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Dans le grand entretien de 8h20 de France Inter, retour sur le génocide des Tutsis au Rwanda, avec Jean Hatzfeld, ancien journaliste, grand reporter et écrivain, Patrick de Saint-Exupéry, reporter pour Le Figaro au Rwanda en 1994 et Annick Kayitesi-Jozan, rescapée du génocide et auteure.

Retrouvez tous les entretiens de 8h20 sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-du-week-end

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Transcription
00:00 Un grand entretien ce matin, à la veille de la commémoration des 30 ans du génocide
00:05 des Tutsis au Rwanda.
00:06 On appelle ça « Kwebuka » ! Souviens-toi ces journées du souvenir qui sont réconciliatrices,
00:14 qui veulent rouvrir des blessures parfois à peine cicatrisées.
00:19 Dans un discours vidéo publié demain et dont des extraits ont été partagés par l'Elysée
00:23 jeudi, Emmanuel Macron a reconnu que la France n'avait pas eu la volonté d'arrêter
00:29 le génocide.
00:30 Des propos sans précédent depuis 30 ans.
00:32 Quels mots pour dire justement ce souvenir, ce passé ? Comment commémorer cet épisode,
00:40 ce moment d'histoire ? Nous allons en parler ce matin avec Marion Lourdes et trois invités,
00:46 trois grandes figures, trois grandes voix qui ont alerté, raconté, témoigné du génocide
00:50 des Tutsis.
00:51 Annick, Kaïtessi, Josan, vous êtes rescapé du génocide des Tutsis au Rwanda.
00:56 Auteur de « Même Dieu ne veut pas s'en mêler », c'était aux éditions du Seuil
01:00 et vous avez été l'une des premières à témoigner justement de ce qui s'était
01:04 déroulé en 1994 dans votre pays.
01:07 Jean Hatzfeld, ancien journaliste, grand reporter, écrivain, on vous doit notamment trois livres
01:13 impressionnants dans le nu de la vie, une saison de machette et là où tout se tait
01:18 aux éditions Gallimard où vous avez recueilli la parole de rescapé du génocide, d'assassin
01:26 et également de ceux qu'on appelle les « Justes » des personnes qui ont sauvé
01:31 des Tutsis pendant le génocide.
01:33 Patrick de Saint-Exupéry, bonjour, vous étiez grand reporter pour le Figaro au Rwanda en
01:40 1994, vous y étiez au moment du génocide, témoin de première ligne, cofondateur de
01:46 la revue « 21 » et on vous doit plusieurs livres, notamment une BD qui vient de reparaître,
01:53 la « Fantaisie des dieux » Rwanda 1994, c'est aux éditions Les Arènes.
01:58 Je le disais avec de l'émotion et j'avais du mal à retrouver le fil de ma pensée,
02:03 « Kwebuka, souviens-toi, on est aujourd'hui le 6 avril 2024.
02:10 Le 6 avril 2024, qu'est-ce que cette date représente pour vous ? On commémore le
02:15 génocide le 7 mai le 6, que se passe-t-il ? »
02:20 Bonjour, le 6 avril, moi j'ai 14 ans, j'habite à Butares, c'est au sud du Rwanda,
02:30 la journée est tout à fait normale.
02:32 Pour la petite soeur de ma famille, on avait une cousine qui s'appelait Christine, qui
02:36 étudiait à Bukavu, c'est à l'autre frontière, à l'ancien Zahir, qui était
02:41 de passage dans la ville et ma mère était Samaraine.
02:43 Ma mère lui dit ne pars pas aujourd'hui, reste dormir à la maison pour qu'on te
02:48 voie un peu plus longtemps.
02:50 Ce soir-là, l'avion qui ramène le président à Birimana d'Arusha est abattu par un
03:00 missile.
03:01 On ne le sait pas, mais on se réveille le 7 au matin et il y a de la musique, ils mettaient
03:07 de la musique classique quand il y avait des troubles au Rwanda.
03:10 Tout est fermé, on ne sait pas ce qui se passe.
03:13 Ma cousine ne pourra pas quitter le pays, elle va mourir chez nous.
03:18 C'est vraiment le début des massacres, pas dans la ville, ça reste plutôt calme,
03:25 trouble, mais comme des périodes qu'on avait connues avant et qui vont mener jusqu'à…
03:34 Ce génocide qui va durer 100 jours, qui va durer 100 jours, Patrie de Saint-Exupéry,
03:41 c'est votre surnom, vous y étiez et c'est vrai que vous n'étiez pas là le 6 avril
03:46 1994, vous êtes arrivé juste après.
03:49 Est-ce que ce 6 avril 1994, c'est un déclencheur, c'est un facteur d'explication, cet avion
03:58 du président Rwanda abattu par un missile ? On ne sait toujours pas d'ailleurs précisément
04:03 qui l'a abattu, mais qui va déclencher donc le génocide ?
04:07 C'est un déclencheur, c'est un signal.
04:10 C'est vraiment le signal de départ, mais tout est prêt.
04:13 C'est comme la mèche sur un baril d'explosifs.
04:15 L'explosif est là, tout est disposé, le dispositif est prêt, donc c'est vraiment
04:19 le déclencheur.
04:20 Et c'est la construction d'un génocide, c'est-à-dire qu'un génocide se construit
04:24 dans le temps, c'est une construction politique dans le temps avec l'intention annoncée
04:30 d'exterminer toute une partie de la population.
04:32 C'est vraiment le marqueur du génocide.
04:33 À partir du 6 avril, on voit le dispositif se déployer.
04:36 Et moi, lorsque j'arrive au Rwanda en mai 1994, un mois après le début à peu près,
04:42 qu'est-ce que je constate ? Je ne constate qu'une chose, c'est le silence.
04:46 C'est un pays qui est plongé dans le silence.
04:49 On voit des morts, on voit des maisons brûlées, on n'entend rien.
04:52 Le bruit des feuilles dans les arbres, c'est tout ce qu'on voit.
04:55 Et le silence, pendant deux jours, je roule au milieu du silence avec un petit groupe
04:59 de journalistes.
05:00 Et au bout de deux jours, nous tombons sur du survivant, des rescapés qui sortent des
05:04 marais de Niyamata.
05:06 Et leurs récits sont un peu désarticulés.
05:09 Vous êtes sur place, vous comprenez ce qui est en train de se passer, ce qui s'est passé.
05:12 Vous le percevez, mais avec une intensité rare.
05:15 Et en même temps, vous savez qu'à ce moment-là, les mots ne pourront pas raconter ce qui s'est
05:21 produit.
05:22 Et pourtant, c'est votre métier.
05:23 C'est l'une des questions que vous posez.
05:24 Comment raconter ? Puisque la marque du génocide, ce n'est pas la furie, c'est le silence.
05:27 Vous l'avez dit.
05:28 Le témoignage rendu quasiment impossible parce que tous ou presque ont été tués, ont été
05:34 tués et on ne peut pas croire aux récits des rares rescapés.
05:38 Jean Hatzfeld, comment est-ce que vous, vous avez réussi justement à vous prendre la parole,
05:45 à discuter avec ceux qui avaient échappé au génocide, à la tuerie, pour les amener
05:51 à raconter leurs histoires dans ce livre extraordinaire, dans le nu de la vie ?
05:55 C'est-à-dire que moi, j'y vais après le génocide, début juillet, j'arrive et je
06:02 fais un petit peu comme tout le monde.
06:04 Je suis un peu fasciné et attiré par ce grand mouvement de la communauté Hutu qui s'en
06:09 va vers le Congo, qui attire les yeux, qui attire ce mouvement.
06:12 Et je m'aperçois en revenant que moi, comme beaucoup de gens, c'était une erreur collective,
06:18 on est complètement passé à côté des rescapés.
06:22 Et on est passé à côté des rescapés parce qu'ils se taisaient, comme le dit Patrick,
06:27 et que ce silence, c'est un silence qui me disait quelque chose, parce que c'est un
06:32 silence dont on a beaucoup parlé au lendemain de la Shoah.
06:35 C'est-à-dire qu'au lendemain d'une guerre, les victimes tendent à parler, à revendiquer,
06:40 à se plaindre, à réclamer.
06:42 Au lendemain d'un génocide, elles tendent à s'effacer pour des raisons qui sont tout
06:47 à fait passionnantes.
06:48 Je savais ça, je savais qu'il faudrait un jour laisser un peu de temps et un jour revenir,
06:55 reprendre le temps.
06:56 Et à ce moment-là, il fallait apprendre à travailler différemment, c'est-à-dire
07:01 ne plus être journaliste, apprendre à poser l'autre question, qui n'était plus celle
07:08 de « qu'est-ce qui s'est passé ? », « qu'est-ce que vous avez vécu ? », mais
07:11 « comment vous vivez maintenant, aujourd'hui, quand vous avez traversé cette expérience
07:16 inouïe de la tuerie et de l'extermination ? ».
07:19 Et donc là, il faut beaucoup travailler, il faut beaucoup travailler en amont, parce
07:23 que l'une des raisons du silence des rescapés, c'est qu'elles ont peur, les personnes
07:28 ont peur de ne pas être crues, de ne pas être comprises.
07:31 En plus, il y a un autre problème, c'est qu'elles se souviennent mal, elles ont été
07:35 affaiblies, elles ont été traumatisées.
07:39 Et donc la mémoire est compliquée pour elles.
07:43 Et puis il y a aussi d'autres blocages qui peuvent être un petit peu des sentiments
07:51 de gêne ou de honte, soit parce que, par exemple, on a arrêté de croire en Dieu,
07:57 on est honteux de ça, ou parce qu'on pense qu'on n'a pas fait le geste suffisant
08:02 pour sauver son enfant, ou parce qu'on a vécu dans des conditions honteuses, qui étaient
08:09 d'être tout nu, plein de poux, et de manger à main crue, des maniocs crus.
08:18 Donc il y a beaucoup de blocages, il y a beaucoup de silence.
08:22 Et puis il y a aussi cette idée, qui était assez difficile à comprendre, à admettre
08:29 pour un journaliste, c'est qu'ils n'avaient plus intérêt à parler.
08:32 Si vous voulez, une Palestinienne de Gaza, elle a intérêt à parler, elle a intérêt
08:36 à dire le maximum de choses.
08:38 Au lendemain d'un génocide, beaucoup de rescapés, dans un premier temps, les premières
08:42 années qui ont suivi, elles n'avaient plus intérêt.
08:44 On les avait abandonnés, elles n'avaient pas à nous faire ce cadeau, parce que c'est
08:48 un cadeau extraordinaire, c'est une générosité de parler, de témoigner, c'est trop tard.
08:54 Il va y avoir cette cérémonie de commémoration demain aux 800 000 personnes au moins qui
09:01 ont été tuées dans ce génocide.
09:03 Emmanuel Macron ne sera pas là, il va intervenir par vidéo, mais on connaît déjà le contenu
09:06 de ces déclarations.
09:07 Annick Khaïtessy-Josan, le président de la République, a dit que la France aurait pu
09:13 arrêter le génocide avec ses alliés occidentaux et africains, mais elle n'en a pas eu la
09:17 volonté.
09:18 Vous les recevez comment ces paroles du président français ?
09:21 Je vais juste revenir un peu sur les rescapés qui ne parlent pas.
09:26 On a parlé, dès le début, tout de suite.
09:30 Les premières personnes qu'on rencontrait, en tout cas, qu'on rencontrait, nous les
09:34 rescapés, on nous disait "ils ont tué tout le monde".
09:37 Ils ont parlé tout de suite.
09:39 Mais ça s'est arrêté là.
09:40 Non, ça ne s'est pas arrêté là.
09:43 Moi je sais qu'en arrivant en France, j'ai témoigné.
09:48 J'étais la première à témoigner aux premières commémorations en 95.
09:50 Mais c'est vrai que j'étais la seule.
09:52 On n'était pas très nombreux à témoigner.
09:55 Parce qu'il n'y avait pas beaucoup de rescapés aussi ?
09:56 Oui, parce qu'il n'y avait pas beaucoup de rescapés aussi, mais parce qu'eux aussi,
09:59 on ne nous écoute pas.
10:00 Qui ne vous écoute pas ?
10:02 Patrick de Saint-Exupéry.
10:03 La réalité, je pense, c'est que les rescapés, le récit des rescapés, sont en mauvaise
10:10 conscience.
10:11 On n'a pas envie de les écouter.
10:12 Celle de la France ?
10:13 Bien sûr.
10:14 Ils sont de mauvaise conscience.
10:15 On n'a pas envie de les écouter.
10:16 Parce que ce qu'ils nous disent peut nous faire mal.
10:19 On les entend, mais on ne les écoute pas.
10:22 Et cette parole va mettre beaucoup de temps à percer.
10:26 Parce que d'abord, le rescapé va devoir apprivoiser son récit.
10:30 Et c'est très compliqué, c'est très dur, c'est un effort immense.
10:33 Et ensuite, il faut que lorsqu'il parle, il y ait quelqu'un qui l'écoute.
10:38 Et lorsque les mots qui sont prononcés agitent une mauvaise conscience, parce que le rôle
10:42 de la France au Rwanda est extrêmement important, c'est vrai que naturellement, vous avez tendance
10:47 à prendre distance.
10:49 Et c'est ce qui s'est passé pendant 30 ans.
10:51 Malgré tous les témoignages de rescapés.
10:54 Parce qu'il y en a eu de nombreux tout au long.
10:56 Mais ils n'étaient pas entendus.
10:58 Et ce que dit Emmanuel Macron aujourd'hui, est-ce que ça veut dire qu'on vous entend
11:00 maintenant ?
11:01 Alors, j'ai accompagné Emmanuel Macron lors de son voyage au Rwanda en mai 2021.
11:06 Je me suis notée là pour ne pas me tromper.
11:10 Il a dit que la France a un rôle, une histoire et une responsabilité politique au Rwanda.
11:14 Et elle a un devoir, celui de regarder l'histoire en face et de reconnaître la part de souffrance
11:19 qu'elle a infligée au peuple rwandais en faisant trop longtemps prévaloir le silence
11:23 sur l'examen de vérité.
11:25 La phrase de Macron, si on enlève avec ses… ses… ses guillemets ? Non, il dit que la
11:36 France aurait pu, mais avec ses partenaires occidentaux et africains.
11:44 Voilà, si on enlève ça, les partenaires… parce que la France, les hommes politiques
11:49 français ont pris des décisions particulières au Rwanda.
11:53 Et ce n'est pas avec les… avec les partenaires.
11:59 J'étais à la fin du génocide.
12:01 J'ai perdu toute ma famille.
12:02 On est rescapés, on était deux avec ma soeur.
12:05 On a été évacués par une ONG suisse qui s'appelle Terre des Hommes.
12:09 Et cette ONG, elle a été escortée par l'armée française.
12:12 Ils nous ont fait traverser toutes les barrières.
12:16 Si la France avait voulu arrêter le génocide, oui, elle aurait pu.
12:20 Elle aurait même pu faire en fait peut-être qu'il ne commence pas, de mon point de vue.
12:25 Patrick de Saint-Exupéry, il y a des partis civils qui disent même qu'il faudrait dire
12:30 le mot de « complicité ». Vous êtes d'accord avec ça ?
12:33 Bien sûr, la question se pose depuis 30 ans.
12:36 Elle se pose de manière évidente lorsque l'on s'intéresse, lorsqu'on prend la
12:40 peine de s'intéresser à ce dossier, à ce qui s'est passé il y a 30 ans.
12:43 Ça fait 30 ans que la question se pose.
12:45 Mais je dirais qu'aujourd'hui, ce n'est pas forcément la première question.
12:48 Je dirais que la première question, c'est plutôt une question de courage.
12:51 Je veux dire par là, il y a une politique incontrôlée qui a été menée pendant…
12:57 dans les années 90 du cœur de la République, à l'Élysée, par un petit groupe d'hommes
13:01 qui ont pris des décisions hors de tout contrôle.
13:04 On a le droit de se tromper.
13:07 On peut se tromper.
13:08 Ce qui est inadmissible, c'est de refuser de reconnaître que l'on s'est trompé.
13:13 Et pour reconnaître que l'on s'est trompé, il faut du courage.
13:16 C'est juste un peu de courage.
13:18 Et si ces gens-là avaient le courage un jour de dire simplement « nous nous sommes trompés
13:22 », ça serait un pas énorme.
13:25 Mais ces gens-là se sont drapés dans le drapeau français.
13:29 Ils ont parlé pendant des années de l'honneur de la France.
13:31 Ils disaient « je parle au nom de l'honneur de la France, je défends la France ».
13:34 Mais non, ils enfonçaient la France, ils s'enfonçaient dans le déni, ils s'enfonçaient
13:38 dans le mensonge qu'ils parlent aujourd'hui.
13:41 Qu'ils aient simplement ce geste de dire « nous nous sommes trompés ».
13:44 Jean Hatzfeld, qu'est-ce qui a changé en 30 ans profondément en France ?
13:48 On a vu malgré tout les discours officiels complètement changer.
13:51 Un travail d'historien mené par Duclert.
13:54 Entre autres, il y a eu vos livres, vos témoignages, vos récits.
13:59 Est-ce qu'on a plus conscience aujourd'hui de ce gouffre, de cet inavoué qu'a été
14:07 le génocide des Tutsis au Rwanda ?
14:08 Bien sûr.
14:09 Bien sûr que tout a changé.
14:12 Peut-être pas assez.
14:14 Mais moi je trouve que les déclarations de Macron hier, à voir l'antierre, sont à
14:20 la fois normales et assez banales, puisqu'on savait, et à la fois inouïes.
14:24 Banales et inouïes.
14:26 Oui, parce que banales, parce qu'on savait, on savait que ça aurait été possible d'arrêter
14:30 ce génocide.
14:31 Vous savez, il suffisait de neutraliser Kigali avec quelques blindés et 2000 parachutistes
14:36 et il n'y avait pas de génocide.
14:37 Arrêtez la radio des Mille Collines.
14:39 Arrêtez la radio des Mille Collines, par exemple.
14:42 Arrêtez la radio des génocidaires qui a déshumanisé, qui a appelé au meurtre.
14:46 Vous quatriez la ville.
14:47 Vous quatriez Kigali, c'était assez simple.
14:49 Les contingents d'armées étrangères savent faire ça.
14:53 Ils ne l'ont pas fait.
14:54 Alors, je trouve ça assez banal de le dire puisqu'on le savait et à la fois assez
14:58 inouï parce qu'évidemment qu'on passe maintenant un cap, c'est-à-dire celui de
15:02 la culpabilité.
15:03 Parce que dans le droit international, le crime de génocide induit une ingérence immédiate
15:11 de tous les pays.
15:12 Tout le monde est en devoir d'intervenir sur un génocide.
15:15 Donc, ne pas intervenir, c'est une autre responsabilité que d'avoir su ou d'avoir
15:22 fait des erreurs.
15:23 On devait intervenir puisqu'il y avait génocide.
15:25 C'est un devoir.
15:27 On a failli à ce devoir et donc on est coupable de ne pas avoir respecté ce devoir international.
15:36 - Le mot complicité, il est juste ?
15:39 - Oui, tout à fait.
15:40 Je pense qu'il faut encore un peu de travail historien pour travailler encore un peu les
15:46 archives, pour mettre plus de mots sur certaines questions, etc.
15:50 Mais je pense que dans les années qui vont venir, on va arriver à ce stade.
15:53 - La commission du clair avait décidé de mettre ce mot de côté.
15:56 Et d'ailleurs, ce n'est pas par hasard.
16:00 Elle insistait sur la responsabilité, non pas sur la culpabilité.
16:03 Et donc, ça change beaucoup de choses.
16:06 Mais comment est-ce que vous, Annick Keïtzi, Josan, vous qualifiez ce qui s'est passé ?
16:12 Vous n'aimez pas le mot génocide.
16:14 Qu'est-ce qui ne vous plaît pas dans ce mot-là, qui pourtant est celui qui décrit
16:20 ce qui s'est produit il y a maintenant 30 ans dans votre pays ?
16:23 - Le mot génocide, je l'ai découvert en arrivant en France.
16:28 Je ne savais pas qu'on était en train de vivre un génocide.
16:31 Je trouve que le mot génocide ne dit pas, par exemple, moi quand ma mère a été tuée,
16:36 on m'a fait nettoyer son sang.
16:37 J'y ai passé.
16:39 Le moment où les tueurs sont arrivés chez nous, où elle a été tuée, ça a peut-être
16:43 duré un quart d'heure.
16:44 J'ai passé une journée à nettoyer son sang.
16:47 Ça, ce n'est pas contenu dans le mot génocide.
16:49 Là, je suis désolée, je suis émue, ça fait 30 ans que j'attends de trouver le
16:56 corps de ma mère.
16:57 Les tueurs savent, ils savent, il y a quelqu'un qui sait où elle est.
17:04 Ils ont laissé son corps aux chiens.
17:07 Le mot génocide ne dit pas ça.
17:09 Je n'aime pas ce mot-là parce qu'il réduit.
17:13 On va dire le génocide rendé, on va dire le génocide… il y a 800 000 mots, mais
17:18 ça ne dit pas le trou noir dans lequel ça nous a plongé.
17:26 Je pleure parce que tous les mois d'avril, j'ai encore 14 ans, même si en fait j'en
17:33 ai 44 en vrai.
17:34 J'ai des enfants, j'ai un garçon qui est plus grand que moi pendant le génocide.
17:39 J'ai une fille qui a 12 ans, dans deux ans, elle a le même âge.
17:41 Le mois d'avril, j'ai de nouveau 14 ans et ce mot-là, je ne le supporte pas parce
17:54 qu'il va trop vite, parce qu'il est banalisé, parce que justement, là on tourne autour
18:00 et on dit « oui, l'histoire va nous dire », mais l'histoire va nous dire quand
18:03 en fait ? Parce que 30 ans avec cette peine, c'est immense.
18:08 Je peux rester avec 70 ans s'il faut parce que c'est les miens et ce qui leur est
18:14 arrivé n'aurait pas dû leur arriver.
18:18 Oui, il n'aurait pas dû leur arriver et c'est ça qu'on vit aujourd'hui, Patrick
18:23 de Saint-Exupéry, Jean Hadsfel notamment.
18:25 Rien ne peut préparer un génocide, rien ne peut dire ce qu'est un génocide.
18:29 On peut en saisir les contours, mais comme disait Nick, on ne peut pas pénétrer ce
18:34 trou noir parce que ce trou noir, c'est du silence, c'est de l'absence répétée
18:38 jour après jour.
18:39 Et la confrontation avec un génocide est quelque chose d'extrêmement particulier.
18:47 Moi, je me souviens des soldats français de l'opération turquoise découvrant la
18:51 réalité de ce qui s'est passé et découvrant que les ordres qu'ils avaient reçus de
18:55 Paris étaient à l'opposé de la réalité qu'ils constataient.
18:58 Et le fracas que ça a produit…
18:59 On leur avait parlé d'une guerre, pas d'un génocide.
19:01 On leur avait dit que les Tutsis sont les assassins, les Hutus sont les victimes.
19:05 Et sur place, ils vont découvrir l'exact contraire.
19:07 La hiérarchie leur a menti.
19:09 Et plus tard, ils vont réaliser que l'armée française, enfin les politiques ont utilisé
19:14 l'armée française pour laver plus blanc que blanc, pour essayer d'effacer cette
19:19 page noire de l'histoire de France.
19:21 Et ce cynisme-là, il en est toujours question aujourd'hui.
19:24 Il pèse encore sur ce dossier.
19:26 Il est probant, il est épais, il est réel.
19:29 Et lorsque j'entends Henick, moi je replonge dans toute cette période.
19:33 Et tellement d'images surgissent.
19:36 Et les mots d'Henick, l'absence de mots disent toutes ces images qui sont absentes.
19:41 Et ces chiffres, 800 000 morts en 100 jours à coup de machette.
19:46 Une saison de machette aviez-vous écrit Jean Hatzfeld.
19:48 Et des meurtres qui étaient peut-être deux fois plus importants que ce qui pouvait se
19:55 passer à Treblinka à certains moments.
19:57 Et Sidérant et vous qui avez grandi à Chambon-sur-Lignon, ville des Justes, parmi les Justes.
20:05 C'est étonnant de voir la coïncidence que vous faites entre ces deux épisodes très
20:09 séparés de l'histoire humaine.
20:11 Je pense que jamais dans l'histoire humaine on l'a tué avec une telle efficacité.
20:15 C'est-à-dire que même à la période la plus efficace de la Machintazie, qui est entre
20:20 octobre et décembre 1942, en trois mois ils n'ont pas tué 900 000 Juifs.
20:26 Là, ça a été 900 000 personnes tuées sans moyens techniques et technologiques dont
20:32 disposait par exemple la Wehrmacht, l'appareil nazi, etc.
20:37 Ça veut dire les trains, les gaz, etc.
20:40 Ça a été tué principalement avec des lames.
20:45 80% des gens ont été tués par des lames.
20:48 C'est quelque chose d'inouï.
20:50 Et ça se suppose, et ça se suppose, quelque chose qu'on connaît bien, c'est l'adhésion
20:55 populaire qu'il y a eu derrière ce génocide.
20:58 Parce qu'il ne faut pas… Vous voyez, c'est difficile de mettre des mots, etc.
21:05 "Tout ne dira pas tout", comme dit Annick.
21:07 Mais on peut quand même dire qu'il y a eu à un moment donné une forme de basculement
21:12 populaire vers une barbarie qui est assez inouïe, qui est toujours sans réponse.
21:18 Qui est toujours sans réponse.
21:20 Annick, quel peut être l'avenir ? À quoi peut ressembler l'avenir du Rwanda, la réconciliation,
21:25 cette situation ahurissante où les victimes, les rescapés sont revenus habiter juste à
21:32 côté de leur bourreau, juste après le génocide en 1994 ? Cette réconciliation d'un peuple
21:38 rwandais, est-ce que c'est quelque chose qui vous semble imaginable ?
21:42 L'avenir, ça fait 30 ans que le Rwanda se reconstruit.
21:50 Le fait que le bourreau habite à côté de leurs victimes, en fait, ce n'est pas une
21:53 nouveauté.
21:54 On a toujours habité ensemble.
21:55 Le Rwanda, pour ceux qui connaissent, est plutôt assez petit et densément peuplé.
21:59 C'est tout petit et très dense, oui.
22:01 Donc oui, les personnes vivent côte à côte.
22:04 Dans ma ville natale, ils viennent de découvrir un charnier il y a quelques mois, sous la
22:12 maison de quelqu'un qui a construit par-dessus un charnier.
22:15 Au début, j'ai même cru qu'il y avait peut-être ma mère parce qu'on m'a dit
22:18 « c'est derrière l'école où elle a été tuée ». Après, c'était un peu plus
22:20 loin.
22:21 Bon, finalement, c'est à quelques kilomètres.
22:22 Donc, elle n'est pas là, mais il y a d'autres mères dedans.
22:26 Je vais aller à leur enterrement le 30 avril.
22:28 Et sous cette maison, ils ont découvert 1108 corps, 30 ans après.
22:34 Les gens savent.
22:35 Ces personnes qui ont construit, savaient qu'ils construisaient sur un charnier.
22:40 Ceux qui ont construit la maison, ils ont bien vu qu'il y avait des corps.
22:43 Mais ils ont couvert dessus.
22:46 Donc oui, le Rwanda se construit, la mise est sur les jeunes générations.
22:51 Et nous, les rescapés notamment, moi je suis loin, c'est vrai, j'ai de la peine,
23:00 mais je suis loin.
23:01 Mais ceux qui sont au Rwanda, ils payent le prix de vivre avec leur souffrance en attendant
23:08 que les générations futures grandissent.
23:13 Et les 30e cérémonies auront lieu demain.
23:16 Merci infiniment à tous les trois d'avoir été les invités de France Inter ce matin.
23:20 Niki Haïti, Josan, Patrick Sainteux-Zupperi, Jean Hatzfeld.
23:24 Merci infiniment.
23:25 Merci.

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