On connait leur visage, leur analyse, leur voix, mais les connait-on vraiment ? Quel a été leur parcours, leur formation, quelles épreuves ont-ils du dépasser pour exercer leur magistère ? Quelles sont leurs sources d'inspiration, leur jardin secret ? Une fois par semaine, Rebecca Fitoussi reçoit sur son plateau des personnalités pour un échange approfondi, explorer leur monde et mieux apprécier le regard qu'ils et qu'elles portent sur notre société. Ils, elles, sont artistes, scientifiques, historiens, universitaires, chefs de restaurants, associatifs, photographes, ou encore politiques.
Une collection de grands entretiens inspirante dans un monde en manque de repères et de modèles. Année de Production : 2023
Une collection de grands entretiens inspirante dans un monde en manque de repères et de modèles. Année de Production : 2023
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00:00 ...
00:21 -Notre invitée est une princesse.
00:24 Ce n'est pas une expression ni même une façon de parler.
00:27 Elle est vraiment née princesse, sauf qu'elle n'en a jamais eu les avantages.
00:31 Les grandes propriétés, le confort matériel,
00:33 tout ce qui va avec la vie d'aristocrate,
00:36 elle n'en a pas vu la couleur.
00:38 Ses parents ont tout perdu en fuyant après la Révolution russe.
00:41 Mais la richesse, au moins intellectuelle et artistique,
00:44 elle a trouvé elle-même,
00:45 dans une immense carrière d'actrice et d'écrivaine.
00:48 Elle est un visage majeur de la nouvelle vague.
00:51 C'est Jean-Luc Godard qui lui offre son premier grand rôle.
00:54 Elle jouera ensuite pour Piala, Blié, Lelouch, Arcadie.
00:58 Mais plus que des rôles ou des livres,
01:00 ce qui caractérise notre invitée, c'est sa liberté,
01:03 sa très grande liberté de femme.
01:05 Elle a suivi son instinct, ses envies, ses coups de cœur, ses coups de foudre,
01:09 en France, aux Etats-Unis, en Italie.
01:11 Elle a toujours essayé de ne pas être la femme de, mais d'être elle,
01:14 une femme indépendante, engagée, passionnée de culture et de politique.
01:19 Comment a-t-elle fait, d'ailleurs ?
01:21 Comment a-t-elle gagné cette liberté à une époque
01:23 où, même pour un compte en banque, il fallait l'autorisation d'un mari ?
01:27 Le combat a-t-il été rude ?
01:29 Comment définit-elle son féminisme ?
01:31 Posons-lui toutes ces questions. Bienvenue dans "Un mot d'un regard".
01:34 Masha Merrill, merci d'avoir accepté notre invitation.
01:37 Actrice, écrivaine, autrice de plus d'une vingtaine d'ouvrages.
01:41 Tenez, d'ailleurs, est-ce que je dois dire "autrice" ou "auteur" ?
01:45 Est-ce que pour vous, l'émancipation des femmes
01:47 passe par la féminisation des mots ?
01:49 Oui, enfin, c'est un faux débat.
01:53 Écrivain ou écrivaine, c'est la même chose, c'est pas bien joli.
01:56 C'est mieux écrivaine que auteur, eux.
01:58 C'est une question musicale.
02:00 En tout cas, votre féminisme ne se définit pas par ça.
02:03 J'ai lu que vous disiez "ma vie de femme a commencé à ma première fiche de paye".
02:07 Est-ce que c'est ça, l'émancipation ?
02:09 Parce que c'est nous, ma génération,
02:12 qui a déblayé tous les bienfaits qui vous arrivent,
02:16 vous, votre génération.
02:17 On l'oublie un peu, on nous oublie un petit peu.
02:20 Et la chose principale dans l'émancipation,
02:23 c'est l'émancipation, c'est-à-dire être indépendante économiquement.
02:28 Ça, moi, je l'ai compris tout de suite.
02:29 J'avais 16 ans, 17 ans, et je me suis dit,
02:32 il faut que je gagne ma vie et il faut qu'à ce moment-là,
02:35 je puisse ne plus dépendre de la famille,
02:38 ne pas dépendre non plus d'un groupe ou d'une...
02:42 - Je sais pas quoi... - D'un clan.
02:43 - D'un clan ou d'une profession. - Ou d'un homme.
02:46 Et encore pire, d'un homme.
02:47 Mais ça, ça vient après.
02:49 Mais quand même, cette chose-là,
02:52 c'est une question, j'allais dire, de réflexion.
02:55 On ne peut pas ne pas tomber dessus.
02:57 C'est la première chose.
02:59 Alors, quand j'ai eu ma première fiche de paye, en effet,
03:01 je modèle pour Kodak, pour des photographes.
03:05 Ils étaient moches, les photos, je peux pas vous dire,
03:07 mais moi, j'étais très fière d'être photographiée en couleur.
03:10 C'était pour faire des tests de pellicules.
03:13 Et ça a effectivement changé mon attitude.
03:17 Je crois que...
03:20 cette chose-là, de couper les liens économiques avec la famille,
03:25 c'est une ivresse extraordinaire.
03:28 Je pense que ça arrive aux garçons aussi.
03:30 C'est pas que les filles.
03:32 Dans la vie, il faut être indépendant.
03:34 On est quand même dans une période assez historique
03:36 pour l'émancipation des femmes
03:38 et pour la libération de leur parole, notamment chez les actrices.
03:41 Et d'ailleurs, vous dites, si on devait faire un "me too" rétroactif,
03:44 beaucoup y passeraient.
03:45 Toutes les actrices de ma génération ont-eus un jour un problème
03:48 avec un metteur en scène, un producteur ou un agent.
03:50 Il y avait à l'époque une fascination réciproque
03:52 et sans doute malsaine entre le réalisateur et son actrice.
03:56 Fascination réciproque.
03:58 Alors, je fais un distinguo
04:00 entre ceux qui vraiment voulaient nous sauter
04:03 et tout simplement nous draguer
04:06 et ceux qui avaient des intentions, comme les metteurs en scène,
04:09 en se servant de notre visage, notre corps, etc.
04:13 Comme source d'inspiration.
04:14 C'est un tout petit peu différent,
04:15 parce qu'il existe effectivement une fascination à travers la caméra.
04:19 C'est très spécial quand même,
04:21 quand le type, il te regarde en très gros plan à travers la caméra.
04:24 Il y a quelque chose qui est d'une intimité énorme.
04:28 Que ça débouche après sur de la sexualité,
04:31 je trouve que ça n'est pas si coupable, ça n'est pas si grave.
04:35 Ce qui est grave, par contre,
04:37 c'est ceux qui veulent absolument tout simplement
04:39 avoir une jolie fille à ton bras, etc.
04:41 Alors, cela, il fallait les éviter.
04:43 Donc moi, j'ai rapidement fait la différence.
04:45 Il n'empêche que tout de même,
04:47 les metteurs en scène y jouissaient d'une impunité inouïe.
04:51 Et toutes, je ne connais pas une actrice de ma génération
04:55 qui n'ait pas été importunée.
04:57 Écoutez, même Juliette Binoche, qui est un peu plus jeune que moi,
05:00 même beaucoup plus jeune,
05:01 elle a raconté que ça lui est passé elle aussi.
05:04 Toutes ces choses-là, maintenant, ne sont plus possibles.
05:06 -Vous vous êtes sentie sous emprise, parfois, vous-même,
05:10 ou la proie d'un prédateur ?
05:12 -Non, parce que j'ai trop de caractère.
05:14 Je suis casse-pieds.
05:15 Les chabrols qui m'ont dit
05:17 "Je te prendrai jamais dans mon film parce que tu me juges,
05:20 "tu me regardes avec ton oeil."
05:21 Et c'est vrai que je comprends.
05:23 Et que c'est très difficile, vous savez, de cacher ça,
05:26 quand on est un peu dérangeante.
05:29 Je pense que je l'ai été toute ma vie,
05:31 mais quand il m'est arrivé d'être dans des sortes de pièges,
05:34 c'est-à-dire, justement, des situations
05:37 où j'étais soumise, où j'étais exploitée,
05:42 j'ai pris la fuite.
05:43 Ça, tout le monde n'en a pas peut-être les moyens,
05:45 c'est des moyens un peu...
05:47 Aujourd'hui, c'est fini, ça.
05:49 Maintenant, tu dis tout de suite non.
05:51 -Ne serait-ce que non.
05:53 -Moi, j'ai dû... Alors, je suis partie.
05:55 J'ai rompu quand je voyais que c'était des situations
05:59 ou des relations qui n'étaient pas à mon avantage
06:02 ou qui ne s'adressaient pas à ce que je souhaitais faire de ma vie.
06:06 Vous savez, c'est ça, la question.
06:08 C'est très dur quand on est jeune.
06:10 Moi, j'adore l'âge que j'ai maintenant
06:12 parce que je peux être face à vous
06:16 sans aucun complexe.
06:18 Je suis moi-même.
06:20 Quand on a 20 ans, on sait pas.
06:23 On sait pas ce qu'ils veulent.
06:25 Qu'est-ce qu'ils veulent de toi ?
06:27 Est-ce que c'est dans un bon sens ?
06:29 Est-ce que tu vas apprendre des choses ?
06:31 Ou au contraire, on va t'enfermer dans une image que tu ne veux pas.
06:35 C'est très dur d'être jeune.
06:37 C'est beaucoup plus agréable.
06:39 -Le mouvement #MeToo, vous le prenez comme un reproche fait
06:42 aux actrices de votre génération qui n'auraient pas soulevé
06:45 ces questions-là alors qu'elles vivaient des choses ?
06:48 -Un petit peu.
06:49 Je pense qu'elles auraient pu se rebeller plus tôt.
06:52 On aurait pu déclencher ce #MeToo beaucoup plus tôt.
06:55 Je trouve ça génial, #MeToo.
06:57 Ce qui est beau dans #MeToo, c'est le mot.
06:59 "MeToo", c'est deux notes de musique.
07:02 Ca sonne bien. C'est international.
07:04 -Vous vous en voulez, vous, de ne pas avoir
07:07 soulevé des problèmes à l'époque où ils existaient ?
07:10 -Je les ai faits individuellement.
07:12 Je pense qu'aux hommes qui ont voulu abuser de moi,
07:15 je leur ai fait leur fête, je leur ai dit.
07:18 Mais c'était individuel.
07:20 Et c'était...
07:21 Peut-être que ça n'avait pas une portée collective.
07:25 Ce qui a manqué, c'est peut-être ça, qu'on se regroupe.
07:28 Ce qui est formidable dans le mouvement #MeToo,
07:30 c'est la solidarité entre les filles.
07:33 -C'est la sororité. -C'est très joli. Bravo.
07:37 J'ai une archive à vous proposer, ma chameryle.
07:39 Je vais la décrire.
07:40 Elle nous a été prêtée par les Archives nationales,
07:43 nos partenaires.
07:45 C'est le dossier de la commission de contrôle
07:47 pour le film "Belle de jour" de Louis Buñel, 1967,
07:51 dans lequel vous avez joué.
07:53 Ce document montre l'interdiction aux moins de 18 ans en 1967
07:57 et le passage en 1970 à une diffusion standard.
08:00 C'était interdit, puis ça ne l'a plus été.
08:02 C'est le récit d'une femme qui s'ennuie
08:05 dans la routine de femme bourgeoise,
08:07 qui est obsédée par des pulsions inavouées,
08:09 va découvrir la prostitution en maison,
08:12 ce qui a fait scandale à l'époque,
08:14 d'abord interdit par la censure, écarté de Cannes,
08:17 puis admis. Qu'est-ce qu'elle dit de l'époque
08:19 et de ce qu'on vit aujourd'hui, du changement ?
08:22 -Quand j'ai fait mon tout premier film,
08:24 c'était un film de Gérard Roury,
08:26 c'était aussi son premier film, "La main chaude".
08:29 Il y avait des scènes un peu bizarres,
08:31 parce que c'était une jeune fille
08:33 qui avait une relation avec un homme âgé
08:35 et qui lui demandait de l'argent qu'elle filait à son jeune amant,
08:39 et le jeune amant la trompait
08:41 avec une espèce de jeu terriblement cruel,
08:43 comme ça, mais très vénal.
08:46 Pour jouer ces scènes-là,
08:48 moi, j'avais...
08:49 J'étais pas majeure, j'avais 17 ans.
08:52 On a dû tricher.
08:53 On a dit que j'étais majeure.
08:55 À l'époque, on était majeure à 21 ans.
08:57 Officiellement, pour les papiers,
08:59 on n'a pas pu dire que j'avais l'âge que j'avais.
09:02 Et cette histoire de censure,
09:04 je l'ai vécue tous les débuts de ma vie.
09:06 Le film de Godard, qui s'appelle "Une femme mariée",
09:10 il devait s'appeler "La femme mariée".
09:12 Mais non, pas possible.
09:13 Une femme qui a un mari et un amant et qui fait les mêmes choses
09:17 avec l'un et avec l'autre
09:18 ne peut pas incarner la femme mariée française.
09:21 Donc, vous voyez, ça, ça s'appelait la censure,
09:24 et ça existait.
09:26 Maintenant que l'on puisse choisir pour le cinéma
09:30 des sujets brûlants,
09:32 parce qu'une femme bourgeoise qui se prostitue,
09:35 qui choisit l'aventure de faire de l'amour avec des inconnus,
09:40 c'est vieux comme le monde.
09:41 Il y a plein de romans...
09:43 D'ailleurs, c'était un roman de Kessel, "Belle de Jour".
09:47 Il y a plein d'histoires comme ça, ça remonte au 19e siècle.
09:52 Donc, que l'on choisisse des sujets comme ça pour le cinéma,
09:55 je trouve ça normal.
09:57 - C'est rompre avec une certaine hypocrisie.
09:59 - Exactement, et surtout, montrer des choses
10:01 que les gens ne peuvent pas vivre
10:02 et n'ont aucune intention de vivre eux-mêmes.
10:05 - On va reprendre les choses depuis le début.
10:07 Vous êtes née princesse, de parents issus de l'aristocratie,
10:11 qui, avant de tout perdre dans la Révolution russe,
10:13 étaient de grands propriétaires terriens, en Ukraine.
10:16 Du jour au lendemain, ils se sont retrouvés sans le sou.
10:19 Ils ont dû se résoudre à travailler.
10:21 On propose à votre père un travail au Maroc.
10:24 C'est là-bas que vous naissez.
10:25 Votre père était pomologue, c'est la science des arbres fruitiers.
10:29 - Absolument.
10:31 - Le Maroc, c'est un souvenir merveilleux pour vous.
10:33 Qu'est-ce que ça a construit en vous,
10:36 cette petite enfance au Maroc ?
10:38 - D'abord, ma santé.
10:40 Je suis née en 1940, donc c'était la guerre.
10:43 Rien ne venait de la métropole.
10:45 Donc, on mangeait que les fruits, les légumes du bled,
10:48 et poulet poussé n'importe où.
10:50 Et donc, pas de pesticides,
10:53 le fumier de l'âne pour les plantes.
10:55 Donc, ma santé.
10:57 Je n'ai jamais eu une carie de ma vie, excusez-moi.
11:01 Je dois ça à cette première alimentation.
11:04 La deuxième, c'est la couleur, le soleil.
11:08 Ça, ça m'est resté toute ma vie.
11:10 Je n'aime pas la grisaille, je n'aime pas porter du noir,
11:14 je n'aime pas...
11:15 - On le voit aujourd'hui. - ...la démonstration.
11:18 - Lumineux. - Ça, c'est le Maroc.
11:19 C'est un pays de tout le Maghreb
11:22 qui a la plus belle gamme de couleurs.
11:25 Il y a des artistes à Essaouira
11:27 qui font des peintures extraordinaires, très colorées.
11:30 J'ai toujours regardé ce goût-là.
11:32 Et puis, le goût aussi de cette grande cuisine marocaine,
11:37 qui est aristocratique aussi, qui est extrêmement raffinée,
11:41 et qui m'est restée comme si on se doit à l'excellence.
11:45 On ne peut pas manger n'importe quoi.
11:48 - Par respect, d'ailleurs, pour soi-même.
11:50 Votre père meurt quand vous êtes toutes petites, à 4 ans.
11:53 Il attrape le typhus en allant chercher le corps de son fils mort en Allemagne,
11:57 votre demi-frère.
11:58 Une épreuve terrible pour votre mère,
12:00 qui a du mal à retrouver le goût de vivre.
12:02 Vous dites que ce sont vos sœurs qui l'ont aidée
12:04 à retrouver le goût de vivre.
12:06 Votre mère décide de vous emmener à Paris.
12:09 Vous dites "un réflexe que seule une femme russe pouvait avoir".
12:14 J'ai trouvé ça extrêmement intéressant comme expression.
12:16 Paris, c'est un rêve pour une femme russe ?
12:19 - Oui, nous vivions donc...
12:20 Le Maroc, c'était la province.
12:23 Il y avait quand même, dans cette petite ville,
12:25 à Rabat, un cours de danse, un cours de chant,
12:28 tous des Russes, d'ailleurs,
12:29 parce qu'il y avait une petite colonie russe là-bas.
12:32 Mais évidemment, nous étions l'écho de ce qui se passait en France
12:35 et de ce qui se passait à Paris.
12:37 Et donc, ma mère a dit, perdu pour perdu, tant qu'à faire,
12:41 mes filles ne seront pas des petites provinciales.
12:44 Paris, on n'avait pas un sou.
12:46 Donc elle a été courageuse, et elle a été même géniale.
12:50 Moi, je pense que dans la vie,
12:52 il faut avoir des projets plus grands que soi.
12:55 Il faut tenter des choses presque impossibles.
12:57 D'ailleurs, c'est ce que me disait toujours Michel Legrand,
13:01 il me disait, et je ne me répète jamais,
13:03 "J'entreprends toujours des choses
13:06 "que je ne suis pas sûre de réussir à faire."
13:09 Et je crois que ça, c'est une clé du bonheur.
13:13 C'est de se lancer...
13:15 Alors, si on ne réussit pas, ce n'est pas si grave.
13:18 Ce qu'il faut, c'est tenter, essayer de...
13:21 Alors, venir à Paris, alors qu'on n'avait pas d'argent,
13:24 et qu'on avait échangé une jolie maison à rabats
13:26 contre un vilain pavillon à bagnole,
13:28 c'était différent.
13:30 Et puis, il faisait froid, terrible.
13:33 Je ne m'y faisais pas du tout.
13:34 Mais je lui dois que,
13:36 dès les premières années de mon adolescence,
13:39 j'allais au TNP, je dansais le bebop à Saint-Germain-des-Prés.
13:42 -Championne de bebop ? -Je fais le piole.
13:44 Je suis championne de Paris, avec une bonne écharpe.
13:47 Et donc, je crois que, vraiment, je lui dois
13:50 d'avoir tout de suite pu profiter de ce grand geste qu'elle a fait.
13:53 -Et de l'ambition, peut-être ? -Et voilà.
13:56 De mériter tout ça.
13:57 Alors, vous savez, le rapport avec les parents, c'est souvent ça.
14:01 Quand les parents ont eu des grandes épreuves,
14:03 c'est le cas de mes parents, qui ont tout perdu,
14:06 qui étaient des grands propriétaires terriens
14:08 et qui avaient une vie féodale, je dirais, en Russie,
14:13 ils ont choisi la France.
14:16 D'abord, parce qu'ils parlaient le français.
14:18 En Russie, dans les bonnes familles, on parlait le français.
14:21 Donc, je dois leur rendre ce courage qu'ils ont eu
14:26 et aussi ce choix qu'ils ont fait pour nous,
14:30 pour leurs enfants.
14:31 Donc, je suis très fière, vous voyez,
14:34 j'ai deux petites décorations.
14:36 Il y en a une, là, qui est hors des lettres,
14:38 c'est la vision d'honneur.
14:40 Je les porte, parce que je suis très fière
14:42 qu'à la première génération, après cette fugue,
14:47 cette émigration, la France me reconnaisse une place.
14:50 -A la lueur de celle que vous êtes,
14:52 quel conseil donneriez-vous à la petite fille que vous étiez,
14:55 à la jeune femme qui se lance dans la vie ?
14:58 -De garder la joie de vivre,
15:04 c'est-à-dire, il faut toujours voir le bon côté des choses.
15:07 Il y en a toujours un bon côté.
15:11 C'est très facile et c'est même un peu complaisant
15:15 de se plaindre, de regarder ce qui manque,
15:18 ce dont on est privé.
15:20 En revanche, il faut se réjouir de ce qu'on a
15:23 et de ce que les autres n'ont pas.
15:25 J'étais différente. J'étais une jeune fille russe,
15:27 je m'appelais Marie-Madeleine Gagarine,
15:30 tout le monde se foutait de ma gueule,
15:32 j'étais Margarine, ça serait Karine.
15:34 Et en même temps, ça me renforçait.
15:37 Au lieu de penser que c'était un handicap,
15:39 je me disais, un jour, ça sera ma force.
15:42 C'est vrai. -C'était le cas.
15:44 -Vos origines font qu'on vous interroge volontiers
15:46 sur l'agression russe en Ukraine.
15:48 Sur ce conflit, vous êtes très directe
15:51 et finalement assez optimiste.
15:53 Vous dites "je suis prête à parier
15:55 "que cette guerre va solidifier l'Europe.
15:57 "On doit faire front commun pour l'Ukraine
16:00 "mais aussi pour que Poutine disparaisse.
16:02 "Une relève existe qui n'est pas totalitaire."
16:05 Comment fait-on disparaître du paysage politique
16:08 et géopolitique un homme qui se fait réélire
16:10 avec plus de 87 % des voix ?
16:12 -Il est horribilé par sa politique.
16:14 C'est ce que je fréquente,
16:16 que je vois les professeurs d'université,
16:18 les cinéastes, les artistes, qui très souvent sont en exil.
16:22 Mais ils sont en exil, pas comme mes parents.
16:24 Mes parents savaient que c'était foutu,
16:27 qu'ils ne retourneraient plus.
16:28 Ils espèrent retourner le plus vite possible.
16:31 Les grands cinéastes comme Zina Gintsev,
16:33 comme Serebrynnikov, qui sont en exil,
16:36 attendent avec impatience de pouvoir retourner.
16:39 Leur matière première, c'est la Russie.
16:41 Et alors ?
16:42 Moi, je sais par eux que c'est pas possible
16:45 que l'élite soit tellement en désaccord avec Poutine
16:48 et avec sa clique, avec sa bande,
16:50 que ça finisse pas mal pour lui.
16:52 Grattes un Russe et tu trouves un Tatar.
16:54 Ils sont tous orientaux.
16:56 Il y a une fatalité orientale dans le peuple russe
16:59 qui fait qu'il ne bouge pas.
17:00 Et quand il bouge, c'est la révolution d'octobre.
17:03 Donc c'est ce qui va arriver.
17:05 -Ce pays connaîtra la démocratie ?
17:07 -Bien sûr. Pourquoi serait-il moins doué que les autres ?
17:11 Pourquoi est-ce que vous pensez qu'ils ne savent pas
17:13 que c'est le meilleur système ? Bien sûr qu'ils le savent.
17:16 Alors, il y a cette mainmise du KGB,
17:19 qui s'appelle maintenant FSB, mais qui est le même,
17:22 qui est une sorte de résurgence
17:25 de tous les mauvais côtés du peuple russe.
17:27 Ça arrive, ça, dans l'histoire des peuples.
17:30 Il y a des moments où on est entraîné
17:33 par sa zone noire,
17:35 et par moments, on est entraîné par sa zone lumineuse.
17:39 -Au moment où vous êtes dans cela,
17:40 vous risquez d'être mis sur écoute ?
17:43 -Je peux vous le dire,
17:44 comme je m'occupe de ce festival de cinéma russe,
17:47 et que nous soutenons le cinéma russe...
17:49 -La création russe. -Qui est dissidente,
17:52 et qui ont du mal à faire leur film là-bas,
17:54 on ne va pas les empêcher de montrer leur film en France.
17:58 -Vous êtes sur écoute ? -J'en suis sûre.
18:00 J'entends des petits clics dans mon téléphone.
18:03 -Etes-vous interdite de territoire ?
18:05 -Non. Tout le monde est interdit.
18:07 "Il faut un visa, c'est très compliqué."
18:09 Je ne vais pas leur plaire,
18:11 parce que je vais interpréter Catherine de Russie
18:14 dans cette lecture de sa correspondance avec Voltaire.
18:18 -Est-ce qu'on peut en parler ?
18:20 C'est au festival de la correspondance de Grignon.
18:23 Vous allez faire une lecture-spectacle
18:25 de l'impératrice et le philosophe de Catherine de Russie et Voltaire.
18:29 Ça prend une dimension particulière.
18:31 -Elle écrivait en français, impeccable,
18:33 comme à l'époque, toutes les aristocraties parlaient le français.
18:37 C'est extraordinaire, parce qu'on pourrait
18:39 mettre dans la bouche de Poutine tout ce que disait Catherine de Russie.
18:43 Il n'a pas beaucoup évolué par rapport à l'autocratie de Catherine de Russie.
18:48 C'est intéressant que cette correspondance avec Voltaire,
18:51 c'était un flirt.
18:52 Il y avait une histoire d'amour entre eux.
18:55 Voltaire, qui était beaucoup plus âgé qu'elle,
18:58 avait honte.
18:59 Il avait peur de ne pas faire le poids.
19:01 Il n'a jamais été en Russie, ils ne se sont jamais rencontrés.
19:05 Contrairement à Diderot, à Grimm,
19:07 qui ont été séjourner à Saint-Pétersbourg.
19:09 Lui, jamais.
19:11 Il disait toujours, "Oh là là, elle va être déçue si elle me voit,
19:14 "je suis un petit vieux."
19:16 Et surtout, elle voulait briller à ses yeux et lui briller au sien.
19:20 Donc c'est absolument extraordinaire,
19:22 c'est une correspondance formidable.
19:24 Et puis surtout, moi, j'apprécie beaucoup
19:27 ce principe même des correspondances,
19:30 le spectacle de la correspondance.
19:32 -Je parlais de ce festival auquel vous participez,
19:35 vous participez à plein de choses.
19:37 Quand on regarde votre activité et votre actualité,
19:40 on est hallucinés par le rythme que vous menez.
19:42 Il y a le prix Michel Legrand pour la musique que vous présidez.
19:46 -J'ai plusieurs casquettes.
19:47 Depuis la disparition de Michel, je suis en charge de sa mémoire
19:51 et j'ai le droit moral, comme on dit.
19:53 Donc j'ai créé ce prix.
19:55 De son vivant, il n'aurait pas aimé,
19:57 parce qu'il était assez modeste.
19:59 Mais j'ai tout de suite pensé qu'il fallait faire un prix
20:02 pour donner à Lebron un compositeur de musique de film.
20:05 Ils ont la vie dure en ce moment,
20:07 parce qu'avec les plateformes, Netflix,
20:09 ils achètent de la musique au kilomètre
20:12 dans les banques de musique
20:13 et ils confient pas les musiques à des grands compositeurs.
20:17 Nous soutenons les compositeurs à travers ça.
20:19 Et comme nous faisons ça dans sa maison,
20:22 dans la maison de Michel Legrand, qui est devenu un musée,
20:25 que j'ai laissé tel que, dans les endroits où il a composé,
20:28 où il les créait... -On le voit dans le documentaire
20:31 et on voit cette belle maison,
20:33 qui n'est pas extraordinaire, mais qui est quand même...
20:36 C'est sa dernière maison, il l'a beaucoup aimée,
20:39 il y a une très belle nature autour, des forêts.
20:42 Mais ça me permet surtout...
20:45 Je vais vous dire quelque chose.
20:46 Quand on a vécu avec un grand homme,
20:48 comme lui,
20:50 ça a été le cadeau de la fin de ma vie à moi.
20:54 C'est compliqué, parce que tout le monde me paraît quelconque.
20:58 J'ai eu du mal à vivre avec les autres,
21:01 parce que je suis habituée, j'ai été habituée
21:03 à la hauteur où ils m'emmenaient.
21:07 Tout était intéressant, tout était sélectionné.
21:11 Je ne sais pas, il ne perdait pas de temps, Michel.
21:14 Il était devenu... Il était très exigeant avec lui-même,
21:17 mais il était aussi exigeant avec la vie.
21:20 Il voulait qu'on fasse que des choses ambitieuses.
21:23 -Vous avez peur de le décevoir ? -J'avais très peur de le décevoir.
21:27 Quand j'ai écrit ce roman, "Un sang-chevet",
21:30 qui s'appelle "Vagnia Vassia et la fille de Vassia",
21:33 qui est mon roman, parce que c'est un livre autobiographique
21:37 où je raconte ce qu'est être une fille démigrée en France,
21:40 il a réussi à en lire les premières 100 pages.
21:44 J'ai vu qu'il est parti serein,
21:46 parce qu'il savait que j'étais sur mon chemin.
21:49 Je savais qu'il me confiait quelque chose d'important,
21:52 qui est ma vie.
21:55 Il voulait que je sois splendide jusqu'au bout.
21:59 C'est terrible ce que je vous dis, mais ça ne l'est pas.
22:02 C'est mon devoir.
22:03 Je veux que tout ce que j'entreprends soit magnifique.
22:07 -Votre histoire est incroyable.
22:09 Vous avez un coup de foudre des décennies avant
22:11 de concrétiser votre histoire d'amour.
22:13 -Il faut faire confiance à la jeunesse.
22:16 Quand nous avions 8-30 ans et moi 24,
22:19 on savait que c'était le grand amour,
22:21 qu'on était fait l'un pour l'autre.
22:23 Mais la vie ne nous le permettait pas.
22:25 Il avait des enfants, un enfant en bas âge.
22:28 J'allais me marier avec quelqu'un d'autre,
22:30 que j'ai pas épousé, parce que là, je me serais trompée.
22:34 Donc on a eu cette intuition, mais c'était pas faisable.
22:37 Et quand on s'est retrouvés 50 ans plus tard,
22:40 ça n'était que presque une formalité.
22:43 Nous savions que...
22:44 -Ca devait arriver. C'était une évidence.
22:47 -C'était arrivé, mais c'était pas sûr
22:50 que ça aurait pu ne pas arriver.
22:52 Et donc je...
22:55 C'est une confirmation...
22:58 des grandes intuitions qu'on a dans la vie.
23:00 Moi, je dis que quand la vie, tout fait comme ça,
23:03 il faut y aller.
23:05 Même si on casse le nez, même si on n'est pas sûre,
23:08 même si on a peur.
23:09 C'est ça que je voudrais enseigner.
23:11 Vous me dites, à une jeune fille, ce que je dirais aujourd'hui ?
23:15 Ne pas avoir peur et tenter des choses.
23:17 Et si on se fracasse, c'est pas grave,
23:20 parce qu'on a essayé et on s'est engagées.
23:23 -J'ai des photos à vous proposer, la chandelière.
23:26 C'est la séquence photo.
23:27 Alors, première photo, c'est une autre princesse.
23:33 Il s'agit de Kate Middleton, princesse de Galles,
23:36 dont le sort a déchaîné les tabloïds
23:39 car elle n'apparaissait plus en public.
23:41 Elle a coupé court à la polémique en expliquant
23:44 qu'elle souffrait d'un cancer et qu'il fallait la laisser tranquille.
23:48 Qu'est-ce que vous dites quand vous voyez ça ?
23:50 Que les médias sont cruels, intrusifs ?
23:53 -Certains médias, pas tous.
23:56 Mais je pense que face à des situations
23:59 vraiment sérieuses comme celle-là,
24:01 les gens se calment un peu, quand même.
24:04 -Vous n'avez jamais eu, vous, du faire face
24:07 à des paparazzis, des médias intrusifs sur votre vie,
24:10 sur vos choix de vie ?
24:11 On parlait de votre grande liberté, de vos intuitions...
24:14 -Non, parce que je vais vous dire, je suis pas une star.
24:17 Je suis une personne qui a accompagné son époque.
24:21 J'ai incarné mon époque,
24:23 mais je n'ai jamais fait ce choix-là.
24:25 Je crois que pour être une star, il faut faire de grands sacrifices.
24:29 Il faut présenter toujours le même visage,
24:32 il faut ne pas décevoir le public.
24:34 Or, moi, j'ai fait exactement le contraire.
24:37 Donc je ne suis pas dans cette situation-là.
24:39 C'est une situation que j'ai eu instinctivement
24:42 la chance de comprendre.
24:45 C'est-à-dire que pour être libre, il faut ne pas être...
24:48 trop appartenir au public,
24:52 de ne pas être une star, en gros.
24:54 -J'ai une autre photo.
24:56 L'actrice Virginie Effira a dû répondre à des critiques
24:59 sur le fait qu'elle se dénudait dans ses films.
25:01 Certaines féministes lui ont dit que cela nuisait
25:04 au combat des femmes et que cela ramenait les femmes
25:07 au statut d'objet sexualisé.
25:09 Elle leur a répondu ceci.
25:11 "Le féminisme que je peux défendre va complètement avec la fille à poil.
25:15 "J'ai envie de me foutre à poil. J'ai le droit, non ?"
25:18 -Ce n'est pas d'elle.
25:19 D'abord, elle est jolie comme un coeur.
25:22 Bon...
25:23 C'est un faux combat, cette histoire-là.
25:25 Parce qu'aujourd'hui, la nudité n'est pas celle qu'elle était
25:29 il y a quelques années. Elle n'a plus du tout le même sens.
25:32 Et quand on est belle, c'est un plaisir de se montrer.
25:35 Moi-même, j'ai pas du tout été gênée
25:38 quand Godard m'a demandé de me photographier
25:40 sous toutes les coutures à poil nue.
25:43 Je trouve que c'est quelquefois le visage d'une actrice
25:46 qui pleure et plus impudique que de montrer ses fesses ou ses seins.
25:50 Franchement. Et donc, je suis tout à fait d'accord avec elle.
25:54 Qu'elle continue. -C'est dit.
25:56 Une dernière photo, c'est la première ministre italienne
25:59 d'extrême droite, Giorgia Meloni.
26:01 Son arrivée au pouvoir bouscule l'Italie et l'Europe.
26:04 Les journalistes de La Rai se sont mis en grève
26:07 pour protester contre les pressions sur la ligne éditoriale.
26:10 La liberté de la presse serait menacée, selon eux.
26:13 Je parle à l'amoureuse de l'Italie que vous êtes,
26:16 puisque vous avez fait un passage en Italie.
26:19 -J'ai fait un passage en Italie,
26:21 mais j'ai beaucoup d'amis en Italie.
26:23 C'est une catastrophe. C'est épouvantable,
26:25 ce qui se passe dans le monde de la culture.
26:28 Elle se débrouille sur le plan politique,
26:31 mais pour le reste, il y a des manifestations
26:33 de gens qui, comme du temps de Mussolini,
26:36 lèvent la main et défilent les fascistes.
26:39 Attendez. C'est une régression épouvantable.
26:42 Moi, j'ai aimé l'Italie à cause du Parti communiste italien.
26:46 Pour vous dire, j'ai été tellement séduite par eux.
26:49 Ils étaient extraordinaires,
26:50 tous les intellectuels étaient communistes en Italie.
26:54 Moravia, Pasolini, tous les gens que j'ai fréquentés.
26:57 Alors, ça, c'est un choc.
26:58 Vous comprenez qu'on retourne à des vieilles lunes comme ça.
27:02 Mais...
27:03 Elle ne triomphera pas.
27:06 -J'ai une dernière question,
27:08 en lien avec le lieu dans lequel nous sommes.
27:10 -Je suis très fière d'être ici,
27:12 au milieu de l'éloquence et de la sagesse.
27:15 -J'en viens à cette question rituelle,
27:17 qui sont ces statues qui représentent chacune une vertu.
27:20 La sagesse, la prudence, la justice et l'éloquence.
27:23 Est-ce qu'il y a une de ces vertus qui vous caractérise ?
27:26 -Oui, j'aime beaucoup l'éloquence.
27:28 Je pense qu'il faut savoir dire les choses.
27:31 C'est très important de trouver le mot juste,
27:33 de ne pas faire des "beu, beu",
27:35 et surtout de savoir d'avance ce qu'on a à dire.
27:38 Et donc, dans l'éloquence, il y a cette préparation,
27:41 cette culture, cette connaissance.
27:43 C'est une très grande qualité.
27:45 -Très belle justification. Voilà pour l'éloquence.
27:48 Merci infiniment, M. Amérique, d'avoir été avec nous.
27:51 Merci à vous de nous avoir suivis,
27:53 comme chaque semaine, émission à retrouver en podcast.
27:56 A très vite sur Public Sénat.
27:58 ...