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  • 11/10/2023
De retour de Chine, l’eurodéputé Hervé Juvin est l’invité d’Edouard Chanot pour "Chocs du Monde", le magazine des crises et de la prospective internationales de TVL. Alors que le conflit russo-ukrainien perdure, la brutale escalade à Gaza aggrave encore davantage l’extrême fragilité de l’ordre mondial. Les sanctions occidentales, les désirs européens de réduire les dépendances à l’égard de la Chine ou encore les ruptures d’approvisionnement indiquent à quel point les Etats cherchent à s’extraire d’un ordre vieillissant... Petit à petit une nouvelle mondialisation semble se dessiner, au gré de voies commerciales qui lient les puissances à de nouveaux partenaires.

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Transcription
00:00 [Générique]
00:22 Bonsoir à tous et bienvenue dans Choc du Monde,
00:24 le magazine des crises et de la prospective internationale de TV Liberté.
00:29 L'actualité est lourde, vous le savez,
00:31 mais nous n'allons pas évoquer ce soir la tragédie du conflit entre Gaza et Israël.
00:36 Non, au menu ce soir, davantage de prospective,
00:40 peut-être pour reprendre un peu de souffle dans ce contexte pour le moins tragique.
00:46 Nous allons en effet évoquer la révolution, la révolution des nouvelles voies commerciales,
00:51 car entre les conflits, les sanctions de l'Occident
00:54 et en retour les désirs de réduire les dépendances européennes à l'égard de la Chine,
00:58 ou encore les ruptures d'approvisionnement,
01:01 les États à travers le monde cherchent des parades
01:03 et petit à petit une nouvelle mondialisation semble se dessiner.
01:08 Alors pour affermir les contours de ce dessin, nous recevons Hervé Juvin.
01:12 Hervé Juvin, bonsoir. – Bonsoir.
01:14 – Et merci de répondre encore une fois présent à l'appel de Choc du Monde.
01:18 Vous étiez ici pour notre premier épisode, vous êtes député européen bien sûr,
01:22 mais vous avez aussi été chef d'entreprise, vous avez voyagé aux quatre coins du globe,
01:26 vous êtes fait connaître pour vos analyses sur le basculement du monde,
01:30 notamment par votre essai publié dès 2010,
01:33 "Le renversement du monde, politique de la crise".
01:35 Alors vous le dites souvent, depuis une décennie,
01:37 le monde qui s'ouvre sera radicalement différent de celui que nous avons connu.
01:42 Les faits, semble-t-il, vous donnent raison.
01:44 Je vous propose, Hervé Juvin, un petit aperçu.
01:47 – Le 6 octobre dernier, la Russie annonçait l'arrivée depuis Shanghai
01:51 d'un premier navire par la route maritime du Nord.
01:54 L'Europe et l'Asie étaient ainsi reliées via l'Arctique et non par le canal de Suez.
01:59 Au mois d'août, Vladimir Poutine avait appelé les BRICS
02:02 à renforcer leurs liens via de nouvelles voies commerciales.
02:06 Moscou a lancé un projet pharaonique de corridor Nord-Sud
02:10 qui doit relier les ports russes de la Baltique à ceux du Golfe Persique,
02:14 en passant d'ailleurs par l'Azerbaïdjan.
02:17 La Chine, bien sûr, n'est pas en reste.
02:19 Elle qui a lancé à l'automne 2013, il y a 10 ans déjà, ses nouvelles routes de la soie.
02:24 Ce projet touche 68 pays et près de 5 milliards d'habitants
02:28 et implique la modernisation de mégalopoles.
02:31 Face à cela, l'Union européenne avait annoncé en 2021
02:34 son projet d'investissement Global Gateway
02:37 pour contrer les routes de la soie dotées de 300 milliards d'euros,
02:41 dont 150 pour l'Afrique.
02:43 Mais Ursula von der Leyen est-elle à la hauteur du défi ?
02:46 [Générique]
02:49 Je vais peut-être commencer par la Chine, Hervé Juvin,
02:53 parce que, me semble-t-il, vous revenez de Shanghai, de Shenzhen aussi.
02:57 Les nouvelles routes de la soie de Xi Jinping,
03:01 que l'on peut apercevoir dans cette carte réalisée par Choc du Monde,
03:05 symbolisent d'une certaine manière, mais corrigez-moi si je me trompe,
03:08 une forme d'altermondélisation, si vous me permettez de voler cette expression.
03:12 Alors, 10 ans après, parce qu'elles ont été lancées en 2013,
03:14 tiennent-elles leurs promesses, selon vous ?
03:18 D'abord, vous avez raison de commencer et de souligner l'importance
03:21 du projet One Belt, One Road, que les Chinois appellent volontiers
03:25 "ceinture et route", et que nous appelons le projet des routes de la soie.
03:29 Le président Xi Jinping, en lançant ce projet en 2013,
03:32 avait dit que c'était le projet du siècle.
03:34 On estime à de l'ordre de 1 000 milliards de dollars
03:38 les investissements consentis par la Chine à ce projet.
03:41 Il faut considérer qu'il y a environ 70 pays en son membre,
03:44 et il faut considérer que ce projet, en 10 ans,
03:47 a pris une tournure et une consistance impressionnantes.
03:52 En 2013, à peine quelques centaines de trains partaient de Chine
03:56 et, au bout de plusieurs dizaines de jours, arrivaient en Europe de l'Ouest.
04:00 Les chiffres qui viennent de m'être donnés au ministère des Affaires étrangères à Pékin,
04:04 c'est qu'aujourd'hui, c'est plus de 16 000 trains par an qui partent de la Chine,
04:10 notamment de Wuhan et de quelques autres villes du centre de la Chine,
04:13 et qui arrivent en Europe, notamment en Allemagne,
04:15 mais aussi en Belgique, en France, en Italie.
04:18 Donc c'est en effet un projet qui a pris consistance,
04:21 même s'il est contesté,
04:22 même s'il n'a pas encore donné tous les résultats escomptés,
04:25 et si les bouleversements géopolitiques auxquels nous assistons,
04:29 notamment à travers les événements dramatiques
04:32 qui suivent les attaques terroristes
04:33 perpétrées contre le territoire israélien,
04:36 font changer la donne et bousculent la carte des routes commerciales.
04:39 Bousculer la carte des routes commerciales,
04:41 selon le gouvernement chinois, le 10 octobre,
04:44 ces routes de la soie auraient généré 1900 milliards d'euros de contrats dans le monde.
04:48 Un troisième forum One Belt One Road aura lieu à Pékin bientôt,
04:52 du 17 au 18 octobre.
04:53 Poutine a annoncé qu'il y participerait d'ailleurs,
04:55 tout comme les dirigeants de 130 pays.
04:58 J'en viens à une question sur l'Occident,
05:00 d'autant plus que vous évoquez le conflit naissant,
05:03 enfin naissant, renaissant au Proche-Orient.
05:06 L'Occident semble presque battu en fait sur son propre terrain,
05:10 à savoir celui de la mondialisation.
05:12 Est-ce un diagnostic erroné ?
05:14 Je crois qu'il est bon de prendre un peu de recul.
05:17 Les grands empires et les grandes puissances,
05:19 depuis maintenant plusieurs siècles,
05:20 10 ans depuis les grandes explorations européennes,
05:23 ont été les empires maritimes.
05:25 Si vous regardez les cartes de l'empire maritime portugais,
05:27 à la fin du 16e siècle, c'est extrêmement impressionnant.
05:30 On a des routes maritimes bien établies
05:32 qui vont vers le Brésil et l'Amérique du Sud.
05:34 On a des routes maritimes bien établies
05:35 qui contournent l'Afrique par le Cap de Bonne-Espérance,
05:38 qui vont vers l'Inde, vers les pays du Golfe Persique,
05:42 et qui vont jusqu'en Malaisie sur la route des Épices.
05:45 Donc on a des empires maritimes qui se sont constitués,
05:48 portugais, espagnols, et naturellement surtout britanniques.
05:53 Arrêtons-nous sur ce point,
05:55 les empires les plus puissants du monde
05:57 ont contrôlé les premières routes commerciales du monde qui étaient maritimes.
06:00 C'est évidemment depuis la Seconde Guerre mondiale,
06:02 le cas des États-Unis,
06:03 qui continuent d'exercer un contrôle à peu près universel
06:07 sur les routes commerciales maritimes.
06:09 C'est ce qui est en train de changer,
06:11 et c'est ce qui donne naissance à la théorie
06:15 d'une mondialisation chinoise
06:17 opposée à la mondialisation anglo-américaine.
06:20 Pourquoi ?
06:21 Parce qu'à travers les projets routes-ceintures,
06:25 la Chine est en train de créer une route commerciale de grande importance,
06:30 des routes commerciales, à travers toute l'Eurasie.
06:33 C'est le projet eurasiste,
06:35 c'est le projet de l'unité du continent eurasiatique,
06:38 c'est ce que dévoquait le général de Gaulle,
06:40 de Brest à Vladivostok,
06:42 et le projet "ceinture et route" dans sa composante continentale, terrestre,
06:47 donne consistance à ce qu'on peut appeler une autre mondialisation,
06:51 qui très clairement, je ne vais pas faire référence à Carl Schmitt,
06:54 mais qui très clairement est opposée aux empires maritimes,
06:57 aux empires de la mer, développés par les anglo-américains.
07:00 La situation peut-elle dégénérer ?
07:02 Alors la situation évolue, et elle évolue rapidement.
07:05 La situation évolue d'abord en raison du conflit avec l'Ukraine.
07:09 Je prendrais l'exemple de quelques entreprises d'Ecatelon,
07:12 qui a des usines de fabrication absolument considérables en Chine.
07:16 Je prendrais l'exemple de Volvo, constructeur automobile
07:19 qui appartient à la société chinoise Geely.
07:22 Je pourrais prendre d'autres exemples, par exemple ceux de BMW.
07:26 Tous ces grands acteurs économiques,
07:28 pour lesquels le marché chinois est tout à fait important,
07:31 ont été obligés, depuis l'arrêt des routes terrestres par la Russie,
07:35 de trouver des alternatives.
07:37 C'est ainsi que certains passent par la route transcaucasienne.
07:41 La route transcaucasienne, ce sont des voies ferrées
07:44 qui traversent les républiques d'Asie centrale,
07:46 qui arrivent en mer Caspienne,
07:48 les containers sont chargés sur des bateaux,
07:51 arrivent à Bakou, de là vont vers la mer Noire,
07:54 et arrivent notamment dans le grand port roumain de Constanta,
07:57 qui est en train de multiplier ses capacités
07:59 parce que les trafics se multiplient.
08:01 Donc ces grands acteurs européens du commerce avec la Chine
08:04 ont été obligés de trouver des voies alternatives.
08:07 Et on voit bien que cela bouleverse la carte des ressources commerciales
08:11 et aussi la carte géopolitique.
08:13 Le grand gagnant, par exemple, de la route transcaucasienne,
08:16 c'est naturellement la Turquie.
08:18 La Turquie est en train de trouver,
08:20 du fait de la guerre en Ukraine
08:22 et du fait de la rupture des routes passant par la Russie,
08:25 un rôle géopolitique tout à fait crucial.
08:28 C'est peut-être aussi le cas de l'Azerbaïdjan.
08:30 Et peut-être est-ce que cela explique un certain nombre
08:32 de mouvements géopolitiques tout à fait récents.
08:34 Sur lesquels nous allons justement revenir dans un instant,
08:36 mais on comprend tout à fait votre propos.
08:38 Ce que vous nous dites, c'est que la Chine
08:40 est en train de faire naître de nouvelles puissances,
08:43 en même temps qu'elle.
08:44 La Chine fait naître de nouvelles puissances,
08:46 je dirais plutôt que la Chine redistribue les cartes de la puissance.
08:51 Et c'est un enjeu pour les pays européens,
08:53 comme pour les pays d'Asie centrale et pour bien d'autres,
08:56 quel rôle allons-nous jouer dans ce projet,
08:59 projet du siècle s'il en est, les routes de la soie ?
09:02 Ce n'est pas seulement vrai des routes continentales.
09:04 C'est aussi vrai par exemple du nombre de pays africains
09:07 qui sont sollicités d'ouvrir leurs ports en eau profonde
09:10 aux bateaux chinois et à la marine chinoise et qui s'interrogent.
09:14 Vous savez que la Chine a une implantation absolument majeure à Djibouti.
09:17 Et vous savez que lors d'un coup d'État récent dans un pays africain
09:20 de l'ouest de l'Afrique,
09:22 le coup d'État a été beaucoup interprété aux pressions américaines
09:25 pour invalider un contrat qui permet à la Chine
09:28 l'accès à un port en eau profonde.
09:30 Donc on voit bien que cet enjeu des routes commerciales
09:33 rejoint les grands enjeux géopolitiques et les enjeux de puissance.
09:36 Très clairement, nous sommes sur une guerre à bas bruit
09:40 entre la puissance maritime américaine
09:42 et la puissance essentiellement continentale chinoise.
09:44 Une guerre à bas bruit, vous avez aussi évoqué le conflit ukrainien, bien sûr.
09:48 Alors il y a un autre axe, une autre voie commerciale
09:51 qui fait aussi parler d'elle.
09:53 Elle mesure 7200 km.
09:55 Elle s'étend de Saint-Pétersbourg au Golfe Persique.
09:57 Enfin en tout cas c'est un projet que nous pouvons encore une fois voir
10:00 sur une carte réalisée par Chottes du Monde.
10:02 Du Golfe Persique et même jusqu'à Bombay,
10:04 c'est le projet pharaonique de Vladimir Poutine.
10:07 Les modes sont à la fois ferroviaire, maritime, fluvio, routier.
10:11 C'est une voie qui demande en tout cas selon certaines estimations
10:14 près de 40 milliards de dollars d'investissement.
10:17 Mais l'enjeu est de taille, comme nous pouvons le voir.
10:20 Ce chemin pourrait prendre environ 20 jours contre 45 jours
10:24 pour le canal de Suez.
10:26 Est-ce le grand pari de Vladimir Poutine ?
10:28 Mais y croyez-vous ?
10:30 Alors ce n'est pas le pari du seul Vladimir Poutine.
10:33 Nos alliés américains et britanniques depuis longtemps
10:36 ont tenté d'établir un corridor parallèle
10:39 qui lui partirait de la mer Baltique,
10:41 utiliserait un certain nombre de fleuves comme le Dièpre
10:44 pour aboutir en mer Noire.
10:46 Ces projets jusqu'ici n'ont pas abouti.
10:48 Cela nous permet de faire un petit peu de réalisme.
10:50 Aujourd'hui, ceinture et routes, les routes de la soie,
10:53 sont une réalité.
10:55 Je l'ai dit, plus de 16 000 trains,
10:57 porteurs de ponts d'ocean ciel de containers,
10:59 voyagent du centre de la Chine vers l'Europe.
11:02 De nombreux projets sont sur le papier.
11:05 Ils supposent des investissements absolument considérables
11:08 et beaucoup tout simplement ont peu de chance de voir le jour.
11:11 Je pense notamment au grand projet soutenu et défini
11:14 par nos alliés américains
11:16 qui consiste à relier l'Inde à travers le Moyen-Orient
11:19 et notamment Israël à l'Union Européenne.
11:21 Les événements dramatiques qui se déroulent en ce moment
11:24 en Israël et à Gaza
11:26 donnent assez peu de chance à ce projet d'aboutir,
11:28 notamment parce qu'on a vu un refroidissement
11:31 très sérieux des relations entre l'Arabie Saoudite et Israël.
11:34 Il y a d'autres projets qui sont toujours en germe
11:37 et qui n'aboutissent pas.
11:39 Voici moins de dix mois, j'ai eu la chance
11:41 de rendre visite au port de Gwadar.
11:43 Le port de Gwadar, c'est un port en eau profonde,
11:46 c'est un port pakistanais situé au sud du Balouchistan
11:50 qui n'est pas, c'est le moins qu'on puisse dire,
11:52 la région la plus tranquille du monde.
11:54 Le port de Gwadar devait être l'aboutissement
11:56 d'un gigantesque projet, le projet CPEC,
11:59 Corridor Chin-Pakistan.
12:02 Ce corridor est en projet depuis maintenant dix ans.
12:05 Il est pratiquement contemporain du début des routes de la soie.
12:08 Des investissements considérables ont été réalisés.
12:11 Il y a son importance.
12:13 Les richesses du Sinkiang et de l'Asie centrale
12:16 pourraient, traversant le Pakistan au long de ce fameux corridor,
12:19 descendre de l'Himalaya jusqu'à l'océan Indien.
12:22 Tout simplement, une insurrection larvée fait rage au Balouchistan.
12:25 Il y a encore eu des attaques terroristes
12:27 il y a maintenant quelques semaines.
12:29 Gwadar est sous très haut contrôle militaire
12:32 et le projet de Gwadar n'a pas encore pris forme.
12:34 Il est d'ailleurs aujourd'hui concurrencé
12:36 par le port voisin iranien de Chabadar
12:39 auquel probablement un certain nombre de pays d'Asie centrale
12:42 et peut-être aussi la Russie donnent la préférence.
12:45 Vous savez qu'un des achèvements majeurs de la diplomatie chinoise
12:48 a été, dans le plus grand secret,
12:50 d'organiser un accord entre l'Arabie saoudite et l'Iran
12:53 qui permettait à l'Iran de revenir sur la carte des routes commerciales mondiales.
12:56 Il est évident que les événements qui se déroulent en ce moment en Israël
12:59 et le soutien invoqué de l'Iran aux actions terroristes du Hamas
13:05 donnent assez peu de place à l'Iran
13:07 dans les futures routes commerciales des années à venir.
13:09 Toutes ces questions sont ouvertes,
13:11 mais vous voyez bien qu'on peut s'amuser à dessiner
13:14 beaucoup de choses sur les cartes.
13:16 On peut s'amuser à dessiner une route qui va de l'Inde
13:18 et qui arrive en Europe de l'Ouest.
13:20 On peut s'amuser à dessiner des routes qui descendent de la Baltique
13:22 et qui arrivent en mer Noire,
13:24 qui partent de la Russie et qui arrivent à l'océan Indien.
13:26 Pour l'instant, tout ceci, ce ne sont que des projets,
13:29 des dizaines de milliards d'investissements
13:32 et à peu près aucune réalisation pour l'instant.
13:34 Vous avez évoqué l'Arménie, le Haut-Karabakh
13:38 et potentiellement le rôle de l'Azerbaïdjan
13:41 qui est donc sur le trajet de ce corridor Nord-Sud
13:44 initié par Vladimir Poutine.
13:46 Certains ont pensé que le lâchage de l'Arménie
13:49 dans le Haut-Karabakh par Poutine
13:51 se justifiait par ce corridor,
13:53 par l'enjeu de ce corridor Nord-Sud.
13:55 Est-ce une hypothèse crédible selon vous ?
13:58 Je ne commenterai pas davantage la situation dramatique
14:01 des Arméniens au Haut-Karabakh.
14:03 Je ne commenterai pas davantage ce que certains estiment
14:05 avoir été des erreurs politiques majeures
14:07 du gouvernement de l'Arménie
14:10 qui a semblé lâcher son protecteur historique qui est la Russie
14:13 et qui peut-être en fait les frais.
14:15 La réalité aujourd'hui, c'est que la Turquie et l'Azerbaïdjan
14:19 deviennent des éléments absolument décisifs
14:22 de ces nouvelles routes qui passent par l'Asie centrale.
14:25 Et c'est ce qui explique en grande partie
14:28 la montée en puissance de la Turquie dans le jeu géopolitique mondial.
14:31 La Turquie et avec elle l'Azerbaïdjan
14:34 sont en train de détenir un certain nombre des cartes déterminantes
14:37 des relations commerciales, mais au-delà de cela,
14:40 de l'équilibre, de la prospérité et de la paix
14:43 dans cette région asiatique qui en a bien besoin.
14:45 Pour rester justement sur ce problème de corridor Nord-Sud,
14:49 ce projet a repris de l'importance dans le contexte
14:52 des sanctions occidentales et de la recherche par Moscou
14:55 de nouveaux débouchés.
14:56 D'ailleurs Moscou, mais je devrais dire Saint-Pétersbourg
14:58 puisque c'est la ville russe tournée vers l'Europe.
15:02 Concrètement aussi, j'ai posé la question pour la Chine,
15:04 mais c'est aussi le cas pour la Russie.
15:06 La Russie semble se forger de nouvelles alliances.
15:10 L'Occident est-il dépassé par ce projet, par cet enjeu ?
15:17 Je serai évidemment très prudent avant de tirer des conclusions définitives.
15:21 Mais il est clair que le projet des routes de la Soie,
15:23 je l'ai dit, c'est plus de 60 pays,
15:25 c'est plus de 1000 milliards d'investissements
15:27 que ce sont des réalisations,
15:29 y compris d'ailleurs très au-delà de l'Eurasie,
15:31 avec l'Afrique, avec le Moyen et Proche-Orient,
15:33 et avec l'Amérique latine.
15:36 Derrière ce projet, on ne peut qu'évoquer
15:38 les grandes organisations multinationales qui se sont mises en place.
15:42 Le projet des routes de la Soie est largement financé
15:44 par la Banque Asiatique d'Investissement en Infrastructures,
15:48 la BA2I, qui finance plusieurs centaines de milliards
15:51 des projets liés aux routes de la Soie.
15:53 Contrairement à ce qu'on croit, les routes de la Soie,
15:54 ce n'est pas du tout centralisé.
15:55 On imagine un modèle bureaucratique où tout est décidé à Pékin.
15:58 Pas du tout.
15:59 La majorité des projets qui rentrent dans le contexte des routes de la Soie,
16:02 ce sont des projets qui sont financés par des banques chinoises
16:05 ou d'ailleurs des banques d'autres pays,
16:07 provenant d'initiatives d'industriels ou de transporteurs locaux,
16:10 et il n'y a pas une centralisation, une planification autoritaire.
16:14 On parle d'ailleurs des routes de la Soie 2.0
16:17 pour évoquer les nouveaux 10 ans 2013-2023,
16:21 2023-2033.
16:23 C'est beaucoup plus décentralisé et donc aussi
16:25 beaucoup plus désordonné que ça n'y paraît.
16:27 Évidemment, je ne peux pas ne pas évoquer les BRICS.
16:29 Cette organisation qui concentre la majorité de la population mondiale
16:34 et qui bientôt va représenter plus de la moitié de la richesse mondiale,
16:39 est évidemment associée à cette nouvelle mondialisation
16:42 dont je ne dirais pas qu'elle est anti-occidentale,
16:45 mais pour laquelle l'Occident est à la marge.
16:47 On voit bien d'ailleurs que les tentatives du président Emmanuel Macron
16:50 de se rapprocher voire d'assister au sommet des BRICS
16:52 ont été immédiatement rejetées.
16:54 Ce monde se constitue contre ce qu'il estime être une hégémonie injuste,
16:59 illégitime des États-Unis et de leurs alliés.
17:03 C'est bien le jeu du monde qui se joue,
17:05 notamment à travers ces routes commerciales.
17:07 Alors, vous évoquez justement les BRICS.
17:12 En fait, on voit de nouvelles villes éclorent.
17:15 Par exemple, Astrakhan, c'est un nom de roman,
17:17 c'est une ville conquise par Ivan le Terrible au XVIe siècle.
17:21 Le volume de transbordements dans cette ville a augmenté de 70% en un an.
17:25 C'est un bol d'air pour la population, selon les témoignages sur place,
17:29 qui la population baissait depuis plusieurs années.
17:31 Ce que je voulais dire à travers cet exemple très particulier,
17:35 je voulais vous demander,
17:36 cette mondialisation est-elle davantage en fait une régionalisation ?
17:41 C'est une des grandes questions.
17:42 On voit aujourd'hui surgir beaucoup le thème de la fragmentation du monde.
17:46 Le thème d'une instabilité croissante est aussi vieux que le monde.
17:49 Chaque époque déplore l'instabilité.
17:51 Quand est-ce que le monde a été réellement stable ?
17:53 Aujourd'hui, certains ont peur de la fragmentation.
17:56 Ce sont notamment ceux qui ont salué la globalisation naïve,
18:00 entièrement dominée par nos alliés américains des années 90,
18:04 le grand thème de la fin de l'histoire.
18:06 Et le commerce et l'économie allaient l'emporter surtout,
18:08 et la géopolitique devait être effacée.
18:10 La politique allait être effacée.
18:12 Très clairement, aujourd'hui, derrière le sujet des routes commerciales
18:15 et derrière le sujet des nouveaux échanges commerciaux,
18:19 on a partout de la géopolitique.
18:21 On a partout de la géopolitique.
18:23 C'est l'ordre donné aux États-Unis, à leurs alliés européens,
18:27 "decoupling, de-risking, resetting".
18:30 Sortez de vos échanges avec la Chine,
18:32 placez tous vos échanges avec la Chine sous le signe de la sécurité,
18:35 du contrôle et du retour à la souveraineté.
18:38 On voit bien donc que la géopolitique non seulement s'invite,
18:41 mais la géopolitique est en train d'écraser l'économie,
18:43 est en train d'écraser les choix commerciaux.
18:46 Tout devient géopolitique.
18:47 Les choix d'investissement, les choix d'infrastructures,
18:50 les choix de relations commerciales.
18:52 C'est la fin de l'Organisation mondiale du commerce.
18:54 C'est la fin du prix le plus bas comme unique critère légitime d'achat.
18:58 On voit bien que dorénavant, les critères de sécurité,
19:01 les critères d'autonomie stratégique, etc.,
19:03 sont en train de prendre le pas.
19:05 Je dis cela pour répondre à votre question.
19:09 Nous voyons très clairement une carte du monde se dessiner
19:12 dans laquelle l'Occident n'a plus la majorité,
19:16 dans laquelle l'Occident, j'ai envie de le dire, n'a plus la main.
19:21 Et le terrain sur lequel cela va se dérouler,
19:23 beaucoup plus que le terrain continental eurasiatique,
19:26 dorénavant, c'est celui des routes de la mer.
19:28 On assiste à une contestation croissante
19:31 du droit essentiellement de la marine américaine
19:34 d'intervenir partout dans le monde
19:36 et de faire du droit de la mer
19:38 un droit à l'avantage exclusif des Américains.
19:41 C'est notamment ce que disent les Chinois
19:43 en disant que les règles américaines
19:46 appliquées à la mer de Chine,
19:47 appliquées aux relations de la mer de Chine avec ses voisins,
19:49 sont à sens unique.
19:51 On a eu un exemple assez amusant récemment
19:53 quand quelques bateaux militaires, russes ou chinois,
19:58 sont allés faire des manœuvres qui se rapprochaient des États-Unis.
20:01 Immédiatement, les États-Unis ont condamné
20:03 des manœuvres incroyablement agressives
20:05 et dangereuses pour la paix du monde.
20:06 On peut comprendre le sourire de nos amis chinois
20:08 qui disent "mais en permanence,
20:10 la flotte américaine patrouille aux limites
20:12 de nos eaux territoriales".
20:14 Et ça, c'est probablement à des très grands débats.
20:16 Il nous renvoie loin, il nous renvoie à Grotius,
20:18 à ce juriste hollandais
20:20 qui a défini le droit de la mer.
20:22 On est au XVIe siècle.
20:24 Grotius est un juriste
20:27 qui est sollicité pour donner un arbitrage
20:29 dans un bateau portugais saisi par les Néerlandais.
20:31 Bref.
20:32 Et Grotius dit
20:33 "les bateaux qui traversent la haute mer
20:35 n'y laissent aucune trace,
20:36 ils n'y prennent aucune propriété,
20:38 donc le droit de la mer, c'est le droit
20:40 de la liberté absolue de navigation".
20:42 La question qui va se poser
20:44 dans un très proche avenir,
20:46 étant donné la pression croissante de la surpêche
20:48 et la dévastation des fonds,
20:50 étant donné les richesses sous-marines
20:52 et la bagarre pour leur exploitation,
20:54 étant donné les richesses
20:56 de l'Antarctique et de l'Arctique
20:58 qui font l'objet maintenant d'une concurrence
21:00 acharnée entre Canadiens,
21:02 Russes, Chinois et Américains,
21:04 tout ceci va vraisemblablement
21:06 conduire à redéfinir le droit de la mer.
21:08 C'est un sujet majeur pour nous Français,
21:10 parce que trop peu de Français le savent.
21:12 Nous avons à égalité avec les Etats-Unis
21:14 le premier ou le second domaine maritime du monde.
21:18 Ça fait de la France, avec ses territoires d'outre-mer,
21:20 un pays présent sur tous les continents
21:22 et sur tous les océans du globe.
21:24 C'est une richesse considérable
21:26 dont aujourd'hui nous ne faisons à peu près rien.
21:28 Et il est clair que la France, pour moi,
21:30 doit être au cœur du débat sur les nouvelles routes maritimes
21:32 et au cœur du débat sur le nouveau droit des mers
21:34 qui est en train de s'élaborer de fait.
21:36 Vous évoquez donc un nouveau droit des mers,
21:38 la concurrence aussi arctique que vous avez évoquée.
21:40 Ça me fait penser à cette troisième carte de choc du monde.
21:44 C'est une voie, encore une fois,
21:46 dessinée par la Russie.
21:48 Évidemment, il faut des navires brise-glaces
21:50 à propulsion nucléaire pour passer par ce chemin en rouge.
21:54 Les Russes en disposent.
21:56 Les images sont d'ailleurs impressionnantes.
21:58 La voie dépendra aussi du réchauffement climatique,
22:02 semble-t-il,
22:04 qui n'est pour l'heure,
22:06 donc la voie n'est pas pour l'heure parfaitement optimale.
22:08 Mais croyez-vous à cette passibilité
22:10 qui, encore une fois, serait beaucoup plus courte
22:12 que le chemin en bleu qui passe par le canal de Suez ?
22:16 Oui, on a déjà des dizaines de bateaux
22:18 qui passent par cette route
22:20 qui permet d'économiser
22:22 entre 12 jours et 20 jours de transit,
22:26 qui permet aussi d'économiser le transit difficile
22:30 par le canal de Suez.
22:32 Vous savez qu'il y a eu des accidents,
22:34 vous savez qu'il y a quelques fois des files d'attente.
22:36 Par ailleurs, le canal de Suez est dans une des zones du monde
22:38 où la pacification n'est pour le moins pas assurée.
22:40 On peut redouter le pire dans les semaines
22:42 ou dans les mois qui viennent.
22:44 Et donc, pour beaucoup de transporteurs mondiaux,
22:46 je pense au premier transporteur mondial, Mersk,
22:48 Mersk a établi la route transcaucasienne.
22:52 C'est une route multimodale
22:54 qui suppose deux fois des opérations
22:56 d'embarquement et de débarquement.
22:58 On peut aller en Chine pour débarquer à Bakou,
23:00 recharger sur des trains,
23:02 redécharger en mer Noire
23:04 et redécharger à Constanza ou dans un port bulgare.
23:06 Tout ça coûte beaucoup d'argent
23:08 et prend du temps et tout ça ralentit le trafic.
23:10 Des bateaux qui passent par la route arctique,
23:12 c'est une économie
23:14 et c'est une simplification considérable.
23:16 On charge tout simplement des containers
23:18 à Shenzhen ou ailleurs,
23:20 on les fait passer par la route arctique
23:22 et ils arrivent en Europe de l'Ouest.
23:24 C'est infiniment plus simple,
23:26 c'est beaucoup plus économique.
23:28 Je ne doute pas que la route de l'Arctique,
23:30 favorisée par le réchauffement climatique
23:32 et par la fonte des glaces,
23:34 soit un très grand atout pour la Russie dans les années à venir.
23:36 On a beaucoup critiqué la pollution des navires.
23:40 Vous êtes très soucieux vous-même,
23:42 Hervé Juvin, de l'écologie.
23:44 Est-ce une solution de raccourcir les temps de trajet
23:46 ou faut-il envisager autre chose ?
23:48 Cela vous inquiète-t-il,
23:50 cette perpétuation des voies maritimes ?
23:54 En matière d'environnement
23:56 et en matière de lutte contre le changement climatique,
23:58 il y a un tabou absolu.
24:00 Le tabou absolu, c'est le libre-échange.
24:02 Personne n'ose mettre en cause le fait
24:04 que, quelques fois,
24:06 pour gagner simplement quelques euros
24:08 sur un container,
24:10 une partie de ce que nous consommons,
24:12 de ce que nous mangeons, de nos habits,
24:14 font des milliers et des milliers de kilomètres,
24:16 transportés dans des navires de commerce
24:18 dont, je rappelle, ils sont les véhicules
24:20 les plus polluants au monde,
24:22 et dont on utilise pour alimenter
24:24 leurs moteurs ce qu'on appelle les fonds de cuve.
24:26 Les fonds de cuve, c'est ce qui reste
24:28 après le kérosène,
24:30 après l'essence, après le mazout,
24:32 c'est ce qui est le plus polluant au monde.
24:34 La conversion de la flotte mondiale
24:36 avec des moteurs moins polluants
24:38 est encore à venir et, vraisemblablement,
24:40 ne verra pas le jour avant très longtemps.
24:42 Mais c'est un tabou absolu.
24:44 Il est très clair que relocaliser une partie
24:46 de nos productions, retrouver une partie
24:48 de notre souveraineté industrielle,
24:50 c'est un sujet de sécurité et d'autonomie,
24:52 c'est aussi un sujet de
24:54 limitation des pollutions environnementales.
24:56 Mais ceci, je le répète,
24:58 c'est pratiquement un tabou.
25:00 Vous le savez comme moi,
25:02 une grande partie de la richesse
25:04 de l'Occident est fondée sur le libre-échange.
25:06 Faire produire à très peu cher
25:08 des produits et des services que l'on vend cher
25:10 sur nos propres marchés,
25:12 ce dogme ou ce tabou est très loin
25:14 d'être remis en cause.
25:16 Un tabou très loin d'être remis en cause,
25:18 c'est la fin. Merci infiniment encore une fois
25:20 d'avoir répondu présent à l'appel de Chocs du Monde,
25:22 le magazine des crises et de la
25:24 prospective internationale de TVL.
25:26 Encore une fois, merci pour vos éclairages
25:28 et votre souci prospectif.
25:30 Merci à tous. Surtout, surtout,
25:32 n'oubliez pas de commenter
25:34 et de partager cette vidéo.
25:36 Merci et bonsoir à tous.
25:38 [Musique]

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