Dans « La Traque de Hissène Habré. Juger un dictateur dans un monde d’impunité » (Karthala ), l'avocat des droits humains, Reed Brody, raconte l'histoire et les coulisses des 18 années de traque du dictateur tchadien, condamné en 2016 à la prison à perpétuité pour crimes contre l’humanité et torture, notamment pour viols et esclavage sexuel, ainsi que pour crimes de guerre, par les Chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises.
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00:00 (Générique)
00:04 — Red Brody, bonjour. — Bonjour.
00:06 — Vous êtes avocat. Ça fait plus de 40 ans que vous vous battez pour le droit des victimes, tout à commencer au Nicaragua
00:14 avec les standards d'IGNIST, des enquêtes sur les exactions des contrats. Il y a eu après le combat pour l'extradition de Pinochet.
00:27 Baby Doc, Jean-Claude Duvalier en Haïti, Issen Abre, qui est l'objet de ce livre que vous sortez demain chez Cartala,
00:36 « La traque d'Issen Abre ». C'est la première fois que la compétence universelle s'est exercée en Afrique, non ?
00:46 — C'est la première fois que la compétence universelle s'est exercée en Afrique. Et c'est la seule fois dans l'histoire du monde
00:53 où les tribunaux d'un pays, le Sénégal, ont jugé l'ancien chef d'État d'un autre pays, le Tchad, pour les violations des droits humains.
01:03 Donc c'est le plus important procès de compétence universelle de jamais. — 18 ans de travail.
01:11 — Et encore, moi, je travaille toujours avec les victimes qui viennent maintenant d'être anonysées à l'auteur de 15 millions d'euros.
01:19 Donc c'était 15 ans avant le procès, deux ans de procès et appel, et ensuite le travail pour l'indemnisation.
01:27 — Petite question. Comment avez-vous fait ? Le Tchad, sous Idriss Déby, n'était pas réputé pour être une grande démocratie.
01:36 — Non, mais bon, Issen Abre, il était réfugié au Sénégal. Donc on devait traiter et avec le président tchadien, Idriss Déby,
01:44 qui détestait Issen Abre. C'était son ennemi jurais. Issen Abre a tué Hassan Jamous, Mohamed Hitno, des parents d'Idriss Déby.
01:54 Idriss Déby a sauvé le pays d'Issen Abre. Mais en même temps, il avait peur qu'un procès d'Issen Abre ne jette pas la lumière sur ses propres films.
02:05 — Oui, il a pu avoir un effet collatéral. — Collatéral. Et aussi, il était le chef des armées d'Issen Abre à des moments comme le fameux septembre noir.
02:13 Donc on avait d'un côté un allié, disons un allié encombrant à Idriss Déby. Et de l'autre côté, en fait, on a porté plainte dans les derniers mois
02:25 d'Abdou Diouf. Issen Abre a arrêté sous Abdou Diouf. Et puis 12 ans d'Abdou Laïwad dans lequel il nous tourne en ronde.
02:36 Et finalement, en fait, c'est l'élection de Maki Sal qui a débloqué la situation. Mais entre-temps, évidemment, pendant ces 12 ans,
02:44 on a arpenté toutes les juridictions, tous les couloirs. On avait rencontré Maki Sal. Et d'ailleurs, toutes les personnes qui comptaient
02:53 dans la vie politique sénégalaise, avec les victimes tchadiennes, avec une victime sénégalaise, on les avait rencontrées.
03:02 — C'est intéressant, ça, parce que c'est aussi une démarche sud-sud. Vous racontez très bien que c'est lors du cas du dossier Pinochet
03:11 que les victimes tchadiennes sont venues vous voir. — Tout à fait. Et en fait, après Pinochet, bon, on était... Quand la Chambre des lords a dit
03:19 que Pinochet ne jouissait pas d'une immunité malgré son statut d'ancien chef d'État... — 98, hein, 19... — 98 et 99. Malgré son statut
03:27 d'ancien chef d'État, on s'est rendu compte qu'on avait un instrument pour traduire en justice les personnes qui semblaient hors de l'atteinte de la justice.
03:38 Et c'est à ce moment-là que Delphine Jaraïb, la présidente de la Ligue tchadienne, de l'Association tchadienne, est venue vers moi.
03:45 Et elle a dit « Pourquoi pas en Afrique ? Nous, on a notre Pinochet à nous ». Et pour moi, ce qui m'intéressait, c'était justement de changer
03:52 le paradigme, que ce soit un pays du sud, le Sénégal, qui exerce sa compétence universelle. Ça, ça s'appelle la justice universelle.
04:03 — Ce qui est intéressant aussi, c'est que vous avez réussi ce que je crois que personne d'autre n'a réussi à faire, c'est mettre les mains sur les archives
04:11 de la police secrète tchadienne. C'est un concours un peu de hasard... — C'était un hasard.
04:19 — ...de laisser faire de l'État qui n'avait pas vraiment intérêt à ce que vous alliez fouiller dans ces archives secrètes.
04:25 — En fait, on a fait des visites à la piscine, la fameuse prison souterraine d'Issenabré, qui était une vraie piscine,
04:35 et qui avait creusé et mis des cellules. Et à côté, il y avait le bâtiment de la police politique, la DDS. Et moi, je reconnaisais.
04:43 Donc j'ai demandé aux autorités tchadiennes si on pouvait pénétrer. Et ils ont dit « Voilà, très bien ». Et là, par hasard,
04:54 on rencontre des sous-poussières de ces archives abandonnées depuis des années. Et puis le gouvernement a dit « Si vous voulez, on vous les donne ».
05:08 Moi, j'ai pas cru à un moment. Mais si. En fait, les victimes sont allées ensuite trier, classer et copier ces archives.
05:19 Et rien que dans ces archives, il y avait le nombre de 1 208 personnes décédées en détention. Il y avait des notes écrites par Issenabré
05:30 avec son propre nom, où il disait qu'il n'était pas question que des prisonniers puissent aller à l'hôpital.
05:36 Donc on avait là toutes les preuves qui confortaient les témoignages des victimes.
05:44 — Issenabré a été condamné. Comment se fait maintenant le travail de réparation, la poursuite ? Parce que c'est un travail sans fin.
05:53 Quand on commence à tirer le fil de ce qui s'est passé... — Alors la même persévérance et ténacité qu'il a fallu pour faire juger Issenabré,
06:03 on le déploie maintenant pour l'indemnisation. Et c'est surtout les victimes. En fait, Issenabré, il a été condamné à Dakar,
06:13 à payer 150 millions d'euros. Il y avait aussi un procès aussi très important au Tchad, où 21 billes d'Issenabré ont été condamnées.
06:24 L'État tchadien a été condamné à payer aussi des réparations. Mais ça traîne, ça traîne. L'Union africaine devait, doit toujours,
06:32 créer un fonds pour l'indemnisation des victimes. Bon, pour faire court, le gouvernement tchadien, le fils de Déby,
06:41 il veut réconcilier tout le monde, y compris les abréhistes. Donc il a fait un geste envers les victimes en donnant 10% du montant.
06:52 Et en février de cette année, les victimes ont commencé à recevoir 1 500 € chacun, qui est misérable comparé à ce que
07:04 les tribunaux ont accordé, et comparé à la lutte des victimes et aux bésoins. Mais je vous dis, parce que je suis en contact quotidien avec eux,
07:14 1 500 € pour quelqu'un au Tchad, pour ceux qui sont les plus démunis au Tchad, c'est énorme. Ça permet de payer les scolarités des enfants,
07:24 la santé, etc. Donc il y a quelque chose, mais on ne va pas s'arrêter là. On va demander le reste. On va demander à l'Union africaine aussi
07:33 qui ne termine pas de se mettre d'accord avec le Tchad pour la création de ce fonds.
07:39 Dernière question. Ce procès s'est tenu au Sénégal. C'est tout à l'honneur de ce pays d'avoir organisé ce procès historique.
07:48 Mais depuis, le pays est quand même tombé dans les tourments politiques sur la présidentielle qui va se tenir, une soixantaine de victimes.
08:00 Quand je parle avec certains amis sénégalais, ils me disent qu'il ne faut pas d'impunité non plus pour ce qui s'est passé.
08:07 Il faudra enquêter, documenter, savoir.
08:11 Mais c'est clair. D'abord, j'admire la conscience politique des Sénégalais de défendre leur démocratie. Ils ont fait ça avec Wad, ils ont fait ça avec Macky Sall.
08:21 J'espère que le peuple de mon propre pays, les États-Unis, soit aussi farouche à défendre notre démocratie.
08:29 Mais la loi d'amnestie qui a été adoptée par l'Assemblée nationale dans la foulée est honteuse.
08:38 Les amnesties ont un rôle très important pour la cohésion, pour la réconciliation nationale.
08:46 Mais l'État ne peut pas amnestier ses propres agents qui commettent des atrocités, des violations des lois d'hommes.
08:55 Donc je suis certain que le court de justice de la CDAO va casser cette loi d'amnestie, que les Nations unies,
09:03 parce que le Sénégal, c'est pas seulement la démocratie, ça doit être aussi la justice.
09:11 – L'État de droit, ce sera je pense une des patates chaudes du prochain président.
09:16 Red Brody, merci beaucoup. Je rappelle le titre de votre ouvrage, la traque d'Issen Abrey aux éditions Cartala. Merci.
09:24 – Merci Pascal.
09:25 [Générique de fin]
09:29 [SILENCE]