« On n’a pas besoin d’ajouter des points au milieu des mots pour rendre la langue française lisible ». C’est par cette phrase d’une pureté de cristal qu’Emmanuel Macron, en pleine inauguration de la Cité internationale de la langue française, s’est moqué d’un « air du temps » qui serait à l’écriture inclusive. Il a été rejoint par les sénateurs LR qui ont réussi à faire voter une proposition de loi pour empêcher l’usage de cette pratique « dans tous les cas où le législateur (et éventuellement le pouvoir réglementaire) exige un document en français ». La sénatrice Pascale Gruny, toujours en pointe, a pris des accents churchilliens pour dénoncer cette « écriture inclusive » qui « affaiblit la langue française en la rendant illisible, imprononçable et impossible à enseigner ». Cioran rêvait « d’un monde où l’on mourrait pour une virgule ». Nous y sommes.
Puisque l’intelligence appelle l’intelligence, nous vous proposons de réécouter ce passage d’une conférence donnée à « l’Obs » il y a quelques mois par le philosophe Tristan Garcia. Il y replaçait le débat sur « les écritures inclusives » (il y en a en réalité plusieurs) dans l’histoire longue, expliquant comment ressurgit à intervalles réguliers un désir de « vouloir changer la langue », de la rendre plus juste et égalitaire, contre son usage routinier et supposément « neutre ». Lumineux.
Puisque l’intelligence appelle l’intelligence, nous vous proposons de réécouter ce passage d’une conférence donnée à « l’Obs » il y a quelques mois par le philosophe Tristan Garcia. Il y replaçait le débat sur « les écritures inclusives » (il y en a en réalité plusieurs) dans l’histoire longue, expliquant comment ressurgit à intervalles réguliers un désir de « vouloir changer la langue », de la rendre plus juste et égalitaire, contre son usage routinier et supposément « neutre ». Lumineux.
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00:00 Régulièrement dans l'histoire, vous avez le désir, une sorte de nostalgie, d'une langue
00:04 qui serait pure, qui serait juste, qu'on pourrait vouloir.
00:07 On pourrait vouloir cette langue, et cette langue, elle dirait quoi ? Elle dirait l'ordre
00:10 des choses.
00:11 Ça ressurgit, vous voyez, si vous y repensez, c'est quelque chose qui ressurgit à la fin
00:14 du XIXe, par un long épisode qu'on a souvent oublié, qui est le long moment des langues
00:19 universalistes.
00:20 L'espéranto, le volapük, qui à mon sens, est une sorte de réaction à la mondialisation.
00:25 Quand il y a la mondialisation, se pose la question d'une langue mondiale, finalement
00:29 c'est l'anglais qui va l'emporter comme lingua franca, mais à un moment, vous savez,
00:32 vous avez eu, juste avant la première guerre mondiale, vous avez des congrès de volapük,
00:36 des congrès d'espéranto, et vous avez près d'un million d'espérantistes qui parlent
00:40 espéranto.
00:41 C'est quelque chose de très populaire.
00:42 Et donc l'idée qu'on va créer une langue universelle.
00:45 Pourquoi ? Parce que chaque langue nationale, elle est faussée, et là, vous voyez, il
00:49 ne s'agit plus de parler la langue de Dieu ou la langue des anges, mais de parler une
00:52 langue de tous les hommes, une langue universelle.
00:54 À mon sens, ce qui se passe avec les langues inclusives, c'est la résurgence de la même
00:58 chose, mais plus autour de l'universel, on ne veut plus une langue universelle, on veut
01:01 une langue égalitaire.
01:02 Ce n'est plus la valeur de l'universel, ce n'est plus une langue divine, une langue
01:05 des origines, adamique, c'est une langue égalitaire, qui soit égalitaire dans son
01:10 énonciation et dans sa représentation des locuteurs et des locutrices.
01:15 Ce qui est intéressant, c'est que si on regarde, vous voyez, il y a en fait des phases
01:20 de l'histoire, comme ça, où ressurgit le désir de construire une langue qui serait
01:24 juste.
01:25 Si on fait ça, on voit que contrairement à ce qu'on dit beaucoup de linguistes, les
01:28 langues inclusives, ce n'est pas du tout un épiphénomène du féminisme actuel, c'est
01:35 quelque chose de plus profond qui a un désir humain de vouloir la langue et de vouloir
01:39 politiquement la langue.
01:40 Et en fait, ça vient après quoi ? Ça vient après un long XXe siècle, en linguistique,
01:44 qui est marqué par Saussure par exemple, qui est marqué par l'idée que la langue,
01:48 c'est quelque chose qu'on ne peut pas vouloir, on est pris dedans, c'est la grande idée
01:53 de Saussure et de la linguistique moderne, c'est que vous ne pouvez pas vouloir la langue.
01:56 Pourquoi ? Parce que la langue, elle se parle tout le temps malgré vous.
01:59 Et donc, c'est quelque chose que vous ne pouvez pas vouloir.
02:01 Ça, ça a un effet, c'est qu'au bout d'un siècle, on se sent dépossédé de la langue.
02:04 On voit bien que c'est faux.
02:05 On voit quand même qu'il y a des instances localement qui décident de la langue, à
02:09 l'école, dans les académies, on voit bien que certains maîtrisent plus la langue,
02:14 essayent d'imposer leur langue.
02:15 Donc dans ces cas-là, ressurgit la volonté, l'espèce de volontarisme, qui est qu'en
02:19 fait, on doit vouloir notre langue.
02:20 On doit vouloir une langue plus juste.
02:22 On doit vouloir une langue égalitaire.
02:24 Pour essayer de situer mon geste, je dirais, ça, je pense que c'est très bien.
02:29 C'est-à-dire, je pense que ce volontarisme linguistique, il permet des effets de critique
02:35 qui, face à un oubli ou une sorte de dépossession de la langue, où on subit la langue pendant
02:40 un long moment, permet de se réemparer de la langue.
02:42 Et donc, je pense que les langues inclusives, elles ont permis de reposer un certain nombre
02:45 de questions, par exemple sur ce qu'on appelle les phénomènes de démotivation dans la langue.
02:49 La démotivation, c'est quand dans l'usage de la langue, vous oubliez l'étymologie.
02:53 Bureau, vous oubliez que c'était la bure.
02:56 D'abord, il y avait la bure qui était posée dessus.
02:58 Et plus personne n'utilise bureau en pensant à la bure.
03:00 Donc la langue, elle se démotive.
03:02 C'est normal.
03:03 Historiquement, tous les termes de la langue se démotivent.
03:05 Il se trouve que, par exemple, patrimoine, on a cru que ça se démotivait.
03:09 C'est-à-dire qu'on a cru qu'on n'entendait plus paterne en patrimoine.
03:12 Justement, ce que permet le champ des langues inclusives, c'est de reposer cette question,
03:18 est-ce que c'est vraiment démotivé ? En proposant matrimoine, ce n'est pas quelque
03:22 chose qu'il faut ridiculiser, on repose la question de savoir est-ce que la langue est
03:25 vraiment démotivée ou est-ce que profondément on continue de charrier un ensemble de représentations
03:31 qui sont sexistes, etc.
03:32 Donc ça, c'est intéressant.
03:33 Maintenant, quelle est exactement la ligne que je veux tenir et ce dans quoi je ne veux
03:37 pas basculer ? Je pense que les langues inclusives, tant qu'elles jouent ce rôle, un, critique
03:42 et deux, expérimental, et qu'elles sont locales, c'est-à-dire que c'est une langue militante,
03:45 par exemple, qu'on va retrouver dans les tracts, c'est une langue expérimentale, poétique,
03:50 que c'est une langue qui a un rôle comme ça, qui permet un rôle de vigilance, un rôle
03:54 de critique sur la langue, je pense en gros que ça produit une fonction qui est émancipatrice.
04:00 Là où moi j'ai l'impression qu'on retombe du côté du fondationalisme, c'est si une
04:07 mairie décide que c'est la nouvelle norme, que tous les documents vont être écrits
04:13 en langue inclusive, déjà il va falloir choisir laquelle, il va falloir choisir un
04:16 système de normes, et c'est là que les ennuis commencent.
04:19 Est-ce qu'on choisit le point médian ? Jusqu'à quel point ? Mais si on choisit le point médian,
04:24 uniquement, vous allez avoir des réclamations en disant "mais ça laisse pas de place au
04:28 nom binaire par exemple, alors est-ce qu'on va choisir "iel" mais si on choisit "iel"
04:31 comme pronom, il y a toute une contestation qui dit "non, il faudrait un pronom neutre,
04:37 "al" par exemple, ou est-ce qu'on va choisir d'accorder avec un "x" par exemple, pour
04:41 essayer de barrer le genre, et donc tous les conflits arrivent au moment où vous faites
04:46 quoi ? Au moment où vous produisez une nouvelle normativité, et au moment où vous les refondez.
04:49 C'est-à-dire que vous croyez au fait que vous allez produire une langue plus juste
04:53 ou plus égalitaire.
04:54 Et ça c'est le moment, vraiment, je pense qu'il y a une croyance métaphysique, c'est-à-dire
04:57 que vous croyez que votre langue va être meilleure, vous croyez que la langue inclusive
04:59 va être meilleure.
05:00 Donc pour moi il y a un rôle qui est négatif, critique et émancipateur des langues inclusives,
05:05 parce qu'elles viennent contester justement une langue qu'on a reçue, dont on était
05:10 progressivement dépossédé, qu'on avait l'impression de démotiver.
05:14 Et donc vous voyez, quand il y a ce rôle négatif et critique, ça fonctionne.
05:17 Pour moi, le moment de vigilance c'est ne pas reproduire un geste d'autorité, c'est-à-dire
05:23 ne pas imposer une nouvelle normativité linguistique.