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Court métrageTranscription
00:00 (Applaudissements)
00:04 Les rues de Paris ne sont plus sûres.
00:10 Vous savez que dans certains quartiers de la capitale,
00:15 les Arabes n'osent plus sortir tout seuls le soir.
00:20 (Rires)
00:28 Tiens, mon nouvel épicier, M. Rachid Cherkawi,
00:32 s'est fait agresser la nuit dernière, dans le 18e.
00:36 Et je l'aime bien, M. Rachid Cherkawi.
00:38 Il est arrivé dans le quartier il y a six mois.
00:40 Il venait de racheter le fonds de commerce de M. et Mme Lefranc,
00:45 qui périclitaient.
00:47 Il faut dire aussi que pendant les heures d'ouverture du magasin,
00:52 Mme Lefranc allait se faire pétrir par le boulanger,
00:55 pendant que son mari en profitait pour aller boucher la bouchère.
00:59 Et le reste du temps, l'épicier se recroquevillait
01:03 sur des enfilades de ballons de muscadet,
01:06 au rendez-vous Montmartre 3 de la rue Colincourt,
01:09 en compagnie de M. Leroy, le boucher.
01:13 Ben oui, les deux hommes s'estimaient mutuellement.
01:17 Outre qu'ils vaquaient au même trou, ils avaient en commun...
01:22 Ils avaient en commun une certaine idée de la France,
01:24 faite à la fois de fierté municipale, de foi régionale et de front national.
01:29 Une haine tenace pour les étrangers, les grandes surfaces et l'eau minérale
01:37 les rapprochait encore.
01:39 Chaque soir, quand M. et Mme Lefranc finissaient par réintégrer l'épicerie
01:48 à l'heure de Colareau, ils se dépêchaient de fermer
01:50 pour ne pas rater Bouvard.
01:52 Si bien que les clients éventuels, lassés de poireauter aux poirons,
01:58 avaient fini par reporter leurs instincts légumiers et crépusculaires
02:02 vers les grandes surfaces.
02:04 "Femme", dit un soir M. Lefranc, avec dans le ton une solennité
02:11 qui ne lui était pas coutumière.
02:13 "Femme, nous sommes prises à la gorge par les gros à la solde de l'étranger."
02:20 "C'est dur à dire, femme, mais nous allons devoir revendre l'épicerie."
02:25 Mme Lefranc opina du sous-chef car c'était une femme réservée.
02:31 Or, l'épicerie, forcément dans l'état où elle était, personne n'en voulait.
02:37 Il y a quelques temps de là, alors qu'il glougloutait ses petits blancs
02:43 en maudissant le Maghreb, Vichy Saint-Hior et les établissements mammouths,
02:48 M. Lefranc vit venir à lui un petit homme bien mis,
02:51 quoique de style relativement basané.
02:54 "Bonjour, monsieur", dit le petit homme, "vous êtes bien M. Lefranc ?"
03:00 "Qu'est-ce qu'il me veut, ce melon ?"
03:04 dit M. Lefranc, prenant la salle à témoin de l'outrecuidance de l'intrus.
03:10 "Je vous demande pardon", dit le petit homme, "mais je ne suis pas un melon, je suis épicier."
03:18 "Je m'appelle Rachid Jerkahawi, j'ai entendu dire que vous cédiez votre bail et ça m'intéresse, voilà tout."
03:24 "Oh ben merde là", dit M. Lefranc,
03:28 "ça me ferait vraiment trop chier de voir un feignant de bicot dans mon maquin à sang,
03:33 on est plutôt crevés."
03:44 Après s'être ainsi brillamment exprimé,
03:47 M. Lefranc se dit qu'il n'aurait sans doute pas deux fois la chance de rencontrer pareil gogo.
03:55 Et dès le lendemain matin, en toute discrétion, il signait la session de son bail à M. Rachid Jerkahawi.
04:03 Puis il prit le train à Montparnasse, pour aller finir ses jours en morbillant, dans sa villa.
04:14 Kermine Kampf.
04:16 En compagnie de Mme Lefranc, qui se consolait déjà de son ultime étreinte dans le pétrin,
04:23 en caressant le projet d'aller barater le crémier de la rue du Varec de Quimperlon-les-deux-Crêpes.
04:28 On n'entendait plus jamais parler d'eux. Plus jamais.
04:33 Et je dois dire que dans le quartier, nous sommes très contents de notre nouvel épicier.
04:40 C'est vrai, pour des fainéants, c'est incroyable de voir à quel point les épiciers arabes se lèvent tôt et se couchent tard.
04:45 C'est à se demander quand ils regardent les jeux de 20 heures.
04:49 Alors pour nous, évidemment, c'est vachement pratique.
04:57 Le dimanche soir, par exemple, M. Rachid ne ferme jamais le magasin tant que tout le quartier n'est pas rentré le week-end.
05:05 C'est vrai, je me rappelle, l'autre dimanche, il était plus de 9 heures du soir.
05:09 Je ne sais plus quelle connerie, les bricoles qu'on a pas le dimanche soir, une salade, un pain de mie, peu importe.
05:14 En tout cas, je vous assure qu'à 9 heures du soir passé, c'était encore ouvert.
05:18 M. Rachid était là, dans l'arrière-boutique, en train de jouer au domino avec un autre maghrébin qui lui ressemblait vachement.
05:25 Alors il me l'a présenté. Il m'a dit "je vous présente mon frère Mohamed.
05:34 Mohamed, je te présente un client très gentil.
05:36 Oui, parce que je suis très gentil et je vous emmerde.
05:39 Alors j'ai dit, banalité d'usage, "bonjour M. Mohamed, vous venez aussi du quartier ?
05:45 Oui, dit-il, je viens de racheter la boucherie de la rue Lamarck.
05:48 La boucherie de la rue Lamarck, la boucherie de M. Leroy ?
05:54 Non, je m'étonnais tout de même que M. Leroy, qui avait la même fierté, le même foie et le même front que M. Lefranc,
06:03 consentit lui aussi à céder son fond de commerce à un individu de type non gaulois vachement prononcé.
06:09 Alors il m'a dit "vous savez, ça ne s'est pas fait tout seul. Au début, il a commencé par dire qu'il ne traitait pas avec les melons.
06:16 Alors je lui ai dit "M. Leroy, on vous aura mal renseigné. Je ne suis pas un melon, je suis blanchisseur."
06:23 Alors là, il a gueulé, il a gueulé. "Quoi, ma boucherie, pour en faire un pressing, ils sont pas bien ces ratons ?"
06:32 Je lui ai dit "mais là encore, vous vous trompez M. Leroy, je ne suis pas un raton, je viens de vous dire que j'étais blanchisseur."
06:36 "Raton laveur, à la rigueur, s'il vous plaît."
06:39 Et là, il m'a carrément foutu dehors.
06:44 Et alors ?
06:46 Et alors, croyez-le ou non, M. Pierre, nous avons signé dès le lendemain.
06:55 Je me rappelle maintenant que ce même dimanche, avant de nous laisser repartir son frère et moi, M. Rachid avait tenu à nous faire goûter un petit sans serre de l'année qu'il venait de recevoir.
07:08 Une merveille. Encore un peu vert mais bien, très fruité.
07:12 Et je me rappelle que lui-même ne s'en était servi qu'un tout petit fond de verre parce que, comme il dit, il faut que je fasse attention, je suis moitié musulman, moitié diabétique.
07:20 (Rires)
07:26 Mais c'est des conneries, moi je le connais bien, je sais bien qu'il préfère les Bordeaux Rouges, il ne peut pas me prendre pour un con.
07:30 Enfin.
07:34 Ce matin, pour la première fois depuis six mois, le rideau de fer de l'épicerie Chercaoui est resté baissé.
07:47 M. Mohamed était là dans tous ses états.
07:50 Il m'a expliqué que son frère venait de se faire hospitaliser avec dix points de suture au visage.
07:56 Il avait été attaqué au couteau, à la nuit tombée, par des inconnus.
08:08 Alors, M. Mohamed et moi sommes allés chez le fleuriste du coin faire l'emplette d'une poignée d'anémone et puis je l'ai accompagné à l'hôpital.
08:21 Mais les rues de Paris ne sont plus sûres.
08:28 (Applaudissements)