureuse.
25:24Vous en parliez très bien dans votre premier livre,
25:27Ensemble mais séparés.
25:28Oui, exactement. Oui, tout à fait.
25:30Alors ça, je pense que c'est un sujet
25:32qui est évidemment central,
25:35cette idée que l'amour...
25:38Enfin, que notre époque
25:40et les configurations de l'amour dans notre époque,
25:43l'amour amoureux, l'amour de manière plus générale,
25:46passent par cette dynamique où on crée des liens d'ensemble,
25:49mais qui sont des liens qui se passent
25:51sur fond de solitude première,
25:55où l'expérience de la rencontre sur une application de rencontre,
25:59est-ce que ça reste une expérience de rencontre ?
26:01Dès lors qu'on peut choisir les critères,
26:04que ce qu'on voit de l'autre,
26:05c'est vraiment... C'est pas du tout son visage.
26:08Même si on voit une photo de visage sur une application de rencontre,
26:12c'est pas un visage.
26:13Quand Lévinas parle du visage, il parle de la révélation de l'autre.
26:17L'autre, en tant que ce qui sort de toute la sphère de mon moi.
26:21Et précisément, là, on n'est pas du tout dans cette logique.
26:25Donc, d'accord, le corps, on le retrouve d'une manière ou d'une autre,
26:29mais enfin, dans la relation amoureuse, il n'est pas très présent.
26:32Exactement.
26:33C'est une désincarnation qui est le prix à payer
26:36de cette technologisation de nos vies.
26:40Bien sûr, et il me semble que l'enjeu n'est absolument pas
26:44d'appeler à la destruction des machines,
26:46à la déconnexion généralisée,
26:48mais d'appeler à des sortes de micro-résistances
26:50à l'échelle de nos vies, construire des espaces,
26:53construire des espaces de discussion comme ici,
26:56construire des espaces de réflexion,
26:58des espaces de solidarité et des modalités de rencontre d'autrui.
27:02C'est pour ça que je fais l'éloge des cafés,
27:04c'est parce que le café, c'est l'incarnation de ça aussi,
27:08construire des mondes où la rencontre est possible.
27:10Merci, Nathan Devers.
27:12Au revoir.

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