• il y a 11 mois
Retour sur le succès de RRR à l'international et l'arrivée de blockbusters d'action indiens toujours plus ambitieux. L'occasion de questionner l'impact culturel de ce nouveau soft power, loin des clichés sur Bollywood !

Category

🗞
News
Transcription
00:00 Evidemment qu'on pense aux indiens, on pense à leur musique et à leur film, la plupart nous semblent assez atypiques d'ailleurs car on n'est pas du tout habitués à cette culture.
00:07 Mais il faut tout de même admettre que certains passent pas trop en fait.
00:10 Vous savez on dit que Chuck Norris est imbattable et tout ça, et ben j'ai jamais vu un héros aussi bourrin et invincible que celui de ce film !
00:27 *Musique épique*
00:33 *Cris de joie*
00:35 *Musique épique*
00:37 *Musique épique*
00:39 *Musique épique*
00:49 Si comme moi vous traînez sur internet depuis la préhistoire, en l'occurrence 11 ans, ouah 11 ans la vache ! Vous avez probablement vu le What's the Cut spécial Inde.
00:57 Il est aussi probable que vous vous souvenez parfaitement de cette scène dont le côté incroyable était souligné par les balicieux commentaires d'Antoine Daniel.
01:04 "Regardez bien attentivement cette image, avec quoi elle va bien pouvoir les attaquer ? Son flingue ? Ha ha ha ha ha, ce serait trop facile !"
01:11 *Musique épique*
01:15 Vous avez peut-être aussi connu d'autres scènes similaires qui circulaient en qualité dégueulasse ou chinées par les experts du site Nanarland.
01:22 "Dans le cinéma indien tout est possible, y compris ça."
01:26 "Oubliez Schwarzenegger, oubliez Stallone, oubliez Bruce Willis et découvrez..."
01:34 "Shiranjeevi !"
01:36 Ces extraits hors contexte de films d'action indiens faisaient des millions de vues en Occident sous des titres plus superlatifs les uns que les autres.
01:43 On va pas se mentir, leur succès viral tenait à un mélange d'amusement légèrement condescendant pour leur côté un peu grotesque et too much,
01:50 parfois un peu cheap surtout, et d'une forme d'admiration premier degré pour leur côté super cool, décomplexé et en vrai assez impressionnant.
01:58 Sans déconner, qui fait ça ?
02:07 Depuis, Nanarland remplit tous les ans le grand Rex en 15 minutes chrono et Antoine Daniel s'est reconverti en streamer avec tout autant de succès,
02:14 alors que plus personne ne fait de blague sur What's the Code 38 sans passer pour le pire relou de la Terre.
02:19 Mais surtout, depuis...
02:32 L'année dernière, alors que plus grand monde en avait quelque chose à foutre du énième produit Marvel,
02:37 tout le monde n'avait que Triple R à la bouche, et rien que là en janvier sort Kalki 2898 AD,
02:43 blockbuster d'action SF, annoncé comme le plus cher de l'histoire du cinéma indien, record qui a l'air d'être pulvérisé environ tous les 6 mois.
02:52 *Voix de l'homme qui parle en anglais*
02:54 Qu'est-ce qui s'est passé ?
03:06 J'ai l'impression qu'on est passé de "le cinéma d'action indien, ah là là, c'est rigolo, c'est nanar" à "ok, c'est n'importe quoi, mais c'est cool, et d'ailleurs c'est cool parce que c'est un peu n'importe quoi"
03:15 et puis carrément à "en fait, ça déchire premier degré, c'est les meilleurs films d'action du monde".
03:20 La question n'est pas si anecdotique parce que symptôme qu'il se passe quelque chose dans la culture mondiale et l'industrie du divertissement.
03:27 Et l'industrie du divertissement, c'est pas juste des petites modes comme ça, non, l'industrie du divertissement, c'est des enjeux économiques importants,
03:34 mais aussi et peut-être surtout des enjeux de soft power, c'est-à-dire d'influence culturelle sur le reste du monde, véhiculant des représentations, des valeurs et des intérêts.
03:43 Pas besoin d'être Nostradamus pour vous affirmer ça sans trop d'hésitation, habituez-vous, parce que, que ça vous plaise ou non, dans les années à venir,
03:51 vous allez bouffer du blockbuster venu d'Inde, mais aussi de Chine, peut-être de Russie et d'autres pays qu'on a en Occident peu l'habitude de voir sur ce terrain.
04:06 Parce qu'intuitivement, pour nous, un blockbuster, c'est quand c'est américain, Dolores. Et on n'a pas de moustache normalement dans un blockbuster.
04:13 Et bah oui, parce que les productions pharaoniques, c'est un truc d'Hollywood qui a depuis longtemps développé ces énormes capacités de production,
04:19 notamment quand il a fallu faire face à la concurrence de la télé, et c'est eux qui ont créé ce modèle de consommation.
04:25 Ce qui leur a permis d'inonder la culture mondiale avec ses machines de guerre sans grand rival, se faisant le cheval de troie de leur vision du monde,
04:32 de leur représentation et de leur valeur. Sauf que, ironie du sort, maintenant qu'ils ont transformé tout le monde en américain, ils ont de la concurrence.
04:40 D'irréductibles industries résistent encore et toujours, et on parle pas que de petits villages.
04:45 Je vous apprends certainement pas que l'Inde a depuis longtemps une des plus grandes industries cinématographiques au monde,
04:50 et qui s'appelle, orio, Bollywood. Une industrie extrêmement prolifique, avec une longue histoire, qui se repose avant tout sur un marché intérieur énorme.
04:58 Car même si tout le monde s'imagine à peu près de quoi on parle quand on dit Bollywood, son influence mondiale est plus limitée,
05:04 à une diaspora certes non dégligeable, d'où sa popularité en Grande-Bretagne du fait de son histoire coloniale, et à pas mal d'amateurs de par le monde.
05:12 Mais quand on dit Bollywood, vous avez des images précises en tête. On pense à ce cinéma extrêmement musical, avec des grandes chorégraphies, des histoires d'amour impossibles, etc.
05:21 Et est-ce que c'est le cas ? C'est LA forme dominante qui est issue de leur tradition théâtrale, avec une influence d'ailleurs du cinéma hollywoodien.
05:28 Et même dans ce cinéma d'action dont on parle aujourd'hui, il y a toujours ce type de romances, et même des scènes musicales.
05:33 Mais alors d'où ça sort ça ?
05:35 Et ben vous avez de la chance que j'ai ce format sur l'humanité, alors déjà abonnez-vous,
05:46 car il se trouve que moi j'ai pas attendu Triple R ou même Antoine Daniel pour m'intéresser au cinéma d'action indien.
05:52 C'est faux, j'y connais absolument rien, et je me prends ça dans le coin de la gueule comme tout le monde.
05:57 Du coup, j'ai fait ce qu'on fait dans ces cas-là, j'ai décrété que c'était ridicule, et je suis resté dans ma zone de confort.
06:03 L'alternative étant de me montrer un peu curieux, et de demander à des gens qui connaissent.
06:15 Par exemple Arkani, de la chaîne Kaleidospop, qui m'a éclairé de sa lanterne pour cette vidéo.
06:20 Sa chaîne elle est passionnante, c'est des trucs d'une heure ultra-documentés sur la figure du vampire, sur les films de vengeance,
06:25 mais rien sur l'Hind bizarrement, alors que pourtant il en connaît un rayon.
06:29 Alors d'où ça sort ? Déjà cette tendance aux blockbusters d'action qui dominent maintenant leur box-office,
06:34 avec des chiffres hallucinants, et ben c'est relativement récent.
06:38 D'ailleurs ce fameux truc dans What's the Cut, ça vient d'un film, Singham, sorti en 2011,
06:42 qui est grave populaire, et qui est un des piliers de cette tendance.
06:45 Et même vous savez quoi ? Ce flic moustachu avec son lampadaire là, c'est AJ Defgan,
06:50 c'est une giga star, et c'est le mentor dans Triple R.
06:53 En parlant de ça, y'a pas mal de stars d'action indienne, c'est des légendes de Bollywood, notamment Shahrukh Khan.
06:58 Le copain de Choron, celui qui bosse au Cor d'Or ?
07:00 Shahrukh Khan, sa gueule vous dit possiblement quelque chose, parce qu'il a une longue carrière,
07:08 il est omniprésent dans les grands succès de Bollywood, dont Devdas,
07:12 qui est un peu celui qui est très connu à l'international, et qui était lui aussi, à l'époque,
07:16 le film le plus cher de l'histoire du cinéma indien.
07:19 Mais on se rend pas compte.
07:21 Alors y'a 2-3 jours, je me baladais gentiment sur internet, comme d'habitude en perdant mon temps,
07:24 et je tombe sur cette fabuleuse photo.
07:26 Et là moi tout de suite, qu'est-ce que je vois ? Jean-Claude Van Damme et Jackie Chan.
07:29 C'est tout, y'a que ça qui me saute aux yeux.
07:30 Erreur, catastrophe numéro 1, comme dirait Wally dans Denver.
07:33 Donc moi, réflexe naturel, je coupe Shahrukh Khan,
07:36 qui pour moi, à l'heure où je l'ai fait, n'était pas du tout Shahrukh Khan.
07:39 C'était juste un acteur de Bollywood que j'avais vu 2-3 fois au bled,
07:42 et dans des mondes annonces de films de Bollywood,
07:44 où le mec se transforme en tractopelle après avoir sauté un immeuble de 30 étages.
07:47 Et donc je poste ce tweet avec cette photo coupée de Shahrukh Khan.
07:50 Et là je regarde les réponses, je vois plein d'insultes en anglais.
07:53 Je me dis "Qu'est-ce qui se passe ? On aurait dit j'avais agressé une vache en Inde."
07:56 J'ai envie de dire "c'est le Tom Cruise indien", mais non, même pas.
07:59 C'est Tom Cruise qui est le Shahrukh Khan occidental.
08:01 Ce type, dans le reste du monde, il est ultra ultra légendaire.
08:06 Et bon, lui justement, il avait fait une pause pendant un moment,
08:08 et là, son grand retour, c'est dans des films d'action,
08:11 qui lui produisent en plus, et qui sont des succès commerciaux démentiels.
08:15 Alors, pourquoi ça marche autant, et pourquoi ça perce enfin comme ça jusqu'à chez nous ?
08:19 La réponse simple, c'est que...
08:20 Bah parce que ça déchire ! C'est trop bien, voilà !
08:23 Bon alors, évidemment, il faut aimer ce genre de truc, hein, mais y'a pas de secret,
08:26 et on peut même pas attribuer ça à une offensive de com' massive.
08:30 Le film de l'Eur n'a pas été diffusé correctement ici,
08:32 donc pas tant de gens que ça l'ont vu au final.
08:34 Par contre, tous ceux qui l'ont vu, alors là, ils en ont parlé.
08:38 C'est ça aussi qui me fait dire que c'est que le début.
08:46 Si jusque là, le marché intérieur indien soutenait son propre cinéma populaire à gros moyens,
08:50 cet engouement international va peut-être pousser à une meilleure diffusion,
08:54 et donc à un effet boule de neige.
08:59 On peut parler des plateformes qui sont déjà un gros vecteur de percées à l'international
09:02 pour différentes cultures populaires, comme on le voit avec la Corée du Sud.
09:05 Puis bon, il faut le dire aussi, si l'hégémonie culturelle US sur la culture mondialisée
09:10 est contestée à droite à gauche, c'est aussi parce que les gens en ont marre.
09:13 Ils veulent autre chose.
09:15 Tenez, au moment où j'écris ce texte, deux des films du podium US, c'est deux films japonais.
09:20 Le Miyazaki qui éclipse le Disney, et le Godzilla.
09:23 Bon, faut dire que la pop culture japonaise, elle a une longueur d'avance à l'international.
09:27 Enfin, tout de même. Face à l'overdose de marvellerie,
09:30 les productions indiennes semblent mieux remplir ces mêmes promesses de blockbusters.
09:34 Le cinéma indien croit en ce qu'il nous montre.
09:37 On a des gros malins sur les réseaux sociaux qui viennent te dire
09:40 "Oh, le cinéma indien c'est complètement what the fuck".
09:42 Ils ont rien compris, juste ils ont accepté le cynisme des blockbusters MCU,
09:48 et ça, ça me désespère.
09:50 Et à chaque fois que je repense à cette scène, je me dis,
09:53 dans un film, genre Fast & Furious ou un truc comme ça,
09:56 t'auras un comique ridif qui apparaîtrait pour dire
09:58 "J'ai rêvé où il vient de donner un coup de moto à ce mec !"
10:02 La première scène d'action de triple R, Patan, Baobali ou Jawan,
10:06 la plupart des films de super-héros de la décennie qui vient de passer,
10:10 ils rêveraient d'avoir ça comme climax.
10:12 La promesse épique dont les super-héros étaient censés être le summum,
10:16 elle se retrouve bien plus accomplie dans la dimension surhumaine, mythologique,
10:20 légendaire, propre aux blockbusters d'action indien.
10:23 Moi y'a un truc qui me fait quand même délirer,
10:25 c'est que dans un film comme Triple R,
10:27 les personnages qui sont complètement surhumains,
10:30 qui deviennent des divinités à des moments,
10:32 qui combattent des mecs à 1 contre 2000,
10:34 c'est des figures historiques.
10:36 Vous imaginez si on faisait ça en France ?
10:38 C'est des vrais mecs qui ont existé, y'a pas si longtemps que ça en plus,
10:41 et eux ils les traitent vraiment comme des super-héros,
10:44 ou des divinités légendaires, et ça me fait trop rire.
10:46 T'imagines, tu fais Napoléon,
10:48 ou tu fais la Révolution française avec des mecs qui se battent,
10:51 en mode les Avengers.
10:53 C'est un truc qu'on ferait, mais jamais on se ferait chier dessus,
10:56 même les américains ils font pas un truc pareil.
10:58 J'ai remarqué, c'est un truc que font aussi un peu les chinois,
11:00 parce que les blockbusters chinois du style
11:02 Ip Man, avec Donnie Yen récemment,
11:04 mais aussi sur Pranlé, il était une fois en Chine avec Jet Li,
11:07 bah en fait, Ip Man, qui était le maître de Bruce Lee,
11:09 c'est un mec qui a vraiment existé,
11:11 et dans les films, ils lui font faire des trucs historiques,
11:13 à base de les méchants,
11:15 dans le premier c'est l'occupant japonais évidemment,
11:17 dans le deux c'est les méchants européens,
11:19 et sauf qu'il fait des bastons à base de
11:21 "il affronte 12 000 mecs",
11:23 des trucs absolument pas historiques,
11:25 et juste il est trop fort en Kung Fu,
11:27 alors après le mec était réellement fort en Kung Fu,
11:29 mais je suis pas persuadé qu'il soit frité contre 15 000 mecs comme ça,
11:31 et pareil, il était une fois en Chine,
11:33 Wong Fei-Hung, c'est un personnage historique.
11:35 Alors y'a l'excuse du Kung Fu,
11:37 enfin tout de même, je sais qu'en France,
11:39 Robespierre ne faisait pas de Kung Fu, c'est dommage,
11:41 mais ça pourrait être quand même marrant,
11:43 quitte à faire du roman national, autant qu'il y a un peu de Kung Fu.
11:45 Et là, et là, on en vient à un autre enjeu.
11:48 Le soft power des Etats-Unis, on a l'habitude, ça va,
11:50 on connaît, mais les nouveaux challengers, là,
11:52 alors, c'est de bonne guerre, je vois pas au nom de quoi
11:54 on devrait toujours se taper l'unique point de vue de l'oncle Sam,
11:57 ça fait pas de mal que cette hégémonie soit contestée.
12:00 En revanche, ça veut dire que le grand public n'a pas
12:02 forcément encore les clés pour lire ce que ces films incarnent de manière critique.
12:06 Ne serai-t-on pas vulnérables à cette nouvelle propagande de ces démocraties illibérales ?
12:11 Eh ben, raison de plus pour s'y intéresser, j'ai envie de dire,
12:13 c'est que, quand j'ai pris la claque triple R,
12:16 je me suis quand même posé des questions.
12:18 Parce que, bon, c'est clairement un film...
12:21 Comment dire ? Voilà.
12:23 Bon, en même temps, ça parle de la lutte pour l'indépendance.
12:32 Et bon, moi, les méchants colons, ça me va, hein, chacun son truc,
12:35 mais perso, j'aime pas spécialement être du côté des oppresseurs,
12:38 surtout quand c'est la paire fidèle bion.
12:41 [Voix de l'indépendant]
12:53 Mais quand même, à des moments, j'sentais qu'il me manquait une petite grille de lecture.
12:58 L'européen inculte que je suis, il connaît pas l'influence de l'hindou d'Vaas,
13:02 idéologie nationaliste hindoue inspirée par le fascisme européen
13:05 et portée par le parti au pouvoir.
13:07 Je sais pas que lui, là, c'est Chhatrapi Shivaji,
13:10 pas du tout un héros de l'indépendance, mais une figure adorée des nationalistes,
13:13 tout comme le dieu Ram auquel est comparé le héros.
13:16 Alors que y a pas Gandhi, un des seuls que je connais en tant qu'européen inculte,
13:20 et je sais pas forcément qu'il fait pas du tout l'unanimité,
13:23 au point qu'il a été assassiné par un nationaliste hindou.
13:26 En même temps, je vois pas forcément ce que ça implique de mettre des gentils musulmans
13:30 alors qu'ils sont particulièrement stigmatisés par ce pouvoir.
13:32 Ou que la façon de représenter Bhim comme un type brave un peu rustre
13:36 est un stéréotype des autochtones gondes,
13:38 alors que le personnage historique était un leader laitré,
13:41 opposé au propriétaire terrien, caste dont sont issus le réel et même l'acteur qui l'incarne.
13:46 C'est d'ailleurs ce que veut dire son slogan "Ou jingle terre" qu'on voit ici.
13:50 Bref, je connais pas la méta.
13:52 Ça c'est quand même super important, parce que mine de rien,
13:55 c'est des enjeux tout à fait concrets là-bas,
13:57 surtout à un moment où le nationalisme hindou est au pouvoir,
14:00 avec des conséquences sur la population, et notamment les populations musulmanes,
14:04 extrêmement graves.
14:05 Ces enjeux, on les comprend pas si on s'y intéresse pas.
14:08 Et paradoxalement, on peut s'y intéresser via ce prisme déformant du blockbuster
14:12 en ce qu'il représente les visions mainstream,
14:15 si on a conscience qu'elle découle d'un contexte
14:17 qui concerne littéralement près d'un milliard cinq de personnes.
14:20 D'autant que, on dit "soft power" de ci, "soft power" de ça,
14:24 comme s'il y avait partout un ministère du soft power qui faisait
14:27 "Tiens, réalisateur, voici le scénario du soft power que tu dois réaliser."
14:31 "Oui, merci, je vais faire ça tout de suite, ça tourne."
14:34 On parle d'industries et de créatifs qui véhiculent leur culture,
14:37 leur vision et leurs valeurs.
14:39 Et surtout, dans le cas de films grand public,
14:41 des valeurs plutôt dominantes et partagées là où ils sont,
14:44 sans qu'on ait besoin de leur dire quoi faire.
14:46 Mais ces cultures ne sont pas des monolithes
14:48 vouées à véhiculer une idéologie nationale.
14:50 Elles évoluent, et cette évolution se voit particulièrement dans leur culture populaire,
14:54 et elles sont traversées de contradictions, de rapports de force,
14:57 de points de vue différents, surtout dans le cas de l'Inde,
14:59 parce que là, on dit depuis le début "le cinéma indien".
15:02 Mais par exemple, les films de Rajamouli, c'est encore un autre Hollywood,
15:06 c'est le Tollywood, l'industrie Telugu,
15:08 qui côtoie d'autres industries avec leurs spécificités, leurs histoires, etc.
15:12 Tous ces films ne sont même pas tournés dans la même langue,
15:14 avant d'être souvent doublés dans d'autres pour toucher le reste du pays,
15:18 quand ils ne sont pas directement tournés en plusieurs langues.
15:20 Si on ne comprend pas ça, on ne comprend pas, par exemple,
15:23 ce que peut représenter le fait que Shah Rukh Khan, la star absolue,
15:30 est musulman, ce qui lui vaut les foudres régulières des suprémacistes hindous.
15:34 Ouais, Jawan, alors, je le spoil juste assez pour vous donner envie de le regarder,
15:54 mais dans Jawan, Shah Rukh Khan, il joue un gars un peu bizarre, mystérieux,
15:58 un peu excentrique, qui fait, genre, au début, il fait une prise d'otage
16:02 pour les pauvres agriculteurs qui sont tenus à la gorge par les dettes et tout,
16:06 donc tu te dis, c'est le syndrome magnéto, c'est un méchant, mais qui a des raisons et tout,
16:10 sauf que pas du tout, parce qu'en fait, c'est complètement le gentil,
16:13 tout le monde le kiffe, il a trop raison de faire ce qu'il fait et tout,
16:16 en plus, il a des valeurs de ouf.
16:17 Les méchants, en fait, c'est les capitalistes indiens qui tiennent le gouvernement
16:20 et qui vendent le pays aux intérêts capitalistes étrangers,
16:24 parce que la main d'oeuvre, elle n'est pas chère, etc.
16:26 Un petit bon point aussi, alors c'est quand même le héros, c'est Shah Rukh Khan,
16:30 donc le héros viril et tout, par contre, énormément de personnages féminins
16:34 qui ont toutes des histoires, un background, qui sont toutes ultra compétentes,
16:37 ultra stylées et qui ne sont pas toutes juste en intérêt romantique du héros,
16:41 donc ça, c'est assez cool aussi.
16:42 Et par exemple, il y a un moment, le ministre de la Santé fait un meeting
16:47 en disant "ouais, grâce à moi, les hôpitaux sont trop bien, sont modernes"
16:50 et c'est coupé par des images des hôpitaux qui sont déglingués,
16:53 qui ont plus d'hôpital public, ils n'ont rien, ils n'ont pas de matos, les gens meurent.
16:56 Et il dit "oui, franchement, même si là, quelqu'un me tirait dessus,
16:59 et bien, je n'aurais pas peur parce que je pourrais me faire soigner
17:01 dans les meilleurs hôpitaux publics du monde".
17:03 Du coup, ce que font les gentils, c'est qu'ils lui tirent dessus
17:06 et ils l'amènent dans un hôpital public, et pour lui dire "ah, tu vois,
17:09 en fait, on ne peut pas te soigner parce qu'il n'y a rien et tout,
17:12 donc notre revendication, c'est que dans 24 heures,
17:14 il faut que tous les hôpitaux publics soient pourvus".
17:16 Et là, il y a toute une scène complètement lunaire
17:19 où du coup les hôpitaux publics deviennent trop bien,
17:21 et où les gens disent "ah, mais en fait, il suffisait qu'il y ait une volonté politique,
17:24 en 24 heures, ils ont réglé un problème qu'on nous disait
17:26 que ce n'était pas possible depuis 30 ans".
17:28 Alors, ça paraît un peu too much comme ça, sauf que le scandale médical du film,
17:32 il renvoie à un autre tout à fait réel où 23 gosses étaient morts
17:35 à l'hôpital de Gorakhpur faute d'oxygène.
17:37 Et ça, j'en aurais jamais entendu parler si j'avais pas creusé
17:40 derrière le vernis d'actions décomplexées, de chansons sorties de nulle part
17:44 et de poses iconiques non-stop.
17:46 De même, l'intrigue autour de la situation des paysans pauvres,
17:49 elle paraît tout de suite moins misérabiliste,
17:51 avec en tête le mouvement contre la libéralisation de l'agriculture
17:54 et des lois sur le travail, qui a mobilisé 250 millions de travailleurs en 2012
18:00 en faisant juste la plus grande grève de l'histoire du monde.
18:04 Tiens, un des trucs centraux, c'est le désastre écologique
18:06 des usines étrangères implantées sans aucune réglementation.
18:09 Alors, blockbuster oblige, c'est abusé.
18:12 Les capitalistes, ils sont vraiment méchants,
18:14 ils détruisent carrément la pollution, elles gazent des villages entiers.
18:17 Alors voilà, c'est toujours la même chose,
18:18 c'est toujours les méchants de corporations contre le pauvre petit peuple.
18:20 Il serait temps de sortir de ces clichés, je veux dire, dans la vraie vie, ça arrive jamais ça.
18:23 Oui, tout de suite, ça paraît moins abusé auprès d'un public
18:25 qui a en mémoire des catastrophes comme celle de Bhopal
18:27 autour d'une usine chimique appartenant à une boîte étasunienne
18:30 avec des estimations de morts en milliers, voire dizaines de milliers,
18:34 dont 3500 la première nuit, et sans parler des centaines de milliers de malades.
18:39 Alors forcément, quand SRK s'adresse à travers son personnage
18:42 devenu lui aussi une icône populaire au peuple indien,
18:45 dans un moment méta, pour les inviter à bien réfléchir avant de voter,
18:49 à pas le faire selon des critères identitaires comme l'ethnie, la caste ou la religion,
18:53 mais sur des programmes politiques,
18:55 et bien évidemment, ça prend un sens tout particulier.
18:58 Alors, si c'est votre kiff, ce cinéma fait de ralentis,
19:01 de héros virils et de scènes d'action absolument dantesques,
19:04 et bien allez-y, regardez-en, faites-vous plaisir.
19:06 Et vous rendrez vite compte qu'un film comme Jawan, par exemple,
19:09 ne véhicule pas exactement la même vision de l'Inde.
19:12 Blinde.
19:14 Sous-titres réalisés para la communauté d'Amara.org
19:17 Merci.

Recommandations