De retour de Chine, l’eurodéputé Hervé Juvin est l’invité d’Edouard Chanot pour "Chocs du Monde", le magazine des crises et de la prospective internationales de TVL. Alors que le conflit russo-ukrainien perdure, la brutale escalade à Gaza aggrave encore davantage l’extrême fragilité de l’ordre mondial. Les sanctions occidentales, les désirs européens de réduire les dépendances à l’égard de la Chine ou encore les ruptures d’approvisionnement indiquent à quel point les Etats cherchent à s’extraire d’un ordre vieillissant... Petit à petit une nouvelle mondialisation semble se dessiner, au gré de voies commerciales qui lient les puissances à de nouveaux partenaires.
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00:22 Bonsoir à tous et bienvenue dans Choc du Monde,
00:24 le magazine des crises et de la prospective internationale de TV Liberté.
00:29 L'actualité est lourde, vous le savez,
00:31 mais nous n'allons pas évoquer ce soir la tragédie du conflit entre Gaza et Israël.
00:36 Non, au menu ce soir, davantage de prospective,
00:40 peut-être pour reprendre un peu de souffle dans ce contexte pour le moins tragique.
00:46 Nous allons en effet évoquer la révolution, la révolution des nouvelles voies commerciales,
00:51 car entre les conflits, les sanctions de l'Occident
00:54 et en retour les désirs de réduire les dépendances européennes à l'égard de la Chine,
00:58 ou encore les ruptures d'approvisionnement,
01:01 les États à travers le monde cherchent des parades
01:03 et petit à petit une nouvelle mondialisation semble se dessiner.
01:08 Alors pour affermir les contours de ce dessin, nous recevons Hervé Juvin.
01:12 Hervé Juvin, bonsoir. – Bonsoir.
01:14 – Et merci de répondre encore une fois présent à l'appel de Choc du Monde.
01:18 Vous étiez ici pour notre premier épisode, vous êtes député européen bien sûr,
01:22 mais vous avez aussi été chef d'entreprise, vous avez voyagé aux quatre coins du globe,
01:26 vous êtes fait connaître pour vos analyses sur le basculement du monde,
01:30 notamment par votre essai publié dès 2010,
01:33 "Le renversement du monde, politique de la crise".
01:35 Alors vous le dites souvent, depuis une décennie,
01:37 le monde qui s'ouvre sera radicalement différent de celui que nous avons connu.
01:42 Les faits, semble-t-il, vous donnent raison.
01:44 Je vous propose, Hervé Juvin, un petit aperçu.
01:47 – Le 6 octobre dernier, la Russie annonçait l'arrivée depuis Shanghai
01:51 d'un premier navire par la route maritime du Nord.
01:54 L'Europe et l'Asie étaient ainsi reliées via l'Arctique et non par le canal de Suez.
01:59 Au mois d'août, Vladimir Poutine avait appelé les BRICS
02:02 à renforcer leurs liens via de nouvelles voies commerciales.
02:06 Moscou a lancé un projet pharaonique de corridor Nord-Sud
02:10 qui doit relier les ports russes de la Baltique à ceux du Golfe Persique,
02:14 en passant d'ailleurs par l'Azerbaïdjan.
02:17 La Chine, bien sûr, n'est pas en reste.
02:19 Elle qui a lancé à l'automne 2013, il y a 10 ans déjà, ses nouvelles routes de la soie.
02:24 Ce projet touche 68 pays et près de 5 milliards d'habitants
02:28 et implique la modernisation de mégalopoles.
02:31 Face à cela, l'Union européenne avait annoncé en 2021
02:34 son projet d'investissement Global Gateway
02:37 pour contrer les routes de la soie dotées de 300 milliards d'euros,
02:41 dont 150 pour l'Afrique.
02:43 Mais Ursula von der Leyen est-elle à la hauteur du défi ?
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02:49 Je vais peut-être commencer par la Chine, Hervé Juvin,
02:53 parce que, me semble-t-il, vous revenez de Shanghai, de Shenzhen aussi.
02:57 Les nouvelles routes de la soie de Xi Jinping,
03:01 que l'on peut apercevoir dans cette carte réalisée par Choc du Monde,
03:05 symbolisent d'une certaine manière, mais corrigez-moi si je me trompe,
03:08 une forme d'altermondélisation, si vous me permettez de voler cette expression.
03:12 Alors, 10 ans après, parce qu'elles ont été lancées en 2013,
03:14 tiennent-elles leurs promesses, selon vous ?
03:18 D'abord, vous avez raison de commencer et de souligner l'importance
03:21 du projet One Belt, One Road, que les Chinois appellent volontiers
03:25 "ceinture et route", et que nous appelons le projet des routes de la soie.
03:29 Le président Xi Jinping, en lançant ce projet en 2013,
03:32 avait dit que c'était le projet du siècle.
03:34 On estime à de l'ordre de 1 000 milliards de dollars
03:38 les investissements consentis par la Chine à ce projet.
03:41 Il faut considérer qu'il y a environ 70 pays en son membre,
03:44 et il faut considérer que ce projet, en 10 ans,
03:47 a pris une tournure et une consistance impressionnantes.
03:52 En 2013, à peine quelques centaines de trains partaient de Chine
03:56 et, au bout de plusieurs dizaines de jours, arrivaient en Europe de l'Ouest.
04:00 Les chiffres qui viennent de m'être donnés au ministère des Affaires étrangères à Pékin,
04:04 c'est qu'aujourd'hui, c'est plus de 16 000 trains par an qui partent de la Chine,
04:10 notamment de Wuhan et de quelques autres villes du centre de la Chine,
04:13 et qui arrivent en Europe, notamment en Allemagne,
04:15 mais aussi en Belgique, en France, en Italie.
04:18 Donc c'est en effet un projet qui a pris consistance,
04:21 même s'il est contesté,
04:22 même s'il n'a pas encore donné tous les résultats escomptés,
04:25 et si les bouleversements géopolitiques auxquels nous assistons,
04:29 notamment à travers les événements dramatiques
04:32 qui suivent les attaques terroristes
04:33 perpétrées contre le territoire israélien,
04:36 font changer la donne et bousculent la carte des routes commerciales.
04:39 Bousculer la carte des routes commerciales,
04:41 selon le gouvernement chinois, le 10 octobre,
04:44 ces routes de la soie auraient généré 1900 milliards d'euros de contrats dans le monde.
04:48 Un troisième forum One Belt One Road aura lieu à Pékin bientôt,
04:52 du 17 au 18 octobre.
04:53 Poutine a annoncé qu'il y participerait d'ailleurs,
04:55 tout comme les dirigeants de 130 pays.
04:58 J'en viens à une question sur l'Occident,
05:00 d'autant plus que vous évoquez le conflit naissant,
05:03 enfin naissant, renaissant au Proche-Orient.
05:06 L'Occident semble presque battu en fait sur son propre terrain,
05:10 à savoir celui de la mondialisation.
05:12 Est-ce un diagnostic erroné ?
05:14 Je crois qu'il est bon de prendre un peu de recul.
05:17 Les grands empires et les grandes puissances,
05:19 depuis maintenant plusieurs siècles,
05:20 10 ans depuis les grandes explorations européennes,
05:23 ont été les empires maritimes.
05:25 Si vous regardez les cartes de l'empire maritime portugais,
05:27 à la fin du 16e siècle, c'est extrêmement impressionnant.
05:30 On a des routes maritimes bien établies
05:32 qui vont vers le Brésil et l'Amérique du Sud.
05:34 On a des routes maritimes bien établies
05:35 qui contournent l'Afrique par le Cap de Bonne-Espérance,
05:38 qui vont vers l'Inde, vers les pays du Golfe Persique,
05:42 et qui vont jusqu'en Malaisie sur la route des Épices.
05:45 Donc on a des empires maritimes qui se sont constitués,
05:48 portugais, espagnols, et naturellement surtout britanniques.
05:53 Arrêtons-nous sur ce point,
05:55 les empires les plus puissants du monde
05:57 ont contrôlé les premières routes commerciales du monde qui étaient maritimes.
06:00 C'est évidemment depuis la Seconde Guerre mondiale,
06:02 le cas des États-Unis,
06:03 qui continuent d'exercer un contrôle à peu près universel
06:07 sur les routes commerciales maritimes.
06:09 C'est ce qui est en train de changer,
06:11 et c'est ce qui donne naissance à la théorie
06:15 d'une mondialisation chinoise
06:17 opposée à la mondialisation anglo-américaine.
06:20 Pourquoi ?
06:21 Parce qu'à travers les projets routes-ceintures,
06:25 la Chine est en train de créer une route commerciale de grande importance,
06:30 des routes commerciales, à travers toute l'Eurasie.
06:33 C'est le projet eurasiste,
06:35 c'est le projet de l'unité du continent eurasiatique,
06:38 c'est ce que dévoquait le général de Gaulle,
06:40 de Brest à Vladivostok,
06:42 et le projet "ceinture et route" dans sa composante continentale, terrestre,
06:47 donne consistance à ce qu'on peut appeler une autre mondialisation,
06:51 qui très clairement, je ne vais pas faire référence à Carl Schmitt,
06:54 mais qui très clairement est opposée aux empires maritimes,
06:57 aux empires de la mer, développés par les anglo-américains.
07:00 La situation peut-elle dégénérer ?
07:02 Alors la situation évolue, et elle évolue rapidement.
07:05 La situation évolue d'abord en raison du conflit avec l'Ukraine.
07:09 Je prendrais l'exemple de quelques entreprises d'Ecatelon,
07:12 qui a des usines de fabrication absolument considérables en Chine.
07:16 Je prendrais l'exemple de Volvo, constructeur automobile
07:19 qui appartient à la société chinoise Geely.
07:22 Je pourrais prendre d'autres exemples, par exemple ceux de BMW.
07:26 Tous ces grands acteurs économiques,
07:28 pour lesquels le marché chinois est tout à fait important,
07:31 ont été obligés, depuis l'arrêt des routes terrestres par la Russie,
07:35 de trouver des alternatives.
07:37 C'est ainsi que certains passent par la route transcaucasienne.
07:41 La route transcaucasienne, ce sont des voies ferrées
07:44 qui traversent les républiques d'Asie centrale,
07:46 qui arrivent en mer Caspienne,
07:48 les containers sont chargés sur des bateaux,
07:51 arrivent à Bakou, de là vont vers la mer Noire,
07:54 et arrivent notamment dans le grand port roumain de Constanta,
07:57 qui est en train de multiplier ses capacités
07:59 parce que les trafics se multiplient.
08:01 Donc ces grands acteurs européens du commerce avec la Chine
08:04 ont été obligés de trouver des voies alternatives.
08:07 Et on voit bien que cela bouleverse la carte des ressources commerciales
08:11 et aussi la carte géopolitique.
08:13 Le grand gagnant, par exemple, de la route transcaucasienne,
08:16 c'est naturellement la Turquie.
08:18 La Turquie est en train de trouver,
08:20 du fait de la guerre en Ukraine
08:22 et du fait de la rupture des routes passant par la Russie,
08:25 un rôle géopolitique tout à fait crucial.
08:28 C'est peut-être aussi le cas de l'Azerbaïdjan.
08:30 Et peut-être est-ce que cela explique un certain nombre
08:32 de mouvements géopolitiques tout à fait récents.
08:34 Sur lesquels nous allons justement revenir dans un instant,
08:36 mais on comprend tout à fait votre propos.
08:38 Ce que vous nous dites, c'est que la Chine
08:40 est en train de faire naître de nouvelles puissances,
08:43 en même temps qu'elle.
08:44 La Chine fait naître de nouvelles puissances,
08:46 je dirais plutôt que la Chine redistribue les cartes de la puissance.
08:51 Et c'est un enjeu pour les pays européens,
08:53 comme pour les pays d'Asie centrale et pour bien d'autres,
08:56 quel rôle allons-nous jouer dans ce projet,
08:59 projet du siècle s'il en est, les routes de la soie ?
09:02 Ce n'est pas seulement vrai des routes continentales.
09:04 C'est aussi vrai par exemple du nombre de pays africains
09:07 qui sont sollicités d'ouvrir leurs ports en eau profonde
09:10 aux bateaux chinois et à la marine chinoise et qui s'interrogent.
09:14 Vous savez que la Chine a une implantation absolument majeure à Djibouti.
09:17 Et vous savez que lors d'un coup d'État récent dans un pays africain
09:20 de l'ouest de l'Afrique,
09:22 le coup d'État a été beaucoup interprété aux pressions américaines
09:25 pour invalider un contrat qui permet à la Chine
09:28 l'accès à un port en eau profonde.
09:30 Donc on voit bien que cet enjeu des routes commerciales
09:33 rejoint les grands enjeux géopolitiques et les enjeux de puissance.
09:36 Très clairement, nous sommes sur une guerre à bas bruit
09:40 entre la puissance maritime américaine
09:42 et la puissance essentiellement continentale chinoise.
09:44 Une guerre à bas bruit, vous avez aussi évoqué le conflit ukrainien, bien sûr.
09:48 Alors il y a un autre axe, une autre voie commerciale
09:51 qui fait aussi parler d'elle.
09:53 Elle mesure 7200 km.
09:55 Elle s'étend de Saint-Pétersbourg au Golfe Persique.
09:57 Enfin en tout cas c'est un projet que nous pouvons encore une fois voir
10:00 sur une carte réalisée par Chottes du Monde.
10:02 Du Golfe Persique et même jusqu'à Bombay,
10:04 c'est le projet pharaonique de Vladimir Poutine.
10:07 Les modes sont à la fois ferroviaire, maritime, fluvio, routier.
10:11 C'est une voie qui demande en tout cas selon certaines estimations
10:14 près de 40 milliards de dollars d'investissement.
10:17 Mais l'enjeu est de taille, comme nous pouvons le voir.
10:20 Ce chemin pourrait prendre environ 20 jours contre 45 jours
10:24 pour le canal de Suez.
10:26 Est-ce le grand pari de Vladimir Poutine ?
10:28 Mais y croyez-vous ?
10:30 Alors ce n'est pas le pari du seul Vladimir Poutine.
10:33 Nos alliés américains et britanniques depuis longtemps
10:36 ont tenté d'établir un corridor parallèle
10:39 qui lui partirait de la mer Baltique,
10:41 utiliserait un certain nombre de fleuves comme le Dièpre
10:44 pour aboutir en mer Noire.
10:46 Ces projets jusqu'ici n'ont pas abouti.
10:48 Cela nous permet de faire un petit peu de réalisme.
10:50 Aujourd'hui, ceinture et routes, les routes de la soie,
10:53 sont une réalité.
10:55 Je l'ai dit, plus de 16 000 trains,
10:57 porteurs de ponts d'ocean ciel de containers,
10:59 voyagent du centre de la Chine vers l'Europe.
11:02 De nombreux projets sont sur le papier.
11:05 Ils supposent des investissements absolument considérables
11:08 et beaucoup tout simplement ont peu de chance de voir le jour.
11:11 Je pense notamment au grand projet soutenu et défini
11:14 par nos alliés américains
11:16 qui consiste à relier l'Inde à travers le Moyen-Orient
11:19 et notamment Israël à l'Union Européenne.
11:21 Les événements dramatiques qui se déroulent en ce moment
11:24 en Israël et à Gaza
11:26 donnent assez peu de chance à ce projet d'aboutir,
11:28 notamment parce qu'on a vu un refroidissement
11:31 très sérieux des relations entre l'Arabie Saoudite et Israël.
11:34 Il y a d'autres projets qui sont toujours en germe
11:37 et qui n'aboutissent pas.
11:39 Voici moins de dix mois, j'ai eu la chance
11:41 de rendre visite au port de Gwadar.
11:43 Le port de Gwadar, c'est un port en eau profonde,
11:46 c'est un port pakistanais situé au sud du Balouchistan
11:50 qui n'est pas, c'est le moins qu'on puisse dire,
11:52 la région la plus tranquille du monde.
11:54 Le port de Gwadar devait être l'aboutissement
11:56 d'un gigantesque projet, le projet CPEC,
11:59 Corridor Chin-Pakistan.
12:02 Ce corridor est en projet depuis maintenant dix ans.
12:05 Il est pratiquement contemporain du début des routes de la soie.
12:08 Des investissements considérables ont été réalisés.
12:11 Il y a son importance.
12:13 Les richesses du Sinkiang et de l'Asie centrale
12:16 pourraient, traversant le Pakistan au long de ce fameux corridor,
12:19 descendre de l'Himalaya jusqu'à l'océan Indien.
12:22 Tout simplement, une insurrection larvée fait rage au Balouchistan.
12:25 Il y a encore eu des attaques terroristes
12:27 il y a maintenant quelques semaines.
12:29 Gwadar est sous très haut contrôle militaire
12:32 et le projet de Gwadar n'a pas encore pris forme.
12:34 Il est d'ailleurs aujourd'hui concurrencé
12:36 par le port voisin iranien de Chabadar
12:39 auquel probablement un certain nombre de pays d'Asie centrale
12:42 et peut-être aussi la Russie donnent la préférence.
12:45 Vous savez qu'un des achèvements majeurs de la diplomatie chinoise
12:48 a été, dans le plus grand secret,
12:50 d'organiser un accord entre l'Arabie saoudite et l'Iran
12:53 qui permettait à l'Iran de revenir sur la carte des routes commerciales mondiales.
12:56 Il est évident que les événements qui se déroulent en ce moment en Israël
12:59 et le soutien invoqué de l'Iran aux actions terroristes du Hamas
13:05 donnent assez peu de place à l'Iran
13:07 dans les futures routes commerciales des années à venir.
13:09 Toutes ces questions sont ouvertes,
13:11 mais vous voyez bien qu'on peut s'amuser à dessiner
13:14 beaucoup de choses sur les cartes.
13:16 On peut s'amuser à dessiner une route qui va de l'Inde
13:18 et qui arrive en Europe de l'Ouest.
13:20 On peut s'amuser à dessiner des routes qui descendent de la Baltique
13:22 et qui arrivent en mer Noire,
13:24 qui partent de la Russie et qui arrivent à l'océan Indien.
13:26 Pour l'instant, tout ceci, ce ne sont que des projets,
13:29 des dizaines de milliards d'investissements
13:32 et à peu près aucune réalisation pour l'instant.
13:34 Vous avez évoqué l'Arménie, le Haut-Karabakh
13:38 et potentiellement le rôle de l'Azerbaïdjan
13:41 qui est donc sur le trajet de ce corridor Nord-Sud
13:44 initié par Vladimir Poutine.
13:46 Certains ont pensé que le lâchage de l'Arménie
13:49 dans le Haut-Karabakh par Poutine
13:51 se justifiait par ce corridor,
13:53 par l'enjeu de ce corridor Nord-Sud.
13:55 Est-ce une hypothèse crédible selon vous ?
13:58 Je ne commenterai pas davantage la situation dramatique
14:01 des Arméniens au Haut-Karabakh.
14:03 Je ne commenterai pas davantage ce que certains estiment
14:05 avoir été des erreurs politiques majeures
14:07 du gouvernement de l'Arménie
14:10 qui a semblé lâcher son protecteur historique qui est la Russie
14:13 et qui peut-être en fait les frais.
14:15 La réalité aujourd'hui, c'est que la Turquie et l'Azerbaïdjan
14:19 deviennent des éléments absolument décisifs
14:22 de ces nouvelles routes qui passent par l'Asie centrale.
14:25 Et c'est ce qui explique en grande partie
14:28 la montée en puissance de la Turquie dans le jeu géopolitique mondial.
14:31 La Turquie et avec elle l'Azerbaïdjan
14:34 sont en train de détenir un certain nombre des cartes déterminantes
14:37 des relations commerciales, mais au-delà de cela,
14:40 de l'équilibre, de la prospérité et de la paix
14:43 dans cette région asiatique qui en a bien besoin.
14:45 Pour rester justement sur ce problème de corridor Nord-Sud,
14:49 ce projet a repris de l'importance dans le contexte
14:52 des sanctions occidentales et de la recherche par Moscou
14:55 de nouveaux débouchés.
14:56 D'ailleurs Moscou, mais je devrais dire Saint-Pétersbourg
14:58 puisque c'est la ville russe tournée vers l'Europe.
15:02 Concrètement aussi, j'ai posé la question pour la Chine,
15:04 mais c'est aussi le cas pour la Russie.
15:06 La Russie semble se forger de nouvelles alliances.
15:10 L'Occident est-il dépassé par ce projet, par cet enjeu ?
15:17 Je serai évidemment très prudent avant de tirer des conclusions définitives.
15:21 Mais il est clair que le projet des routes de la Soie,
15:23 je l'ai dit, c'est plus de 60 pays,
15:25 c'est plus de 1000 milliards d'investissements
15:27 que ce sont des réalisations,
15:29 y compris d'ailleurs très au-delà de l'Eurasie,
15:31 avec l'Afrique, avec le Moyen et Proche-Orient,
15:33 et avec l'Amérique latine.
15:36 Derrière ce projet, on ne peut qu'évoquer
15:38 les grandes organisations multinationales qui se sont mises en place.
15:42 Le projet des routes de la Soie est largement financé
15:44 par la Banque Asiatique d'Investissement en Infrastructures,
15:48 la BA2I, qui finance plusieurs centaines de milliards
15:51 des projets liés aux routes de la Soie.
15:53 Contrairement à ce qu'on croit, les routes de la Soie,
15:54 ce n'est pas du tout centralisé.
15:55 On imagine un modèle bureaucratique où tout est décidé à Pékin.
15:58 Pas du tout.
15:59 La majorité des projets qui rentrent dans le contexte des routes de la Soie,
16:02 ce sont des projets qui sont financés par des banques chinoises
16:05 ou d'ailleurs des banques d'autres pays,
16:07 provenant d'initiatives d'industriels ou de transporteurs locaux,
16:10 et il n'y a pas une centralisation, une planification autoritaire.
16:14 On parle d'ailleurs des routes de la Soie 2.0
16:17 pour évoquer les nouveaux 10 ans 2013-2023,
16:21 2023-2033.
16:23 C'est beaucoup plus décentralisé et donc aussi
16:25 beaucoup plus désordonné que ça n'y paraît.
16:27 Évidemment, je ne peux pas ne pas évoquer les BRICS.
16:29 Cette organisation qui concentre la majorité de la population mondiale
16:34 et qui bientôt va représenter plus de la moitié de la richesse mondiale,
16:39 est évidemment associée à cette nouvelle mondialisation
16:42 dont je ne dirais pas qu'elle est anti-occidentale,
16:45 mais pour laquelle l'Occident est à la marge.
16:47 On voit bien d'ailleurs que les tentatives du président Emmanuel Macron
16:50 de se rapprocher voire d'assister au sommet des BRICS
16:52 ont été immédiatement rejetées.
16:54 Ce monde se constitue contre ce qu'il estime être une hégémonie injuste,
16:59 illégitime des États-Unis et de leurs alliés.
17:03 C'est bien le jeu du monde qui se joue,
17:05 notamment à travers ces routes commerciales.
17:07 Alors, vous évoquez justement les BRICS.
17:12 En fait, on voit de nouvelles villes éclorent.
17:15 Par exemple, Astrakhan, c'est un nom de roman,
17:17 c'est une ville conquise par Ivan le Terrible au XVIe siècle.
17:21 Le volume de transbordements dans cette ville a augmenté de 70% en un an.
17:25 C'est un bol d'air pour la population, selon les témoignages sur place,
17:29 qui la population baissait depuis plusieurs années.
17:31 Ce que je voulais dire à travers cet exemple très particulier,
17:35 je voulais vous demander,
17:36 cette mondialisation est-elle davantage en fait une régionalisation ?
17:41 C'est une des grandes questions.
17:42 On voit aujourd'hui surgir beaucoup le thème de la fragmentation du monde.
17:46 Le thème d'une instabilité croissante est aussi vieux que le monde.
17:49 Chaque époque déplore l'instabilité.
17:51 Quand est-ce que le monde a été réellement stable ?
17:53 Aujourd'hui, certains ont peur de la fragmentation.
17:56 Ce sont notamment ceux qui ont salué la globalisation naïve,
18:00 entièrement dominée par nos alliés américains des années 90,
18:04 le grand thème de la fin de l'histoire.
18:06 Et le commerce et l'économie allaient l'emporter surtout,
18:08 et la géopolitique devait être effacée.
18:10 La politique allait être effacée.
18:12 Très clairement, aujourd'hui, derrière le sujet des routes commerciales
18:15 et derrière le sujet des nouveaux échanges commerciaux,
18:19 on a partout de la géopolitique.
18:21 On a partout de la géopolitique.
18:23 C'est l'ordre donné aux États-Unis, à leurs alliés européens,
18:27 "decoupling, de-risking, resetting".
18:30 Sortez de vos échanges avec la Chine,
18:32 placez tous vos échanges avec la Chine sous le signe de la sécurité,
18:35 du contrôle et du retour à la souveraineté.
18:38 On voit bien donc que la géopolitique non seulement s'invite,
18:41 mais la géopolitique est en train d'écraser l'économie,
18:43 est en train d'écraser les choix commerciaux.
18:46 Tout devient géopolitique.
18:47 Les choix d'investissement, les choix d'infrastructures,
18:50 les choix de relations commerciales.
18:52 C'est la fin de l'Organisation mondiale du commerce.
18:54 C'est la fin du prix le plus bas comme unique critère légitime d'achat.
18:58 On voit bien que dorénavant, les critères de sécurité,
19:01 les critères d'autonomie stratégique, etc.,
19:03 sont en train de prendre le pas.
19:05 Je dis cela pour répondre à votre question.
19:09 Nous voyons très clairement une carte du monde se dessiner
19:12 dans laquelle l'Occident n'a plus la majorité,
19:16 dans laquelle l'Occident, j'ai envie de le dire, n'a plus la main.
19:21 Et le terrain sur lequel cela va se dérouler,
19:23 beaucoup plus que le terrain continental eurasiatique,
19:26 dorénavant, c'est celui des routes de la mer.
19:28 On assiste à une contestation croissante
19:31 du droit essentiellement de la marine américaine
19:34 d'intervenir partout dans le monde
19:36 et de faire du droit de la mer
19:38 un droit à l'avantage exclusif des Américains.
19:41 C'est notamment ce que disent les Chinois
19:43 en disant que les règles américaines
19:46 appliquées à la mer de Chine,
19:47 appliquées aux relations de la mer de Chine avec ses voisins,
19:49 sont à sens unique.
19:51 On a eu un exemple assez amusant récemment
19:53 quand quelques bateaux militaires, russes ou chinois,
19:58 sont allés faire des manœuvres qui se rapprochaient des États-Unis.
20:01 Immédiatement, les États-Unis ont condamné
20:03 des manœuvres incroyablement agressives
20:05 et dangereuses pour la paix du monde.
20:06 On peut comprendre le sourire de nos amis chinois
20:08 qui disent "mais en permanence,
20:10 la flotte américaine patrouille aux limites
20:12 de nos eaux territoriales".
20:14 Et ça, c'est probablement à des très grands débats.
20:16 Il nous renvoie loin, il nous renvoie à Grotius,
20:18 à ce juriste hollandais
20:20 qui a défini le droit de la mer.
20:22 On est au XVIe siècle.
20:24 Grotius est un juriste
20:27 qui est sollicité pour donner un arbitrage
20:29 dans un bateau portugais saisi par les Néerlandais.
20:31 Bref.
20:32 Et Grotius dit
20:33 "les bateaux qui traversent la haute mer
20:35 n'y laissent aucune trace,
20:36 ils n'y prennent aucune propriété,
20:38 donc le droit de la mer, c'est le droit
20:40 de la liberté absolue de navigation".
20:42 La question qui va se poser
20:44 dans un très proche avenir,
20:46 étant donné la pression croissante de la surpêche
20:48 et la dévastation des fonds,
20:50 étant donné les richesses sous-marines
20:52 et la bagarre pour leur exploitation,
20:54 étant donné les richesses
20:56 de l'Antarctique et de l'Arctique
20:58 qui font l'objet maintenant d'une concurrence
21:00 acharnée entre Canadiens,
21:02 Russes, Chinois et Américains,
21:04 tout ceci va vraisemblablement
21:06 conduire à redéfinir le droit de la mer.
21:08 C'est un sujet majeur pour nous Français,
21:10 parce que trop peu de Français le savent.
21:12 Nous avons à égalité avec les Etats-Unis
21:14 le premier ou le second domaine maritime du monde.
21:18 Ça fait de la France, avec ses territoires d'outre-mer,
21:20 un pays présent sur tous les continents
21:22 et sur tous les océans du globe.
21:24 C'est une richesse considérable
21:26 dont aujourd'hui nous ne faisons à peu près rien.
21:28 Et il est clair que la France, pour moi,
21:30 doit être au cœur du débat sur les nouvelles routes maritimes
21:32 et au cœur du débat sur le nouveau droit des mers
21:34 qui est en train de s'élaborer de fait.
21:36 Vous évoquez donc un nouveau droit des mers,
21:38 la concurrence aussi arctique que vous avez évoquée.
21:40 Ça me fait penser à cette troisième carte de choc du monde.
21:44 C'est une voie, encore une fois,
21:46 dessinée par la Russie.
21:48 Évidemment, il faut des navires brise-glaces
21:50 à propulsion nucléaire pour passer par ce chemin en rouge.
21:54 Les Russes en disposent.
21:56 Les images sont d'ailleurs impressionnantes.
21:58 La voie dépendra aussi du réchauffement climatique,
22:02 semble-t-il,
22:04 qui n'est pour l'heure,
22:06 donc la voie n'est pas pour l'heure parfaitement optimale.
22:08 Mais croyez-vous à cette passibilité
22:10 qui, encore une fois, serait beaucoup plus courte
22:12 que le chemin en bleu qui passe par le canal de Suez ?
22:16 Oui, on a déjà des dizaines de bateaux
22:18 qui passent par cette route
22:20 qui permet d'économiser
22:22 entre 12 jours et 20 jours de transit,
22:26 qui permet aussi d'économiser le transit difficile
22:30 par le canal de Suez.
22:32 Vous savez qu'il y a eu des accidents,
22:34 vous savez qu'il y a quelques fois des files d'attente.
22:36 Par ailleurs, le canal de Suez est dans une des zones du monde
22:38 où la pacification n'est pour le moins pas assurée.
22:40 On peut redouter le pire dans les semaines
22:42 ou dans les mois qui viennent.
22:44 Et donc, pour beaucoup de transporteurs mondiaux,
22:46 je pense au premier transporteur mondial, Mersk,
22:48 Mersk a établi la route transcaucasienne.
22:52 C'est une route multimodale
22:54 qui suppose deux fois des opérations
22:56 d'embarquement et de débarquement.
22:58 On peut aller en Chine pour débarquer à Bakou,
23:00 recharger sur des trains,
23:02 redécharger en mer Noire
23:04 et redécharger à Constanza ou dans un port bulgare.
23:06 Tout ça coûte beaucoup d'argent
23:08 et prend du temps et tout ça ralentit le trafic.
23:10 Des bateaux qui passent par la route arctique,
23:12 c'est une économie
23:14 et c'est une simplification considérable.
23:16 On charge tout simplement des containers
23:18 à Shenzhen ou ailleurs,
23:20 on les fait passer par la route arctique
23:22 et ils arrivent en Europe de l'Ouest.
23:24 C'est infiniment plus simple,
23:26 c'est beaucoup plus économique.
23:28 Je ne doute pas que la route de l'Arctique,
23:30 favorisée par le réchauffement climatique
23:32 et par la fonte des glaces,
23:34 soit un très grand atout pour la Russie dans les années à venir.
23:36 On a beaucoup critiqué la pollution des navires.
23:40 Vous êtes très soucieux vous-même,
23:42 Hervé Juvin, de l'écologie.
23:44 Est-ce une solution de raccourcir les temps de trajet
23:46 ou faut-il envisager autre chose ?
23:48 Cela vous inquiète-t-il,
23:50 cette perpétuation des voies maritimes ?
23:54 En matière d'environnement
23:56 et en matière de lutte contre le changement climatique,
23:58 il y a un tabou absolu.
24:00 Le tabou absolu, c'est le libre-échange.
24:02 Personne n'ose mettre en cause le fait
24:04 que, quelques fois,
24:06 pour gagner simplement quelques euros
24:08 sur un container,
24:10 une partie de ce que nous consommons,
24:12 de ce que nous mangeons, de nos habits,
24:14 font des milliers et des milliers de kilomètres,
24:16 transportés dans des navires de commerce
24:18 dont, je rappelle, ils sont les véhicules
24:20 les plus polluants au monde,
24:22 et dont on utilise pour alimenter
24:24 leurs moteurs ce qu'on appelle les fonds de cuve.
24:26 Les fonds de cuve, c'est ce qui reste
24:28 après le kérosène,
24:30 après l'essence, après le mazout,
24:32 c'est ce qui est le plus polluant au monde.
24:34 La conversion de la flotte mondiale
24:36 avec des moteurs moins polluants
24:38 est encore à venir et, vraisemblablement,
24:40 ne verra pas le jour avant très longtemps.
24:42 Mais c'est un tabou absolu.
24:44 Il est très clair que relocaliser une partie
24:46 de nos productions, retrouver une partie
24:48 de notre souveraineté industrielle,
24:50 c'est un sujet de sécurité et d'autonomie,
24:52 c'est aussi un sujet de
24:54 limitation des pollutions environnementales.
24:56 Mais ceci, je le répète,
24:58 c'est pratiquement un tabou.
25:00 Vous le savez comme moi,
25:02 une grande partie de la richesse
25:04 de l'Occident est fondée sur le libre-échange.
25:06 Faire produire à très peu cher
25:08 des produits et des services que l'on vend cher
25:10 sur nos propres marchés,
25:12 ce dogme ou ce tabou est très loin
25:14 d'être remis en cause.
25:16 Un tabou très loin d'être remis en cause,
25:18 c'est la fin. Merci infiniment encore une fois
25:20 d'avoir répondu présent à l'appel de Chocs du Monde,
25:22 le magazine des crises et de la
25:24 prospective internationale de TVL.
25:26 Encore une fois, merci pour vos éclairages
25:28 et votre souci prospectif.
25:30 Merci à tous. Surtout, surtout,
25:32 n'oubliez pas de commenter
25:34 et de partager cette vidéo.
25:36 Merci et bonsoir à tous.
25:38 [Musique]