Dans le cadre de la commission d’enquête sur le narcotrafic, les sénateurs ont interrogé ce mardi 5 mars les magistrats du tribunal judiciaire de Marseille, en proie à une explosion de tous les indicateurs de violence. Tous s’alarment de l’expansion du narcotrafic, qui agit à Marseille, comme « une sorte de gangrène qui abîme le tissu social » et fragilise l’Etat de droit, laissant certains des magistrats interrogés sous-tendre que Marseille serait devenue une « narco-ville ». Pour le président du Tribunal Judiciaire de Marseille, Olivier Leurent, il ne fait nul doute que Marseille est devenue "l'épicentre d'un phénomène national".
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00:00 Le constat de la lutte contre le narcotrafic à Marseille ne va pas vous surprendre.
00:05 Il est celui d'une aggravation constante de tous les indicateurs.
00:09 Marseille paraissant même constituée en quelque sorte l'épicentre d'un phénomène en réalité national.
00:16 Cette aggravation est particulièrement notable en 2023 et se manifeste par l'explosion des assassinats aux bandes organisées.
00:23 Une cinquantaine pour 2023, là où il y en avait eu 20 en 2020, 26 en 2021 et 33 en 2022.
00:32 Et cela sans parler des nombreux blessés, puisqu'il y en a eu 123 en 2023, là où il n'y en avait eu que 12 en 2020.
00:40 Les perspectives sont donc très préoccupantes avec le sentiment d'une forme de désarmement complet des institutions policières et judiciaires.
00:48 En quelque sorte, l'État semble mener une guerre asymétrique contre le narcomanditisme avec cette spécificité que dans ce cas précis,
00:57 c'est l'État qui se trouve en situation de vulnérabilité face à des trafiquants qui disposent d'une force de frappe considérable sur le plan des moyens
01:06 financiers, humains, technologiques et même législatifs. Le risque à court terme est bien sûr de voir l'État de droit se déliter.
01:16 Les exemples hollandais et belges en sont des illustrations récentes, particulièrement inquiétantes.
01:22 S'enverser dans la stigmatisation outrancière, la ville de Marseille est incontestablement le territoire au sein duquel les conséquences du narcomanditisme
01:30 se manifestent dans leur expression la plus violente en provoquant des troubles à l'ordre public conséquents, en blessant,
01:38 voire en tuant des victimes dites collatérales et en altérant considérablement le mode de vie des habitants des quartiers.
01:46 En d'autres termes, le narcomanditisme agit à Marseille comme une sorte de gangrène qui abîme jour après jour, année après année, le tissu social.
01:57 Et ce n'est peut-être d'ailleurs pas tout à fait un hasard si quatre d'entre vous sont des élus du Bouche du Rhône.
02:03 Vous mesurez pleinement l'impact du narcomanditisme sur votre territoire et sur le quotidien de vos administrés.
02:11 L'explosion des règlements de compte en 2023 s'est traduit pour le siège et l'instruction en particulier par une augmentation considérable du nombre
02:19 d'ouvertures d'informations judiciaires liées à ces assassinats ou tentatives d'assassinats.
02:24 En 2022, il y avait eu 36 ouvertures et on est passé en 2023 à 69 ouvertures d'informations judiciaires liées à ces assassinats ou tentatives d'assassinats,
02:36 soit presque un doublement avec une moyenne de cinq ouvertures d'informations judiciaires par mois,
02:42 dont 80 % relève du conflit entre la DZN Mafia et la Yoda.
02:47 Ces deux réseaux que vous connaissez bien.
02:49 Or, ces instructions criminelles, ma collègue vous le dira certainement mieux que moi, sont extrêmement lourdes, chronophages et complexes à mener en termes d'investigation,
03:00 tant pour les magistrats que pour les policiers. La problématique marseillaise, vous le savez, est accentuée par le fait que notre compétence au titre de la GIR,
03:10 c'est une compétence interrégionale qui couvre quatre cours d'appel ex Montpellier, Nîmes et Bastia, représentant en réalité 20 tribunaux judiciaires
03:22 et allant de la frontière italienne à la frontière espagnole, Corse comprise.
03:27 Il nous faut donc à la fois traiter en parallèle le contentieux marseillais et celui de l'interrégion, qui tend également à exploser dans ce domaine.
03:37 L'augmentation est tellement significative que les renforts en effectif de magistrats et de greffiers dont a pu heureusement bénéficier la juridiction en 2022,
03:46 à la suite d'un contrôle de fonctionnement diligenté par l'Inspection générale de la justice et qui constituait en réalité le rattrapage de de nombreuses années de sous dotation,
03:56 apparaissent aujourd'hui d'ores et déjà notoirement insuffisants.
04:00 Ces renforts pourtant conséquents qui ont abouti à la création de trois cabinets d'instruction supplémentaires ont permis de mettre en œuvre le cloisonnement de la GIRS criminalité organisée
04:13 afin de dissocier le contentieux strictement marseillais, qui est dévolu à ce que nous appelons la section délinquance organisée, de la délinquance interrégionale,
04:23 voire internationale, qui est dévolu à la GIRS à Proment-Parlet. Sur les 27 cabinets d'instruction, qui représentent le service d'instruction le plus important de France après celui de Paris,
04:36 sur ces 27 cabinets d'instruction, 11 sont dédiés au traitement de la criminalité organisée, 4 à la délinquance organisée pour les réseaux strictement marseillais
04:47 et 7 à la GIRS pour les réseaux interrégionaux et internationaux, qu'on appelle donc la criminalité organisée.
04:54 Par ailleurs, une chambre correctionnelle composée de 8 magistrats traite à temps plein de ce contentieux. C'est la 7e chambre pour le tribunal judiciaire de Marseille.
05:04 Cela représente une proportion unique au niveau national et traduit l'emprise du narcotrafic sur l'arrondissement judiciaire marseillais.
05:11 Or, ces effectifs – et c'est un constat que nous faisons tous – sont d'ores et déjà dépassés. Et cette tension se retrouve sur l'ensemble de la chaîne pénale,
05:21 non seulement les juges d'instruction, que j'évoquais il y a un instant, et j'y reviendrai, mais aussi les juges des enfants, les juges d'application des peines,
05:28 le juge de la liberté et de la détention, les juges correctionnels. Et il ne faut surtout pas que vous oubliez dans votre réflexion, à mon sens,
05:37 les juges d'appel de la chambre de l'instruction et de la cour d'assise, le niveau d'appel étant actuellement sans doute le niveau le plus englué par le phénomène de masse de cette délinquance.
05:50 Nous constatons également que la surpopulation carcérale à Marseille peut avoir un lien avec cette activité délinquentielle.
05:57 Vous le savez, une proportion importante des détenus sont en détention provisoire, et ça explique en partie la surpopulation carcérale.
06:05 Et nous atteignons au Beaumet en début de semaine 188% de taux d'occupation à l'établissement de Marseille, établissement des Beaumet.
06:15 Face à l'importance prise par les réseaux criminels, les risques d'atteinte à l'intégrité physique des acteurs judiciaires qui luttent contre le narco-banditisme
06:25 ne doivent plus aujourd'hui être considérés comme relevant uniquement du virtuel. J'avais questionné les juges d'instruction il y a environ 2 ans sur cette question de leur propre sécurité.
06:35 Ils m'avaient dit qu'ils n'en ressentaient aucun risque réel. Aujourd'hui, ces risques paraissent accrus, avec de nouveaux modes de recrutement des tueurs,
06:44 notamment sur les réseaux sociaux, qui sont de plus en plus jeunes et donc de plus en plus immatures.
06:50 Monsieur le procureur a l'occasion d'y revenir, mais 62% des tueurs ou auteurs de tentatives d'assassinat avaient moins de 21 ans en 2023.
06:57 Or, à Marseille, vous le savez, personne n'a oublié la figure emblématique et historique du juge Pierre Michel.
07:05 Les freins à l'action des magistrats instructeurs et correctionnels sont extrêmement nombreux. Sans se livrer à un inventaire à la prévère et se vouer à une lamentation,
07:16 je pense néanmoins qu'il est indispensable de les recenser rapidement – mes collègues y reviendront – sans misérabilisme, mais avec lucidité.
07:24 Et au regard de l'importance de l'enjeu vital pour notre cœur social, le fatalisme ne peut toutefois pas être de mise,
07:31 et il nous incombe collectivement d'être force de proposition avec des marges d'amélioration.
07:35 Ma collègue Isabelle Couder, vice-présidente à la JIRS, les détaillera dans un instant.
07:40 Ces constats sont des freins, des freins à l'action des services de l'État et des services en particulier judiciaires.
07:48 Ces freins sont des freins en effectif, en gestion des ressources humaines, en logistique et sur le plan procédural.
07:57 En termes d'effectifs, je vous le disais, les renforts que nous avons obtenus paraissent, pour ce qui est de la lutte contre le narcotrafic, déjà insuffisants.
08:06 Les 7 cabinets d'instruction JIRS à Marseille gèrent pour chacun d'entre eux une quarantaine de dossiers,
08:13 là où la moyenne est communément admise entre 25 et 30. Ces cabinets gèrent entre 30 et 40 détenus par cabinet,
08:22 ce qui est largement aussi supérieur à ce qu'il faudrait, sachant que le contenu de la détention est très chronophage.
08:29 En ce qui concerne la délinquance organisée, alors là, les chiffres sont encore plus inquiétants,
08:33 puisque nous sommes à 70 instructions en cours à gérer par dossiers de délinquance organisée qui s'occupent des réseaux marseillaux-marseillais.
08:42 Et ils ont tous entre 60 et 70 détenus par cabinet.
08:47 Ce problème d'effectifs, nous le retrouvons également au service du tribunal pour enfants.
08:52 Nous avons un projet sur une proposition du directeur départemental de la Protection judiciaire de la jeunesse
08:57 de mettre en œuvre des mesures d'assistance éducative pour chaque mineur déféré en matière de stupéfiants pour la famille.
09:06 Le directeur départemental de la Protection judiciaire de la jeunesse, M. Pibarro, considère à juste titre,
09:12 et nous avons partagé son constat, que lorsqu'un mineur est déféré pour un problème de narcotrafic,
09:18 il faut s'interroger sur le risque encouru par les frères et sœurs de la même fratrie et la situation de la famille.
09:24 Et il nous propose de mettre en œuvre des mesures d'investigation en assistance éducative à chaque fois dans la famille,
09:31 à chaque fois que l'un des mineurs est poursuivi sur le plan pénal pour un problème de stupéfiants.
09:36 On a évalué ce surcoût de dossier à environ 200 procédures de plus.
09:42 200 procédures, c'est quasiment la moitié d'un cabinet du juge des enfants.
09:46 Sur le papier, nous sommes à 12 juges des enfants actuellement.
09:49 Nous serons véritablement à partir du mois de septembre.
09:53 Et les juges des enfants estiment que si on devait renforcer le suivi en assistance éducative des familles qui sont impactées par le narcotrafic,
10:01 il faudrait envisager un 13e cabinet.
10:04 Toujours en ce qui concerne les effectifs, ma collègue vous le dira mieux que moi, mais la problématique du greffe est essentielle.
10:12 Ces cabinets sont très lourds, je vous le disais, à la fois en termes d'investigation, mais en termes de gestion,
10:17 notamment parce qu'il y a beaucoup de détenus, mais également énormément de notifications de convocation.
10:22 Or, la situation du greffe est loin d'être résolue.
10:25 Nous ne disposons pas d'un greffier volant pour les 27 cabinets d'instruction.
10:29 Or, sur 27 greffiers, vous êtes à peu près certain qu'il y aura toujours un arrêt maladie, un congé de maternité.
10:34 C'est bien normal et aucun greffier volant pour venir suppléer à la vacance d'un poste.
10:41 La solution que nous avons trouvée actuellement, c'est que le greffier qui n'est pas là, se fait remplacer,
10:47 mais à la charge des autres cabinets et donc impacté en impactant le fonctionnement des autres cabinets.
10:52 Nous manquons d'assistants spécialisés.
10:54 Actuellement, il y a 12 assistants spécialisés au bénéfice du tribunal judiciaire de Marseille qui sont communs siège parquet.
11:01 Au-delà de la question de l'impartialité de ces assistants spécialisés qui peuvent intervenir,
11:06 vous le savez, tant en enquête de flagrance ou préliminaire qu'au stade de l'instruction, voire même au stade du jugement.
11:12 Il nous apparaît indispensable d'envisager d'avoir des assistants spécialisés dédiés pour le parquet et ceux dédiés pour le siège.
11:19 De même qu'il nous manque de juristes assistants pour la section Girs.
11:23 Il faudrait au moins un juriste assistant pour deux cabinets Girs.
11:27 Ces juristes assistants étant la plupart du temps dédiés aux commissions rogatoires techniques,
11:31 donc toutes les techniques spéciales d'enquête qui nécessitent là aussi une gestion administrative des dossiers assez lourde.
11:38 Même constat en ce qui concerne les effectifs des services de police.
11:41 Mais vous les avez entendus. Je n'y reviens pas avec une désaffection des services de police judiciaire et une augmentation de ces effectifs de police judiciaire
11:50 par des sorties d'école, mais dans un domaine qui nécessite une grande expérience et du temps pour se former à ce type de traitement de la délinquance.
11:59 Nous constatons également un manque d'effectifs en ce qui concerne l'administration pénitentiaire.
12:03 De nombreux cabinets d'instruction se plaignent de ne pas pouvoir procéder à des actes d'interrogatoire ou de confrontation de détenus,
12:10 car les extractions n'ont pas pu avoir lieu faute d'effectifs suffisants du côté de l'administration pénitentiaire.
12:18 Rapidement, des freins logistiques. Vous les connaissez. Ce sont des freins informatiques. Ma collègue pourra y revenir.
12:24 Nous n'avons pas d'atelier de numérisation véritablement digne de 27 cabinets d'instruction,
12:30 tant et si bien que les greffiers numérisent eux-mêmes la plupart du temps leurs procédures sur le temps qu'ils devraient consacrer plutôt à la gestion de leurs propres dossiers.
12:38 Nous manquons de salles d'audience spécifiquement dédiées à ces gros dossiers Girs, dans lesquels bien souvent nous avons 10, 15, 20 détenus.
12:50 Et nous n'avons qu'une salle suffisamment sécurisée à Marseille pour pouvoir juger ces dossiers.
12:57 Ma collègue reviendra sur les freins procéduraux et législatifs. Nous appelons tous de nouveau une simplification de la procédure pénale.
13:05 Or, nous avons fait tristement le constat par la loi du 20 novembre 2023 d'une complexification grandissante encore en matière de démise en examen.
13:16 Une personne mise en examen peut demander sa démise en examen très rapidement en matière également de droits étendus aux personnes entendues comme témoins assistés.
13:25 Tout cela va plutôt dans le sens de la complexification plutôt que de la simplification.
13:29 Les requêtes en unité qui sont pendantes devant la Chambre de l'instruction mettent actuellement à peu près un an à être traité.
13:39 Ce sont des délais qui sont totalement inadaptés par rapport à la nécessité d'apporter une réponse rapide en la matière.
13:48 Manque également en matière de traitement du blanchiment.
13:52 Mes collègues y reviendront. Nous manquons de policiers mieux formés à ce traitement, d'assistants spécialisés spécifiques sur l'entraide et l'analyse criminelle.
14:06 Et enfin, toujours en termes de freins, ce sera mon dernier point. J'ai été trop long.
14:11 Je vous prie d'en l'excuser. Nous constatons un problème en termes de gestion des ressources humaines pour les magistrats.
14:17 Ces postes hautement spécialisés nécessitent du temps.
14:21 Nous avons des magistrats du second grade qui sortent de l'école, qui sont prêts à s'y investir et qui, je ne vous cache pas, sont plutôt bons.
14:30 Néanmoins, ils ne peuvent pas réaliser leur premier grade, c'est-à-dire au bout de 7 ans, gravir un échelon dans la hiérarchie judiciaire sans quitter la juridiction.
14:39 Nous avons un cas à la Girs de Marseille d'un jeune collègue qui vraisemblablement devra quitter le tribunal judiciaire de Marseille,
14:46 alors même qu'il a acquis une vraie compétence en la matière.
14:50 En conclusion, je dirais qu'il est indispensable de mettre un plan Marshall en œuvre pour la lutte contre le narco-traffic.
14:57 Et je crois que cette lutte doit être prise en compte comme un certain nombre de politiques publiques prioritaires, comme les violences intrafamiliales.
15:07 À ce même titre, nous devons prendre conscience qu'il y va de notre état de droit et de la stabilité de nos institutions républicaines.
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