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Xerfi Canal a reçu Benjamine Weil, Philosophe, pour parler de l'industrie du rap comme miroir des tensions de la société française. Une interview menée par Jean-Philippe Denis.

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Transcription
00:00 Bonjour Benjamin Nveil.
00:09 Bonjour Jean-Philippe.
00:10 Benjamin Nveil, philosophe.
00:12 C'est comme ça que j'ai envie de vous présenter, philosophe.
00:14 De formation, parce que comme je n'ai pas eu le loisir de soutenir une thèse,
00:18 je ne peux pas exactement me qualifier de philosophe.
00:21 Je ne suis pas docteur en philosophie.
00:22 D'accord.
00:23 Alors, j'ai dit philosophe parce que je recommande vos émissions Punch Life,
00:27 où vous décodez des punchlines du rap français à la lumière de la philosophie.
00:31 Sexisme, racisme et capitalisme dans le rap français, tout un programme.
00:36 En effet, tout un programme.
00:38 Dont on va parler.
00:39 Alors, avant de rentrer dans l'ouvrage, d'abord, comment on tombe dans le rap ?
00:43 Alors, comment on tombe dans le rap ?
00:45 J'ai envie de dire comme dans n'importe quel domaine musico-culturel.
00:49 C'est-à-dire que j'ai été adolescente dans les années 90.
00:54 J'ai grandi entre Évry et Corbeil-Essonne, avant d'arriver ensuite dans Paris.
00:58 Et j'ai transité entre les deux par une famille d'accueil aux États-Unis
01:02 qui me ramenait une fois par mois dans le Queens.
01:05 Donc, en 94-95, ça aide à adopter les codes et la culture
01:12 qui me paraissait être celle qui m'offrait le plus de liberté
01:15 et de possibilité de pouvoir signifier des choses comme toute adolescente
01:19 qui peut avoir le sentiment de ne pas être forcément bien à sa place.
01:22 Et donc, c'était la culture hip-hop et que j'ai retrouvée en France en revenant,
01:26 parce que c'est vrai que j'ai demandé à une amie d'aller voir le film
01:29 qu'elle me pensait que j'avais raté.
01:30 Et le seul film qui passait encore à Saint-Michel, c'était La Haine.
01:34 Et donc, en ressortant de là, je me suis dit,
01:36 il se passe aussi quelque chose en France.
01:37 Et j'ai laissé le rap américain pour me concentrer
01:39 quasiment exclusivement sur le rap français.
01:40 Une sorte de nouveau bim-bam, ça, c'est une jolie formule.
01:42 Alors, on en vient à "à qui profite le sale".
01:44 - Justement, allons-y. - C'est là où êtes-vous en colère ?
01:47 Alors, on ne peut pas dire que j'étais vraiment en colère,
01:50 même si le titre peut le dire aussi.
01:52 C'est vrai que c'est une question qui m'est apparue au fur et à mesure,
01:56 à partir du moment où j'ai commencé à écrire.
01:58 Alors, il y a eu plusieurs facteurs.
01:59 Déjà, quand j'ai commencé à écrire, j'ai commencé à sentir très vite
02:04 que le fait que je sois une femme questionne que je parle de rap.
02:07 Question qui ne s'était jamais posée à moi quand j'étais jeune.
02:10 Il ne m'a été jamais renvoyé qu'en tant que femme,
02:13 je n'étais pas légitime à écouter du rap.
02:15 Parfois, en tant que...
02:17 pas toujours socialement au bon endroit,
02:18 oui, mais pas en tant que femme.
02:20 C'est d'ailleurs quelque chose qui m'a beaucoup surpris,
02:23 de voir que, à partir de 2015-2016, quand je commence à réécrire
02:26 et à faire les liens, parce que moi, je viens du travail social,
02:29 donc j'ai beaucoup utilisé la culture hip-hop comme médiation avec des jeunes.
02:32 J'ai beaucoup vu ces effets thérapeutiques,
02:34 ces effets, j'ai envie de dire, presque existentiels aussi.
02:37 Donc, j'ai beaucoup travaillé là-dessus pendant longtemps.
02:40 Et puis, quand je commence à écrire justement dessus
02:41 et à rendre ça un peu plus public
02:43 que dans une sphère purement médico-sociale, j'ai envie de dire,
02:46 à partir de là,
02:48 j'observe qu'il y a un nouveau monde qui s'est créé,
02:51 qui s'appelle le rap game,
02:52 et que jusque-là, je ne connaissais pas, en fait,
02:54 parce que j'étais une amatrice,
02:56 enfin, je faisais partie des gens qui allaient dans les soirées,
02:58 qui écoutaient, qui diffusaient, qui en parlaient,
03:01 mais qui n'étaient pas forcément dans ce qu'on appelle aujourd'hui le game,
03:04 c'est-à-dire dans les enjeux financiers.
03:07 Un écosystème complet.
03:09 Exactement. Un écosystème avait éclot,
03:11 que moi, j'avais observé de loin,
03:13 et le monde du social en étant très, très loin,
03:15 justement, quand j'ai commencé à vouloir faire des ponts,
03:18 j'ai vu qu'il y avait des enjeux financiers,
03:20 enfin voilà, et qu'il allait falloir que j'essaye de comprendre tout ça.
03:23 Donc, dans ce monde-là, justement, qui s'appelle le rap game,
03:26 là, pour le coup, ma légitimité en tant que femme s'est posée.
03:29 Et c'est quelque chose qui m'a beaucoup interrogée,
03:31 donc j'ai même d'abord refusé la question.
03:34 Et puis, j'ai vu que parallèlement,
03:36 il y a beaucoup de choses qui se mettaient en place,
03:38 notamment autour du 8 mars,
03:39 sur la place des femmes dans le rap, progressivement,
03:41 et puis il y a eu Me Too.
03:43 Et puis, on a été plusieurs à vouloir faire quelque chose autour de Me Too,
03:48 alors pas dénoncer ce qui jouait dans le rap,
03:51 mais en tout cas, de pouvoir proposer à travers le rap
03:53 une façon aussi de s'emparer de ces questions,
03:55 parce que c'était des questions émancipatoires qui nous paraissaient logiques.
03:58 Et là, on a senti des choses, en tout cas des mouvements
04:02 qui étaient assez étranges,
04:04 notamment de la part de ceux qui tiennent un petit peu ce milieu.
04:08 Et quand je parle de rap game,
04:10 c'est donc ceux qui traitent le rap, justement,
04:12 à que ce soit ceux qui le produisent,
04:14 au sens de la production quasi industrielle,
04:16 et ceux qui en parlent.
04:18 Donc, le discours, le traitement, c'est des deux côtés.
04:20 Et c'est là que, moi, j'ai commencé à m'interroger un peu,
04:24 notamment autour de l'affaire BFM,
04:26 le fait que j'aille à BFM et que moi, j'ose aller à BFM avec en plus...
04:31 - Une femme blanche qui va parler d'une faille de Maccary, ça orlit.
04:35 - Et avec le bandeau "philosophe-experte du rap".
04:38 Alors là, pour le coup, même dans le milieu,
04:40 c'était devenu complètement aberrant.
04:42 De faire de la philo sur le rap,
04:43 alors qu'aujourd'hui, c'est un acquis, finalement.
04:45 Cinq ans, six ans après...
04:47 Six ans ? Non, cinq ans, je ne sais plus.
04:49 J'ai un douté 2018, je crois, donc oui, cinq ans.
04:52 Mais donc, il y a cet événement-là,
04:54 où tout d'un coup, on me renvoie aussi beaucoup à mon genre,
04:57 à une forme d'illégitimité,
04:58 sans d'ailleurs questionner le fait que...
05:05 Enfin, voilà, le pourquoi du comment autour de ça.
05:07 Puis c'est vrai que moi, je maintiens aussi
05:08 que je pense qu'il faut sortir le rap de l'entre-soi du rap game, justement,
05:11 qui ne lui fait pas toujours du bien.
05:13 Et c'est là que, justement, en tirant un peu les fils,
05:16 je me suis dit, pourquoi tout d'un coup,
05:18 et notamment dans la période post-MeToo,
05:20 il y a quelque chose qui s'est renforcé
05:22 et qui a amené à des imaginaires autour du rap très virilistes.
05:26 Et ça, moi, forcément,
05:28 ça ne correspondait ni à ce que j'en avais vécu,
05:31 ni à ce que j'en percevais sur le terrain,
05:33 ni à ce que ça pouvait apporter, en fait.
05:35 Donc là, il y a l'esprit philosophique qui se réveille
05:39 au moment où il y a un truc qui ne colle pas.
05:41 Donc il y a des paradoxes.
05:42 Et donc là, j'ai eu envie de tirer le fil et de me dire,
05:44 finalement, on ne fait plus du sale simplement pour faire du proprement sale,
05:49 comme pouvait dire The Speed en Brooklyn,
05:51 donc de faire du bon son, au sens presque d'Atlanta.
05:54 C'est plus du sale pour faire de la surenchère du sale.
05:58 Et là, il y a quelque chose qui m'interroge et à qui ça profite.
06:01 Et c'est là qu'en tirant un peu le fil...
06:03 - Et alors, qu'est-ce qu'on trouve quand on tire le fil ?
06:04 - On trouve que finalement,
06:06 derrière ces mises en avant de caricatures et stéréotypées,
06:11 on renforce des représentations assez caricaturales
06:15 et donc des clichés racistes, finalement,
06:17 qui ne servent pas du tout à la cause.
06:19 Et là, on est aux antithèses de Malcolm X.
06:22 On est vraiment à l'opposé du prisme, en fait.
06:26 Donc, on en trouve des choses et...
06:29 - C'est-à-dire qu'on renforce tous les stéréotypes ?
06:31 - Oui, parce que...
06:32 - En raison de la surenchère.
06:33 - En raison de la surenchère, par exemple, typiquement,
06:35 un des aspects qui m'est apparu le premier,
06:37 c'est que tout d'un coup,
06:38 le rappeur blanc était devenu le rappeur intellectuel,
06:41 alors que moi, dans mon souvenir,
06:42 le rappeur, c'est l'intellectuel de la bande,
06:43 c'est l'intellectuel du quartier.
06:45 C'était celui qui nous apprenait des choses.
06:47 Alors, qui nous apprenait sans forcément
06:49 ne pas faire de divertissement, attention,
06:50 c'est pas forcément faire la leçon que d'apprendre des choses.
06:53 On pouvait apprendre des choses derrière une punchline,
06:55 on pouvait apprendre des choses à travers une référence cachée.
06:58 Et justement, tout ça a été un peu lissé.
07:01 Et aujourd'hui, justement, la figure du rappeur,
07:04 elle est à l'opposé de tout ça.
07:06 Et là, il y a quelque chose qui m'interrogeait
07:09 sur la polarité qui s'était construite
07:11 en même temps que des nouvelles catégories,
07:12 comme le rap de Yankley, le rap de Blanc,
07:15 le rap que certains appellent de Terre-Terre,
07:17 qui est un truc très condescendant et classiste.
07:19 Et puis, un public, un nouveau public aussi,
07:22 que je voyais arriver sur Twitter, notamment,
07:24 tous moins de 25 ans,
07:26 voire, au départ, je pensais moins de 30 ans,
07:29 mais en fait, moins de 25 ans,
07:30 qui ont donc grandi avec Planète Rap,
07:32 grandi avec un imaginaire du rap
07:34 qui n'est pas du tout le même que celui
07:35 de ceux qui ont grandi avec le hip-hop
07:37 et qui, là, pour le coup, véhiculent des images
07:39 et des propos qui vont amener une forme de...
07:44 Je dirais, d'un point de vue un peu politique,
07:46 politicaire, une droitisation forte,
07:49 on va dire, du public rap.
07:50 Bien sûr, on gardera en tête qu'Aya Nakamura
07:53 est aujourd'hui gérie mondiale de l'encombre.
07:55 Même si elle n'est pas rappeuse.
07:56 Aurel San, rappeur, pour le coup,
07:59 et gérie de Dior, quand même.
08:01 Bref, il se passe quelque chose
08:03 dans le monde des affaires.
08:04 Autour du rap, ça, c'est évident.
08:05 Mais ça, je pense que là, aujourd'hui,
08:07 tout le monde a compris que le rap rapportait.
08:08 Maintenant, l'enjeu, c'est à quel prix ?
08:12 Merci, Benjamin Nwaïl.
08:13 Merci.
08:15 Sous-titrage Société Radio-Canada
08:17 [Musique]

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