• il y a 2 ans
Transcription
00:00 Salut Florence, merci pour ton enquête pour Off Investigation.
00:03 Alors aujourd'hui, tu nous parles des aides à la presse
00:05 et notamment des aides au pluralisme.
00:08 Peux-tu nous en dire un petit peu plus ?
00:10 Alors oui, c'est des aides à la presse, donc la presse écrite,
00:14 qui est un sujet qui revient tous les ans,
00:17 parce que tous les ans, le ministère de la Culture publie des chiffres.
00:20 Alors on nous annonce des grands chiffres, centaines de millions,
00:23 et on ne sait jamais finalement ce que ça recouvre.
00:26 Et en fait, tout bêtement, on s'est demandé
00:28 ce que c'est que ces aides, en fait, à quoi elles servent,
00:31 qu'est-ce qui les justifie,
00:34 puisque a priori, les gens ne se sont pas forcément contre
00:36 le fait d'aider la presse, parce qu'on sait que c'est un secteur économique
00:40 particulier, qu'il y a la révolution internet,
00:43 que c'est très essentiel à la vie politique et à la vie de la démocratie.
00:47 Encore faut-il comprendre en fait en quoi ça consiste.
00:49 On a pris des chiffres du ministère de la Culture
00:51 et on a mis ça dans une grande marmite
00:55 et on a essayé de donner un sens, de voir un peu le sens de tout ça.
00:59 En gros, en fait, entre 2015 et 2021, qui sont les derniers chiffres officiels,
01:04 on a à peu près 576 millions d'euros d'argent public
01:10 qui sont allés à des journaux, à des entreprises de presse écrite.
01:16 Ça, je ne parle pas des exonérations de TVA
01:19 ou des subventions particulières à la Poste,
01:21 mais vraiment l'argent qui va dans les caisses des journaux.
01:24 Et là-dessus, il y en a officiellement, disons,
01:28 116 millions qui sont labellisés "aide au pluralisme".
01:33 Parce qu'au fond, toute la logique derrière les aides à la presse,
01:36 c'est en gros de maintenir une offre de presse variée et pluraliste.
01:43 Mais comme on va le voir, en fait, ça pose plein de questions
01:47 et en pratique, ce n'est pas exactement ça qui se passe.
01:49 Et justement, est-ce que tu peux nous décrire un peu
01:52 les opacités du système, de ces fonds,
01:54 comment sont décidées les différentes allocations
01:58 et aussi les embûches que tu as pu rencontrer tout au long de ton enquête ?
02:01 Une des questions qu'on se posait aussi,
02:03 c'est de savoir comment elles sont allouées finalement,
02:04 quels sont les critères, qu'est-ce qui fait qu'il y a,
02:08 là, sur ces six années, 32 458 569 euros
02:14 exactement qui sont allés à libération
02:17 et seulement 11 443 000 quelque chose au Figaro.
02:23 Alors, une des découvertes vraiment, pour moi,
02:27 je m'en suis pas remise,
02:29 c'est que les aides au pluralisme spécifiquement,
02:31 donc ces 116 millions sur 576,
02:36 sont allouées en fonction de la faiblesse des recettes publicitaires.
02:41 C'est une logique un peu particulière.
02:43 La logique est de dire,
02:45 on va donner de l'argent public
02:47 à ceux qui n'arrivent pas à faire rentrer de la pub.
02:50 C'est un raisonnement d'avant l'Internet,
02:52 c'est un raisonnement super ancien.
02:55 Et le résultat, c'est que les 116 millions pour les aides au pluralisme
02:59 vont en fait pour la moitié à trois journaux seulement.
03:04 Comment est-ce possible que le pluralisme,
03:06 ça consiste essentiellement à financer trois journaux
03:08 qui sont Libération, La Croix et l'Humanité ?
03:11 Donc pour la moitié du paquet.
03:12 Et le reste aussi est très concentré.
03:14 Quand on ajoute Marianne et l'opinion,
03:16 on arrive aux deux tiers pratiquement des aides.
03:19 Et alors, on a posé la question.
03:22 Alors le ministère de la Culture ne répond pas,
03:25 ils disent, voilà, c'est écrit dans tel décret.
03:27 Eux, ils répondent tardivement et d'une façon extrêmement laconique.
03:31 On a posé la question aussi au syndicat patronal
03:36 de la presse d'information générale.
03:38 Et il n'y a pas vraiment d'explication en fait.
03:42 D'abord, il dit, en fait, ces aides au pluralisme,
03:45 c'est un truc historique, en fait, c'est comme ça.
03:48 On peut bien croire que si, en fait,
03:50 on retirait les 5 ou 6 millions d'euros par an que reçoit Libé,
03:55 ils auraient des problèmes et peut-être qu'ils pourraient être faillites,
03:58 en fait, en tout cas, il faudrait les recapitaliser.
04:00 Idem pour les autres soutenus.
04:03 Il n'y a pas vraiment de justification, si ce n'est que c'est historique.
04:07 Et l'autre argument, alors, de l'Alliance presse,
04:09 c'est de dire finalement toutes les aides à la presse,
04:12 ce n'est pas seulement celles qui sont labellisées pluralistes,
04:14 ce sont des aides au pluralisme en réalité,
04:17 c'est des aides au maintien en vie des titres.
04:19 Et ça pose quand même question d'avoir une telle concentration
04:24 des aides au pluralisme.
04:25 Et j'avoue que vraiment, c'est très difficile d'avoir
04:29 des informations auprès du ministère de la Culture.
04:32 Alors, on ajoute des strates, en fait.
04:34 Ce qui se passe, c'est qu'au lieu de réformer les choses,
04:36 on ajoute une aide supplémentaire à chaque fois
04:39 qu'on constate un dysfonctionnement.
04:42 On a créé, par exemple, un truc qui s'appelle le FSDP,
04:45 qui alloue maintenant des quantités assez conséquentes d'argent
04:50 et qui le fait sur dossier.
04:54 Mais on ne sait absolument pas qu'est-ce que l'argent public finance.
05:00 On découvre dans un rapport parlementaire, par exemple,
05:04 que Libé, encore une fois, a changé son parc informatique
05:09 dans la salle de rédaction grâce à cet argent.
05:12 Mais on ne sait pas peut-être que les serveurs du Figaro
05:16 ou je ne sais quoi ont aussi été financés grâce à cet argent.
05:19 En fait, il n'y a pas d'information.
05:21 Ça, c'est aussi très, très choquant.
05:23 Et le décret qui crée ce fonds prévoit qu'il y a un rapport annuel,
05:26 un espèce de rapport d'activité.
05:28 C'est normal, c'est de l'argent public qui est alloué en plus sur dossier.
05:32 Donc là, il n'y a pas de clé automatique.
05:34 C'est les patrons de presse qui viennent et qui disent
05:36 "Voilà, il me faut 50 millions pour faire ça"
05:38 ou "15 millions, mettons, pour faire ça".
05:41 Tout ça est traité par un comité nommé par arrêté ministériel, etc.,
05:47 dont le ministère ne veut pas non plus donner la liste.
05:49 On marche sur la tête.
05:51 Et donc, il n'y a pas de rapport annuel concret.
05:53 Il n'y a que des chiffres qui sont donnés.
05:55 – Et donc, est-ce que tu peux nous expliquer dans quelle mesure
05:58 le système actuel et son organisation perpétuent et favorisent toujours
06:03 les grands titres de la presse écrite et notamment ceux détenus par les milliardaires ?
06:08 – Une conséquence, en fait, des règles qui ont été posées pour allouer ces aînes,
06:14 c'est une prime aux titres très installés.
06:20 Or, les titres très installés, au cours des dernières années,
06:25 sont passés sous la houlette de milliardaires.
06:30 Pas tous, évidemment, ce n'est pas le cas de la Croix,
06:33 ce n'est pas le cas de l'Humanité, qui sont des titres pourtant très aidés.
06:38 Mais si on regarde, Le Monde, par exemple, reçoit énormément d'aide
06:44 parce que, de jour en à le Monde, est très aidé aux titres
06:47 dont se font la modernisation, mais aussi des aides importantes à la distribution.
06:52 Mais il y a aussi des aides qui vont à d'autres titres du groupe,
06:56 comme Télérama, comme le Courrier international.
06:58 Quand on met tout ça bout à bout, ça fait des millions et des millions d'euros.
07:02 Et même, le Figaro est un énorme bénéficiaire des aides,
07:05 alors que le Figaro appartient aux titres d'assaut.
07:09 Les Échos et le Parisien,
07:11 le Parisien et aujourd'hui en France, qui sont propriétaires de Bernard Arnault,
07:14 également sont des très gros bénéficiaires.
07:18 Bref, en fait, on a beaucoup d'argent public qui est investi
07:23 pour maintenir tout juste à l'équilibre
07:26 ou dans une situation de déficit supportable,
07:29 des entreprises de presse qui sont détenues par des milliardaires
07:34 qui semblent faire exprès de les sous-capitaliser.
07:39 C'est ça qui se passe.
07:41 Enfin, en tout cas, c'est un système hyper malsain
07:45 où les titres sont tout juste à l'équilibre.
07:47 Ils sont propriétaires de gens extrêmement puissants
07:51 qui sont dans des relations de négociations
07:55 avec le ministère de la Culture qui ne sont pas du tout transparentes.
07:59 Et qui récupèrent des aides aux titres de règles
08:05 qui semblent un petit peu d'un autre temps.
08:08 Parce que la conséquence de tout ça,
08:10 ce n'est pas seulement qu'il y a beaucoup d'argent public
08:12 qui va dans des entreprises détenues par des milliardaires,
08:16 c'est aussi que c'est une énorme prime à la presse papier.
08:20 Et moi, je n'ai rien contre les titres historiques de la presse,
08:25 mais ça crée, c'est un peu un paradoxe,
08:28 une énorme distorsion de concurrence entre la presse papier,
08:33 y compris leur site Internet, qui bénéficie évidemment de ces aides,
08:36 puisque maintenant les rédactions sont jointes,
08:38 donc les journalistes qui écrivent sur papier,
08:40 ils écrivent aussi sur le web.
08:42 Donc, voilà, ça crée une distorsion de concurrence
08:45 entre ces titres historiques d'un côté
08:47 et les nouveaux titres de la presse en ligne de l'autre.
08:52 Et on a fait une comparaison, alors, qui vaut ce qu'elle vaut ?
08:55 On a tenté des choses.
08:57 On a comparé ce que recevait l'Humanité et ce que recevait Blast
09:02 en faisant une hypothèse sur ce qu'ils pourraient récupérer
09:05 dans le cadre d'encore un nouveau fonds qui a été créé.
09:09 Au total, si on compare à la subvention rapportée au nombre de pages vues,
09:13 en mars 2023, on avait 2 millions de pages vues pour l'Humanité,
09:18 1 million pour Blast.
09:20 Rapport au nombre de pages vues, on a un rapport de 1 à 200.
09:24 C'est-à-dire que l'Humanité, ils sont subventionnés à hauteur
09:26 de 17 centimes d'euros par page vue.
09:30 Et dans le cas de Blast, on est à 0,6.
09:34 Et voilà.
09:36 Donc, en fait, ce qui est fascinant, c'est que tout ce qu'on a mis à plat
09:43 dans ce papier, et on a fait vraiment un gros effort pour mettre les choses à plat,
09:48 c'est des choses qui sont connues des insiders.
09:52 C'est-à-dire, en 2018, la Cour des comptes a fait un rapport là-dessus.
09:58 Il y a des rapports parlementaires.
09:59 Quand on parle aux gens, ils admettent que ce n'est pas idéal,
10:04 ce système d'aide à la presse.
10:05 Les insiders sont au courant de toutes les failles du système.
10:08 Et il y a des petites réformes ponctuelles, mais
10:13 c'est comme s'il y avait une espèce de mur de verre qui empêchait
10:19 de vraiment avoir une discussion sur la réforme de ces aides à la presse,
10:25 qui est sur l'agenda depuis longtemps et qui n'a jamais été.
10:29 Merci, Florence, de nous avoir aidé à comprendre comment fonctionnent
10:32 les aides à la presse et notamment comment elles favorisent encore
10:35 les grands titres et ceux des milliardaires, notamment.
10:37 À très bientôt sur Reforvestigation.
10:39 Merci, Pablo.
10:40 [Musique]