Kafka et Flaubert au menu d'Au bonheur des livres cette semaine ! On commémore en 2024, les cent ans de la mort de Franz Kafka, à 40 ans, au sanatorium de Kierling, en Autriche. Kafka ? Tout le monde le connaît, même si on ne l’a jamais lu, et ils ne sont pas si nombreux les écrivains dont le nom est passé ainsi dans l'usage courant... « C’est kafkaïen ! », s’exclame-t-on par exemple pour désigner une situation administrative absurde et contraignante.
Cette postérité de l’auteur du « Procès » n'a tenu cependant qu’à un fil, puisqu'on sait qu’il avait demandé à son ami Max Brood de brûler à sa mort l’ensemble de ses manuscrits et papiers (très peu de ses textes ayant été publiés de son vivant). Heureusement pour nous, Max Brood a trahi ce testament, et ainsi commença l’histoire compliquée de l’œuvre posthume de Kafka : un authentique roman à suspense que raconte Léa Veinstein, invitée d’Au bonheur des livres pour sa passionnante « enquête littéraire », « J’irai chercher Kafka » (Ed. Flammarion).
Guillaume Durand la reçoit en compagnie d’Éric Laurrent, auteur quant à lui d’un récit intitulé « À l'œuvre » qui raconte en détail l’écriture par Gustave Flaubert de « Madame Bovary » (Ed. Flammarion) … Captivante aventure que celle de la création d'un personnage qui passera, lui aussi, à la postérité, et que tout le monde connaît également, sans avoir forcément (re)lu le chef-d’œuvre de Flaubert depuis les années de lycée.
Flaubert, Kafka : des "monstres" de la littérature mondiale, dont l’actualité est plus que jamais vivante, comme on le verra dans la riche conversation de Guillaume Durand avec Léa Veinstein et Éric Laurrent, deux écrivains d’aujourd’hui, nullement passéistes et pleins d’un enthousiasme communicatif, qui nous convaincront une fois de plus de l’intemporel bonheur des livres !
Année de Production : 2023
Cette postérité de l’auteur du « Procès » n'a tenu cependant qu’à un fil, puisqu'on sait qu’il avait demandé à son ami Max Brood de brûler à sa mort l’ensemble de ses manuscrits et papiers (très peu de ses textes ayant été publiés de son vivant). Heureusement pour nous, Max Brood a trahi ce testament, et ainsi commença l’histoire compliquée de l’œuvre posthume de Kafka : un authentique roman à suspense que raconte Léa Veinstein, invitée d’Au bonheur des livres pour sa passionnante « enquête littéraire », « J’irai chercher Kafka » (Ed. Flammarion).
Guillaume Durand la reçoit en compagnie d’Éric Laurrent, auteur quant à lui d’un récit intitulé « À l'œuvre » qui raconte en détail l’écriture par Gustave Flaubert de « Madame Bovary » (Ed. Flammarion) … Captivante aventure que celle de la création d'un personnage qui passera, lui aussi, à la postérité, et que tout le monde connaît également, sans avoir forcément (re)lu le chef-d’œuvre de Flaubert depuis les années de lycée.
Flaubert, Kafka : des "monstres" de la littérature mondiale, dont l’actualité est plus que jamais vivante, comme on le verra dans la riche conversation de Guillaume Durand avec Léa Veinstein et Éric Laurrent, deux écrivains d’aujourd’hui, nullement passéistes et pleins d’un enthousiasme communicatif, qui nous convaincront une fois de plus de l’intemporel bonheur des livres !
Année de Production : 2023
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00:00 [Musique]
00:23 – Bonjour à vous et bonjour à Léa Wenstein,
00:26 ma chère Léa, bonjour, je dirais chercher Kafka,
00:28 une enquête littéraire s'est publiée aux éditions Flammarion
00:31 et comme je suis odieusement corrompu, Éric Laurent,
00:34 avec deux heures à l'œuvre, raconte l'histoire de la confection de l'écriture,
00:39 évidemment par Flaubert de Madame Bovary,
00:41 c'est aussi publié aux éditions Flammarion.
00:43 Ce sont deux versions assez différentes,
00:45 puisque du côté de Léa, on est un peu dans une,
00:48 on est même totalement dans une enquête littéraire,
00:49 je lui disais avant que l'émission commence,
00:51 il y a un côté Agatha Christie à la recherche de Kafka,
00:55 de sa vie, de son destin et de ses manuscrits perdus,
00:58 quant à Éric, c'est une sorte de Godard plan séquent,
01:02 c'est-à-dire que c'est vraiment le tournage littéraire
01:06 de la conception de Madame Bovary,
01:08 vous verrez, on va le voir, Éric, ensemble,
01:10 Flaubert avec ses amis, Zéophile Gautier, Maxime Ducamp,
01:13 ses maîtresses, sa mère, sa nièce, tout ça du côté de chez Croisset.
01:17 Commençons par vous Léa, comment vous avez décidé,
01:20 après avoir fait une thèse de philo sur les philosophes et Kafka,
01:24 de faire une vraie enquête sur en fait,
01:27 ces manuscrits très particuliers de la métamorphose du journal,
01:31 du procès, etc., qui sont des feuillets épargnes
01:34 dont on ne savait plus très bien où ils étaient ?
01:36 Alors un jour, je découvre un article de journal
01:40 qui en effet raconte le destin de ces manuscrits
01:44 et qui, en réalité, parle d'un procès.
01:48 Alors moi qui venais de travailler sur Kafka en thèse de philosophie,
01:53 donc sur l'auteur du procès pendant de nombreuses années,
01:56 c'est plutôt cette coïncidence-là qui m'a intriguée,
02:00 c'est-à-dire comment un auteur peut, après sa mort,
02:04 et presque 100 ans après sa mort...
02:06 - Qui mort à 40 ans de tuberculose dans un sanatorium.
02:09 - Voilà, et il suscite un procès alors que lui-même en a écrit le roman,
02:14 100 ans après sa mort.
02:15 Donc c'est plutôt cette coïncidence-là qui m'a au départ attirée.
02:19 - Ce qui est intéressant et même passionnant dans cette affaire,
02:23 c'est qu'on en a très peu parlé en France.
02:25 En revanche, en Israël, la presse arrête,
02:27 ça en parle tous les jours.
02:29 Vous évoquez un envoyé spécial de New York Times
02:32 qui va sur place pour savoir ce qui s'est passé.
02:34 Je raconte, j'essaie de simplifier l'histoire
02:36 parce que vous avez beaucoup enquêté.
02:38 Donc Kafka meurt, on l'enterre.
02:41 Son meilleur ami Max Broad, qui l'a beaucoup aidé toute sa vie,
02:44 va dîner chez les parents de Kafka.
02:47 Le père Herman, qui est le fameux vautour dont Kafka parlait,
02:51 considère que Max Broad doit quand même venir dîner.
02:53 Max Broad montre dans un bureau, il ouvre les tiroirs du bureau,
03:03 et là, il trouve une sorte de testament de Kafka
03:06 qui dit au fond, à part 4 ou 5 œuvres, il faut tout détruire.
03:11 Et c'est là que l'enquête commence, parce qu'en fait, Max Broad,
03:13 la première chose qui se dit, c'est je vais trahir
03:16 ce que Kafka m'a demandé de faire comme meilleur ami,
03:20 considérant qu'une certaine manière, ce testament
03:22 était aussi une autre œuvre.
03:25 - Oui, la première question, en effet, c'est celle du sens
03:28 de ce testament, de ces deux billets que Max Broad trouve
03:31 en ouvrant le tiroir. - Qui lui était poète.
03:34 - Oui, qui lui est aussi écrit, qui lui aussi a une œuvre
03:36 à ce moment-là, et c'est important parce qu'il va,
03:38 en quelque sorte, se défaire de son œuvre à lui
03:42 pour devenir l'architecte de l'œuvre de cet ami
03:45 qu'il vient de perdre et qui lui demande pourtant
03:48 de tout détruire.
03:50 Donc la première question de l'enquête,
03:52 qui est une enquête sur l'amitié, finalement,
03:56 sur la question de la fidélité ou de la trahison,
03:59 qu'est-ce que c'est que ce geste de Max
04:01 qui décide immédiatement qu'il ne respectera pas le testament ?
04:06 Et ce qui s'agit en effet d'une trahison,
04:08 et on l'a souvent compris comme ça,
04:12 Milan Kundera en parle, par exemple, dans un livre
04:14 qui s'appelle "Les testaments trahis",
04:16 on a souvent compris... - Nabokov en parle aussi.
04:19 - Nabokov en parle aussi.
04:20 On l'a souvent compris sous l'angle de la trahison.
04:23 Et moi, il y a quelque chose dans le personnage de Max Brode
04:26 qui m'émeut, au contraire, dans sa fidélité.
04:30 Et je pense, en effet, comme vous le dites très bien,
04:32 qu'il a compris ce testament comme un texte de Kafka
04:38 à part entière.
04:39 Et d'ailleurs, c'est le premier texte qu'il a publié,
04:41 en quelque sorte, puisqu'il va décider
04:44 de retrouver les manuscrits,
04:46 de commencer par publier les romans de Kafka.
04:50 Et en préface à la première publication des romans,
04:54 Max Brode va publier le testament.
04:57 - Alors, il y a une célèbre phrase d'Anna Arendt
05:00 que vous retrouverez un petit peu partout concernant Kafka
05:03 à propos de ce style qui est une sorte de commencement
05:07 de la littérature moderne, c'est-à-dire extrêmement simpliste.
05:10 Voilà, là, le style de Kafka est comparable à l'eau
05:13 face à la multiplicité possible des boissons.
05:15 C'est vrai quand on lit la métamorphose,
05:17 quand on lit le procès, quand on lit...
05:18 On a l'impression...
05:19 Alors, c'est d'une complexité extrême,
05:22 mais c'est écrit "sujet, verbe, complément",
05:25 que ce soit la métamorphose ou le procès.
05:30 Il meurt donc après avoir joué un rôle
05:34 dans des compagnies d'assurance jusqu'en 1922.
05:37 Il meurt en 1924 et la guerre arrive.
05:41 Max Brode prend une petite valise avec son épouse et part en Israël.
05:47 Alors, on va voir une autre phrase que j'ai sélectionnée dans votre livre.
05:50 Dans cette ville, il n'a mis que deux choses, un peu d'argent
05:53 et l'ensemble des manuscrits de Kafka dans les enveloppes cartonnées.
05:55 Il a oublié absolument ses affaires, ses propres œuvres.
05:58 Et il part avec sa femme s'installer à Tel Aviv sous la menace nazie.
06:04 Et alors, c'est là que l'enquête devient absolument stupéfiante,
06:06 car en fait, où sont les œuvres ?
06:08 Et on voit Léa qui part, vous allez voir, Eric, d'abord à Prague
06:14 pour essayer de retrouver le cimetière de Kafka.
06:17 Je balance Léa avec ses trompettes cimetière, contrairement à Philippe Ropre.
06:21 En revanche, vous débarquez dans cette maison qui est Rustinosa à Tel Aviv,
06:26 qui est une maison hallucinante.
06:27 Où vit qui, alors ?
06:29 - Alors, où vivait une femme qui s'appelait Esther au feu avec sa fille,
06:35 qui s'appelait, elle, Eva au feu.
06:38 Et en fait, Max Brodt, quand il arrive dans cet exil,
06:42 qui est quand même un exil brutal pour lui,
06:44 puisqu'il part, voilà, c'est le dernier train,
06:46 il fait partie de ces Juifs de Prague qui s'étaient débrouillés
06:50 pour obtenir un visa d'émigration, mais qui ne voulaient pas partir.
06:54 Donc, il part vraiment au dernier moment.
06:56 Donc, il y a cette idée du sauvetage des manuscrits.
06:58 - Marche 39. - In extremis.
07:00 Voilà, premier sauvetage, il ne les détruit pas.
07:03 Deuxième sauvetage, il les emmène dans cet exil.
07:07 Sinon, les manuscrits auraient probablement disparu pour d'autres raisons.
07:12 Et puis, arrivant là-bas, il doit donc reconstruire sa vie.
07:16 Il continue ce chantier d'édition des œuvres de Kafka
07:20 et il rencontre Esther au feu, qui est comme lui,
07:24 une émigrante d'Europe de l'Est qui est venue refaire sa vie en Palestine,
07:29 à l'époque, à Tel Aviv, qui cherche du boulot.
07:32 Et donc, Max Brodt lui propose de l'aider à faire le tri
07:37 à l'intérieur de ses papiers,
07:39 à continuer ce chantier de publication.
07:42 Donc, cette femme entre dans l'histoire des manuscrits de plein pied,
07:47 à ce moment-là. Elle va travailler beaucoup avec Max Brodt.
07:50 Et puis, Kafka devient Kafka, en fait.
07:53 Pendant ces années-là, aussi, c'est ça qui se passe.
07:55 C'est que, non seulement il est édité, mais il est lu, il est traduit...
07:59 - Ce qui n'est pas le cas du tout de son vivant.
08:01 - Pas du tout. Voilà.
08:02 Donc, ça prend une autre dimension, aussi.
08:04 - Et alors, là où ça devient, je disais d'une manière ironique,
08:07 une sorte d'agatha christie, l'œuvre de Léa,
08:11 vous baladez dans ce Tel Aviv d'un avocat à l'autre,
08:15 parce que c'est une bataille judiciaire, évidemment,
08:18 pour savoir qui va avoir l'œuvre de Kafka.
08:21 Et en gros, pour simplifier, pour conclure,
08:23 c'est que Kafka, c'est donc un ostron roi
08:26 qui est écrit dans la communauté juive en allemand,
08:30 mais en même temps, juif allemand.
08:33 Donc, revendication...
08:34 Ses meilleurs biographes sont anglais,
08:37 en tout cas ceux qui ont le plus travaillé.
08:39 Donc eux aussi, ils réclament une part.
08:40 Les Allemands veulent obtenir les manuscrits originaux.
08:44 Et évidemment, Israël aussi.
08:48 Et donc, vous vous allez au milieu de tout ça
08:50 pour essayer de savoir ce qui s'est exactement passé.
08:52 Et il y a eu un gigantesque procès
08:54 qui a duré pendant des années en Israël.
08:56 - Oui, pendant en fait 50 ans,
08:58 puisque la première procédure, c'est 1973.
09:02 Et le dernier verdict est très récent, c'est 2016.
09:05 Il a été confirmé en 2018.
09:07 Et donc, effectivement, il va y avoir la question
09:11 de à qui appartient Kafka,
09:13 au niveau historique et politique,
09:15 c'est-à-dire est-ce que l'Allemagne,
09:17 qui le revendique parce qu'il écrit en allemand,
09:20 parce qu'ils ont acquis des manuscrits dans cette histoire
09:22 et qu'ils n'ont pas envie de les rendre,
09:24 Israël va revendiquer le patrimoine juif universel
09:29 et ce besoin de constituer aussi un patrimoine littéraire en Israël
09:34 et d'abriter ces manuscrits dans leur bibliothèque nationale.
09:38 Et puis, il y a aussi la question de la propriété.
09:40 - Ce qui est le cas pour Stefan Zweig, qui a connu Kafka,
09:42 ce qui est le cas dans cette grande bibliothèque
09:43 dont vous parlez d'ailleurs, pour les textes d'Einstein aussi,
09:47 c'est-à-dire qu'ils ont récupéré dans le monde entier.
09:50 Mais aujourd'hui, Léa, tout Kafka, c'est-à-dire à la fois le journal,
09:55 les écrits, les grands romans, c'est où, les manuscrits ?
09:59 - Alors, ils sont encore un peu dispersés,
10:01 mais le fond qui appartenait à Max Brode,
10:04 donc qui est quand même le plus important,
10:07 puisque c'est lui qui a fait ce travail de recherche des manuscrits,
10:10 tout le fond de Max Brode est à Jérusalem maintenant,
10:13 à la Bibliothèque nationale.
10:15 Vous avez ensuite certains manuscrits qui sont à Oxford,
10:19 vous avez évoqué par une autre trajectoire,
10:23 mais tous ces papiers qui appartenaient à Max Brode,
10:25 qui ont fait ce voyage vers la Palestine à l'époque, en 1939,
10:31 tous sont à Jérusalem et sont accessibles maintenant sur demande.
10:35 - Voilà, alors je disais, c'est une forme de roman policier,
10:38 c'est une enquête littéraire, vous le dites vous-même,
10:40 c'est pas une analyse des grandes œuvres de Kafka.
10:45 Vous, vous avez mené une entreprise, mon chéri, qui est tout à fait différente.
10:50 Vous vous êtes donné, vous, un carcan simple sur Flaubert,
10:53 c'est-à-dire vous vous êtes dit, je vais raconter les cinq ans de Madame Bovary,
10:58 de la conception de Madame Bovary, d'où le titre à l'œuvre,
11:01 et c'est un moment où Flaubert revient avec Maxime Ducamp d'un long voyage en Orient.
11:06 Donc c'est très, comment dirais-je, c'est très circonstancié dans le temps.
11:10 - Ce qui m'intéressait, c'était que c'est la naissance de Flaubert comme écrivain,
11:15 parce que même s'il a écrit auparavant, il a beaucoup écrit, mais il n'a rien publié.
11:20 Donc c'est avec cet ouvrage qu'il entre vraiment en littérature,
11:24 et puis aussi toute la méthode de Flaubert prend naissance.
11:31 Et puis d'autre part, ce qui m'intéressait aussi,
11:33 c'est que c'est un moment de l'histoire littéraire,
11:36 puisqu'on considère que Madame Bovary est un peu la naissance du roman moderne,
11:40 voilà, comme "Déjeuner sur l'herbe".
11:43 - Voilà, pour Manet.
11:45 - Demané, la naissance de... - Ah, vous me touchez.
11:47 Premièrement, vous avez recherché le vocabulaire.
11:50 Deuxièmement, vous avez extraordinairement travaillé.
11:51 C'est-à-dire, par exemple, Flaubert, quand il va entre les salons à Paris,
11:55 en même temps la maison de Croisset, la vie en famille,
11:58 il y a une recherche sur les mots, une recherche sur les tissus,
12:03 une recherche sur ce qui est mangé, sur les cafés, etc.,
12:07 qui est absolument phénoménale.
12:08 Mais, ça c'est le détail, sauf que ça n'a rien de balsacien,
12:13 c'est quasiment cinématographique,
12:15 c'est-à-dire que tout le livre est constitué comme une sorte de plan-séquence,
12:19 c'est-à-dire que quand ça démarre à Croisset,
12:21 il va chercher Louise Cole et embarque.
12:24 On a l'impression de voir Éric Laurent avec son objectif,
12:27 en train de suivre Flaubert allant chercher cette femme avec la barque.
12:31 Est-ce que je me trompe ou est-ce que j'ai un petit peu raison ?
12:34 - Disons que, voilà, pour faire un petit peu de pédanterie,
12:41 le point de vue de l'ouvrage, c'est un point de vue externe,
12:45 voilà, ce qu'on appelle le style behavioriste,
12:47 c'est-à-dire qu'en fait, le narrateur s'efface le plus possible
12:56 et la réalité est décrite de manière, j'allais dire,
13:02 exclusivement, pas tout à fait, mais enfin, presque, objective, voilà,
13:07 sans partie prise, sans intervention de l'auteur,
13:10 et on ne voit l'effet que de l'extérieur.
13:15 Donc à aucun moment, il est question de la psychologie des personnages,
13:19 ce qu'ils pensent, etc. - C'est de l'action.
13:21 - Voilà, et même la plupart des scènes commencent sans qu'elles soient
13:25 contextualisées ni dans le temps ni dans l'espace,
13:29 et voilà, le lecteur charge à lui de le découvrir ensuite au fur et à mesure.
13:33 Donc le parti pris, c'était vraiment ça, c'était un parti pris,
13:36 donc dans une certaine mesure, très cinématographique,
13:39 puisque c'est comme si une caméra enregistrait le réel.
13:42 - Et alors, c'est aussi un moment de la reprise de sa relation avec Louise Collet,
13:47 c'est aussi un moment de la conversation avec Phil Gauthier, Bouillier, Maxime Ducamp,
13:52 du style qu'il doit trouver, parce que vous dites,
13:54 c'est une sorte de naissance de la littérature,
13:56 mais il cherche quelque chose de tout à fait particulier
14:02 dans la conception de Madame Bovary, qui provient d'un fait divers
14:07 qu'il a déjà connu, qui est un fait il y a concernant une dame
14:09 qui s'appelle Madame Delamare, et il est à la recherche de quelque chose de particulier
14:14 du point de vue de la littérature, justement.
14:17 - Disons qu'il n'est pas exactement à la recherche de quelque chose,
14:20 c'est-à-dire qu'il sort traumatisé d'une expérience
14:25 qui est la lecture de "La tentation de Saint-Antoine",
14:30 auprès de Maxime Ducamp et de Louis Bouillier,
14:33 qui à l'époque sont ses grands amis, ses grands copains,
14:38 et il leur fait une lecture intégrale de l'ouvrage,
14:44 donc ils s'enferment dans le cabinet de travail pendant,
14:47 ça dure, je sais pas, je crois une trentaine d'heures, etc.
14:51 La condition, c'est qu'ils n'émettent aucun commentaire, sauf à la fin.
14:56 Et à la fin, le commentaire de ces deux garçons concorde,
15:01 il faut jeter ce livre au feu et ne plus jamais en parler.
15:05 Donc en fait, Flaubert, qui a beaucoup écrit et qui croyait beaucoup à cet ouvrage,
15:11 se retrouve anéanti et donc c'est là où, sans doute,
15:17 c'est Bouillier probablement qui lui suggère de se saisir d'un sujet
15:23 précisément à mille lieues de lui, le sujet le plus plat possible,
15:29 avec des personnages médiocres dans un milieu médiocre.
15:33 - Voilà, un bon varic épousant un médecin, déception absolue.
15:37 Ce qui est aussi passionnant dans cette histoire, je le devine,
15:42 c'est qu'il y a quand même quelque chose, Éric, qui vous touche profondément.
15:46 Et j'ai lu quelque part que dans l'histoire de la vie d'Éric Laurent,
15:49 que je ne connais évidemment pas, mais je suis ravi de faire votre connaissance aujourd'hui,
15:52 c'est que quand vous étiez très jeune, il y a 19 ans,
15:55 l'éducation sentimentale a complètement bouleversé, j'allais dire, votre vie.
16:00 Et donc là, il y a quand même quelque chose qui est assez autobiographique.
16:04 - Oui, il y a évidemment une mythologie très romantique.
16:07 - Désolé de faire le freud à deux balles.
16:10 - Voilà, souvent de se dire, voilà, tel ou tel livre a été pour moi une révélation, etc.
16:14 Bon, parfois, il s'avère que les choses, juste précisément, sont avérées.
16:21 Et c'est vrai que quand j'avais 19 ans, où je ne savais pas trop quoi faire de ma vie,
16:29 je ne savais même pas si j'allais la poursuivre, enfin bon, j'étais...
16:32 Et un ami m'avait recommandé la lecture de l'éducation sentimentale,
16:39 et c'est vrai que pour moi, ça a été une révélation.
16:43 C'est-à-dire que je me suis dit, mais pourquoi je tourne en rond dans cette vie,
16:47 alors que c'est la littérature qui m'intéresse ?
16:50 Et je crois que pour la première fois, ce qui m'a...
16:55 Évidemment, j'ai réfléchi à...
16:57 Ce qui m'intéressait, c'est que je crois que pour la première fois,
16:59 c'était véritablement le style, parce que le style de Flaubert, il est très marqué.
17:03 Donc, ce n'était pas l'histoire qui m'intéressait.
17:06 Soudain, j'étais frappé par le style.
17:08 C'est-à-dire, voilà, je passais, je m'attachais, comme j'ai fait des études de lettre,
17:13 donc je passais de la fonction référentielle à la fonction poétique.
17:16 Soudain, je me disais, voilà, on peut, juste par l'agencement des mots,
17:21 arriver à une forme de beauté absolue.
17:24 Et c'est... Pour moi, ça a été vraiment, voilà, de l'ordre de la révélation.
17:29 – C'est la grande caractéristique de Flaubert,
17:30 car Flaubert, c'est un mot, une orature, un mot, une orature.
17:35 Quelquefois, il écrit cinq pages par mois, enfin, c'est terrible.
17:40 – Ah mais là, ce que je veux dire, c'est que si jamais il était mort prématurément,
17:46 il n'aurait pas pu avoir un Max Brott en portant ses manuscrits.
17:49 – Oui.
17:49 – Parce qu'il y avait déjà, je crois, plus de 5 000 pages pour Madame Bovary.
17:54 – Oui. – Voilà.
17:55 Donc, on ajoute ça à tous les autres...
17:58 Il y a une somme colossale de manuscrits, de brouillons, de...
18:05 Voilà, Flaubert écrit lentement et réécrit beaucoup,
18:08 et parce qu'il est dans cette religion du...
18:14 Je crois que c'est Thibaudet qui avait cette formule, dans cette religion du style,
18:17 et pour lui, l'élément principal du livre, c'est quand même la phrase.
18:23 La phrase comme un absolu.
18:25 – Alors, puisque nous allons parler littérature,
18:27 nous allons commencer par parler littérature à partir de vos deux livres.
18:31 C'est quand même deux vies assez différentes.
18:35 C'est une certaine forme d'assaise,
18:37 même si Kafka a eu quatre ou cinq femmes importantes dans sa vie,
18:41 et une certaine forme d'abondance chez Flaubert.
18:43 Léa ?
18:45 – Oui, le rapport au corps, moi, ça m'intéresse, ça me fascine aussi,
18:49 ce rapport au corps que chaque écrivain va avoir,
18:53 et là, c'est vrai qu'il y a peut-être la même obstination à écrire,
18:58 mais chez Kafka, ça prend une forme de difficulté, de douleur
19:02 qui contamine un peu toute sa vie.
19:05 D'ailleurs, dans les manuscrits que j'ai pu voir dans son journal,
19:09 on voit qu'il fait des tableaux, des colonnes, comme ça,
19:13 donc avec un trait au milieu, et puis il y a le pour et le contre,
19:17 et il évalue comme ça le mariage.
19:20 Et finalement, il n'a jamais réussi à se marier,
19:23 il n'a jamais réussi à donner suite,
19:26 et il y a quelque chose de commun dans l'écriture,
19:28 il n'a jamais achevé aucun roman,
19:31 il n'a jamais épousé aucune femme,
19:35 et il avait ce rapport à son corps aussi.
19:37 – Même Milena, qui l'a consacrée, donc, à un texte absolument magnifique.
19:42 – Magnifique.
19:43 – Voilà, mais c'est pas avec elle qu'il a eu la vie la plus aboutie,
19:50 c'est le moins qu'on puisse dire.
19:52 – Et puis la maladie aussi, c'est quand même un homme
19:55 qui a été malade jeune longtemps. – Et qui rétrécit.
19:59 – Et qui a dû vivre avec ça toutes les dix dernières années de sa vie,
20:03 c'est quand même la tuberculose, les sanatoriums en permanence,
20:08 les cures, les régimes, les difficultés respiratoires,
20:12 le froid, donc voilà, il y a une difficulté qui ne vient pas seulement de lui,
20:18 mais qui l'a fait sienne parce qu'il a dû vivre avec la maladie aussi.
20:21 – Alors, vous apprendrez aussi dans le livre,
20:24 je vais le remontrer, de Léa, et c'est très important,
20:27 que non seulement il y a une bataille entre l'Allemagne, Israël,
20:30 et d'une certaine manière la Grande-Bretagne,
20:32 non seulement il y a un procès qui est arbitré
20:35 par les plus grands tribunaux en Israël,
20:38 mais ces deux femmes qui vivent dans cet appartement de la rue Spinoza
20:42 qui est bourrée de chats et d'escréments, il faut bien le dire,
20:47 considérant qu'elles sont les héritières justement des manuscrits,
20:51 en vendent discrètement parfois via Sotheby's à Londres, ailleurs,
20:57 donc ça rend quand même romanesque le roman et l'histoire même de Kafka.
21:03 Est-ce qu'il y a eu la même chose ?
21:04 Parce que, évidemment, ce qu'on sait de Flaubert,
21:06 ce n'est pas ses histoires d'argent,
21:08 mais c'est ce fameux procès auquel, d'une certaine manière,
21:12 il ne s'attend pas parce que, vous le racontez dans le livre,
21:16 il dit "ils ne vont quand même pas nous faire un procès pour ça",
21:18 et il va éructer à cause de ce procès qu'on lui fait.
21:23 – Donc vous me demandez s'il s'y attendait ou pas ?
21:24 Non, il était convaincu qu'il n'y aura pas de procès.
21:26 – Oui, c'est ce que je vous dis.
21:29 – Parce qu'en fait, le procès, ce n'est pas le volume de Madame Bovary,
21:37 il est publié d'abord en revue, en je crois six livraisons,
21:40 dans la revue de Paris, donc fin 1956.
21:45 Et donc, il est convaincu qu'il n'y aura pas de procès
21:48 parce qu'il pense que son livre est assez… pas innocent, mais bon, pas loin.
21:54 Et après, quand le bruit court qu'il y aura sans doute un procès,
22:01 il est convaincu que c'est la revue de Paris qu'on vise,
22:03 parce qu'elle est républicaine.
22:05 – Voilà, vous voyez, le pouvoir cherche, je vous cite,
22:07 le pouvoir cherche juste à vous intimider parce que vous êtes républicain,
22:11 ça n'ira pas plus loin, lui dit son éditeur.
22:14 – Et donc, jusqu'au procès, il se trompe complètement,
22:16 parce qu'à un moment, il est convaincu que…
22:19 il a une expression assez amusante, il dit "le pouvoir se sert de Madame Bovary
22:26 comme d'une arme pour taper sur la revue de Paris".
22:30 Et donc, en fait, il finit par comprendre que c'est vraiment Madame Bovary
22:34 qu'on vise.
22:35 Et dans une certaine mesure, il tombe des nues,
22:37 il ne comprend pas pourquoi ça lui arrive,
22:41 parce qu'il ne trouve pas que son livre est extrêmement dangereux.
22:45 – Alors, non seulement on voit, évidemment, l'écriture du livre,
22:48 on voit cette vie provinciale avec la famille,
22:51 on voit les salons à Paris, on voit aussi les événements historiques,
22:54 puisqu'à un moment, il se promène dans Paris avec Ducamp,
22:59 avec Boullier, avec Phil Gauthier, il y a les morts, les cadavres.
23:04 Et puis, ça nous amène évidemment à une question qui est un peu évidente,
23:08 puisque vous êtes tous les deux des grands amoureux de la littérature,
23:12 au-delà des livres, c'est en fait, qu'est-ce que c'est que la littérature,
23:15 au sens, qu'est-ce que c'est que les grands auteurs ?
23:17 Parce qu'il y a chaque année, nous adorons tous les trois la littérature,
23:21 et ceux qui nous regardent aussi, il y a des centaines de livres qui sortent,
23:25 mais des Kafka et des Flaubert, il n'y en a pas énormément.
23:28 Donc, au fond, c'est quoi la littérature par rapport à l'océan des livres ?
23:33 C'est la question à laquelle il va falloir répondre, ma chère Léa.
23:37 - C'est bien une petite question.
23:40 Je peux répondre au sujet de Kafka. - Il faut dire ce qu'on pense.
23:42 - Voilà, qu'est-ce qui fait que Kafka est devenu Kafka pendant ce siècle,
23:50 alors qu'il n'aurait pas dû arriver jusqu'à nous ?
23:53 Il y a quand même une puissance de son oeuvre.
23:56 Et moi, en vivant tout ça, je me suis beaucoup demandée, justement,
24:00 qu'est-ce qui fait que ce rapport que je peux avoir à lui est si fort ?
24:06 Qu'est-ce qui fait que ces textes m'habitent autant, etc. ?
24:10 Et en faisant toute cette enquête, en me retrouvant dans ces situations
24:14 que vous évoquiez tout à l'heure, qui elles-mêmes sont tellement romanesques,
24:18 cet appartement rempli de chats et de saletés
24:22 qui fait tellement penser à l'appartement de la métamorphose, justement,
24:26 ce procès qui fait tellement penser au procès de Kafka et à son absurdité.
24:31 Et je me suis dit, voilà, c'est ça, la puissance de la littérature,
24:36 ou en tout cas de l'oeuvre de Kafka, c'est qu'elle a su générer des mini-fictions.
24:44 C'est comme un monde qui aurait créé après lui d'autres mondes,
24:48 d'autres personnages, et son univers est tellement singulier, tellement fort,
24:53 que 100 ans après, il a réussi à générer ces situations qui lui ressemblent
24:59 et qu'on vit en se disant "mais j'ai l'impression d'être dans un roman de Kafka".
25:03 Ça, c'est une puissance fictionnelle qui me semble quand même extraordinaire.
25:09 - Tout à l'heure, j'évoquais "We are Agon" en préalable du premier manifeste du surréalisme.
25:15 C'est la même période que Kafka.
25:18 On n'est pas du tout dans la littérature sèche des mots simples,
25:22 on parlait à Naharine tout à l'heure, c'est le lyrisme le plus échevelé.
25:26 "Une vague de rêve", est-ce que vous avez l'impression,
25:29 c'est le titre du texte qu'a publié Aragon,
25:32 qui fait une trentaine de pages juste avant le manifeste de Breton.
25:35 Est-ce que vous pensez que cette vague de rêve, justement,
25:37 c'est une des définitions de la littérature, Eric, ou pas du tout ?
25:41 - La vague de rêve, ce serait donc la puissance d'un ouvrage,
25:47 ce serait justement cette vague de rêve qu'elle pourrait susciter ?
25:53 - C'est quelque chose, tout à l'heure, Léa disait,
25:54 au fond c'est quelque chose entre un livre et la littérature,
25:57 il y a quelque chose qu'on n'arrête pas.
25:58 Kafka, il écrit cinq romans, des textes, etc.
26:02 Puis tout d'un coup il meurt, puis il est repris, il est agencé,
26:06 on le refait entièrement, les gens se battent,
26:09 et finalement ça devient du cinéma, avec Orson Welles,
26:13 ça a été adapté par des dizaines de gens,
26:16 et il y a une espèce de postérité phénoménale,
26:19 qui est celle de Madame Bovary.
26:22 - Ah oui, d'ailleurs,
26:24 le livre qui a lui-même suscité énormément de films.
26:28 Je crois que tout ça reste quand même assez mystérieux.
26:32 Moi je m'en suis aperçu en écrivant ce livre.
26:36 Il était, par exemple, Louis Bouillet, qui est son ami,
26:40 est un personnage admirable, qui travaille tout le temps,
26:44 et qui d'ailleurs, comme Kafka, parce qu'il n'est pas rentier,
26:48 il est répétiteur, je crois,
26:49 mais il consacre sa vie à la littérature, à la poésie,
26:54 - Et il n'y arrive pas. - Et ça ne marche pas.
26:56 - Catastrophe. - Oui, mais...
26:59 Et tout ça reste assez mystérieux.
27:03 Le principe, c'est que lorsqu'on est écrivain et qu'on écrit un livre,
27:07 en quelques semaines, tout ça s'oublie et sombre dans le néant.
27:11 C'est ça, la règle.
27:13 Comment, de temps à autre, un être surgit avec un ouvrage qui lui va rester.
27:19 Je pense que, bon, il n'y a pas de Martin Gall.
27:22 - Ah non, Martin Gall, certainement pas.
27:25 J'avais demandé justement à un grand conservateur pour du surréalisme.
27:28 Je lui avais dit "mais qu'est-ce que c'est que le surréalisme ?"
27:30 Et il m'avait dit "le surréalisme, c'est le choc."
27:33 Effectivement, parfois une génération, parfois des peintres,
27:37 parfois des écrivains, comme Kafka ou comme Flaubert,
27:40 provoquent un choc qu'il est impossible d'arrêter.
27:43 À l'œuvre, c'est Éric Laurent.
27:45 Et donc, j'irai chercher Kafka, une enquête littéraire,
27:48 c'est Léa Wenstein, c'est publié aussi aux éditions Flammarion.
27:51 J'ai été ravi de bavarder avec vous deux.
27:53 Vous avez bien travaillé, et moi aussi, je l'espère.
27:56 C'est au bonheur des livres, vous êtes sur Public Sénat,
27:58 et à mon avis, vous avez bien raison.
27:59 Ciao à tous les deux.
28:01 - Merci.
28:01 (Générique)